Sitôt rentrée chez moi, j’ai été chercher le nom de Gwen dans l’annuaire. Il ne s’y trouvait pas, sans doute parce qu’elle enseigne les maths dans un établissement d’enseignement secondaire. Si son nom devait y figurer, son téléphone n’arrêterait pas de sonner : c’est quoi, les devoirs pour demain ? Je n’arrive pas à faire le problème numéro trois. Pourquoi mon enfant a-t-il raté son examen ? Et, désormais, des messages déroutants d’une société d’organisation d’événementiel pour laquelle elle ignorait travailler.
Ensuite, j’ai cherché celui de Hugo Livingstone et, avant d’avoir pu m’en empêcher, ai composé son numéro. À la deuxième sonnerie, une femme a répondu, qui s’exprimait avec un fort accent d’Europe de l’Est.
— Allô ?
— Bonjour. Pourrais-je parler à Hugo Livingstone ?
— Il n’est pas là.
— À quelle heure me suggérez-vous de rappeler ?
— Il sera absent plusieurs jours. Il est aux États-Unis.
— Ah. Désolée de vous avoir dérangée.
J’ai mis une pomme de terre au four, me suis servi un verre de vin, puis un autre, tout en méditant ce que je venais de faire. Avais-je commis un crime ? Je ne le pensais pas. Tant que je ne le faisais pas dans l’intention de frauder ou de voler, je ne pouvais me faire arrêter. Juste, Auguste ?…
Étais-je malhonnête ? Eh bien… sans le moindre doute.
Était-il moralement condamnable de donner un faux nom, et non seulement un faux nom, mais le nom de quelqu’un d’autre, celui de l’une de mes meilleures amies par-dessus le marché ? Mais emprunter une identité, ce n’était pas comme emprunter un pull sans demander la permission. Je ne dépossédais pas Gwen de ce nom. Je n’allais pas le compromettre ou le salir. J’avais induit Frances et Beth en erreur. Mais si j’avais avoué qui j’étais, elles auraient pu me croire folle. Ce qui m’amenait à la question…
Étais-je folle ? Ou n’avais-je fait que quelque chose d’insensé ? Les deux ? Ou aucun des deux ? Et si j’étais dingue, étais-je en mesure de le dire moi-même, de l’intérieur, en quelque sorte ?
Une heure plus tard, environ, j’ai sorti la patate du four et l’ai écrasée avec beaucoup de beurre, puis l’ai saupoudrée de sel et de poivre. J’en ai d’abord mangé le cœur tendre, puis la peau croustillante. C’était délicieux. Le téléphone a sonné.
— Mais où es-tu ?… a lancé Mary.
— Comment ça ?
— Tu viens dîner ce soir, m’a-t-elle rappelé.
— Ah bon ?
— Je t’ai invitée il y a plusieurs jours. Tu as dit oui.
— Tu es sûre ?
— On va tous passer à table.
— Tous ?
— On est sept. Ou plutôt, on sera sept avec toi.
— Dix minutes, ai-je répliqué. Quinze, maxi.
J’étais tout à fait certaine que Mary ne m’avait pas invitée. D’un autre côté, étant donné le chaos qui régnait dans mon existence, le fait que je sois tout à fait certaine ne signifiait pas pour autant qu’elle ne me l’avait pas proposé. Tout en moi, élans du corps et de l’âme, me criait de ne pas y aller. Ce dont j’avais réellement envie, c’était d’un bain, de mon lit, et d’heures de sommeil lourd, sans rêves. Qui plus est, j’avais déjà pris un repas solide et bu plusieurs verres de vin. J’ai proféré des obscénités à voix haute en prenant une douche de trente secondes, enfilé une robe et ébouriffé mes cheveux dans l’espoir qu’ils aient l’air ingénieusement coiffés. J’ai mis un manteau, ai quitté la maison au pas de course et sauté dans un taxi au bout de la rue.
Mary m’a accueillie plutôt froidement en ouvrant la porte, mais ne pouvait décemment engueuler une veuve devant Eric et ses quatre autres invités. J’en connaissais deux : Don et Laura étaient de vieux amis de Mary et j’avais comme l’impression qu’elle nous recevait toujours ensemble pour que nous nous rapprochions, ce qui, pour des raisons que je n’ai pas comprises, ne s’est jamais fait. Ensuite venait Maddie, qui travaillait avec Mary, et Geoff, qui m’a expliqué qu’il avait fait la connaissance de Mary et Eric durant des vacances en Sicile, quelques années plus tôt, à vélo, et qu’ils étaient restés en contact depuis. Je me suis demandé, avec une pointe de ressentiment, si Mary tentait déjà de me recaser, puis m’en suis aussitôt voulu. Qu’était-elle censée faire ? Si elle avait invité deux couples, j’aurais pu être fâchée de me sentir exclue.
