CHAPITRE 2
2 novembre 2004.
Jour 1. Les yeux de gravier
Harry Hole sursauta et ouvrit tout grands les yeux. Il faisait un froid glacial, et la voix qui l’avait réveillé résonnait dans l’obscurité. Elle expliquait qu’aujourd’hui, le peuple américain allait décider si leur président s’appellerait George Walker Bush pour les quatre années à venir. Novembre. Harry se dit qu’ils étaient sans l’ombre d’un doute en route vers l’ère des ténèbres. Il rejeta l’édredon et posa les pieds sur le sol. Le lino était si froid qu’il en brûlait. Harry laissa le radio-réveil en marche et se rendit à la salle de bains. Se regarda dans le miroir. Novembre, là aussi : un visage aux traits tirés, au teint gris. Ses yeux étaient injectés de sang, comme à l’accoutumée, et les pores sur la peau de son nez évoquaient de grands cratères sombres. Les poches sous ses yeux aux iris bleu délavé par l’alcool disparaîtraient une fois que le visage aurait reçu de l’eau chaude, une serviette et un petit déjeuner. Supposa-t-il alors. Harry ne savait pas avec certitude comment son visage se comporterait tout au long de la journée, maintenant qu’il avait atteint les quarante ans. Si les rides seraient aplanies et si la paix tomberait sur l’expression traquée qui était la sienne au réveil de nuits peuplées de cauchemars. Soit la plupart. Il éviterait le miroir au moment de quitter enfin son petit appartement de Sofies gate, meublé du strict nécessaire, pour devenir l’inspecteur principal Hole, à la Brigade criminelle de l’hôtel de police d’Oslo. Alors il sonderait le visage d’autres personnes pour y trouver leur douleur et leur talon d’Achille, leurs cauchemars, mobiles et raisons de leurs auto-trahisons tout en écoutant leurs usants mensonges et en essayant de découvrir une signification à ce qu’il faisait : enfermer des gens depuis longtemps enfermés en eux-mêmes. Dans des prisons de haine et d’un mépris qu’il ne reconnaissait que trop bien. Il passa une main sur la brosse courte et raide de cheveux blonds qui poussait à exactement 193 centimètres au-dessus des plantes de pied frigorifiées. Les clavicules saillaient comme des cintres sous la peau. Il s’était beaucoup entraîné depuis la dernière affaire. Frénétiquement, prétendaient certains. En plus du vélo, il avait commencé à soulever des poids dans la salle d’exercices au sous-sol de l’hôtel de police. Il appréciait la douleur, la façon dont elle brûlait et refoulait la pensée. Malgré tout, il ne faisait que maigrir. La graisse disparaissait et les muscles se déposaient comme des couches d’étoffe entre le squelette et la peau. Et alors que par le passé il avait eu une belle carrure, ce que Rakel qualifiait naturellement d’athlétique, il commençait à ressembler à une photo qu’il avait vue montrant un ours blanc dépecé ; une bête de proie musclée mais d’une maigreur choquante. Il était en train de disparaître, en toute simplicité. Sans que ça fasse grand-chose. Harry poussa un soupir. Novembre. Il allait faire encore plus sombre.
Il alla dans la cuisine, but un verre d’eau contre le mal de crâne et plissa des yeux surpris en direction de la fenêtre. Le toit de l’immeuble de l’autre côté de Sofies gate était blanc et la vive lumière qu’il reflétait ne ménageait pas les yeux. La première neige était tombée dans la nuit. Il pensa à la lettre. Il lui arrivait d’en recevoir de ce genre, mais celle-là était particulière. Elle évoquait Toowoomba.
À la radio, une émission sur la nature avait pris la relève, et une voix enthousiaste parlait des phoques. « Chaque été, des phoques de Berhaus se rassemblent dans le détroit de Béring pour s’accoupler. Comme les mâles sont plus nombreux que les femelles, la compétition pour ces dernières est si acharnée que les mâles qui ont réussi à s’approprier une femelle lui resteront fidèles durant toute la période d’accouplement. Le mâle prendra soin de sa partenaire jusqu’à ce que le petit soit venu au monde et soit en mesure de se débrouiller seul. Pas par amour pour la femelle, mais par amour pour ses propres gènes et son propre patrimoine héréditaire. Dans la perspective darwinienne, cela veut dire que c’est la sélection naturelle dans la lutte pour la survie qui a rendu le phoque de Berhaus monogame, pas la morale. » Va savoir, songea Harry.
