« Était-ce un rêve ? Une erreur ? Recommencerons-nous ? J xx. »
J’ai cliqué sur la flèche semi-circulaire à côté du message de Johnny pour voir ce que lui avait répondu Milena : « Ce soir, 11 h 30, chez toi. Fais un feu. »
Le lendemain : « Tu as oublié tes bas. La prochaine fois, ne peux-tu rester ? »
À quoi Milena répondait : « Peut-être as-tu oublié que je suis mariée. »
Deux jours plus tard : « Ne peux quitter le restaurant à 10 h, malheureusement. Possible plus tard ? Pense à toi chaque minute de la journée, J xxxx. »
Et la réponse, un laconique « Non », auquel Johnny répondait par « OK, OK, entre toi et la crème brûlée, c’est toi que je choisis. À 10 h, alors. »
Trois e-mails auxquels elle ne donnait pas suite. Le premier était anxieux : « Pourquoi n’es-tu pas venue ? A-t-il appris ? Dis-moi, je t’en prie. » Le second, implorant : « Milena, dis-moi au moins ce qui se passe. J’en suis malade. » Le troisième, furieux : « Très bien, va te faire foutre ! »
Il y en avait des douzaines, et je les ai tous lus. Leur liaison avait duré des semaines. Ils se retrouvaient généralement tard le soir, mais trouvaient parfois une heure ou deux dans la journée. Ils se voyaient chez Johnny, chez Milena, quand Hugo n’y était pas, dans un hôtel quelquefois, et une autre, à en croire le compte rendu dithyrambique dont j’ai pris connaissance en grimaçant de honte, à l’arrière de la BMW de Milena. J’ai remarqué que là où les e-mails de Johnny étaient souvent guidés par les sentiments – fous d’amour, transportés de joie, emplis de reconnaissance, fâchés ou meurtris –, ceux de Milena étaient presque toujours semblables : brefs, pratiques, prenant souvent la forme d’ordres ou d’ultimatums désinvoltes. Elle parlait rarement de son mari, et quand elle le faisait, c’était comme d’un obstacle dérangeant ; elle indiquait à Johnny des dates, des heures, des lieux, et voilà tout. Je me sentais désolée et gênée pour lui : Milena était très sûre du pouvoir qu’elle détenait sur lui, et dans les messages qu’il lui adressait, il n’était pas l’homme sardonique et assuré que je connaissais mais un être manquant d’assurance, ayant besoin d’attentions, d’une soumission pénible. Vers la fin, ses messages dégénéraient en reproches injurieux au sujet d’autres amants, et l’accusaient de trahison et d’avoir le cœur froid, sans pitié, calculateur. À ces derniers, Milena ne s’était pas donné la peine de répondre.
Dans son travail, Milena s’était montrée brouillonne et désorganisée, omettant de consigner ses rendez-vous, ses frais ou même des accords formels, agissant sur des coups de tête dont, souvent, elle n’avait même pas fait part à Frances. Mais ses e-mails personnels, faits de trahison, de jalousie, d’abandon, étaient organisés de manière inquiétante, singeant presque les professionnels dans leur agencement. La première chose que j’ai découverte, en pénétrant l’univers virtuel de Milena, c’était qu’elle avait une boîte de réception particulière pour ses affaires de cœur, intitulée « Divers ». Johnny s’y trouvait, ainsi qu’un amant de l’année précédente, qui était au départ un client. Il m’est soudain venu à l’esprit qu’elle les appelait rarement par leur nom : ce n’était jamais « Cher Johnny » ou « Cher Craig ».
Peu à peu, j’en suis venue à éprouver une certaine admiration, réticente, épouvantée, pour la femme qui m’avait piqué mon mari : elle avait peut-être été déloyale et froide, mais ce n’était pas une hypocrite. Elle ne disait pas « faire l’amour » mais « baiser ». Elle ne prétendait pas ressentir des sentiments qu’elle n’avait pas. Elle n’employait jamais le mot « amour ». J’ai été frappée par l’apparente absence de plaisir, de joie énergique dans ses liaisons. Et elle en avait eu tellement ! Comment avait-elle fait ? Toute cette planification, toutes ces duperies, tous les mensonges qu’elle avait dû raconter, des mensonges différents selon les hommes, avec la nécessité de se rappeler quelle version d’elle-même elle devait assumer face à tel partenaire. Je me sentais épuisée rien que d’y penser.
