Catcher s’épousseta les mains, prit le journal qui était posé à côté de lui et le déplia. Le gros titre du Sun-Times était :

« Deuxième fille assassinée : un vampire tueur ? »

À côté de moi, Ethan marmonna un juron.

—La question du jour, Sullivan : pourquoi n’as-tu pas encore réuni les Maisons ?

Nul besoin de voir l’expression d’Ethan pour savoir de quelle manière il avait réagi à cette remise en question de sa stratégie.

Mais il joua le jeu.

—Pourquoi le devrais-je ?

Catcher leva les yeux au ciel et se carra dans le canapé, étalant ses bras sur le dossier.

—Pour avoir des informations, pour commencer.

— N’est-ce pas ton boulot d’enquêter ?

—Mon boulot, c’est de désamorcer les tensions et c’est de ça que je suis en train de parler : de calmer les nerfs. (Il tapota le journal.) Le décolleté de Célina ne suffira pas à vous prémunir contre des soupçons de meurtre. Les gens sont nerveux. Le maire est nerveux. Bon sang, même Scott est nerveux, je suis passé à la Maison Grey. Scott est hors de lui. Il est en colère et tu sais qu’il en faut beaucoup pour le mettre en boule.

D’habitude ce type est complètement hermétique à la politique.

Mais quelqu’un s’en prend aux siens et il est prêt à se battre.

C’est la marque d’un bon chef, admit-il.

Ethan s’essuya la bouche avec une serviette en papier puis la froissa et la laissa tomber sur la table.

— Je ne suis pas en position de prendre des mesures, qu’elles soient préventives ou autres. Je n’ai pas le capital politique.

Catcher secoua la tête.

— Je ne suis pas en train de te dire de mener la parade. Je te parle de réunir les communautés – ou du moins les Maisons.

Tout le monde parle et les rumeurs circulent. On pose des questions, on montre du doigt. Tu dois prendre position. Tu gagnerais en capital politique si tu le faisais. (Il haussa les épaules et se gratta le bras qui se trouvait appuyé derrière le dos de Mallory.) Je sais que la décision ne me revient pas, et que tu te sers probablement de ton pratique petit lien mental en ce moment même pour expliquer à notre amie bébé vampire ici présente que je suis en train de me mêler de ce qui ne me regarde pas. Mais tu sais aussi que je ne serais pas venu t’en parler si je ne pensais pas que c’est important.

La pièce était silencieuse, mentalement ou autrement, Catcher ayant été un peu trop présomptueux quant à la volonté d’Ethan de se confier à moi. Ce dernier hocha la tête.

— Je sais. J’en déduis donc que tu n’as pas d’autres informations.

Catcher but une gorgée de soda et secoua la tête.

— En ce qui concerne les faits, tu en sais autant que moi. Quant à mon sentiment…

Il ne finit pas sa phrase mais leva 1a. main droite, paume vers le plafond, et déplia lentement ses doigts. Je sentis une soudaine palpitation dans l’air, une vibration qui annonçait la magie, comme je commençais à l’apprendre. Et au-dessus de la main de Catcher, l’air sembla onduler comme sous l’effet de la chaleur.

Ethan s’agita à côté de moi.

— Qu’est-ce que tu sais ? demanda-t-il avec précaution d’une voix basse et grave.

Catcher, la tête inclinée, les yeux tournés vers sa paume, resta silencieux un long moment.

—La guerre se prépare, Ethan Sullivan, de la Maison Cadogan.

La paix provisoire, issue de la. négligence humaine, arrive à son terme. Elle est forte. Elle viendra, se lèvera et brisera les liens qui maintenaient l’ordre dans la nuit.

Je déglutis, le regard rivé sur Catcher. Le petit ami de Mallory était en plein mode sorcier de quatrième niveau et nous livrait une prophétie effrayante sur l’avenir des Maisons. Mais si effrayante soit-elle, je ne quittai pas Catcher des yeux et réprimai mon envie de me tourner vers Ethan, dont je sentais le regard peser sur moi.

—La guerre viendra. Elle l’apportera. Ils se joindront à elle.

Préparez-vous à combattre.

Catcher tressaillit et referma le poing. La magie se dissipa dans un courant d’air chaud qui nous laissa tous les quatre abasourdis, à nous dévisager en clignant des yeux.

On frappa à la porte.