Il s’en fallait de peu que l’enthousiasme fasse sauter la voix radiodiffusée de plusieurs octaves : « Mais avant que les phoques ne quittent le détroit de Béring à la recherche de nourriture, au large, le mâle va tenter de tuer la femelle. Pourquoi ? Parce qu’un phoque de Berhaus femelle ne veut jamais s’accoupler deux fois avec le même mâle ! Il s’agit pour elle de diversification du matériel génétique, exactement comme sur le marché des titres. Pour elle, il est biologiquement plus rationnel d’être de mœurs faciles, et le mâle en est conscient. En la supprimant, il veut empêcher que d’autres petits entrent en concurrence avec sa propre descendance pour la même nourriture.
– Nous nous inscrivons nous aussi dans une perspective darwinienne, alors pourquoi l’homme ne pense-t-il pas comme le phoque ? demanda une autre voix.
– Mais c’est bien ce que nous faisons ! Notre société est loin d’être aussi monogame qu’elle en a l’air, et elle ne l’a jamais été. Une étude suédoise a récemment montré qu’entre quinze et vingt pour cent de tous les enfants ont un autre père que celui qu’ils croient être le leur – et à plus forte raison leur père supposé. Vingt pour cent ! Ça fait un enfant sur cinq, ça ! Qui vit dans le mensonge. Et veille à la diversité biologique. »
Harry tourna le sélecteur de fréquence à la recherche d’une musique supportable. Il s’arrêta sur la version troisième âge de Desperado signée Johnny Cash.
On frappa de nouveau énergiquement à la porte.
Harry alla dans la chambre, passa son jean et revint dans le couloir pour ouvrir.
« Harry Hole ? »
L’homme au-dehors portait un bleu de travail, et regardait Harry à travers d’épaisses lunettes. Ses yeux étaient clairs comme ceux d’un enfant.
Harry hocha la tête.
« Vous avez des champignons ? »
Le bonhomme posait la question sans rien exprimer de particulier. Une longue mèche de cheveux pendait de travers, se collant à son front. Sous le bras, il tenait un porte-bloc en plastique sur lequel était pincée une feuille couverte de notes.
Harry attendit une suite, mais aucune ne vint. Il n’y avait que ce regard clair, ouvert.
« Ça, répondit Harry, c’est pour le moins une question personnelle. »
Le type esquissa l’ombre d’un sourire, comme s’il avait entendu une blague dont il aurait eu vraiment marre.
« Des champignons dans l’appartement. Des moisissures.
– Je n’ai aucune raison de le penser, répondit Harry.
– C’est ça, le problème avec les moisissures. Elles offrent rarement des raisons de penser qu’elles sont présentes. » Le bonhomme aspira de l’air entre ses dents et se bascula d’avant en arrière sur les talons.
« Mais ? finit par relancer Harry.
– Mais elles sont là.
– Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
– Votre voisin en a.
– Sans blague ? Et vous pensez qu’elles ont pu se propager ?
– Les moisissures ne se propagent pas. La mérule, si.
– Alors… ?
– Il y a un défaut de construction dans la ventilation le long des murs de l’immeuble. Qui favorise la prolifération des moisissures. Je peux jeter un coup d’œil dans la cuisine ? »
Harry fit un pas de côté. Le type fonça dans la cuisine et appuya contre le mur un instrument orange aux allures de séchoir à cheveux. Deux signaux sonores se firent entendre.
« Hygromètre, expliqua l’homme en regardant ce qui était apparemment un cadran. Exactement ce que je pensais. Sûr de ne jamais avoir rien vu ou senti de suspect ? »
Harry n’avait aucune représentation claire de ce que cela aurait dû être.
« Une couche comme celle qu’on voit sur un vieux pain, l’aida le type. Une odeur de pourri. »
Harry secoua la tête.
« Est-ce que vos yeux vous ont fait mal ? Vous avez été fatigué ? Eu des migraines ? »
Harry haussa les épaules.
« Évidemment. Aussi loin que je me souvienne.
– Depuis que vous vivez ici, vous voulez dire ?
– Sans doute. Écoutez… »
Mais le type n’écoutait pas, il avait tiré un couteau de sa ceinture. Harry s’immobilisa, les yeux rivés à cette main armée qui s’éleva avant de s’abattre avec force. Il y eut comme un gémissement lorsqu’elle traversa la plaque de plâtre derrière le papier peint. Le gars retira son couteau, l’enfonça de nouveau et en ressortit un fragment de plâtre à moitié pulvérisé, qui laissa un trou noir dans le mur. Une ride profonde apparut entre les deux verres surdimensionnés de ses lunettes. Il planta alors son nez dans le trou et renifla.
« Gagné. Salut, tout le monde.
– Salut qui ? voulut savoir Harry en s’approchant.
– Aspergillus. Une famille de moisissures. On doit choisir entre trois cents ou quatre cents sortes, et il n’est pas évident de dire avec certitude desquelles il s’agit ici, car elles se développent en couches si fines sur ces surfaces dures qu’elles en deviennent invisibles. Mais l’odeur, elle, ne permet pas le doute.