J’ai cherché Greg par son nom, mais ne me suis pas découragée quand rien n’a surgi : si j’avais appris quelque chose durant ces sombres dernières semaines, c’est que leur secret était bien caché. Je ne tomberais pas dessus par hasard, mais devrais le déterrer avec patience et ruse. J’ai jeté un coup d’œil aux boîtes de réception, une à une. Johnny, le client Craig, un dénommé Richard, dont l’aventure avait été concomitante à celle de Johnny et qui s’était éclipsé sans façon. Il y avait une boîte intitulée « Comptes ». À cette vue, mon cœur s’est emballé si violemment que j’ai pressé ma main contre ma poitrine pour le calmer : j’étais prise de vertiges à l’idée terrifiante que j’allais enfin pénétrer l’univers caché de mon défunt mari. Mais son contenu correspondait à ce qu’il annonçait : des échanges où transparaissait une exaspération croissante entre Milena et le conseiller financier de Hugo au sujet de ses comptes, manifestement mal gérés. Il y avait aussi plusieurs personnes qui ne signaient pas de leur propre nom, et dont l’adresse ne fournissait pas d’indice évident sur l’identité de leurs propriétaires – peut-être, me suis-je dit, que l’un d’entre eux se trouverait être Greg, se cachant sous un nom d’emprunt. Et enfin, évidemment, venaient ceux auxquels on n’avait pas réservé de compartiment particulier, mais qui se retrouvaient éparpillés au hasard dans la boîte des messages reçus, ou qui avaient été transférés dans la boîte fourre-tout intitulée « Personnel », contenant aussi des e-mails d’amis, de connaissances, et de membres de la famille.
— Qu’est-ce que vous faites ?
J’ai sursauté. J’étais si absorbée que je n’avais pas vu Beth arriver. J’ai eu l’impression d’avoir été prise en flagrant délit. Peut-être était-ce le cas, d’une certaine façon.
— Je vérifie quelques trucs, ai-je répondu.
— Café ?
— Volontiers.
Pendant l’absence de Beth, je me suis demandé si ce que je faisais était mal. Enfin… bien sûr que ça l’était. Restait à savoir à quel point, et est-ce que ça avait une quelconque importance ? Frances était ma patronne et elle voyait sans doute en moi une amie. Et voilà que, sous de faux prétextes, j’étais en train de fureter dans son bureau, de violer la vie intime de sa défunte amie, de me comporter comme une espionne. À son retour, Beth m’a remis le café mais n’est pas repartie, comme elle le faisait d’habitude, mener son petit train-train et parler au téléphone. Elle a tiré une chaise et pris place juste à côté de moi, serrant son mug entre ses mains. J’ai prestement refermé la fenêtre des e-mails de Milena.
— Qu’est-ce que vous faites ici ? a-t-elle demandé.
Je me suis forcée à rire.
— Comment ça ?
— Je travaille ici parce que Frances est une vieille amie de ma mère. Ça ne paie pas beaucoup, mais le métier est pas mal pour se faire des relations. Et c’est toute la vie de Frances. Mais je ne comprends pas ce que vous y trouvez.
Je n’arrivais pas à déterminer si Beth me taquinait, se montrait curieuse ou soupçonneuse. Avait-elle été alertée par une erreur ? J’ai tenté de changer de sujet.
— Et Milena ? Qu’est-ce qu’elle y trouvait ?
— Pourquoi êtes-vous si curieuse à son sujet ? C’est comme une obsession chez vous : Milena ceci, Milena cela…
— C’est bizarre qu’elle ne soit pas là, ai-je répondu. C’est comme d’aller voir une pièce dans laquelle manquerait l’actrice principale.
— C’est drôle, a fait Beth. Je n’avais jamais réellement connu de personne qui ait perdu la vie jusqu’ici. Il y avait une fille à la fac qui est morte dans un accident de voiture, mais ce n’était pas vraiment une amie. J’ai travaillé un an pour Milena et je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme elle. Il m’arrive encore de me réveiller le matin et de me rappeler soudain qu’elle est morte… À chaque fois, c’est un choc.
— Oui, je sais, ai-je commenté, même si je ne pensais plus à Milena.
