38
« Ça va ? demanda Oban tandis que la voiture s’éloignait du petit immeuble, devant lequel la foule des badauds s’était considérablement accrue.
— Oui. Ça va », répondis-je en me forçant à l’assurance. Je ne tremblais pas, ma voix non plus. Ma respiration était régulière. Je descendis la vitre et laissai l’air tiède caresser mon visage.
« C’était ahurissant, non ? » Son visage était redevenu normal et son ton était jovial, presque joyeux. Il semblait même tout fringant, et plus détendu que je ne l’avais vu depuis des semaines. Je n’aurais pas été surprise de l’entendre siffloter entre ses dents.
« Oui. Effrayant.
— Dur pour les gars du labo. Un vrai cauchemar ! Mais les groupes d’autodéfense ont un capital de sympathie dans une certaine frange de l’opinion, même si ce sont des bouchers. La justice sommaire, par le peuple et pour le peuple. Ce genre de refrains. Il faudra marcher sur des œufs à la conférence de presse. »
Je fermai les yeux un instant et revis la bouillie qu’étaient les restes mortels de Michael Doll, la mer de sang. Du sang rouge, partout. Une pièce rouge sombre baignant dans le sang. La chambre écarlate.
« En somme, nous sommes revenus au point de départ, Kit.
— Pardon ?
— C’était Doll le coupable. Malgré tout. »
Je poussai un grognement qui n’exprimait rien et regardai par la fenêtre ouverte. Le ciel était bleu et sans nuages, le soleil doré. Les gens sur les trottoirs portaient des couleurs vives. C’était une journée de chaleur et de lumière, comme le dernier cadeau de l’été.
« Allons, Kit. Vous pouvez oublier tout cela, maintenant. L’affaire est close, reconnaissez-le.
— Eh bien…
— Laissez-moi deviner. Vous n’êtes toujours pas convaincue, n’est-ce pas ? Bon sang de bois, nous avons trouvé le gobelet d’Emily dans l’appartement de Doll, avec son nom écrit dessus ! Bien sûr, il nous faudra la confirmation de Jeremy Burton, mais ce n’est qu’une formalité, vous ne croyez pas ? Et pourtant, vous n’êtes pas convaincue. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? »
En parlant, il tourna la tête vers moi. Son expression était plus affectueuse qu’exaspérée.
« Il y a trop de choses que je ne comprends pas, c’est tout.
— Et alors ? Qui a la prétention de tout comprendre ? Ce n’est plus la peine que vous compreniez. Vous n’êtes pas censée diriger un séminaire sur cette affaire devant vos confrères. Ce qu’il nous fallait, c’était trouver l’assassin de ces femmes. Et, Dieu merci, c’est fait !
— Non. Ce que je voulais dire, c’est que l’ensemble ne tient pas debout.
— Il y a beaucoup de choses dans la vie qui ne tiennent pas debout. » Il fit une embardée pour éviter un cycliste moulé dans une tenue en Lycra fluo. « Mais c’était bel et bien Doll l’assassin. »
Je m’abstins de répondre.
« Kit ! Allez, dites-le. Rien qu’une fois. Vous verrez, c’est indolore.
— Je ne dis pas que vous ayez tort…
— Mais vous n’êtes pas prête à dire que j’ai raison.
— Non. »
Il rit gaiement, puis posa sa main tiède sur la mienne.
« Vous avez fait du bon travail, Kit. Même si au bout du compte il se révèle que votre intuition vous a trompée, vous avez fait de l’excellent travail. Ne croyez pas que je n’aie pas senti combien c’était dur pour vous, après ce que vous avez vécu. Mais sans vous, nous aurions couru dans tous les sens pendant des mois. Grâce à vous, nous sommes restés dans le droit chemin.
— Non, dis-je, surprise par la fermeté de ma voix. Non. Je vous ai empêchés d’arrêter Doll il y a plusieurs semaines. Si vous l’aviez envoyé devant un juge, coupable ou non, il serait en vie à l’heure qu’il est. Dans un an, il aurait peut-être fini dans mon hôpital. Je lui ai dit qu’il n’était pas en danger.
— Ça ne sert à rien d’avoir ce genre de pensées. Nous avons tous fait des erreurs dans cette affaire. Vous nous avez retenus d’en faire beaucoup plus, alors que nous y étions tout prêts. Vous avez empêché une sacrée pagaille.