– Et c’est synonyme d’ennuis ? » s’enquit Harry en essayant de se rappeler ce qu’il lui restait sur son compte en banque après que lui et son père avaient sponsorisé une excursion en Espagne pour la Frangine, la petite sœur qui avait ce qu’elle appelait elle-même « un chouia du syndrome de Down ».
« Ce n’est pas comme la véritable mérule, l’immeuble ne va pas s’effondrer, répondit le type. Mais vous, peut-être.
– Moi ?
– Si vous y êtes prédisposé. Certaines personnes tombent malades en respirant de l’air qui contient des moisissures. Elles se traînent pendant des années, en se voyant bien sûr coller une étiquette d’hypocondriaque, puisqu’on ne trouve rien et que les autres qui habitent là vont bien. Mais cette saloperie bouffe les papiers peints et le plâtre.
– Mmm. Que suggérez-vous ?
– De régler son compte à cette pourriture, naturellement.
– Et à mes finances, par la même occasion ?
– Pris en charge par l’assurance de l’immeuble, ça ne vous coûtera pas une couronne. Tout ce dont j’ai besoin, c’est d’avoir accès à la cuisine dans les prochains jours. »
Harry sortit d’un tiroir le jeu de clés en double et lui tendit l’autre.
« Il n’y aura que moi, précisa le bonhomme. Soit dit en passant. Il se passe bien des choses étranges, ici et là.
– Ah oui ? » Harry fit un sourire triste en regardant par la fenêtre.
« Hein ?
– Rien. De toute façon, il n’y a rien à voler, ici. Il faut que je me sauve. »
Le soleil bas du matin scintillait dans la façade vitrée de l’hôtel de police, le quartier général de la police d’Oslo ; le bâtiment se trouvait là où il s’était trouvé pendant près de trente ans, au sommet des collines de Grønlandsleiret. De là, et sans que cela ait été expressément recherché, la police était à proximité des zones les plus durement touchées par la criminalité dans l’est de la capitale, tout en ayant « Bayern », la prison d’Oslo, comme plus proche voisine. L’hôtel de police était entouré de pelouses fanées, d’érables et de tilleuls qui s’étaient couverts dans le courant de la nuit d’une fine couche de neige blanc grisâtre, donnant au parc des allures de succession sous des draps.
Harry remonta la bande noire d’asphalte en direction de l’entrée principale et pénétra dans le hall central où l’œuvre en porcelaine de Kari Christensen et son eau ruisselante murmuraient contre le mur leurs éternels secrets. Il fit un signe de tête au vigile Securitas de la réception avant de prendre l’ascenseur jusqu’à la Brigade criminelle, au cinquième. Bien qu’il eût obtenu presque six mois plus tôt un nouveau bureau dans la zone rouge, il continuait à occuper l’ancien, exigu et privé de fenêtre, qu’il avait partagé avec l’inspecteur Jack Halvorsen. À présent, on y trouvait l’inspecteur Magnus Skarre. Et Jack Halvorsen gisait au cimetière de Vestre Aker. Ses parents avaient tout d’abord désiré que leur fils soit enterré chez lui à Steinkjer, puisque Jack et Beate Lenn, la directrice de la Brigade technique, n’étaient pas mariés après tout ; même pas concubins. Mais en apprenant que Beate était enceinte et mettrait au monde l’enfant de Jack l’été suivant, ils avaient accepté que la tombe de Jack soit à Oslo.
Harry entra dans son nouveau bureau. Qui le serait toujours, il le savait, tout comme le terrain vieux de cinquante ans du club de football de Barcelone était toujours appelé en catalan Camp Nou, le Nouveau Stade. Il se laissa tomber sur son fauteuil et alluma la radio en adressant un signe de tête aux photos posées sur la bibliothèque, appuyées au mur, et qui un jour, dans un avenir plus ou moins lointain quand il penserait à acheter des punaises, se retrouveraient au mur. Ellen Gjelten et Bjame Moller. Comme cela, dans l’ordre chronologique. Dead Policemen’s Society [1] .