Durant les présentations, j’ai lu l’expression empreinte de sollicitude désormais familière sur le visage de tout un chacun. Il était clair que Mary les avait informés de ma situation. Mais j’ai bientôt eu d’autres motifs de souci. Mary a dit que nous devions manger et a marmonné dans sa barbe que tout avait dû brûler.
J’étais reconnaissante à Mary, en théorie du moins, de m’avoir invitée. Ce ne pouvait être la perspective la plus réjouissante qui soit. Elle devait bien savoir que je ne serais pas le boute-en-train de la soirée. Les autres avaient l’air gênés eux aussi, peut-être par la nécessité d’éviter tout sujet qui pourrait sembler malvenu : la mort, les enterrements, les mariages. Et j’en savais désormais bien trop sur l’état du couple de Mary : je n’arrêtais pas d’observer Eric à la dérobée, pour détourner les yeux avant qu’il ne croise mon regard. Geoff m’a relaté avec des détails inutiles le périple qu’il avait fait à vélo l’année précédente, et avec des détails plus superflus encore celui qu’il s’apprêtait à faire cet été.
— Vous faites du vélo ? m’a-t-il demandé enfin.
— Non, ai-je répondu – ce qui était plus ou moins censé mettre un terme à toute conversation ; en tout cas, telle était mon intention.
Je me suis tournée vers Laura, laquelle s’est penchée vers moi, a posé sa main sur la mienne et m’a chuchoté :
— Ellie, comment vas-tu ?
— Bien, bien. Je veux dire… aussi bien qu’on puisse l’espérer.
— Je voulais juste te dire : s’il y a quoi que ce soit que je puisse faire, il te suffit de demander.
Je me suis obligée à lui répondre les amabilités requises : je l’ai remerciée et j’ai dit qu’il n’était pas réellement question d’aide, juste de m’en remettre, et d’être entourée d’amis, et le temps que j’arrive à la fin de la phrase, je ne pouvais plus me rappeler comment ça avait commencé. Entre-temps, je ne rendais pas justice à la cuisine de Mary. L’entrée a consisté en un mezze grec : houmous, feuilles de vigne, tarama, petites tranches de halloumi frit, olives piquées sur des cure-dents avec des bouchées de feta. Ç’aurait été alléchant si je n’avais pas juste ingéré une énorme patate gorgée de beurre. Eric a rempli mon assiette, comme si la double ration qu’il me servait était préconisée dans mon état. J’ai picoré, tranchant les hors-d’œuvre et les redisposant dans mon assiette, dans l’espoir que cela donnerait l’impression que j’avais bien mangé.
On a poursuivi sur le thème grec avec le plat principal. Mary avait préparé une copieuse moussaka, dont Eric m’a servi une généreuse portion. Je l’ai obligé à en reprendre la moitié, ai déployé beaucoup d’ingéniosité et d’efforts à semer la pagaille tout en portant de temps à temps la nourriture à ma bouche. J’ai dépensé la même énergie à ne pas boire le vin, parce que j’avais déjà trois verres d’avance sur tout le monde.
J’ai de la même façon trituré fromages et biscuits, et Mary a fini par me demander si je me sentais bien. J’ai répondu que oui et elle n’a pas insisté, attribuant sans doute mon manque d’appétit au chagrin. Je me suis lâchée sur le café, cependant. J’en ai bu trois tasses bien fortes, après quoi mes mains se sont mises à trembler. Je me sentais férocement éveillée, de manière inhumaine, et fatiguée en même temps.
À la fin de la soirée, j’ai décliné l’offre de Geoff, qui proposait de me déposer chez moi en voiture. J’avais envie de marcher pour m’éclaircir les idées, éliminer le café. De toute façon, j’aimais bien marcher en ville la nuit et j’avais besoin de réfléchir, de mettre de l’ordre dans mes pensées.
