26

J’aurais voulu voir ma figure à cet instant.

« Doll ? répétai-je stupidement. Doll ? » Oban me fixa lugubrement et hocha la tête. « Il était témoin de nouveau ?

— Vous avez bien compris.

— Mais c’est… » Je me tus. Je ne savais ni que dire ni que penser.

« Oui. C’est.

— Mais pourquoi ?

— C’est ce que j’essaie de comprendre. »

Il y eut un très long silence. J’étais incapable de bouger, de parler, de réfléchir.

« Bon, dis-je finalement. Je ferais bien d’aller parler à cette femme. »

 

La première chose qui me frappa, ce furent ses cheveux, longs et d’un roux si éclatant et si doux qu’ils me rappelèrent la couleur des abricots mûrs. La seconde fut ses mains, ses poings plutôt, farouchement serrés sur le drap qui la recouvrait. Je m’approchai du lit, escortée par l’infirmière – une énorme femme qui marchait en tanguant comme un bateau secoué par un grain et dont les chaussures grinçaient bruyamment sur le linoléum usé. « Surtout, n’allez pas l’énerver, maintenant ! » me dit-elle d’un air méfiant, en prenant un des poignets minces de la jeune femme entre ses doigts boudinés. Elle le tint pendant une minute, la tête penchée d’un côté comme si elle écoutait. Puis elle s’éloigna, toutes semelles couinantes, quitta la pièce, et la porte se referma avec un déclic.

« Bonjour, Bryony », dis-je. Elle leva les yeux et me regarda fixement, comme si mon visage lui restait indistinct. Ses pupilles étaient dilatées. J’approchai une chaise en métal et m’assis, remarquant ce faisant que je portais des chaussettes dépareillées. « Je suis le docteur Quinn. Mais appelez-moi Kit.

— Bonjour », murmura-t-elle en faisant un effort pour se redresser – ce qui fit tomber ses cheveux roux sur ses joues. Elle avait un visage étrange et saisissant, un peu plat, aux pommettes saillantes et à la mâchoire ferme. Ses yeux étaient d’un brun pâle, presque dorés.

« Vous avez subi un gros choc, poursuivis-je, mais vous êtes complètement en sécurité maintenant. Vous n’avez plus aucune raison d’avoir peur. D’accord ? »

Elle fit oui de la tête et tenta d’esquisser un sourire.

« Excusez-moi, dit-elle à voix basse. J’ai honte d’être aussi faible. »

Je lui souris en retour.

« Ne vous excusez pas. C’est très naturel. Avez-vous besoin de quoi que ce soit ? Du thé ? Quelque chose à manger ?

— Non.

— Regardez, il commence à faire jour. » Je fis un geste vers la petite fenêtre. Dehors, le noir virait au bleu-gris. « La nuit est presque finie.

— Je voudrais rentrer chez moi.

— Je suis sûre que vous pourrez sortir très vite. Où est-ce, chez vous ?

— Chez moi, répéta-t-elle vaguement, en portant une main à son front. Je me sens si bizarre… Pourquoi ?

— Vous venez de vivre une mésaventure traumatisante. C’est normal que vous vous sentiez bizarre.

— Comme les gens après un tremblement de terre ?

— Exactement.

— Mais je ne suis pas particulièrement impressionnable, d’habitude. » Elle passa ses doigts sur son visage, comme si elle suivait ses traits pour se rappeler qui elle était. « Que s’est-il passé ?

— Vous ne vous en souvenez pas ? » Oban ferait une figure encore plus lugubre quand il apprendrait cela.

« Je me rappelle des fragments, comme dans un brouillard. Dites-moi ce qui s’est passé. Je vous en prie. » Elle se pencha en avant et toucha doucement le dos de ma main.

Je me remémorai ces quelques secondes de brumeux chaos dans ma tête au commissariat de Stretton Green, la sensation chaude du sang sur mon visage.

« Vous avez été attaquée près du canal, hier un peu après minuit. Mais vous avez eu de la chance. Deux hommes se sont portés à votre secours et votre agresseur a pris la fuite. Bien sûr, tout ce que vous pourrez vous rappeler aidera la police à l’arrêter, mais ne vous forcez pas. Laissez vos souvenirs remonter d’eux-mêmes, sans les refouler. »

Elle fit oui de la tête et se redressa davantage, tirant le drap autour d’elle.

« J’ai mal à la tête, dit-elle. J’ai soif, aussi. Pourrais-je avoir un verre d’eau ? »

Je pris la carafe sur le casier métallique à côté d’elle et lui versai de l’eau dans un gobelet, que je lui tendis. Quand elle le prit, sa main tremblait violemment ; elle renversa quelques gouttes sur le drap et dut s’aider de son autre main.

« Merci, dit-elle. Mon Dieu, que je suis fatiguée ! Je suis tellement fatiguée… Est-ce que Gabriel va bientôt arriver ?

— Gabriel ?

— Mon mari.

— Je suis sûre que la police l’a prévenu.

— Tant mieux. » Elle s’inclina en arrière et ses cheveux se répandirent sur l’oreiller.

« Avant de vous reposer, Bryony, pourriez-vous me dire ce que vous vous rappelez ?

— Je me rappelle… Je me rappelle une silhouette dans l’obscurité. Une silhouette surgissant du noir. » Elle ferma les yeux. « Quelqu’un qui criait, aussi. » Ses yeux se rouvrirent subitement. « Je ne peux pas, dit-elle. S’il vous plaît. Pas tout de suite. Tout est tellement embrouillé ! Quand j’essaie de m’accrocher à une bribe de souvenir, elle m’échappe. Comme si j’essayais de me rappeler un rêve. Un horrible, horrible rêve.