À la radio, des politiciens norvégiens et des sociologues s’exprimaient sur les élections présidentielles aux États-Unis. Harry reconnut la voix d’Arve Støp, le patron du magazine à succès Liberal connu comme l’un des chroniqueurs les plus cultivés et les plus arrogants. Harry poussa le volume jusqu’à ce que la voix résonne entre les murs, et attrapa ses menottes Peerless posées sur la nouvelle table de travail. Travailla son speedcuffing sur le pied déjà écaillé par cette sale manie prise pendant un séminaire du FBI à Chicago, et perfectionnée au cours de ses soirées solitaires dans un meublé pourri de Cabrini Green, avec pour seule compagnie les hurlements des querelles des voisins et Jim Beam. Le but, c’était d’abattre les menottes ouvertes sur le poignet de la personne à arrêter, pour que le bras à ressort pivote autour du poignet et s’enclenche dans la serrure de l’autre côté. Avec de la précision et ce qu’il fallait de puissance, on pouvait se menotter d’un simple geste à la personne en question avant que celle-ci ait eu le temps de réagir. Harry n’en avait jamais eu l’usage dans le cadre professionnel, et il ne s’était servi qu’une fois de l’autre chose apprise là-bas : comment piéger un tueur en série. Les menottes emprisonnèrent le pied de table, tandis que les voix radiodiffusées bourdonnaient :
« À votre avis, Arve Støp, sur quoi repose le scepticisme norvégien concernant George Bush ?
– Sur le fait que nous sommes un pays surprotégé qui n’a jamais réellement participé à aucune guerre, mais qui a été trop heureux de laisser les autres la faire à notre place. L’Angleterre, l’Union soviétique et les États-Unis, oui, depuis les guerres napoléoniennes, nous nous sommes réfugiés derrière le dos des grands frères. La Norvège a fondé sa sécurité sur la prise de responsabilité par d’autres au moment critique. Cela dure depuis si longtemps que nous avons perdu notre sens des réalités et que nous croyons que la terre est fondamentalement peuplée de gens qui nous veulent du bien – à nous, le pays le plus riche du monde. La Norvège, une blonde idiote et bredouillante perdue dans une ruelle du Bronx, qui s’indigne à présent que son garde du corps soit si brutal envers ses agresseurs. »
Harry composa le numéro de Rakel. Avec celui de la Frangine, le numéro de Rakel était le seul que Harry connaissait par cœur. Quand il était jeune et inexpérimenté, il pensait qu’une mauvaise mémoire était un handicap pour un enquêteur. À présent, il était plus au fait des choses.
« Et le garde du corps, ce sont donc Bush et les États-Unis ? s’enquit le présentateur.
– Oui. Un jour, Lyndon B. Johnson a dit que les États-Unis n’avaient pas le choix, mais a reconnu qu’il n’y en avait pas d’autre, et il avait raison. Notre garde du corps est un néo-chrétien qui n’a pas tué le père, est alcoolique, limité intellectuellement et sans la carrure nécessaire ne serait-ce que pour faire son service militaire. En quelques mots, un type dont nous devrions nous estimer heureux qu’il soit réélu aujourd’hui au poste de président des États-Unis.
– Je présume que c’est ironique ?
– Absolument pas. Un président si faible écoute ses conseillers, et la Maison-Blanche a les meilleurs, croyez-moi. Même si on peut avoir l’impression à travers cette ridicule série télévisée sur le Bureau Ovale que les démocrates ont le monopole de l’intelligence, étonnamment, c’est chez les républicains les plus à droite que vous trouvez les cerveaux les plus brillants. La sécurité de la Norvège est entre les meilleures mains. »
« Une amie d’une amie a couché avec toi.
– Vraiment ?
– Pas toi, rectifia Rakel. Je parle à l’autre. Støp.
– Sorry. » Harry baissa le son de la radio.
« Après une conférence à Trondheim. Il l’a invitée dans sa chambre. Elle était intéressée, mais elle lui a fait comprendre qu’on lui avait enlevé un sein. Il a répondu qu’il voulait réfléchir et est parti au bar. Avant de revenir et de l’emmener.
– Mmm. J’espère que ça a répondu aux attentes.
– Rien ne répond aux attentes.
– Non, approuva Harry en se demandant de quoi ils parlaient.
– Alors, pour ce soir ?
– Huit heures ce soir au Palace Grill, c’est parfait. Mais qu’est-ce que c’est que ces âneries sur le fait que l’on ne peut pas réserver ?
– Ça donne un côté plus chic, j’imagine. »
Ils convinrent de se retrouver au bar voisin. Après avoir raccroché, Harry resta un moment à réfléchir. Elle avait eu l’air heureuse. Ou guillerette. Il essaya de sentir s’il était heureux pour elle, heureux parce que la femme qu’il avait aimée si fort était heureuse avec un autre homme. Rakel et lui avaient eu leur période, et il avait eu ses chances. Il les avait toutes utilisées. Alors pourquoi ne pas se réjouir qu’elle aille bien, pourquoi ne pas cesser de penser que les choses auraient pu être différentes, et aller de l’avant avec sa vie à lui ? Il se promit d’essayer de plus belle.
