31

J’étais assise sur le canapé, chez Fergus, dans le salon. Pour la première fois depuis la naissance de Ruby, Jemma était sortie prendre un café à quelques pas de là avec une amie, mais en laissant assez de consignes pour une semaine d’absence, et j’étais passée avec des croissants et du jus d’orange fraîchement pressé pour Fergus. Des Babygro traînaient sur les radiateurs, des cartes de félicitations et des fleurs sur toutes les surfaces disponibles, une poussette était rangée dans un coin. Le couffin de Ruby était posé à mes pieds, avec ses couvertures faites au crochet, tel un nid douillet, mais j’avais Ruby sur mes genoux, sa petite tête au creux de mon bras, son petit corps tendre affaissé contre moi. Ses yeux étaient clos et ses lèvres soufflaient légèrement à chacune de ses respirations endormies. J’avais besoin de regarder son visage de vieille femme fripée, de sentir son haleine musquée, sa main fermement agrippée à mon majeur, comme si elle savait qu’elle pouvait compter sur moi.

Nous avions devisé de nuits interrompues, d’ongles miniatures, de couleur des yeux, de taches de naissance, de la forme de son nez, de ses oreilles comme des coquillages, et de nez retroussé.

— À qui elle ressemble ? a demandé Fergus.

— Pas à toi, ai-je répondu en détaillant ses traits. Mais elle a le nez et la bouche de Jemma.

— C’est ce que tout le monde dit.

— Ton menton, peut-être, ai-je ajouté d’un ton sceptique, parce qu’il avait l’air de tenir à ce que je repère une ressemblance.

— Non. Elle a le menton du père de Jemma.

Je lui ai souri : cher Fergus, meilleur ami de Greg, père de ma filleule.

— C’est exactement ce qu’il me fallait, ai-je déclaré.

— Tu vas bien, Ellie ? Tu as l’air, je ne sais pas, moi… très pensive. Un peu éteinte.

— Ce n’était pas mon intention. Ça va, Fergus. Je suis un peu lasse. Je n’ai pas très bien dormi. En fait, je suis venue te dire que je pensais m’en aller quelque temps. J’ai un peu pété les plombs, non ? Je me sens plus apaisée maintenant.

— C’est vrai ?

— Je crois, oui. Les étapes du deuil, tout ça…

— S’il y a quoi que ce soit que je puisse…

— Tu l’as déjà fait.

— Quelles terribles épreuves tu as traversées…

Je lui ai souri, puis ai reposé mon regard sur le bébé dans mes bras.

— Il y a eu une lumière dans toute cette noirceur. Une nouvelle vie au milieu de toutes ces morts.

 

La nuit ne tarderait pas à tomber, de nouveau. Tant de ténèbres, si peu de lumière. Je suis allée chez Gwen, qui m’a laissée entrer. Daniel était là, lui aussi, vêtu du tablier de cuisine rayé de Gwen et couvert de farine.

— Il a décidé de faire des pâtes, a claironné Gwen, toute fière.

Il nous a précédées dans la cuisine. Il y avait de la farine par terre, sur tous les plans de travail et sur la table. Des jattes collantes de pâte étaient empilées dans l’évier et des cintres drapés de longues bandelettes d’un magma infâme accrochés aux dossiers des chaises. Deux grandes casseroles d’eau bouillaient sur le plan de cuisson, remplissant la cuisine de vapeur.

— Tu veux dîner avec nous ? a proposé Gwen.

— Je ne pense pas, non. Je suis sûre que ce sera délicieux.

— Accepte une tasse de thé, au moins.

— Une tasse et j’y vais.

— Occupée ?

— Dans ma tête, oui.

Daniel s’est saisi d’une bandelette molle de pâte à pâtes et l’a plongée dans l’eau bouillante.

— Tu te sers de ta voiture en ce moment, Gwen ?

— Pas que je sache. Je ne m’en sers jamais si je peux m’en passer. Elle reste sans bouger d’une semaine à l’autre. J’envisage de la vendre.

— Si elle en a besoin, elle n’aura qu’à prendre la mienne, a proposé Daniel, jetant une autre bandelette dans la casserole et reculant précipitamment quand l’eau a giclé par-dessus bord. Ça ne ressemble pas tout à fait à ce que j’en attendais. Elles se désintègrent.