—Sire ? Tout va bien ? Nous avons senti la magie.

—Ça va, répondit Ethan. Nous allons bien.

Mais quand je me tournai vers lui, son regard pénétrant et intense était posé sur moi et je sus, même sans sa voix dans ma tête, ce qu’il pensait : j’étais une menace inconnue et je pouvais très bien être celle dont Catcher avait parlé dans sa prophétie.

C’était un nouvel élément en ma défaveur, la possibilité que je sois la femme qui apporterait la guerre parmi les vampires et risquerait d’être à l’origine d’une nouvelle Purge.

Je soupirai en détournant les yeux. Les choses devenaient bien trop compliquées.

Catcher secoua la tête comme un chien qui s’ébroue puis il se passa une main sur le crâne.

— C’était vaguement écœurant mais, au moins, je n’ai pas parlé en pentamètre iambique, cette fois.

—Et pas de rimes non plus, ajouta Mallory. C’est un grand progrès.

Je haussai un sourcil à cette révélation, me demandant comment et quand Mallory avait eu l’occasion d’entendre Catcher livrer des prophéties. D’un autre côté, Dieu seul savait ce qui se passait derrière la porte de leur chambre.

Comme s’il avait besoin de se remettre de cette expérience intense, Catcher prit un gobelet de soda qu’il débarrassa de son couvercle et de sa paille, et il but goulûment, déglutissant convulsivement jusqu’à ce qu’il en ait vidé le contenu. La magie avait l’air d’être un sacré boulot et j’étais contente – même si être une vampire restait encore pour moi une épreuve émotionnelle et physique – de ne pas avoir à gérer cette sorte de pouvoir universel invisible.

Quand il eut fini de boire, Catcher se carra de nouveau dans le canapé, une main sur le genou de Mallory. Il me jeta un coup d’œil puis regarda Ethan.

— Au fait, ce n’est pas elle.

— Je sais, répondit Ethan sans une hésitation.

Je tournai la tête vers lui mais il évita mon regard. Je m’apprêtais à lui poser toutes sortes de questions. Comment le sais-tu ? Pourquoi penses-tu qu’il ne s’agit pas de moi ? Mais Catcher me devança.

—Et en parlant de prophétie, j’ai appris que Gabe revenait, et plus tôt qu’on ne le pensait.

Ethan releva soudain la tête et je devinai le poids de cette nouvelle.

— C’est une information fiable ?

— Assez, répondit Catcher. Tu te rappelles, c’est le chef de la Meute des Grandes Plaines, celle de Jeff, me dit-il.

(J’acquiesçai.) Il a de la famille à Chicago et la convention approche. Il veut s’assurer que le terrain est sûr avant de débarquer. Et j’ai entendu dire que Tonya est enceinte, alors il veut qu’elle et le petit soient en sécurité.

—Si la situation n’est pas sûre, intervint Ethan, je n’y serai pour rien.

Le ton de Catcher s’adoucit.

— Je sais bien. Mais la situation est critique. Et s’il veut des garanties, il les aura, ou il évitera de venir à Chicago et rapatriera la Meute à Aurora.

— Aurora ? demandai-je.

—En Alaska, répondit Catcher. La base des meutes d’Amérique du Nord. Ils disparaîtront dans la nature et laisseront les vampires se battre seuls. Une fois de plus.

Ethan se recula en paraissant considérer cette menace puis il jeta un coup d’œil dans ma direction.

—Qu’en penses-tu ?

J’ouvris la bouche avant de la refermer aussitôt. Le maître stratège attendait apparemment de moi une nouvelle démonstration de mes capacités d’analyse. Je n’étais pas certaine de pouvoir délivrer au pied levé une brillante tactique surnaturelle. Mais je tentai le coup, préférant m’en tenir au bon sens qui paraissait faire cruellement défaut au sein des communautés surnaturelles.

—On n’a pas grand-chose à perdre à réunir tout le monde pour discuter, dis-je. Les humains connaissent déjà notre existence.

Mais si nous ne pouvons pas travailler ensemble, si nous nous entre-déchirons, nous ouvrons la porte aux problèmes à venir.

Si les choses empirent et que le vent tourne, il nous faudra des amis vers lesquels nous tourner. Donnons-nous au moins la possibilité d’avoir une discussion honnête, de pouvoir parler librement.

Ethan hocha la tête.

