J’ai relu les e-mails de Greg si souvent que je les connaissais presque par cœur. Je me disais qu’ils me donneraient peut-être une indication sur l’humeur dans laquelle il se trouvait durant les jours et les semaines qui avaient précédé sa mort. Y avait-il trace d’anxiété ? De colère ? D’inquiétude ? Je n’ai rien trouvé et peu à peu, ils me sont devenus familiers, comme des airs qu’on a écoutés si souvent qu’on ne les entend plus. Puis j’ai remarqué quelque chose d’évident, d’aveuglant même, une chose que tout le monde, dans les pays développés, devait déjà savoir, sauf moi : chaque e-mail indiquait l’heure exacte à laquelle il avait pressé la touche « envoi ». Chaque e-mail, que ce soit depuis l’ordinateur de son domicile ou de son bureau, stipulait très précisément où Greg se trouvait à un moment donné.
En moins d’une demi-heure, j’étais de retour de la papeterie avec deux gros sacs en plastique. J’en ai renversé le contenu sur le tapis. Il y avait un gros rouleau de feuilles cartonnées de la taille d’un poster, des règles, des stylos et des feutres de différentes couleurs, des surligneurs, et des tonnes de petits autocollants – ronds, carrés et étoiles. On aurait dit les éléments d’un projet artistique de maternelle.
J’ai étalé quatre des cartons en cercle sur le sol, me servant de livres lourds pour en retenir les coins. Puis, à l’aide d’une règle et d’un fin stylo d’architecte, j’ai commencé à dessiner des grilles sur chaque feuille, représentant chacune une semaine du dernier mois de la vie de Greg. J’ai tracé sept colonnes, puis tiré des lignes horizontales, les coupants en deux, puis en quatre, puis en huit et ainsi de suite, jusqu’à ce que j’aie obtenu cent vingt rectangles, représentant chacun dix minutes d’une journée débutant à 8 heures et s’achevant à minuit. Je ne me suis pas souciée des nuits parce que nous n’avions pas passé une seule nuit séparément ce dernier mois.
Rien que de mémoire, j’ai pu barrer des soirées entières que nous avions passées ensemble, je le savais. Sur les week-ends, j’ai pu éliminer des journées entières d’un trait de noir épais : le samedi où nous avions pris le train jusqu’à Brighton, marché sur la plage, mangé d’infects fish and chip, acheté un livre de poésie d’occasion, et où je m’étais endormie sur son épaule pendant le trajet du retour. Le jour où nous avions longé Regent’s Canal depuis Kentish Town jusqu’à la Tamise. Ces deux jours-là, il n’avait pas couché avec Milena Livingstone.
Puis j’ai attaqué les e-mails. Au bureau, Greg en avait rédigé vingt à trente par jour, parfois plus. En me basant sur chacun, j’ai noté « B » pour bureau dans la case appropriée de la fiche géante. Certains se présentaient en nuée. Il avait l’habitude d’envoyer une rafale de messages dès son arrivée au travail, un autre juste avant 13 heures et un autre encore vers les 17 heures, mais d’autres étaient éparpillés sur le cours de la journée. Il ne m’a guère fallu plus d’une heure pour en finir avec tous les e-mails et, une fois que ç’a été chose faite, je me suis reculée pour embrasser le résultat du regard. Le tableau était déjà bien rempli, et il restait pourtant tant à faire.
Le jour suivant, j’ai demandé à Gwen de passer me voir. J’ai dit que c’était urgent mais elle travaillait et n’a pu me rejoindre avant 6 heures ou presque. À son arrivée, je l’ai emmenée en vitesse dans la cuisine, ai mis de l’eau à bouillir et préparé du café.
— Tu veux un biscuit ? ai-je proposé. Ou une tranche de pain d’épice ? J’ai fait les deux cet après-midi. J’ai été super efficace.
Gwen avait l’air amusée et un peu alarmée.
— Du pain d’épice, a-t-elle répondu. Une petite tranche.
J’ai versé le café et lui ai servi le gâteau sur une assiette. Je n’avais pas faim. J’avais ressenti le besoin de cuisiner mais pas celui de manger.
— Alors, quoi de neuf ? a dit Gwen. Tu m’as fait venir ici pour me faire goûter ton pain d’épice ? Super, d’ailleurs.
— Tant mieux, ressers-toi. Non, rien à voir. Bois ton café et je te montre.
— Tu me montres ? Qu’est-ce qui se passe, il y a une fête surprise ?
— Rien de tel, ai-je rétorqué. J’ai quelque chose à te montrer. Je crois que ça va t’intéresser.
Gwen a avalé en vitesse quelques gorgées de son café et déclaré qu’elle était prête. Je l’ai guidée le long du couloir jusque dans le salon.
— Là. Qu’est-ce que tu en penses ?
Gwen a contemplé les quatre grandes feuilles cartonnées, désormais couvertes de marques et d’autocollants, de toutes formes et de toutes couleurs.
— Très joli, a-t-elle commenté. Et c’est censé… ?
— Ça représente la vie de Greg durant le mois qui a précédé sa mort.
— Comment ça ?
J’ai expliqué à Gwen que les grilles figuraient des jours et des portions de ces jours. Je lui ai parlé des e-mails horodatés, de mes propres souvenirs, des reçus de sandwicheries où Greg achetait son déjeuner. Tous ces tickets, que ce soit pour de l’alimentaire ou de l’essence, ou des fournitures de bureau, indiquaient la date mais aussi l’heure exacte, à la minute près, de l’achat.
— Donc, tous ces autocollants, les ronds jaunes et les carrés verts, indiquent les moments où je sais exactement où se trouvait Greg. C’est assez incroyable, non ?