— Ne vous inquiétez pas. Prenez votre temps. Avez-vous reconnu la personne qui vous a attaquée ?

— Non ! Non, je suis sûre que je m’en souviendrais, n’est-ce pas ? Ou peut-être que non ?

— Et que pouvez-vous me dire, demandai-je d’une voix aussi neutre que possible, des deux hommes qui vous ont secourue ?

— Quoi ? » De nouveau, elle se passa les mains sur le visage.

« Les aviez-vous déjà vus, ces deux hommes ?

— Déjà vus ? Non. Je ne sais pas. Qui étaient-ils ? Attendez, attendez un peu. »

Je me levai et m’approchai de la petite fenêtre, regardant les premières lueurs de l’aube envahir le ciel. En baissant les yeux, je vis une autre chambre par une fenêtre juste en face : un lit, une armoire en métal, un téléphone mural, exactement comme dans celle-ci – mais le lit était vide. Mon cerveau bouillonnait. Que diable faisait Doll à cet endroit et à cette heure ? Il faudrait que je lui parle aussi. Mais plus tard. J’avais la bouche sèche, à cause du whisky que j’avais bu la veille, et je sentais des élancements au fond de mes orbites. J’avais besoin de caféine.

Je me retournai. Elle me fixait des yeux, attendant que je reprisse la parole.

« Bryony, dis-je, si vous vous rappelez quelque chose, n’importe quoi, le plus petit détail, même s’il vous semble anodin ou sans rapport avec ce qui s’est passé, il est très important que vous en parliez à quelqu’un. À la police, à moi, peu importe. Mais parlez-en à quelqu’un. D’accord ? »

Elle acquiesça de la tête. À ce moment, la porte s’ouvrit à demi et le visage d’Oban apparut.

« Mrs Teale, vous avez de la visite, annonça-t-il. Votre mari est arrivé. Je crois qu’il monte l’escalier.

— Je vais vous laisser, Bryony. Mais je reviendrai vous voir, si vous permettez », dis-je en me dirigeant vers la porte où Oban m’attendait, son grand front las plissé d’anxiété. Bryony Teale hocha la tête en signe d’assentiment et ferma à demi les yeux.

« Alors ? me souffla Oban à l’oreille.

— Elle ne se rappelle pas grand-chose.

— Merde », dit-il. Puis : « Et merde, et merde, et merde.

— Mais cela viendra, continuai-je. Elle vient d’avoir un gros choc. Donnez-lui du temps.

— Du temps, dites-vous ? Je n’en ai pas. Et s’il s’attaque à quelqu’un d’autre ? »

Un homme de haute taille passa devant nous : le mari, devinai-je. Il avait un nez droit et fort, des cheveux noirs bouclés et des sourcils épais, et me rappelait le portrait d’un empereur romain dans un de mes livres d’école.

« Voulez-vous que je retourne lui parler plus tard ? proposai-je.

— Ça ne vous ennuie pas ?

— Non, bien sûr. Et, comme vous l’avez dit vous-même, il vaut mieux que ce soit une femme, compte tenu de ce qui lui est arrivé.

— Oui, approuva-t-il.

— Et Doll ? Pensez-vous que je doive le rencontrer aussi ?

— Merde, dit-il une fois de plus. Je ne sais pas. En ce moment, il est au commissariat. On prend sa déposition.

— Donc, on est sûr et certain qu’il n’était pas l’agresseur ?

— Par pitié, Kit, attendez quelques heures pour me poser des questions ! L’autre témoin est aussi là-bas. Un type correct, pour une fois.

— Un type en complet-veston avec un téléphone portable, vous voulez dire.

— Oui, tout ça. Bon, j’y retourne. J’en apprendrai davantage, peut-être. » Il eut un grognement dégoûté. « Je dis bien “peut-être”.

— D’accord. Appelez-moi. Sur mon portable. Il se peut que je sois sortie.

— Compris. Merci. » Son ton trahissait son anxiété et j’entendais presque ses pensées tourner à toute vitesse dans son crâne, comme la roue d’une voiture enlisée dans la boue. Avant de partir, il se retourna.

« Savez-vous ce qui me fout en rogne ?

— Quoi ?

— Nous avons trois témoins, en comptant cet imbécile de Michael Doll. Le premier est une gamine de trois ans qui vient de perdre sa mère. Le deuxième est en état de choc. Le troisième est un pervers à moitié délirant qui ne sait pas enchaîner trois idées, et suspect par-dessus le marché – ou qui serait suspect si c’était possible. J’ai besoin que la chance tourne, et d’urgence !

— Un peu de patience. Peut-être vient-elle justement de tourner.

— Peut-être, marmonna-t-il, peu convaincu.

— J’attends votre coup de fil. »

 

Une voiture de police me reconduisit chez moi dans la clarté équivoque du petit matin. La circulation était déjà dense, et les trottoirs humides brillaient sous le pâle soleil levant. Les marchands de journaux remontaient leurs rideaux de fer, et les épiciers pakistanais installaient des corbeilles de prunes et des pyramides d’oranges devant leurs boutiques. Une benne à ordures avançait lentement, ramassant les sacs-poubelle laissés au bord de la chaussée. Je m’appuyai mollement au dossier et regardai Londres défiler derrière la vitre. Je pensai à Will, à son visage crispé dans la lumière des chandelles, et à Bryony Teale, avec ses mains tremblantes, son sourire blême et ses cheveux couleur d’abricot. Je me la représentai au côté de Lianne et de Philippa. Je touchai ma cicatrice. Bienvenue au club, me dis-je intérieurement. Puis j’essayai de ne plus penser du tout.