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« J’aurai besoin de vous en permanence, désormais », m’avait dit Oban. Aussi, cet après-midi-là, étais-je une fois de plus à son côté pour m’entretenir une fois de plus avec Jeremy Burton dans son beau jardin – aujourd’hui détrempé par les trombes d’eau qui étaient tombées à l’heure du déjeuner –, non sans être péniblement consciente de la présence d’Emily, qui nous observait de la fenêtre de sa chambre en suçant son pouce. Jeremy avait insisté pour que notre conversation se déroulât dehors, comme si rester dans la maison l’oppressait. Il ne portait qu’une chemise à manches courtes, sans veste, mais ne semblait pas sentir le vent frisquet qui soufflait en brèves rafales et agitait les branches des arbres du verger. J’avais enfilé un cardigan en laine, mais j’avais froid quand même, et mes pieds étaient mouillés dans mes chaussures d’été.
« Je ne comprends pas », répéta-t-il. Il n’avait guère dit autre chose depuis notre arrivée. Il avait regardé les photos de Daisy, de Lianne et de Bryony, les prenant l’une après l’autre et les éloignant de ses yeux comme s’il souffrait de presbytie précoce, avant de les rendre à Oban. « Non, avait-il dit à chaque fois. Non, je n’ai jamais vu ce visage. Je n’ai jamais entendu ce nom. Non, non, non. Je ne comprends pas pourquoi vous me les montrez.
— Votre femme a noté les noms des autres victimes avant de mourir, insista patiemment Oban. Celui de Lianne. Et celui de la jeune femme récemment attaquée près du canal, Mrs Bryony Teale. Quant à Daisy Gill, c’était apparemment une grande amie de Lianne, qui s’est suicidée il y a quelques mois. Votre femme a également noté son nom.
— Mais pourquoi ? » Il secoua vigoureusement la tête et plissa le front comme s’il avait du mal à distinguer nos traits. « Pourquoi ? » Son visage s’affaissa. Il semblait plus exténué que jamais, son visage avait une pâleur cendreuse, et ses yeux aux paupières rougies semblaient douloureux.
« Pourquoi, nous l’ignorons, M. Burton. Nous venons de le découvrir, et naturellement cela change le regard que nous portons sur toute l’affaire.
— Philippa ne les a jamais connues, affirma-t-il. Jamais.
— Pourtant, elle a noté leurs noms.
— Tout cela est une méprise, dit-il d’une voix angoissée. Je ne me l’explique pas, mais c’est forcément une stupide méprise. Elle n’a jamais rencontré ces personnes.
— Comment en êtes-vous si sûr ? demandai-je, aussi doucement que je le pus.
— Elle m’en aurait parlé.
— Que vous aurait-elle dit ?
— Quoi exactement, peu importe. Tout ce qu’il y avait à en dire. Elle m’a toujours tout dit de ce qui se passait dans sa vie. » Un instant, il sembla sur le point de fondre en larmes, mais il nous regarda soudain d’un air de colère, nous tourna le dos et se mit à marcher vers le fond du jardin, à grandes enjambées nerveuses. Nous le suivîmes.
« M. Burton, lui lança Oban d’une voix ferme, je sais que cette nouvelle doit vous faire un choc, mais… »
Il continua de marcher, sans nous regarder.
« Ce n’est pas un choc, c’est… c’est comme un mauvais rêve.
— Est-il possible qu’elle ait été menacée, ou…
— Je ne sais pas pourquoi elle a noté ces noms. Pourquoi quelqu’un l’aurait-il menacée ? » Il s’arrêta subitement et se retourna, si bien que nous nous trouvâmes à quelques centimètres les uns des autres.
« Je sais ce que vous pensez.
— Qu’est-ce que nous pensons ?
— Qu’elle fabriquait je ne sais quoi dans mon dos. Qu’elle avait une liaison, ou quelque autre ânerie du même genre. Ou moi, peut-être. Peut-être étais-je l’amant de toutes ces femmes et s’en est-elle aperçue. C’est cela que vous voulez m’entendre nier ? Soit. Je le nie. »
Il s’éloigna de nouveau.
« Jeremy… » Je le rattrapai et posai ma main sur son bras pour qu’il ralentît le pas. « Je vous en prie, écoutez-nous attentivement. Nous ne suggérons aucune explication, nous ne croyons rien. S’il vous plaît, écoutez-nous. Je sais…
— Qu’est-ce que vous savez ? Rien du tout. Je ne suis pas très doué pour montrer mes émotions. Ce n’est pas dans mon caractère, et ça ne l’a jamais été. Mais cela ne veut pas dire que je n’en ressente pas, aussi profondément que n’importe qui. Phil le savait. Elle voyait très bien quand j’étais abattu, ou inquiet pour quelque chose, si mon travail me rendait soucieux. Il suffisait que je passe la porte et qu’elle regarde mon visage pour savoir aussitôt si j’allais bien ou non. Je n’avais pas besoin de lui dire quoi que ce soit. Nous n’étions pas du genre à nous cajoler tout le temps, personne ne nous aurait décrits comme un couple passionné, mais il y a mille façons de s’aimer. J’aimais Philippa, et elle m’aimait. Et maintenant qu’elle est morte, vous venez insinuer je ne sais quoi sur notre vie à deux. Elle était belle, notre vie à deux. C’était celle que nous voulions, l’un comme l’autre. Oh, rien de très romanesque ou de particulièrement remarquable. Mais elle m’avait à ses côtés, et je l’avais aux miens. Puis nous avons eu Emily. Et nous comptions avoir bientôt un autre enfant. Elle aurait aimé un garçon, elle disait qu’ainsi nous serions une famille vraiment complète. Maintenant elle est morte et nous ne serons jamais une famille complète.