— Mais…
— Bon Dieu, Kit, changez de disque ! Assez de “mais”. Vous êtes la femme la plus têtue avec qui j’aie eu l’honneur et le privilège de travailler.
— Je le mettrai sur mon CV, dis-je sèchement.
— Et la plus respectable », ajouta-t-il.
Je tournai les yeux vers lui, mais il regardait fixement la route devant lui. Je posai ma main sur son bras, très légèrement.
« Merci, Daniel. »
Mon appartement avait un aspect négligé, abandonné, comme si personne n’y habitait plus. Toutes les fenêtres étaient fermées, les rideaux mi-clos comme si j’étais partie en vacances, les meubles poussiéreux. Il n’y avait pas de fleurs comme à l’ordinaire, à part un bouquet séché sur l’appui de fenêtre de la cuisine ; pas de fruits dans la corbeille sur la table ; pas de livre ouvert sur l’accoudoir du sofa ; pas de petit mot de Julie sur un post-it collé à ma porte. J’ouvris le réfrigérateur. Il était propre et presque vide : un carton de lait demi-écrémé, un reste de beurre, un petit pot de sauce au basilic entamé, un paquet de café en grains.
Quand avais-je passé un vrai moment de tranquillité avec Julie ? Avec un petit pincement de honte, je me rendis compte que je ne m’en souvenais plus. Dans la folle agitation des derniers jours, elle avait été comme une forme floue à la frontière de mon champ de vision, que je voyais bouger sans lui prêter attention, préférant m’intéresser à cent autres choses. J’avais le vague souvenir qu’elle m’avait dit vouloir me parler à un moment où je sortais en courant pour aller je ne sais où. Mais quand ?
La porte que je m’étais habituée à considérer comme celle de sa chambre était entrouverte, et j’y passai la tête. La pièce me parut trop en ordre. Julie laissait toujours derrière elle des vêtements gisant sur le sol, des bâtons de rouge et des pots de crème ouverts sur le fichier transformé en coiffeuse, son lit défait. Quelques instants, je me demandai si elle était partie pour de bon, mais sa valise était toujours posée par terre, et le placard plein de ses affaires.
Je retournai au salon et ouvris la fenêtre. J’époussetai les meubles. Puis je sortis de l’appartement et courus jusqu’à l’épicerie italienne au coin de la rue, pour y acheter du fromage de chèvre et une tranche de parmesan, des pâtes fraîches, de la crème, du salami et du jambon d’Aoste, des olives fourrées aux anchois, des biscuits aux amandes, un plant de basilic dans un petit pot en terre, des cœurs d’artichaut, quatre grosses figues. Non parce que j’étais affamée, mais parce que j’avais envie d’avoir quelques bonnes choses chez moi, en signe de bienvenue pour quiconque frapperait à ma porte.
En sortant de l’épicerie, je fis un saut chez le marchand de primeurs, un peu plus loin dans la rue : des poivrons rouges, des poivrons verts, des poivrons jaunes, des pommes Grannie Smith, un long melon jaune pâle, des mandarines, des prunes d’un beau violet et une énorme grappe de raisin noir. Chez le fleuriste, j’achetai un imposant bouquet criard de dahlias jaunes et orange. Je rentrai en titubant chez moi, la poignée des sacs en plastique me meurtrissant les doigts et les fleurs me chatouillant le nez. J’allumai la bouilloire, moulus du café, fourrai les fleurs dans un grand vase en verre épais, rangeai le fromage dans le bas du réfrigérateur, empilai les fruits et les légumes dans de vastes saladiers. Voilà. Si Julie rentrait, elle saurait que j’étais de retour, et pour de bon.
J’allais me faire couler un bain quand le téléphone sonna.
« Oui ?
— Kit, je passe vous prendre dans cinq minutes. D’accord ? Je suis à deux pas de chez vous.
— Je croyais vous avoir entendu proclamer que cette affaire était finie, Daniel.
— Elle l’est. Ce sera une sorte de coda. Vous allez apprécier, je vous le promets.
— Je n’aime pas beaucoup les surprises… », commençai-je, mais il n’était déjà plus là.
« Vous participez à l’enquête depuis le début. Il me semble juste que vous soyez là pour la fin.