Quand nous avons eu fini notre café et que Beth a remporté mon mug, je me suis dit que je ne devais plus regarder les e-mails de Milena, que c’était trop risqué tant que Beth était là. Je n’ai pourtant pas pu m’en empêcher. J’ai tourné l’écran de façon qu’elle ne puisse pas le voir et ouvert un carnet, histoire d’avoir l’air de faire des comptes, et j’y suis retournée avec crainte, mais en proie à une irrésistible curiosité.
En premier – en tout cas dans la mémoire de cet ordinateur, qui remontait à deux ans et neuf mois – venait Donald Blanchard, avocat et collègue de Hugo, qui qualifiait Milena de « panthère » et souffrait de bouffées d’angoisse à l’idée de trahir son ami, sans parler de sa propre femme, ce qui ne l’avait pas empêché d’emmener Milena à Venise un week-end.
J’ai pu suivre l’une de ces liaisons, avec un homme qui signait J, comme si c’était un morceau de musique. Ça commençait, à l’instar de plusieurs autres, avec le souvenir de « la nuit dernière » et l’attente fébrile de la prochaine fois. Ça ne revenait pas à lire des lettres d’amour, mais plutôt des séries de notes prises dans un agenda, heures et lieux. Puis la relation se mourait peu à peu, même s’il y avait quelques soudains remous vers la fin. Le dernier message tenait en une simple phrase menaçante : « Bien, je n’ai plus qu’à l’appeler, dans ce cas. » Manifestement, Milena n’aimait pas qu’on la quitte.
Cela se déroulait en même temps qu’une autre liaison plus prolongée avec Harvey, débarqué des États-Unis. Il est reparti chez lui, et Richard est entré en scène. Durant l’époque de Richard, Milena avait eu quelques aventures sans lendemain : l’une avec un homme bien plus jeune qu’elle-même, qu’elle appelait son « toy-boy » et qu’elle avait congédié dès qu’il s’était montré trop insistant. Après Richard, il y avait eu Johnny. Et après Johnny, durant le mois crucial qui avait précédé la mort de Greg et Milena, un seul autre protagoniste significatif : il ne signait jamais d’aucun nom, n’écrivant que deux ou trois croix en fin de message. J’ai noté son adresse dans mon carnet.
J’ai scruté l’écran jusqu’à en avoir mal aux yeux. L’amant anonyme était-il Greg ? Il terminait par des baisers et son adresse hotmail était « partipêcher » – la boîte de réception contenait des douzaines de messages de lui, étalés sur trois mois. C’étaient des lettres d’amour : elles faisaient des remarques sur ses cheveux, ses yeux, ses mains, son expression quand elle lui souriait, ce qu’il ressentait en la voyant avant qu’elle relève la tête et l’aperçoive à son tour. Un moment, j’ai dû m’arrêter de lire. J’avais une boule dans la gorge et ma vision s’était brouillée. Si c’était Greg, il ne m’avait jamais écrit sur ce ton. Et si c’était bien lui, il écrivait à une Milena que nul autre n’avait connue : quelqu’un de plus tendre et plus sympathique que la femme intelligente, brillante, sans cœur dont tous les autres semblaient garder le souvenir. Et cela se tenait, d’une certaine façon, même horrible : je ne pouvais imaginer Greg entretenir une liaison dénuée de sentiments, mais je pouvais l’imaginer tombant amoureux d’une femme, et par son amour, la transformer en une autre personne, meilleure. Je pensais autrefois qu’il avait eu ce pouvoir sur moi : qu’il avait révélé une autre dimension de moi-même qui n’existait que lorsque j’étais avec lui… et qui s’était éteinte avec lui.
La douleur dans ma poitrine s’est peu à peu atténuée et j’ai pu regarder l’écran de nouveau. J’ai momentanément mis de côté les messages en provenance d’amoureux anonymes et parcouru les messages reçus pour voir si quoi que ce soit de pertinent se présentait. Il y avait plusieurs messages de « S », loufoques et sans retenue. J’ai examiné deux e-mails qu’elle lui adressait et retrouvé le ton flirteur qu’elle réservait à certains hommes, très différent du style plus brusque qu’elle adoptait avec Frances, Beth ou les clientes. Lire le message de Beth alors qu’elle se trouvait dans la pièce me procurait un sentiment de trahison tout particulier, mais bon, je commençais à m’y connaître dans ce domaine.
J’allais ouvrir un e-mail du mari de Milena quand j’ai entendu s’ouvrir la porte d’entrée. Frances a descendu les marches en hâte, toute rouge.