—Pourquoi dis-tu manquer de capital politique pour réunir les vampires de toutes les Maisons ? demandai-je. Qu’as-tu fait pour qu’ils ne te fassent pas confiance ?

Ethan et Catcher échangèrent un regard.

—L’histoire, déclara enfin Catcher en détachant ses yeux d’Ethan pour affronter mon regard. On en revient toujours à l’histoire.

Cette réponse ne me satisfaisait pas mais j’acquiesçai, devinant que je n’en apprendrais pas davantage aujourd’hui.

Catcher se pencha en avant pour prendre une poignée de frites.

— Eh bien, voilà de quoi réfléchir. Tu m’appelles si tu as besoin de soutien.

Ça n’était ni une question ni une suggestion, plutôt une prédiction de ce que ferait Ethan. Ils étaient clairement amis, même si Dieu seul savait par quel drôle de hasard ces deux-là –un sorcier rebelle un rien mauvais garçon et un vampire névrosé et obsédé par la politique – s’étaient rencontrés. Ce devait être une sacrée histoire, décidai-je.

—Comment s’est passée la Recommandation ? demanda Catcher en m’adressant un regard amusé. Des surprises ?

— Je n’ai rien fait, dis-je en prenant un pickle dans la barquette de frites posée devant Ethan.

—Elle a semé le chaos, déclara Ethan avec un demi-sourire.

—Il est juste jaloux parce que je résiste à son appel, dis-je à Mallory.

— Je n’ai aucune idée de ce que cela veut dire, me répondit-elle en souriant elle aussi, mais je serais ravie que tu m’expliques.

—C’est vrai ? demanda Catcher à Ethan.

— En effet.

— Et tu l’as nommée Sentinelle.

Ethan hocha la tête.

— Et j’attends de toi que tu continues à travailler avec elle, que tu la prépares à cette tâche. Tu as l’expertise, après tout. Ta technique d’enseignement unique en son genre serait inestimable.

Catcher se tut un moment avant d’acquiescer.

— Je vais travailler avec elle. Je vais l’entraîner, pour le moment. Et cette instruction paiera ma dette.

Sa dette ? Leur histoire devait vraiment valoir le détour.

S’ensuivit un nouveau silence pendant lequel Ethan considéra l’offre de Catcher.

—D’accord. (Il croisa les bras sur son torse en m’observant d’un air dubitatif.) Nous verrons si elle est à la hauteur, et nous ferons ce qu’il faut.

J’adressai un regard lourd de sous-entendus à Mallory.

— Nous verrons si elle est capable de ne pas tuer son Seigneur et Maître, surtout s’il continue à parler d’elle comme si elle n’était pas là.

Elle ricana.

—Oui, dit sèchement Ethan. Oublions la fortune des Merit. De toute évidence, toute la valeur de ma Sentinelle repose dans son incroyable sens de l’humour.

Le silence s’abattit sur la pièce. L’inquiétude de Mallory se lisait clairement sur son visage. Catcher se racla nerveusement la gorge et froissa l’aluminium de son hot-dog. C’était à moi, je suppose, de dissiper le malaise que l’allusion à ma famille avait provoqué.

Je décelai la tension subite autour des yeux d’Ethan et compris qu’il regrettait d’avoir dit ce qu’il pensait probablement être un compliment. Et d’une certaine manière, d’une manière tordue et complètement sullivanesque, ça l’était.

—C’est une des choses les plus gentilles qu’on m’ait jamais dites, lui avouai-je, comprenant une fois ces paroles prononcées que ça n’était pas vraiment un mensonge.

Pendant une seconde, il ne réagit pas.

Puis il eut une sorte de demi-sourire original qui fit remonter le coin droit de sa bouche. A cause de ce sourire, de ce fichu sourire humain, je dus ravaler une bouffée d’affection qui faillit me faire monter les larmes aux yeux. Au lieu de quoi, je détournai le visage et m’en voulus aussitôt-j’étais incapable de le détester en dépit des choses qu’il disait, qu’il faisait et de celles qu’il attendait de moi.

J’eus subitement envie de me rouler par terre en tapant des poings comme un enfant en pleine crise de nerfs. Pourquoi étais-je incapable de le détester ? Pourquoi, alors même que je savais – aussi sûrement que j’étais assise sur le canapé dans son bureau en compagnie de ma meilleure amie et de son petit ami – que mon incapacité à le détester se retournerait un jour ou l’autre contre moi ?