— Je ne sais toujours pas où nous allons. »
Oban eut un large sourire.
« Kit, arrêtez de ronchonner. »
Quelques minutes plus tard, la voiture s’arrêtait devant la maison des Teale.
« Vous êtes sûr qu’elle est chez elle ?
— Je l’ai prévenue par téléphone. »
Quand Bryony ouvrit la porte, je fus frappée par son apparence. Elle avait attaché ses cheveux couleur d’abricot derrière sa nuque et son visage était très pâle. Il y avait des cernes profonds sous ses yeux, comme si elle n’avait pas dormi depuis plusieurs jours. Elle semblait amaigrie dans le jean et la chemise blanche trop grande qu’elle portait, et le sourire qu’elle nous adressa ne plissa pas son visage.
« Entrez.
— Ce ne sera pas long, Mrs Teale, dit Oban dès que nous fûmes dans le salon. Je voulais seulement vous demander si vous connaissiez cet objet. » Il enfila un gant mince sur sa main droite, la glissa dans le sac qu’il avait apporté, et, tel un prestidigitateur, en sortit d’un geste théâtral une pochette en cuir. Bryony la regarda, puis porta les mains à sa bouche.
« Oui, murmura-t-elle.
— On l’a trouvée dans l’appartement de Michael Doll. » Il darda sur moi un regard de pur triomphe.
« Oh ! » Elle eut le souffle coupé, comme si on lui avait donné un coup de poing dans l’estomac. Subitement, elle se mit à pleurer, cachant son visage dans ses mains et poussant de petits gémissements aigus. Des larmes coulèrent entre ses doigts.
Je fixai Oban avec colère ; il s’approcha d’elle et lui posa gauchement une main sur l’épaule.
« Allons, allons. Tout va bien, maintenant. C’est fini, Mrs Teale. Nous l’avons retrouvé mort. Vous ne courez plus aucun danger.
— Plus aucun danger ? » Elle releva la tête et tourna vers nous son visage ruisselant. Elle paraissait frappée de stupeur.
« Plus aucun danger ?
— Non, plus aucun. Je ne peux pas vous expliquer les détails, mais nous pensons pouvoir affirmer que Doll, l’homme qui s’est fait passer pour un témoin après votre agression, était en réalité le meurtrier. Il a toujours été suspect, et on l’a trouvé mort chez lui, ce matin. Il avait en sa possession des objets appartenant à Philippa Burton et à vous. Nous avons su que ceci vous appartenait – il exhiba la pochette et la fit sauter dans sa main – parce qu’à l’intérieur, il y a entre autres choses vos clefs avec votre nom sur le porte-clefs. Peut-être avait-il aussi conservé un objet appartenant à la jeune Lianne, mais cela, nous n’en saurons probablement jamais rien. » Il lui sourit d’un air candide. « C’étaient ses trophées, vous comprenez ?
— Mais comment… que…
— Il avait déjà été attaqué par un membre d’un groupe d’autodéfense, et notre hypothèse est que ce sont ces mêmes personnes qui l’ont tué. Il est encore trop tôt pour que nous en ayons la confirmation.
— Ma pochette, dit-elle lentement. Il avait ma pochette.
— Vous ne vous rappelez pas l’avoir perdue ?
— Non. Je ne sais pas. Je veux dire… J’ai dû la perdre la nuit de l’agression. Mais je n’ai pas pensé, que… Je savais que je l’avais égarée, mais je ne me rappelais pas la dernière fois où je l’avais vue. J’avais les idées trop confuses. Quand je suis tombée, il a certainement… Mais je croyais qu’il venait à mon aide. Comment ai-je pu être assez bête pour croire ça ? » Elle frissonna violemment et serra très fort les bras ; autour de son corps.
« Vous ne vous sentez pas bien ? » demandai-je.
Elle se tourna vers moi.
« J’imagine que je devrais, dit-elle. J’ai un peu mal au cœur, tout à coup. Je n’ai plus rien à craindre maintenant, n’est-ce pas ? Je crois que je n’ai pas encore bien assimilé. » Elle se reprit avec effort et nous sourit. « Voilà la conclusion de quelques journées mémorables ! »
Oban lui tendit la main.
« Au revoir, Mrs Teale. Nous repasserons vous voir prochainement, pour préciser certains détails. Même si rien ne sera jamais assez précis pour vous, Kit, n’est-ce pas ? » Il me regarda d’un air suffisant.