La réunion matinale fut rapidement expédiée. Gunnar Hagen – ASP et commandant de la Brigade criminelle – passa en revue les affaires sur lesquelles ils travaillaient. Pas grand-chose : pour le moment, on n’enquêtait pas sur des meurtres récents, et le meurtre était la seule chose qui maintenait de la vie dans le service. Thomas Helle, un inspecteur du groupe des disparitions de police secours, était là pour parler d’une femme disparue de chez elle depuis un an. Aucune trace de violence, aucune trace de suspect, aucune trace d’elle. Elle était femme au foyer, et avait été vue pour la dernière fois au jardin d’enfants où elle avait déposé son fils et sa fille, le matin même. Son mari comme tous ses proches avaient un alibi et avaient été rayés de l’affaire. On se mit d’accord pour que la Criminelle se penche sur la question.
Magnus Skarre transmit le bonjour de Ståle Aune – le psychologue attitré de la Brigade – qu’il avait vu à l’hôpital d’Ullevål. Harry sentit l’aiguillon de la mauvaise conscience. Ståle Aune était non seulement son conseiller dans des affaires criminelles, mais aussi son pilier personnel dans sa lutte contre l’alcool, en quelque sorte un confident. Il y avait une semaine qu’Aune avait été hospitalisé avec un diagnostic peu clair, mais Harry n’avait pas encore réussi à surmonter sa répugnance des hôpitaux. Mercredi, se dit-il. Ou jeudi.
« Nous avons une nouvelle inspectrice, annonça Gunnar Hagen. Katrine Bratt. »
Une jeune femme se leva au premier rang sans qu’on l’y ait invitée, mais sans le moindre sourire. Elle était très belle. Belle sans faire d’efforts, songea Harry. Des cheveux fins, presque clairsemés, pendaient de part et d’autre d’un visage régulier, pâle, empreint de l’expression grave, presque fatiguée, que Harry avait vue chez d’autres femmes d’une grande beauté ayant tellement l’habitude d’être observées qu’elles avaient cessé de l’apprécier ou de s’en agacer. Katrine Bratt portait une tenue bleue soulignant sa féminité, mais ses épais collants noirs sous le bord de sa jupe et ses bottines fonctionnelles démentaient qu’elle pût en jouer. Elle prit un moment pour balayer l’assemblée du regard, comme si elle s’était levée pour les regarder, et non l’inverse. Harry paria qu’elle avait étudié aussi bien sa tenue que sa petite prestation pour son premier jour à l’hôtel de police.
« Katrine a passé quatre ans au commissariat de police de Bergen, où elle travaillait principalement sur des affaires de mœurs, mais également pendant un temps à la Brigade criminelle et au groupe des disparitions, poursuivit Hagen en jetant un coup d’œil à une feuille dont Harry supposa qu’il s’agissait de son CV. Diplôme de droit de l’université de Bergen en 1999, École supérieure de police, et à présent inspectrice ici. Pour l’instant, elle n’a pas d’enfant, mais elle est mariée. »
L’un des fins sourcils de Katrine Bratt s’éleva quasi imperceptiblement, et que Hagen l’ait vu ou qu’il ait lui-même trouvé que le dernier élément d’information était superflu, il ajouta : « Pour ceux que cela intéresserait… » Au cours de la pause aussi éloquente que pesante qui s’ensuivit, Hagen comprit à l’évidence qu’il avait aggravé les choses. Il toussa durement par deux fois et informa ceux qui ne s’étaient pas encore inscrits à la fête de Noël qu’ils devaient le faire avant mercredi.
Des pieds de chaise raclèrent le sol, et Harry était déjà dans le couloir quand il entendit une voix derrière lui : « Je suis certainement à toi. » Harry se retourna sur le visage de Katrine Bratt. Et se demanda à quel point elle aurait été belle si elle avait pris la chose au sérieux.
« Ou toi à moi », rectifia-t-elle en exhibant une rangée de dents régulières, sans que ce sourire atteigne les yeux. « Tout est question de point de vue. » Elle parlait un riksmål [2] de Bergen avec un grasseyement modéré, et Harry paria intérieurement qu’elle était originaire de Fana, Kalfaret ou de quelque autre quartier suffisamment bourgeois.
Il ne s’arrêta pas, et elle se hâta de le rattraper :
« On dirait que le capitaine de police a oublié de t’en informer. »
Elle fit la remarque en insistant légèrement sur toutes les syllabes du grade de Gunnar Hagen.
« Mais tu es censé me faire faire le tour du propriétaire et t’occuper de moi au cours des jours à venir. Jusqu’à ce que je sois en mesure de me débrouiller seule. Tu y arriveras, tu crois ? »
Harry sourit. Il l’appréciait, jusqu’à présent, mais était bien sûr susceptible de changer d’avis. Harry était toujours pleinement disposé à donner aux gens une nouvelle chance d’atterrir sur sa liste noire.