Ce jour-là serait catastrophique et je n’étais pas certaine d’être rassurée de savoir qu’il allait arriver.,

— Bien, fit Catcher en se levant d’un coup, brisant de sa voix la tension qui alourdissait encore l’atmosphère. On devrait rentrer à la maison. On te ramène ?

Je commençai à fourrer les emballages dans les sacs en papier.

— Je suis venue en voiture. Mais je devrais rentrer, moi aussi. Je vais vous raccompagner. (Je me tournai vers Ethan.) Si nous avons fini, bien sûr.

Il hocha la tête.

— Je voulais qu’on parle des enquêtes de meurtre et de leur impact sur la Maison mais je suppose que c’est inutile après cette discussion. (Sa voix s’adoucit.) Il est tard. Tu peux disposer.

— Je viens avec toi, me dit Mallory sur un ton qui montrait clairement qu’elle avait déjà prévu son coup.

— Bon, fit Ethan en se levant à son tour. Merci pour le repas.

Il tendit la main à Catcher et ils se saluèrent au-dessus de la table couverte des restes froissés de notre dîner.

— Je t’en prie, répondit Catcher. J’ai un mot à te dire avant de partir.

Ethan acquiesça et Catcher posa ses lèvres sur le front de Mallory.

— Je te vois à la maison.

—Bien sûr, répondit-elle en frôlant son ventre de la main et en levant la tête pour l’embrasser.

Après ces touchants adieux, elle se tourna vers moi en souriant et me tendit la main.

—On laisse les garçons ranger le reste ?

On les abandonna debout de chaque côté de la table basse, les serviettes en papier, gobelets en carton et sacs remplis de détritus entre eux. Bras dessus bras dessous, on quitta la Maison Cadogan pour rejoindre à pied ma voiture. Pas un mot ne fut échangé avant que nous ayons passé le coin de la rue.

—Franchement, Merit, tu es un vrai désastre avec les hommes.

—Ne me cherche pas, dis-je en serrant le volant un peu plus fort. Je n’éprouve rien pour Ethan.

— Arrête, ça se voit sur ton visage. Je pensais que c’était juste physique. (Elle secoua la tête.) Mais quoi qu’il se soit passé là-bas, c’était plus que physique, plus que de l’alchimie. Il te touche droit au cœur et, même s’il parvient mieux que toi à se contrôler, tu le touches aussi.

— Je ne l’aime pas.

— Je comprends bien. (Elle me tapota la tempe du bout du doigt.) Mais c’est là-haut que ça se passe. C’est logique. C’est lui qui t’a fait entrer dans ce monde. Et ce n’est pas que je ne veuille pas te soutenir dans tes choix. Je suis une fan de Buffy, je suis apparemment une sorcière et je sors avec un ancien sorcier… ou peu importe ce qu’il est. Je suis bien mal placée pour te sermonner au sujet de relations étranges. Mais il y a quelque chose…

—D’inhumain dans tout ça ?

Elle tapa le tableau de bord du plat de la main.

— Exactement. C’est comme s’il ne suivait pas les mêmes règles que nous.

—C’est un vampire. Je suis une vampire.

Seigneur, est-ce que j’étais en train de nous défendre ?

J’étais mal barrée.

—Oui, Merit, mais tu es une vampire depuis, quoi, une semaine ? Cela fait presque quatre cents ans qu’il en est un. Ça fait une sacrée pléthore de semaines. Tu dois garder en tête que ça l’a en quelque sorte vidé de toutes caractéristiques humaines.

Je me mordillai la lèvre inférieure en observant d’un air vide les maisons qui défilaient au-dehors.

— Je ne suis pas amoureuse de lui. Je ne suis pas si stupide. (Je me grattai la tête d’un air absent.) Je ne sais pas ce que c’est.

—Oh ! s’exclama-t-elle avec tant de virulence que je crus une seconde qu’on nous attaquait. J’ai compris.

Une fois rassurée sur son état et sur le fait qu’aucune créature aux ailes de chauve-souris ne plongeait sur notre voiture, je lui assénai une claque sur le bras.

— Ça ne va pas, non ? Ne fais pas ça quand je conduis !