« Au revoir, Bryony. » J’allais lui serrer la main à mon tour, mais elle me prit dans ses bras et m’embrassa sur les deux joues. Elle sentait le savon et son corps me parut très doux et très fragile.
« Vous avez été adorable, me murmura-t-elle à l’oreille. Merci. »
« Satisfaite ? claironna Oban alors que nous regagnions la voiture.
— Ne faites pas le fanfaron, Daniel. Ça ne vous va pas du tout. Où allez-vous maintenant ?
— À la conférence de presse. Vous venez, j’espère ?
— Déjà ? Vous ne traînez pas.
— Non, quand nous avons des résultats. Montez ! » Il m’ouvrit la portière.
« Je ne sais pas pourquoi je vous permets de me donner des ordres. »
Il s’esclaffa.
« C’est pour rire ! »
Je ne sais pourquoi, je portai ma main à mon visage et touchai légèrement ma cicatrice.
« C’est drôle, dis-je. Je n’arrive plus à me rappeler le temps où je n’avais pas cette figure.
— Quelle figure ?
— Ma balafre.
— Vous êtes très bien », dit-il un peu timidement. Puis : « Allons, montez vite. Nous n’allons pas rester tout l’après-midi devant chez Mrs Teale pour discuter de votre beauté. »
La nuit tombait quand j’arrivai chez moi. Les fenêtres n’étaient pas éclairées, signe que Julie n’était pas encore de retour. J’entrai et me fis aussitôt couler un bain. Moins de douze heures plus tôt, j’étais face à face avec Doll. Son visage se présentait à mon esprit sans crier gare, non la bouillie sanglante sur la moquette, mais le visage qu’il avait tourné vers moi quand j’étais allée le voir au bord du canal. Ce sourire plein d’attente. Il avait tué deux personnes, Lianne et Philippa. Il avait tenté d’en tuer une troisième, Bryony. Et cependant, je ne pus m’empêcher d’éprouver un élan de pitié pour lui. Il n’avait jamais eu sa chance. Il était vicieux, méchant, manipulateur, répugnant, pervers, assassin, mais il n’avait jamais eu sa chance. J’avais rencontré trop d’hommes comme Michael Doll.
« Salut ! Tu as de la mousse dans les cheveux. »
Je m’assis dans la baignoire.
« Je ne t’ai pas entendue entrer.
— Probablement parce que tu avais la tête sous l’eau. L’appartement a l’air tout neuf.
— Tant mieux. Je l’ai trop négligé, ces derniers temps.
— Mmm… Comment te sens-tu, aujourd’hui ?
— L’affaire est finie.
— Pardon ?
— L’enquête sur les meurtres. Elle est finie. Apparemment, c’était Michael Doll le coupable.
— Doll ? Le fêlé qui est venu ici ?
— Oui.
— Mon Dieu ! Je crois que je vais y réfléchir à deux fois avant d’ouvrir la porte.
— Julie, si nous nous offrions une petite sortie ce soir ? À moins que tu n’aies d’autres projets.
— J’aimerais beaucoup. Seulement, je suis un peu à court d’argent en ce…
— C’est moi qui t’invite. J’ai plein d’argent et aucune idée pour le dépenser.
— Oh, tu vas voir, je suis très douée pour dépenser ! »
Je commandai un bouillon, des acras de poisson thaïlandais, des nouilles et du riz, des pâtés au piment cuits à la vapeur, deux brochettes de gambas, de la seiche à la citronnelle et à la coriandre, des travers de porc à la sauce aigre-douce, et une bouteille d’un excellent rouge chilien. Julie paraissait ébahie et un peu alarmée.
« Et deux coupes de champagne, ajoutai-je.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Pardon ?
— Tu as commandé un repas pour six personnes. Tu n’es pas enceinte ? »
Le champagne arriva et je fis tinter ma coupe contre celle de Julie.
« C’est mon Nouvel An, dis-je.
— Nous sommes le 21 août, Kit.
— Une nouvelle année peut commencer n’importe quel jour…
— Je n’arrive pas à comprendre si tu fêtes un succès ou si tu noies tes chagrins.