« Je ne sais pas, répondit-il en s’arrêtant près de la machine à café. Commençons par ceci.
– Je ne bois pas de café.
– Peu importe. Cela se passe d’explications. Comme pas mal de choses ici. Que penses-tu de cette disparition ? »
Harry pressa le bouton « Americano », qui en l’occurrence était aussi américain qu’un café de ferry norvégien.
« Oui ? répondit Bratt.
– Tu crois qu’elle est vivante ? »
Harry essaya de poser la question sur un ton sérieux, pour qu’elle ne comprenne pas que c’était un test.
« Tu me prends pour une idiote ? » Elle regarda avec un dégoût non dissimulé la machine qui crachait en toussant un liquide noir dans un gobelet en plastique blanc. « Tu n’as pas entendu le capitaine dire que j’avais travaillé aux mœurs pendant quatre ans ?
– Mmm. Morte ?
– Autant que faire se peut », répondit Katrine Bratt.
Harry leva le gobelet blanc. Il apercevait peut-être la possibilité d’avoir récupéré une collègue qu’il apprécierait.
Quand Harry prit le chemin du retour cet après-midi-là, la neige avait disparu des trottoirs et des rues, et les fins flocons de neige légère virevoltant en l’air étaient avalés par l’asphalte mouillé dès qu’ils avaient touché le sol. Il entra dans son magasin de disques habituel d’Akersgata, et acheta le dernier album de Neil Young, bien qu’il eût le soupçon qu’il s’agissait d’un mauvais achat.
En pénétrant dans son appartement, il remarqua que quelque chose était différent. Le bruit. Ou bien était-ce l’odeur ? Il s’arrêta net sur le seuil de la cuisine. Un mur entier avait disparu. Plus exactement, là où jusqu’au matin même il y avait du papier peint clair à fleurs et des panneaux de plâtre, il voyait à présent un mur de brique rouille, du ciment gris et une charpente gris-jaune semée de trous de clous. Par terre, il y avait la boîte à outils du type aux champignons, et sur la table, un message informant qu’il reviendrait le lendemain.
Il alla au salon, plaça le disque de Neil Young dans le lecteur, l’en retira, déprimé, au bout d’un quart d’heure, pour le remplacer par Ryan Adams. L’idée d’un verre vint de nulle part. Harry ferma les yeux et fixa la danse de motifs dans la cécité noire. Il repensa à la lettre. La première neige. Toowoomba.
La sonnerie téléphonique déchira en deux Shakedown on 9th Street, de Ryan Adams.
Une voix de femme se présenta comme Oda, et dit appeler de la rédaction de Bosse. Harry ne se souvenait pas d’elle, mais se rappelait l’émission. C’était au printemps dernier. Ils voulaient l’avoir pour parler des tueurs en série. Puisqu’il était le seul policier norvégien à être allé étudier cela en détail au FBI, et avait en outre pourchassé un authentique tueur en série. Harry avait été assez bête pour accepter. Il s’était dit qu’il le faisait pour transmettre quelque chose d’important et de passablement documenté sur les gens qui tuent, pas pour qu’on le voie, lui, au talk-show le plus populaire du pays. Avec le recul, il n’en était plus aussi certain. Mais ce n’était pas le pire. Le pire, c’était qu’il avait bu un verre avant l’émission. Harry soutenait contre vents et marées qu’il n’y en avait eu qu’un. Mais pendant l’émission, on aurait pu croire qu’il y en avait eu cinq. Sa diction avait été claire, comme toujours. Mais il avait eu un regard voilé, l’analyse avait été vaseuse et il n’était pas parvenu à ses conclusions avant que le présentateur doive faire entrer un invité qui était le tout nouveau maître européen de la décoration florale. Harry n’avait rien dit, mais son langage corporel avait clairement montré son point de vue quant au débat floral. Quand le présentateur lui avait demandé avec un demi-sourire quels liens un enquêteur criminel entretenait avec la décoration florale, Harry avait répondu que les couronnes que l’on voyait lors des enterrements norvégiens soutenaient la comparaison avec le standard mondial. C’était peut-être le style nonchalant et quelque peu embrumé de Harry qui avait suscité les rires du public dans le studio, ainsi que les tapes satisfaites sur les épaules de la part des techniciens de tout poil après l’émission. Il avait « livré les marchandises », comme ils disaient. Et il avait accompagné un petit groupe d’entre eux à la Kunstnernes Hus, s’était fait offrir à boire, et s’était réveillé le lendemain avec un corps dont chaque fibre réclamait à cor et à cri, exigeait, voulait davantage. On était samedi et il avait continué à boire jusqu’au dimanche soir. Il était alors au restaurant Schrøder et demandait bruyamment de la bière tandis qu’ils allumaient et éteignaient les lumières, et Rita, la serveuse, était venue le voir pour lui dire qu’il ne serait plus admis s’il ne partait pas, de préférence pour aller se coucher. Le lendemain matin, Harry s’était présenté au boulot à huit heures tapantes. Il avait été un enquêteur criminel inutilisable qui avait vomi dans le lavabo après la réunion du matin, s’était cramponné à son fauteuil de bureau, avait bu du café, fumé et vomi derechef, mais cette fois dans des toilettes. C’était la dernière faille, et il n’avait pas touché à une seule goutte d’alcool depuis avril.