— Je peux l’emprunter ? Je suis assurée pour conduire n’importe quel véhicule. J’envisageais d’aller faire un tour.

— Où ça ?

— Je n’en sais rien. Rien que pour quelques jours.

— Mais c’est Noël.

— Précisément.

— Ne pars pas toute seule. Viens passer Noël ici, Ellie.

Gwen semblait au bord des larmes.

— C’est vraiment adorable de ta part mais j’ai besoin de prendre l’air, là. Pas pour longtemps. Je suis sûre que tu comprends.

— Tant que tu sais que tu as toujours la possibilité de…

— Je le sais. Je l’ai toujours su.

— Bien sûr que tu peux emprunter ma voiture. Prends-la maintenant.

— Tu es sûre ?

— Pas de problème.

— J’en prendrai grand soin.

 

J’ai ramené la voiture de Gwen chez moi et me suis garée devant le portail, puis je suis entrée dans la maison. C’était si vide, si silencieux, si triste. J’ai erré de pièce en pièce, ramassant des objets pour les reposer aussitôt, passant mon doigt sur des étagères pour en recueillir la poussière. Peut-être que je déménagerais. À mon retour, je mettrai la maison en vente.

Je me suis arrêtée dans le salon glacé où j’ai fermé les rideaux. J’ai décidé de faire un feu pour l’égayer. La corbeille contenait déjà du petit bois et quelques morceaux de papiers bien froissés. Nous avions pris l’habitude de l’alimenter avec de vieilles enveloppes, des lettres que nous n’avions pas besoin de conserver, des bouts de papier. Greg évoquait parfois l’usurpation d’identité, et disait du feu qu’il était préférable à la déchiqueteuse.

Je suis allée chercher un sac de charbon dans mon atelier, puis me suis mise à l’œuvre, même si j’avais rarement allumé de feu jusqu’ici : c’était Greg qui s’en était toujours chargé. Je faisais les repas, lui le feu. J’ai étalé plusieurs des allume-feu faits maison dans l’âtre, puis ai disposé le petit bois en wigwam par-dessus avant de gratter une allumette et de présenter la flamme à l’un des tortillons de papier. Elle a bientôt léché le bois mort et j’ai aussitôt senti la chaleur réconfortante sur mon visage. Je me suis assise en tailleur devant l’âtre, jetant les petits bouts froissés dans les flammes et les regardant se consumer. J’en déroulais certains pour les lire. Les articles parus dans des journaux vieux de six mois gagnent en intérêt quand on s’apprête à les brûler. Pour l’essentiel, il s’agissait de vieilles enveloppes inutilisables ou de courriers offrant de nous prêter de l’argent ou nous apprenant que nous en avions gagné dans un concours. L’idée m’a frappée que c’étaient là les dernières traces du quotidien de Greg qui restaient dans la maison, ces déchets dont nous sommes cernés, tous autant que nous sommes. J’allais en jeter un autre dans les flammes quand quelque chose a attiré mon regard.

Ce n’était qu’un fragment d’écriture griffonné à la hâte sur le rebord de la feuille, mais elle me semblait familière et je n’ai pas tout de suite compris pourquoi. J’ai déplié le papier et l’ai lissé de la main.

Il comportait l’en-tête de la société – Foreman et Manning, Comptables – mais au-dessus, de sa calligraphie affirmée, il était écrit : « Je vous appellerai à ce sujet. Milena Livingstone. » Et sous l’en-tête, dans une autre encre, un nom manuscrit, répété sans fin. Marjorie Sutton, Marjorie Sutton, Marjorie Sutton… Environ vingt signatures qui se succédaient jusqu’au pied de la page.

Je suis restée assise par terre, tenant le papier à deux mains, le regard fixe. Qu’est-ce que cela signifiait ? Le message était de la main de Milena. Nul doute à ce sujet. Après toutes ces journées passées dans leur bureau, je connaissais son écriture aussi bien que la mienne. Et elle figurait sur un document émanant du bureau de Greg, comportant le nom de Milena dessus. C’était ce que j’avais cherché depuis tout ce temps, le lien. Et j’étais plus perdue que jamais. Pourquoi le nom de Marjorie Sutton revenait-il aussi souvent dessus ? Et que faisait ce papier ici ?