— Salut ! a-t-elle lancé, jetant son manteau sur le canapé et s’approchant pour m’embrasser sur la joue, qui me semblait cuire de honte et d’anxiété. Désolée de m’être absentée si longtemps.
— Pas de problème.
— Alors, quoi de neuf ?
— Un peu de tri, c’est tout, ai-je marmonné.
Ne voyait-elle donc pas que tout se trouvait exactement là où c’était quand elle était partie, que pas un seul morceau de papier n’avait bougé, été réglé ?
— Bien, a-t-elle commenté. Mais n’en faites pas trop, tout de même.
— Non, non, ce n’est pas le cas.
Elle a regardé Beth.
— Tu nous préparerais du thé, chérie ?
Beth a adopté une mine boudeuse, s’est levée et a quitté la pièce ostensiblement à contrecœur.
Frances s’est approchée et postée près de moi.
— Ça nous a fait du bien de vous avoir ici, a-t-elle déclaré, d’une voix fatiguée. Je ne vous l’ai pas dit – enfin… je ne l’ai dit à personne – mais, quand Milena est morte, j’ai envisagé de tout laisser tomber.
— Vraiment ?
— Pour être honnête, même avant ça, les choses n’allaient plus très bien… Milena avait… (Frances a marqué une pause.) Disons juste que ce qui m’avait attirée dans ce métier avait disparu, pour beaucoup.
— Alors les choses allaient mal avant qu’elle meure ?
S’est ensuivie une nouvelle longue pause, durant laquelle le visage de Frances a adopté une expression préoccupée que je ne lui avais pas vue auparavant.
— C’est du passé tout ça, maintenant, a-t-elle conclu, et ce n’est pas de ça dont je voulais parler. Peut-être un jour. On pourrait aller déjeuner dehors, ou dîner, même.
— Avec plaisir.
— On peut facilement se confier à vous et, pour être honnête, j’ai besoin de conseils. Il y a des choses que j’ai besoin de dire.
Je ne savais pas comment réagir : j’avais l’impression que ma duplicité se voyait comme mon nez au milieu de ma figure. J’ai émis un son vague et contemplé mes mains, mon doigt sans alliance.
— Ce que j’allais dire, a repris Frances, c’est que je sais que David vous en a touché un mot, mais je voulais vous demander de manière officielle si vous envisageriez de rester.
— Ici ? ai-je confirmé bêtement.
— En gros, c’était l’idée, oui.
— Je vous ai donné une fausse impression, ai-je répondu. Je ne suis qu’une prof qui prend quelques vacances.
— Votre présence m’est agréable. La plupart des gens m’irritent. Pas vous.
— Merci. (Je n’arrivais pas à croiser son regard.) Mais je ne crois pas que ce soit possible.
— Ne dites pas non d’emblée. Réfléchissez-y, au moins. Vous êtes là demain ?
— J’ai des affaires à régler.
— Je vous serais reconnaissante si vous pouviez nous consacrer une heure ou deux dans la matinée. Je dois sortir.
— D’accord, ai-je répondu. Sur ce, je ferais mieux d’y aller maintenant. Des trucs à faire.
— Mais avant que vous ne partiez, je devrais vous payer pour ces derniers jours, je pense.
— Plus tard.
— Gwen ! Tout le monde croirait que vous avez travaillé gratuitement.
— Ne vous en faites pas, je ne suis pas une sainte.
— Johnny vous trouve pas mal de qualités, semble-t-il. (Le visage m’a cuit. Je me suis entendue marmonner quelque chose d’inintelligible.) Ne vous en faites pas. Il ne m’a rien dit. Il est assez discret. C’est juste que j’ai remarqué la façon dont il vous regarde.
— On se voit demain, ai-je réussi à dire, avant de filer.