— M. Burton… »
Ce fut alors que nous vîmes qu’il pleurait. Il était debout sous le pommier, dont les branches ployaient sous le poids des fruits encore verts, et il sanglotait bruyamment, comme un petit garçon, si fort qu’il eut bientôt le visage rougi et tout ruisselant de larmes.
« Non », dit Pamela Vere, assise très droite sur sa chaise. Elle secouait fermement la tête, faisant se balancer ses boucles d’oreilles en ambre. Elle ne reconnaissait aucun de ces visages. Oui, elle en était sûre. Parfaitement sûre.
« Combien de temps Daisy a-t-elle passé chez vous, Mrs Winston ? »
Mrs Winston était une femme grassouillette, aux cheveux bouclés, qu’on aurait normalement trouvée avenante et maternelle si elle n’avait été si maquillée et n’eût laissé voir derrière les gros verres de ses lunettes un regard rusé et calculateur. Nous étions assises dans sa cuisine trop chaude, avec son peu loquace mari et trois chats qui s’enroulaient sans cesse autour de mes jambes, et nous causions devant une tasse de thé et une assiette de biscuits au chocolat. Oban était retourné au commissariat : il n’approuvait guère mon désir d’en apprendre un peu plus sur Daisy. « Nous devons nous concentrer sur les principaux acteurs, Kit. De toute façon, mes hommes sont déjà passés voir ces gens à l’heure du déjeuner », m’avait-il déclaré d’un ton impatient.
« Combien de temps ? » Mrs Winston fronça les sourcils et but bruyamment une gorgée de thé. « Un moment, laissez-moi réfléchir. Qu’est-ce que j’ai dit à ces gentils policiers quand ils sont venus ? Hmmm… Pas très longtemps, en fait. D’habitude, nous préférons garder nos enfants le plus longtemps possible, pour construire une vraie relation, vous comprenez ? Leur offrir une vraie vie de famille. Nous avons eu une petite qui est restée chez nous presque deux ans. N’est-ce pas, Ken ? »
Ken, un petit homme qui devait peser la moitié de son poids, hocha la tête.
« Oui. Deux ans.
— Georgina, elle s’appelait. Une fille très gentille.
— Très gentille, dit Ken en écho.
— Mais Daisy n’est pas restée longtemps. Pas longtemps du tout, même. Trois mois, peut-être un peu plus.
— Pourquoi cela a-t-il si peu duré ?
— Elle ne s’est jamais adaptée. Pourtant, nous avons fait beaucoup d’efforts. Nous lui avons donné une belle chambre, avec des rideaux neufs que j’avais faits pour elle, et de jolis meubles. Et nous l’avons accueillie à bras ouverts. N’est-ce pas, Ken ?
— À bras ouverts, répéta Ken docilement.
— Je le lui ai bien dit, le jour de son arrivée. Je lui ai dit : "Daisy, je tiens à ce que tu te sentes dans cette maison comme dans ton vrai foyer. Et si tu as le moindre problème, quel qu’il soit, grand ou petit, n’hésite surtout pas à venir m’en parler. "
— Est-ce qu’elle l’a fait ? Vous a-t-elle quelquefois parlé de ses problèmes ?
— Oh, non ! Jamais. Elle était fermée comme une huître. Je l’ai su dès la première semaine, j’ai su que ça ne marcherait pas. N’est-ce pas, Ken ?
— Dès la première semaine.
— Elle restait sur son quant-à-soi. Elle mangeait dans sa chambre, elle répandait des miettes partout. Elle ne se mêlait pas à nous, elle ne faisait aucun effort. Sans compter qu’elle racontait un tas d’horreurs sur Bernie, mon fils. Un si bon garçon. « J’avais été présentée à Bernie : un grand gaillard d’environ dix-sept ans, massif, qui était venu m’ouvrir dans un tee-shirt orné d’une tête de mort sur la poitrine. » Alors que tout ce qu’il voulait, Bernie, c’était se montrer gentil avec elle.
— En somme, Daisy ne vous a jamais dit grand-chose sur ce qui se passait dans sa vie ?
— Non. Quasiment rien du tout. C’était une petite cachottière.