J’ai tâché de me rappeler. Je me suis tellement creusé la tête que j’en avais mal au crâne. J’ai examiné l’un des journaux. Il datait du jour où Greg était mort. Oui, je voyais : ces restes étaient ceux du ménage que j’avais fait ce jour-là, juste avant qu’on ne toque à la porte, avant que ma vie bascule. Le document établissant le rapport entre Greg et Milena s’était trouvé entre mes mains le jour où il était décédé, avant que j’apprenne la nouvelle, peut-être même alors qu’il était toujours en vie. Avant que j’entende parler de Marjorie Sutton, ou de Milena, ou que je n’apprenne à reconnaître son écriture. J’ai baissé les yeux sur la feuille de papier chiffonnée. Soudain, elle m’a paru fragile, comme si elle risquait de se désagréger, auquel cas le lien serait perdu à jamais.

J’ai trouvé son numéro de téléphone et l’ai appelée. Elle a semblé déconcertée de m’entendre une fois de plus. Elle a déclaré qu’elle m’avait dit tout ce dont elle se souvenait.

— Connaissiez-vous une certaine Milena Livingstone ?

— Non, a-t-elle répondu de manière catégorique.

— Vous en êtes sûre ? Vous avez pu oublier.

— C’est un drôle de nom, assez étranger, a-t-elle fait remarquer. Je m’en serais souvenue.

J’ai décrit le document que j’avais trouvé.

— Est-ce que ce sont vos signatures ?

— Je ne vois pas quelle importance ça a, a-t-elle rétorqué, avec une pointe d’impatience.

J’avais l’impression de parler à un petit enfant dont l’attention vacillerait.

— Je crois que c’est très important. Je vais porter ce papier à la police. Ils voudront peut-être vous questionner à ce sujet.

— Je n’ai certainement pas signé le moindre document de ce genre.

— Que faisait exactement la boîte de Greg… je veux dire, Foreman and Manning, que font-ils pour vous ?

— Je ne suis pas sûre que cela vous regarde.

— J’imagine qu’ils tiennent vos comptes.

— Depuis le décès de mon mari… a-t-elle confirmé.

— Oh, je suis désolée.

— C’était il y a douze ans, treize, presque. Ils gèrent le côté financier pour moi, les choses dont s’occupait mon mari. Je n’en serais pas capable.

— Mais il y a quelque chose dans ce document… Ça doit avoir un rapport avec la raison pour laquelle Greg voulait vous voir.

— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.

— Mais est-ce que vous avez eu des problèmes avec sa société ? Est-ce qu’ils se sont comportés de façon étrange à certains égards ? Étiez-vous en conflit avec eux ? Aviez-vous porté plainte ?

— Non, pas du tout. Franchement, madame Falkner, je ne sais pas de quoi vous voulez parler.

— Mais il doit bien y avoir quelque chose, me suis-je emportée, au désespoir. J’ai trouvé ce document, Greg voulait vous voir de toute urgence, juste au moment où il est mort. Réfléchissez, je vous en prie.

— Je suis désolée. Je ne vois pas en quoi je pourrais vous aider.

— Mais enfin, ne voyez-vous pas…

Je me suis aperçue que nous avions été coupées. Je n’en revenais pas. Elle m’avait bel et bien raccroché au nez.

Comme en rêve, je me suis rendue dans la cuisine. J’ai posé le papier sur la table. J’ai mis de l’eau à bouillir, préparé du café et j’ai contemplé la feuille comme si c’était un problème mathématique susceptible de m’apporter une réponse si j’y réfléchissais suffisamment fort. Ces signatures. J’étais sûre d’avoir vu un document analogue auparavant, sans pouvoir me rappeler où. C’était comme un fragment d’histoire que j’essayais de reconstituer. « Je vous appellerai à ce sujet. » Milena Livingstone. Qui ça, vous ? Greg ? Milena appelle Greg ? Greg appelle Marjorie Sutton ? Avait-il relevé dans la note un détail important qui m’échappait ? Milena lui avait-elle appris quelque chose ?