— Un peu des deux. Je suis contente que ce soit fini. Contente de savoir que Doll ne fera plus de mal à personne. Mais je ne comprends pas comment tout ça s’est enchaîné, c’est complètement inexplicable, il y a un tas de choses qui ne collent pas. Et quand j’y pense, j’ai comme un sentiment de…
— De frustration ? souffla Julie.
— Plus que cela. C’est comme si j’avais manqué à mes engagements envers elles. Philippa et Lianne. Tu trouves que je débloque ?
— Oui, je trouve. Il y a déjà un certain temps que tu m’inquiètes, avec tes…
— À la conférence de presse, tout à l’heure, Oban s’est laissé aller à faire mon éloge. Avec effusion, même. Je me suis sentie comme un imposteur.
— Parce que ?
— Parce que j’ai le sentiment de n’avoir pas encore fait ce qu’il fallait pour qu’elles puissent reposer paisiblement comme il se doit. C’est bête, non ?
— Elles sont mortes, donc elles reposent de toute façon. Et le plus important, j’imagine, c’est que ce type ait été arrêté.
— Il est mort.
— Oh. » Elle semblait déconcertée.
« Assassiné par un groupe d’autodéfense, des brutes décérébrées qui se sentiront parfaitement dans leur droit quand ils sauront ce qu’il a fait. Ah, voilà notre repas. »
Je bus tout le bol de bouillon. Il était si piquant que j’eus la sensation d’avaler des aiguilles et des épingles. Tout mon corps me parut chauffé de l’intérieur. Ensuite, je mangeai trois pâtés au piment. Je dus les mâcher longtemps et eus quelque peine à avaler. Mais j’y arrivai.
« Excuse-moi d’avoir été si complètement obnubilée.
— Ce n’est pas grave, dit Julie avec un sourire. Mais je voudrais savoir ce qui s’est passé avec Will Pavic.
— C’est fini aussi. Probablement, du moins.
— Vraiment ? Ça n’a pas duré longtemps. Mais ce n’est peut-être pas plus mal. Il avait un sale caractère, non ?
— Son sale caractère, c’était ce qui me plaisait en lui. » Je mordis dans un travers de porc et bus une grande gorgée de vin pour le faire descendre. Le visage écrasé de Doll flottait devant mes yeux. La pièce était entrée dans ma tête, aspergée de son sang, du mien.
« Alors, pourquoi arrêter ?
— Pardon ? Oh, parce que je ne tiens pas à m’engager sur ce genre de chemin. Je crois… Comment dire ? Je crois que je ferais mieux d’essayer d’être heureuse.
— C’est plutôt une bonne idée, je trouve. »
Je piquai un anneau de seiche avec ma fourchette. On aurait dit du caoutchouc. Ou un morceau de boyau. Je le reposai dans le plat et fixai le riz jaunâtre. Puis je bus de nouveau quelques gorgées de vin. Je me sentais toute drôle.
« J’ai quelque chose à te dire », annonça Julie à travers la brume qui se formait devant mes yeux.
Je clignai des paupières.
« Quoi ?
— Je pars.
— Je sais, tu vas t’installer dans un appartement à toi.
— Non. Je quitte le pays de nouveau. Je n’arrive pas à me réhabituer à la vie en Europe. Je me sens prise au piège. Je n’ai aucune envie d’enseigner, ni de travailler pour une compagnie discographique, d’arriver à mon bureau tous les matins déguisée en dame comme il faut, avec des bas et des escarpins. Donc, je repars. Est-ce que je te fais l’effet d’une de ces personnes qui sont incapables de s’adapter au monde réel ?
— J’ai toujours pensé qu’il n’y avait rien de mal à vouloir s’évader du réel, répondis-je, d’une voix qui me semblait venir de très loin.
— J’ai seulement envie d’être heureuse. Comme toi. »
Je levai mon verre.
« À ton bonheur, alors !
— Ne pleure pas, Kit. Nous pouvons être heureuses toutes les deux. En même temps. » Nous partîmes l’une et l’autre d’un fou rire larmoyant. « Et puisque tu es saoule et d’humeur sentimentale, ajouta-t-elle, j’en profite pour te dire que je t’ai emprunté ta robe en velours noir sans te demander la permission, qu’ensuite je l’ai lavée à l’eau chaude et qu’elle est toute bizarre maintenant. Le bas fait un tas de petites vagues. Désolée. »