Et à présent, donc, ils le voulaient de nouveau.
La femme expliqua que le thème était le terrorisme dans les pays arabes, et ce qu’il fallait pour transformer des gens d’un bon niveau scolaire issus de la classe moyenne en machines à tuer. Harry l’interrompit avant qu’elle ait terminé : « Non.
– Mais nous avons très envie de vous avoir, vous êtes tellement… tellement… rock’n’roll ! »
Elle partit d’un rire empreint d’un enthousiasme dont il ne parvint pas à déterminer s’il était authentique ou non, mais il reconnaissait sa voix. Elle était à la Kunstnernes Hus, ce soir-là. Elle avait été belle d’une façon jeune, ennuyeuse, avait parlé d’une façon jeune, ennuyeuse, et avait regardé Harry avec un appétit glouton comme elle l’aurait fait avec un plat exotique dont elle ne pouvait savoir exactement s’il n’était pas trop exotique.
« Appelez quelqu’un d’autre », conseilla Harry avant de raccrocher. Puis il ferma les yeux et entendit Ryan Adams demander « Oh, baby, why do I miss you like I do ? ».
Le gamin leva les yeux sur l’homme debout à côté de lui près du plan de travail de la cuisine. La lumière provenant du jardin couvert de neige brillait sur la peau glabre du crâne massif du père. Maman avait dit que papa avait une aussi grosse tête parce qu’il était très très cerveau. Il avait demandé pourquoi elle disait était très cerveau, et pas avait beaucoup de cerveau, et elle avait ri, lui avait passé une main sur le front en lui disant que c’était souvent le cas avec les professeurs de physique. Pour l’instant, le cerveau lavait les pommes de terre sous le robinet avant de les déposer dans une casserole.
« Tu n’épluches pas les pommes de terre, papa ? Maman…
– Ta mère n’est pas là, Jonas. Alors on va le faire à ma façon. »
Il n’avait pas élevé la voix, mais elle exprimait malgré tout une irritation qui fit que Jonas se recroquevilla. Il ne comprenait jamais très bien ce qui mettait son père en colère. Ni, parfois, s’il était véritablement irrité. Pas avant de voir que le visage de maman avait pris cette expression anxieuse aux commissures des lèvres, qui semblait accroître l’agacement du père. Il espérait qu’elle rentrerait bientôt.
« Ce n’est pas les assiettes que nous utilisons, papa ! »
Le père claqua durement la porte du placard, et Jonas se mordit la lèvre inférieure. Le visage de son père descendit jusqu’au sien. Les très fins verres carrés de ses lunettes scintillèrent.
« On ne dit pas c’est les assiettes, mais ce sont les assiettes, corrigea le père. Combien de fois faudra-t-il que je te le répète, Jonas ?
– Mais maman dit…
– Maman ne dit pas comme il faut. Tu comprends ? Maman vient d’un endroit où l’on ne se préoccupe pas de la langue norvégienne. » L’haleine du père sentait le sel, les algues pourries.
La porte s’ouvrit, puis se referma. « Salut ! » fit-on dans l’entrée. Jonas faillit courir la rejoindre, mais son père le retint par l’épaule en tendant un index vers la table sur laquelle le couvert n’avait pas encore été mis.
« Ce que vous êtes efficaces ! »
Jonas entendit le sourire dans sa voix essoufflée ; elle était sur le seuil derrière lui pendant qu’il disposait couverts et verres aussi vite qu’il le pouvait.
« Et quel grand et beau bonhomme de neige vous avez fait ! »
Jonas tourna une mine interrogatrice vers sa mère, qui avait déboutonné son manteau. Elle était si belle… De peau et de cheveux sombres, tout comme lui, mais avec cette grande douceur dans les yeux qui y était presque toujours. Presque. Elle n’était plus aussi mince que sur les photos datant de son mariage avec papa, mais il avait remarqué que les hommes la regardaient lorsqu’ils se promenaient en ville.
« Nous n’avons pas fait de bonhomme de neige, répondit Jonas.