J’ai contemplé mon mug de café. Il était vide. Je me suis resservie. Peu importait, désormais. J’allais le porter à Ramsay. Enfin, j’avais établi le lien que je cherchais. Aux professionnels de s’en charger, à présent. J’ai trouvé une vieille enveloppe et glissé le document à l’intérieur. Puis ai mis le tout dans mon sac à main. Alors que j’enfilais ma veste, on a sonné à la porte. C’était Joe. J’ai dû avoir l’air drôlement perplexe. Il a souri.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je me faisais du souci pour toi, a-t-il répondu.

— Tout le monde s’en fait pour moi. Je vais bien !

— L’une de nos clientes a téléphoné au bureau. Elle est dans tous ses états. Elle a dit qu’une femme l’avait appelée pour lui poser d’étranges questions.

— Marjorie Sutton. Mais nul besoin de t’en faire pour moi, ai-je ajouté en refermant la porte derrière moi et en me dirigeant vers la voiture de Gwen. Je m’en allais.

— D’après ce que racontait cette femme, j’ai cru que tu avais pu faire une sorte de dépression. Tu ne peux pas perturber les vieilles dames de la sorte.

— Il y a des trucs que je dois savoir.

— Quels trucs ?

J’ai déverrouillé la portière de la voiture.

— Je ne peux pas te parler. Il faut que j’y aille. L’une de mes visites régulières à la police.

— Tu veux que je vienne avec toi ?

— Non, je ne veux pas, ai-je répondu, avant de me reprendre : non, merci.

— Est-ce que tu pourrais au moins me redéposer au métro ? J’ai laissé repartir mon taxi.

— Pas de problème. Tant que tu sais te tenir.

Alors que je m’éloignais, je m’attendais presque à sentir la main de Joe sur mon genou.

— Tu vas les voir pour quoi ?

Je lui ai parlé du document et raconté où je l’avais trouvé.

— Est-ce que ce n’est pas qu’un vieux bout de papier ? a-t-il demandé.

— Un vieux bout de papier professionnel de Greg, avec l’écriture de Milena Livingstone dessus.

— Ce qui signifie ?

— Je n’en sais rien. Mais j’ai comme l’impression que c’est ce que je cherchais.

Nous avons roulé deux ou trois minutes en silence après quoi j’ai pensé : « Il va suggérer d’aller ailleurs. » Nous avons continué sans mot dire plusieurs minutes.

— Je peux te déposer là, si tu veux.

— Ce n’est sans doute rien, mais pourquoi ne pas retourner au bureau avec moi ? On pourrait examiner le dossier de Mme Sutton et voir si ton document renvoie à quoi que ce soit.

— Très bien.

— Ça ne te fait pas faire un trop grand détour.

— Non, en effet.

— Au moins, comme ça, tu sauras.

— C’est tout ce que je désire.

J’ai eu l’impression, pratiquement pour la première fois, qu’au milieu de toute cette confusion et de toutes ces ténèbres, j’y voyais clair. Le bureau ne pouvait lui convenir. S’il suggérait autre chose, je serais fixée. Nous nous sommes arrêtés à un feu.

— Il y a un raccourci devant nous. Je te guide.

— Très bien.

— Tourne à gauche, là.

J’ai redémarré et, comme la voiture repartait, elle a été prise d’une secousse et a calé.

— Désolée. Ça ne m’est pas arrivé depuis mes dix-sept ans.

— Je peux prendre le volant, si tu veux.

— Non, ça va aller.

J’ai conduit comme hypnotisée, comme si quelqu’un d’autre s’occupait du pilotage et que je me contentais de me laisser transporter, regardant autour de moi avec curiosité. Je voyais des gens marcher sur le trottoir et ils me semblaient différents de moi-même, comme si j’étais un visiteur en provenance d’un autre monde, bientôt sur le départ. J’ai jeté un coup d’œil à Joe, qui lançait lui aussi des regards autour de lui. Il s’est frotté la figure. Il avait l’air fatigué. Épuisé, même. Pourquoi ne l’avais-je pas remarqué plus tôt ? J’avais perdu tellement de temps à chercher dans la mauvaise direction. Je n’avais pas peur. Je me sentais même en paix. Je désirais savoir et plus rien ne comptait en dehors de ça.

— Tu prends à gauche, ensuite. Et la seconde sur ta gauche.