Je me suis dit que je ne devais pas y retourner, mais c’était devenu comme une drogue. Il fallait que j’y aille, juste pour examiner le reste des e-mails de Milena. Je suis rentrée chez moi dans un état d’agitation extrême. Mon répondeur clignotait mais je ne me suis pas donné la peine d’écouter mes messages. Je me suis préparé une tasse de thé et l’ai bue tout en faisant les cent pas dans la maison. J’ai ouvert le réfrigérateur et pris l’un des yaourts à boire qu’avait apportés Mary. Elle disait que ce serait bon pour ma digestion. Il avait un goût de noix de coco et de vanille, et m’a collé au palais. Je me suis rendue dans mon petit jardin négligé. La nuit descendait, conférant un air mystérieux à toute chose. J’ai remarqué les amoncellements de feuilles détrempées sur la pelouse, les orties qui poussaient le long du mur du fond. Il restait encore quelques roses jaunes sur le buisson près de la porte du fond. Le petit merle trempé chantait obstinément dans l’obscurité. Je me suis rappelé qu’il était encore temps de planter des bulbes pour le printemps. L’automne précédent, nous avions prévu des perce-neige, des hellébores d’hiver, des jonquilles et des tulipes rouges. Greg avait adoré les tulipes. Il disait que c’étaient les seules fleurs aussi belles en fanant qu’elles l’étaient en s’épanouissant. Je me suis aperçue que je n’avais plus aucun mal à penser à lui au passé. Quand cela s’était-il produit ? Quel jour avait-il glissé entre les failles de ma mémoire pour reposer, avec d’autres disparus, au fin fond de mon esprit ?
De retour dans la maison, j’ai étalé mes deux tableaux sur la table de la cuisine et les ai étudiés, tandis que mon cerveau fourmillait en vain. J’ai sorti mon carnet de mon sac et contemplé les deux adresses. Que faire, maintenant ? Le téléphone a sonné et je n’ai pas décroché. J’ai guetté le message, mais il n’y en a pas eu. Puis il a sonné de nouveau, mais je n’ai toujours pas répondu. La sonnerie a retenti encore une fois. C’était au premier qui se dégonflerait. J’ai fini par renoncer et prendre l’appel.
— Je savais que tu étais là.
C’était Fergus.
— Désolée, j’étais fatiguée.
— Je voulais t’inviter à dîner. Jemma a mis un poulet au four, j’ai fait du feu.
— Comme je te l’ai dit, je suis un peu fatiguée.
— Si tu ne viens pas, on met le dîner dans la voiture et on te l’apporte. Et si tu ne nous laisses pas entrer, on dînera sur le pas de ta porte et on te mettra la honte devant les voisins.
— OK, OK, j’arrive.
— J’arrive, merci.
J’ai ri.
— Désolée, je suis mal élevée. Oui, merci pour votre invitation.
Jemma était enceinte jusqu’aux dents. De temps à autre, elle grimaçait quand le bébé lui flanquait un coup de pied. Sur son invite, j’ai posé ma main sur son ventre et senti le petit se tortiller et donner du poing. Elle m’a dit qu’il n’arrêtait pas d’avoir le hoquet.
— Il y a tant de choses que les gens n’osent plus me dire, ai-je commenté, deux verres de vin plus tard.
— Comment ça ?
Fergus s’est penché en avant pour remplir mon verre mais je l’ai couvert de la main.
— Eh bien, par exemple, vous ne me parlez plus du bébé à moins que je vous y encourage. Vous vous dites que ça risque de me faire du mal – à cause de Greg, parce qu’on n’a jamais réussi et que, maintenant, il est trop tard. Et bien sûr que ça me fait du mal, mais ce n’est pas comme si je n’y pensais pas jusqu’à ce que vous m’en reparliez. Je préfère qu’on me dise les choses, autrement je me sens marginalisée, exclue. Mary n’arrêtait pas de me raconter en détail ce que faisait Robin – ses moindres reniflements, ses couches, la façon qu’il a de refermer son poing autour de son doigt – et aujourd’hui c’est tout juste si elle mentionne son nom. Gwen me parlait de sa vie sentimentale. Joe se plaignait régulièrement à moi quand il était enrhumé ou me racontait quand il avait un client sacrément riche. Plus maintenant.
— Dans ce cas, a répondu Fergus, quêtant un regard approbateur auprès de Jemma, on voulait te demander quelque chose.
— Oui ?
— Tu veux bien être sa marraine ?
— Sa marraine ?
— Oui.
— Mais vous ne croyez pas en Dieu.
— Bof, c’est pas vraiment la question.
— Et moi non plus…
— C’est donc un non ?
— Bien sûr que je serai sa marraine ! J’en serai très heureuse…
Je pleurais, les larmes ruisselaient sur mes joues jusque dans ma bouche. Je les ai essuyées du dos de la main en tendant mon verre, pour qu’on me resserve.
— À… qui que tu sois.
— À qui que tu sois !
Fergus s’est levé pour m’étreindre.
— Je suis si désolé, pour tout, a-t-il chuchoté.
J’ai haussé les épaules.