– Ah non ? »
Sa mère plissa le front tandis qu’elle se défaisait de la grande écharpe rose qu’il lui avait offerte à Noël.
Le père alla à la fenêtre de la cuisine.
« Ce doit être les petits voisins. »
Jonas grimpa sur l’une des chaises de cuisine et regarda dehors. Et là, sur la pelouse juste devant leur maison, il y avait un bonhomme de neige, effectivement. Grand, comme sa mère avait dit. Ses yeux et sa bouche étaient en morceaux de charbon, une carotte lui tenait lieu de nez. Le bonhomme de neige ne portait pas de chapeau, de bonnet ni d’écharpe, il n’avait qu’un bras, une fine branche dont Jonas paria qu’elle avait été prise dans la haie. Mais il y avait quelque chose de singulier chez ce bonhomme de neige. Il était tourné dans la mauvaise direction. Il ne savait pas pourquoi, mais il aurait dû regarder vers la route, vers l’extérieur.
« Pourquoi… », commença Jonas, avant d’être interrompu par son père :
« Je vais aller leur parler.
– Pourquoi ça ? » s’enquit maman depuis l’entrée, où Jonas put l’entendre descendre la fermeture Éclair de ses hautes bottes de cuir noir. « Ça ne fait rien, enfin !
– Je ne veux pas voir ce genre de choses traîner chez nous. Je m’occuperai de ça en rentrant.
– Pourquoi il ne regarde pas vers l’extérieur ? » voulut savoir Jonas.
Sa mère soupira dans l’entrée. « Et quand reviens-tu, chéri ?
– Demain, je ne sais pas quand.
– À quelle heure ?
– Comment ça ? Tu as un rendez-vous ? » Une certaine légèreté dans la voix du père fit frissonner Jonas.
« Je me disais que je pouvais préparer le dîner [3] » répondit maman en entrant dans la cuisine ; elle alla à la cuisinière, jeta un coup d’œil aux casseroles et monta le thermostat des plaques de deux.
« Prépare juste, va, conseilla le père avant de se tourner vers la pile de journaux sur le plan de travail. Et je rentrerai bien.
– Bon, bon. » La mère alla vers le dos du père et se colla tout contre. « Mais faut-il vraiment que tu partes pour Bergen dès ce soir ?
– Mon intervention en tant qu’invité a lieu demain matin à huit heures. Il faut une heure entre l’atterrissage et le moment où je peux être à l’université, alors je n’aurais pas eu le temps, même en prenant le premier avion demain matin. »
Jonas vit aux muscles de la nuque de son père qu’il se détendait davantage, que maman était de nouveau parvenue à trouver les bons mots.
« Pourquoi le bonhomme de neige regarde notre maison ? demanda Jonas.
– Va te laver les mains », répondit sa mère.
Ils mangèrent en silence, seulement interrompus par les petites questions de maman sur ce qu’avait été la journée à l’école et les réponses brèves, vagues, de Jonas. Jonas savait que des réponses trop détaillées pouvaient susciter des questions désagréables de la part de son père sur ce qu’ils apprenaient – ou n’apprenaient pas – dans cette « école lamentable ». De rapides interrogatoires concernant des gens que Jonas mentionnait ou avec qui il avait joué, ce que leurs parents faisaient et d’où ils venaient. Interrogatoires auxquels Jonas ne pouvait jamais répondre de façon satisfaisante, au grand agacement du père.
Une fois couché, Jonas entendit son père prendre congé de sa mère, à l’étage inférieur, la porte claquer et la voiture démarrer au-dehors, avant de disparaître. Ils étaient de nouveau seuls. La mère alluma la télévision. Il songea à quelque chose que maman lui avait demandé. Pourquoi Jonas n’amenait plus de camarade à la maison. Il n’avait pas su quoi répondre, il ne voulait pas l’attrister. Mais à présent, c’était à lui d’être triste. Il se mordit l’intérieur des joues, sentit la bonne douleur irradier dans les oreilles, et planta son regard sur les tubes métalliques du mobile qui flottait au plafond. Il se leva et gagna la fenêtre à pas traînants.
La neige du jardin renvoyait assez de lumière pour qu’il puisse distinguer le bonhomme de neige en contrebas. Il avait l’air seul. On aurait dû lui donner un bonnet et une écharpe. Et peut-être un manche à balai à tenir. Au même instant, la lune surgit derrière un nuage. Les dents noires apparurent. Ainsi que les yeux. Jonas inspira machinalement et fit deux pas en arrière. Les yeux de gravier scintillaient faiblement. Et ne se contentaient pas de regarder le mur de la maison. Ils regardaient en l’air. Vers Jonas. Qui tira les rideaux et retourna se blottir dans son lit.