— Oui, mais…
— Deux ou trois fois par semaine, Greg allait rendre visite à des clients. Alors je me suis fait passer pour une de ses assistantes, j’ai téléphoné et dit que pour des raisons fiscales, je devais connaître l’heure exacte à laquelle le rendez-vous s’était tenu. Les gens se sont montrés très coopératifs. J’ai noté tous ces rendez-vous en bleu. Même comme ça, il m’est resté des blancs entre le moment où il quitte le bureau et celui où il arrive chez le client. Mais j’ai trouvé un site sur le Net. En entrant le code postal du bureau et celui du client, ça te donne la distance exacte à faire en voiture et même une durée de trajet estimée. Ça, je l’ai noté en rouge. Évidemment, vu qu’il circulait dans Londres en pleine journée, ce n’est pas une science exacte, mais même comme ça, ça tient plutôt bien la route. Il m’a fallu une journée et demie. Et regarde…
— Quoi ?
— Tu vois quoi ?
— Plein de couleurs, a répondu Gwen. Plein d’autocollants.
— Non, ai-je insisté. Cherche ce que tu ne vois pas. Il y a à peine un trou durant quatre semaines où je ne sais pas où il était et ce qu’il faisait.
— Ce qui veut dire ?…
— Regarde cet emploi du temps, Gwen, ai-je repris. Il montre Greg en train de travailler, beaucoup, de se déplacer, de se nourrir, d’acheter des trucs, d’aller au cinéma avec moi. Mais où voit-on qu’il a pu me tromper ? Où trouve-t-on un moment lui permettant seulement de retrouver la femme avec laquelle il est mort ?
S’est ensuivi un long silence.
— Ellie, a-t-elle commencé, pour l’amour du ciel…
— Non, l’ai-je coupée. Arrête. Écoute-moi un instant. J’en ai parlé avec Mary, pas de ça, ai-je ajouté en indiquant les tableaux, je veux dire, de mon sentiment à propos de Greg. Elle ne s’est pas montrée compréhensive. Elle était même en colère contre moi, comme si je l’insultais personnellement en n’acceptant pas aussitôt que mon mari avait entretenu une liaison et qu’il s’était écrasé en voiture avec celle qu’il aimait vraiment.
— Personne ne dit ça, a protesté Gwen. (Elle a regardé mes tableaux avec une expression qui tenait presque de la pitié.) Je ne sais pas quoi en penser au juste. (Elle m’a pris la main.) Je ne suis pas experte mais j’ai entendu dire qu’il y avait des étapes dans le deuil et qu’au début, on vit dans la colère et le déni. Il est tout à fait compréhensible que tu ressentes de la colère, je pense que tout le problème du deuil est de passer au-delà et d’atteindre une sorte d’acceptation.
J’ai ôté ma main.
— Je sais tout ça, lui ai-je accordé. J’ai lu un article là-dessus un jour dans Cosmo. Et tu sais à quoi je pensais en faisant ce truc de dingue avec ces autocollants de couleur et en appelant les gens sous des prétextes fallacieux ? Ce qui me simplifierait les choses, ce serait de trouver rien qu’un e-mail supprimé, rien qu’un petit bout de papier dans une poche, qui m’indiquerait que Greg avait une liaison. Ou rien qu’une occasion où il ne se trouvait pas là où il aurait dû être, ou un après-midi où personne ne saurait où il était. Oublie le déni. Dans ce cas, je n’aurais plus qu’à me fâcher et être triste, et ma vie reprendrait son cours. Ce n’est pas compliqué de prouver que quelqu’un s’envoie en l’air avec une autre. Il suffit de les pincer une fois, et voilà tout. Mais comment prouve-t-on que quelqu’un est innocent ? Tu as une idée ?
Gwen a secoué la tête.
— Je ne sais pas.
— On est obligé de faire un truc comme ça, ai-je répondu. Un truc de maniaque, et d’excessif. On est obligé de remplir tous les trous, puis les espaces entre les trous jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de place pour cette relation. Tu sais que je suis retournée voir la police ?
— Ellie, tu n’as pas fait ça !
— J’ai dit à cette femme agent que j’étais convaincue que mon mari n’avait pas de liaison. Elle n’a pas eu l’air de me croire. Elle ne m’a pas semblé penser que ça ait eu seulement de l’importance. Le dossier était clos. Elle n’avait pas envie d’en entendre parler. Mais si je montrais ces tableaux à la police, tu crois que ça ferait une différence ?
Gwen, le front plissé, a contemplé les grilles un long moment.
— Honnêtement ?
— Oui.
— C’est impressionnant, a-t-elle convenu. Effrayant mais impressionnant. Je ne pense pas que la police y prêterait beaucoup d’attention, mais dans le cas contraire, ils diraient sans doute : « Peut-être voyait-il cette femme tout en faisant autre chose. Peut-être le voyait-elle quand il achetait son sandwich, ou l’accompagnait-elle dans sa voiture à ses rendez-vous. » À moins que tu aies raison, peut-être ne se sont-ils pas vus ce mois-là. Elle était peut-être partie et ils devaient se retrouver le jour où ils ont eu leur accident.
J’ai inspiré profondément. Mon premier réflexe était d’en vouloir à Gwen, de l’engueuler et de la mettre à la porte, mais je me suis retenue. Elle aurait pu abonder dans mon sens. Au lieu de quoi, elle avait exprimé le fond de sa pensée.
— Et s’ils devaient dire quoi que ce soit, a repris Gwen, ce serait que tu nies le seul début de preuve important, à savoir que Greg et cette femme sont morts ensemble. En fait, que peux-tu répondre à ça ?
J’ai réfléchi un moment.
— Qu’il est difficile d’être innocent, ai-je conclu. Et que c’est impossible de prouver qu’on l’est.