C’est marrant. Où que l’on soit à Londres, même si ça grouille de monde partout, on n’est jamais qu’à une minute ou deux d’un endroit désolé, à l’abandon. Un jour, on y construira des appartements de grand standing, mais pas encore. Encore un coup à gauche puis à droite, et nous étions parmi des immeubles de bureaux abandonnés. J’ai aperçu un panneau, quasi effacé par les graffitis, signalant une usine de tapis. Il y avait un autre entrepôt au fond. Et aucune voiture en vue, ni aucun piéton.

— Et merde… s’est lamenté Joe. Un cul-de-sac. Je me suis trompé. Il faut que tu fasses demi-tour. Tu ferais mieux de reculer là.

— Tu parles d’un raccourci… ai-je dit en arrêtant la voiture.

Nous y étions. C’était à ça que tout cela devait aboutir. Tous les chemins y mènent. Toutes les histoires s’achèvent là. Je sentais à présent la main de Joe dans le creux de ma nuque, douce, caressante.

— Ça me rappelle Porton Way, ai-je déclaré.

— C’est quoi ?

— Tu sais bien. L’endroit où Greg a été tué.

— Non, je ne sais pas.

Et là je me suis rappelé où j’avais vu ces signatures.

— Je jouais à un jeu quand j’étais petite. Mon amie et moi, on écrivait le nom de l’autre en copiant son écriture. Ç’a dû être du gâteau avec la signature de Marjorie Sutton. J’imagine qu’elle n’est pas du genre à suivre attentivement ses comptes. C’était toi, n’est-ce pas ?

Joe m’a regardé froidement. Je pouvais sentir sa main, guère plus que le bout de ses doigts, me caressant le cou.

— Le problème avec Milena, ai-je repris, c’est qu’elle savait flairer le point faible et s’en servir le cas échéant comme moyen de pression. Elle a vu le document, l’a pris, et quand tu l’as laissée tomber pour Frances, elle s’en est servi. Pas étonnant que tu aies voulu m’aider à ranger la maison. Il fallait que tu le retrouves. Tu as dû être dans tous tes états. Et quand Frances a deviné – parce qu’elle a dû deviner, n’est-ce pas, ou alors pourquoi l’aurais-tu tuée ? –, c’est devenu plus facile la troisième fois ?

Joe m’a dévisagée, sans dire un mot.

— J’avais juste besoin de savoir.

— Maintenant, tu sais, a-t-il répondu tranquillement.

— Alors c’est comme ça que ça se termine ? Pauvre Ellie. Elle n’en pouvait plus. Ne pouvait plus vivre sans son mari. Il y a juste un truc…

— Quoi donc ?

— C’est que je m’en fous.

J’ai écrasé l’accélérateur au point de faire crisser la gomme des pneus et la voiture a bondi en avant. Pas question de caler cette fois-ci, ni de se dérober… J’ai entendu un cri sans pouvoir distinguer ce qu’il disait. J’étais dans un rêve, de toute façon, en voiture avec cet homme en qui Greg avait cru, qu’il avait aimé, jusqu’à ce qu’il perde confiance en lui. Soixante kilomètres-heure. Quatre-vingts. Cent. Nous sortions de la route.

J’ai entendu un hurlement et n’ai pas su si c’était le cri de terreur de Joe ou quelque chose dans ma tête, ou encore les pneus sur le bitume, et j’ai eu un instant pour me rappeler que c’était la voiture de Gwen que je détruisais ainsi. Ensuite toute vitesse, bruit, violence ont cessé, pour se faire lenteur, silence et paix. Et ce n’était plus l’hiver, une journée entre obscurité et froid polaire ; il faisait bon. Un après-midi d’été, frais, doux et pur, le genre qui fait l’effet d’une grâce, plein de fleurs et de chants d’oiseaux. Il était là, enfin – oh, j’avais attendu si longtemps – venant vers moi dans l’herbe avec un tel sourire sur son visage, son cher visage familier. Le sourire qu’il n’accordait qu’à moi. Comme tu m’as manqué, ai-je dit, avais-je envie de dire. Si tu savais à quel point tu m’as manqué. Et j’aurais voulu ajouter : ai-je bien fait ? Es-tu fier de moi ? Et je t’aime, je t’aime. Jamais je ne cesserai de t’aimer.

Il m’a enfin prise dans ses bras, m’a enveloppée de sa chaleur réconfortante, sécurisante. Enfin j’ai pu fermer les yeux et me reposer : j’avais touché au but, j’étais chez moi.