J’avais plus ou moins résolu de ne pas retourner au bureau de Frances, parce que ce n’était pas bien, quelle que soit la façon d’envisager la question. Mais en repensant à la soirée passée chez Mary, je me rendais bien compte, aussi, que je ne pouvais pas continuer comme ça. Si on s’en tenait aux apparences, j’avais probablement l’air d’aller bien, tel un robot qu’on aurait programmé pour se comporter comme un être humain, avec un relatif succès : je ne m’étais pas donnée en spectacle, n’avais pas pleuré, n’avais mis personne dans l’embarras. De mon point de vue, de l’intérieur, c’était une tout autre histoire.
Peut-être était-ce un signe de succès que de pouvoir traverser les jours, jusqu’en fin de soirée, sans craquer, ni crier, ou se disputer à mort avec quelqu’un. Mais ce n’était pas ce que j’attendais de ma vie, cette horrible impression de dissociation, de jouer un rôle qui n’était pas le mien, d’être une personne que je ne reconnaissais plus. Ça, et de ne pas savoir la vérité au sujet de Greg. Peut-être s’agissait-il a priori de deux choses distinctes, mais dans mon esprit elles étaient liées. Si je réussissais juste à prouver que Greg et cette femme avaient entretenu une liaison – ou qu’ils ne l’avaient pas fait –, je pourrais recommencer à vivre en tant que personne réelle. Si je parvenais à mettre la main sur la lettre, l’e-mail ou la carte postale prouvant qu’il avait couché avec elle – parce que ma présence lui aurait pesé, ou que je ne l’avais pas comblé –, je pourrais lui en vouloir et peut-être, je dis bien peut-être, lui pardonner.
C’est ainsi que le lendemain, j’ai enfilé une tenue de bureau, ne faisant toutefois pas trop bureau vu que, de toute façon, je n’en possédais aucune : on ne s’habille pas pour restaurer des meubles dans la cabane du jardin. J’ai choisi un pantalon de toile noir avec un fin pull gris clair, ai noué mes cheveux en un chignon négligé, mis des boucles d’oreilles, une chaîne en argent autour de mon cou, et même de l’eye-liner et du mascara. À présent, je n’étais plus Ellie mais Gwen : obligeante, calme, organisée, discrète, un tant soit peu matheuse. J’ai sorti mon portefeuille de mon sac : si, pour une raison quelconque, que j’avais du mal à imaginer, j’en avais besoin, je pourrais faire semblant de l’avoir oublié. J’ai juste emporté un peu de liquide. J’ai soigneusement inspecté mon sac à bandoulière, ôtant tout ce qui pouvait m’identifier. J’ai vérifié ma main gauche. Pas d’alliance.
À 10 heures 5, quand je suis arrivée au bureau, Frances a ouvert la porte avec un sourire de bienvenue et de soulagement si manifestes qu’ils m’ont fait sourire malgré moi.
— J’ai cru que vous ne viendriez pas, a-t-elle avoué. Je me suis dit que je vous avais rêvée hier, par désespoir. La situation est tellement catastrophique. Je suis obligée de travailler ici, pas vous.
— Je vais vous aider un jour ou deux, ai-je annoncé. J’ai du travail qui m’attend, moi aussi, mais vous traversez une passe difficile, alors s’il y a quoi que ce soit que je puisse faire…
— Je traverse en effet une passe difficile, a convenu Frances, une grosse crise, et ce qui est terrible, dans tout ça, c’est que je ne vois pas ce que vous pouvez faire pour vous rendre utile, à part foutre le feu.
— Je ne sais pas organiser de réception, ai-je répondu, ou m’habiller en serveuse, ou préparer un repas de cinq plats pour cinquante personnes, mais si quelqu’un pouvait m’offrir une tasse de café, je serais heureuse de passer en revue tous les papiers de ce bureau et d’y répondre ou d’en faire quelque chose, ou de les classer, ou encore de les jeter. Après quoi je retournerai à mes oignons.
Le sourire de Frances s’est mué en un vague froncement de sourcils.
— Qu’ai-je fait pour vous mériter ?
J’ai senti un infime frisson d’appréhension. Étais-je en train de dévoiler mon jeu ?
— J’essaie de faire pour autrui ce que j’aimerais qu’on fasse pour moi, ai-je répondu. Ça sonne trop cucul la praline ?
Frances a retrouvé le sourire.
— Je suis submergée, et on m’aide à sortir la tête de l’eau, a-t-elle déclaré. Et après ?