— Avez-vous rencontré certains de ses amis ?
— Non, jamais. Elle sortait souvent, mais elle n’a jamais ramené personne ici. Quelquefois, elle ne rentrait pas de la nuit. Je lui ai dit et redit : “Daisy, je suis d’accord pour que tu sortes, je t’ai donné une clef, mais il faut que je sache à quelle heure tu rentres.” Elle s’en moquait, bien sûr. »
J’étalai les photos devant elle. « Non, dit-elle en leur jetant un regard expéditif. Je l’ai déjà dit aux policiers. Bien sûr, celle-là, je la reconnais, mais seulement parce que je l’ai vue à la télé.
— Philippa Burton.
— Qu’est-ce qu’une femme chic comme elle pouvait avoir en commun avec Daisy ?
— Donc, vous êtes absolument sûre de n’avoir jamais rencontré aucune de ces femmes ?
— Je l’ai déjà dit aux policiers : non.
— Merci, dis-je d’une voix lasse. Deux vérifications valent souvent mieux qu’une, c’est tout.
— Ce n’est pas facile d’être parent nourricier, vous savez ? Vous pensez sûrement que je ne me suis pas assez occupée de Daisy, mais j’ai fait de mon mieux. J’étais très triste quand j’ai appris comment elle avait fini. "Pauvre petite, pauvre petite", j’ai répété toute la journée. N’est-ce pas, Ken ? Mais ça ne m’a pas surprise.
— Pourquoi ? »
Elle haussa les épaules.
« C’était une gamine coléreuse, malheureuse. Rongée par je ne sais quoi. Susceptible et grossière, qui piquait des crises de rage pour un rien, qui pleurait dans sa chambre, qui jetait les objets contre les murs. Quelquefois, elle donnait même des coups de pied à mes chats. Alors, quand je l’ai surprise, ç’a été la goutte qui a fait déborder le vase, évidemment. Elle s’imaginait que le monde entier était ligué contre elle, cette pauvre fille. » Un gros soupir. Puis : « C’était trop tard.
— Qu’est-ce qui était trop tard ?
— Nous. Tout. C’était trop tard pour tout, je crois.
— Merci », dis-je en me levant pour partir. Je n’en pouvais plus de cette cuisine surchauffée et de ces chats autour de mes jambes.
« Nous avons fait notre possible.
— Je n’en doute pas.
— Mais que voulez-vous, il y a des gens qu’on ne peut pas aider.
— Ne vous dérangez pas. Je connais le chemin.
— Sa pire ennemie, c’était elle… »
« Pour être franche, je me fais beaucoup de reproches, dit Carol Harman.
— Qui l’a découverte ?
— Moi. Mes adjoints m’ont appelée parce qu’elle s’était enfermée dans sa chambre et qu’ils frappaient depuis un moment, sans obtenir de réponse. J’ai ouvert avec mon passe et je l’ai trouvée là. Elle s’était pendue. Mais vous le savez déjà, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Nous savions qu’elle était en danger. Elle était anorexique, elle se mutilait. Ici, nous avions pris des mesures spéciales pour elle : des entretiens fréquents, toujours en tête à tête, avec les éducateurs, la psychologue, une surveillance particulière. Cela n’aurait jamais dû arriver.
— Sans doute était-elle très décidée », dis-je. J’aimais bien cette femme, qui n’essayait pas de se justifier à mes yeux, ni aux siens. « Dans son cas, ce n’était pas un simple appel au secours.
— Si elle n’avait pas réussi cette fois-là, peut-être n’aurait-elle plus jamais fait d’autre tentative. On ne sait pas. C’était une fille difficile, fermée, très obstinée, en terrible manque d’affection. Elle avait eu une vie affreuse. Une fois, elle m’a confié : “Personne ne m’a jamais dit qu’il m’aimait.”
— Qu’avez-vous répondu ?
— Que moi, je l’aimais, bien sûr. Seulement, cela ne peut pas sonner vrai, n’est-ce pas, de la bouche d’une femme qui ne vous connaît que depuis quelques semaines et qui est payée pour s’occuper de vous.
— Au moins, vous l’avez dit.
— Hmmm… Quoi qu’il en soit, vous voulez savoir si j’ai connu l’une ou l’autre de ces personnes. Voyons. J’ai rencontré cette jeune fille une fois. » Du doigt, elle me désignait la photo de Lianne. « Elle est venue voir Daisy, un jour. Elles sont montées un moment dans sa chambre, puis elle est repartie. C’est tout.
— Pas les deux autres ?
— Non.
— Pourquoi a-t-elle fait ça, à votre avis ?
— Pourquoi elle s’est donné la mort ? Je ne sais pas. Sa vie avait toujours été horriblement triste, n’est-ce pas ? Je n’ai eu connaissance d’aucune circonstance particulière, mais cela ne veut pas dire qu’il n’en existait pas. Probablement parce qu’au bout du compte, c’était moins difficile que de rester en vie. »