— Désolée, dit-elle en se tournant sur son siège, le visage rayonnant. Mais j’ai une idée, peut-être que c’est ce truc de vampire, le fait que ce soit lui qui t’a transformée ? On dit que c’est censé créer un lien.

Je considérai son hypothèse, décidai de l’adopter et sentis mes épaules se détendre un peu.

—Ouais. Ouais, ça se pourrait bien.

Cela expliquait la connexion entre nous et c’était beaucoup plus satisfaisant d’un point de vue émotionnel que d’envisager que j’étais en train de tomber amoureuse d’un homme qui me correspondait aussi peu. D’un homme aussi embarrassé par l’intérêt qu’il me portait.

En m’engageant dans l’allée de la maison, j’approuvai de tout cœur cette idée.

— Ouais, dis-je. C’est ça.

Elle me regarda, attendit une seconde puis hocha la tête.

—OK.

—OK.

—Bien.

Elle me sourit.

—Bien.

Je lui souris en retour.

— Super.

—Super, génial, merveilleux, Seigneur, sortons de cette voiture.

On sortit.

13

Deux ça va, trois c’est

un asile de fous

Un jour passa, puis deux, puis quatre. Je m’habituais à ma nouvelle nature avec une étonnante facilité. Dormir la journée.

Enrichir mon régime avec du sang. Apprendre les ficelles de la sécurité Cadogan (y compris les protocoles) et faire de mon mieux pour me préparer à la responsabilité de défendre la Maison. Pour le moment, je m’appliquais surtout à faire semblant d’être aussi compétente que mes collègues véritablement talentueux.

Les protocoles n’étaient pas difficiles à comprendre, mais il y en avait beaucoup à apprendre. Ils se divisaient en catégories –

plans d’action offensive et plans d’action défensive –, un peu comme les katas. La plupart des protocoles étaient regroupés dans la dernière catégorie : comment étions-nous supposés réagir si des groupes attaquaient la Maison ou n’importe quel vampire Cadogan, comment organiser nos contre-attaques. Les manœuvres variaient selon la taille de la bande de maraudeurs et selon qu’ils utilisaient la magie ou des sabres contre nous.

Quel que soit l’ennemi, notre priorité était d’assurer la sécurité d’Ethan, puis du reste des vampires résidents et de la bâtisse en elle-même, en coordonnant nos actions avec d’autres alliés quand cela était possible. Une fois que la ville de Chicago était sûre, nous devions vérifier que les vampires Cadogan vivant à l’extérieur allaient bien.

Sous la Maison, sous un petit parking auquel ma place dans la hiérarchie ne me permettait pas d’avoir accès, se trouvaient les accès à des tunnels souterrains qui suivaient le réseau d’égout de la ville. Depuis les tunnels, nous pouvions gagner subrepticement les cachettes sûres qui nous avaient été assignées. C’était gai d’apprendre qu’on ne nous donnait l’adresse que d’une seule Maison afin que la localisation de toutes ne puisse nous être arrachée sous la torture. Je faisais de mon mieux pour gérer ma panique à l’idée de faire dorénavant partie d’une organisation qui avait besoin de tunnels secrets et de cachettes, une organisation qui avait besoin d’anticiper la possibilité d’une torture collective.

Je découvris également, après ces quelques jours à observer Lindsey et Luc, que ce dernier avait sérieusement le béguin pour elle. Le vitriol et le sarcasme dont il la submergeait quotidiennement – et il n’y allait pas de main morte – étaient de toute évidence un prétexte pour attirer l’attention de Lindsey.

Une excuse lamentablement vaine. Luc pouvait se donner autant de mal qu’il voulait, Lindsey ne marchait pas.

Curieuse par nature – ça finirait par me jouer des tours –, je décidai d’interroger mon amie. Plateau en mains, nous nous trouvions dans la file d’attente de la cafétéria du rez-de-chaussée, et nous faisions notre choix parmi une sélection de menus équilibrés au point d’en être agaçants.

— Tu veux bien me parler de toi et du cow-boy ?

Lindsey posa trois briques de lait sur son plateau, prenant tellement de temps pour me répondre que je me demandai si elle avait bien entendu ma question. Finalement elle haussa les épaules.

—Il est pas mal.

Ce fut tout ce à quoi j’eus droit jusqu’à ce que nous soyons installées à une table en bois entourée de chaises noircies par les années.

—Pas mal mais pas assez bien pour toi ?

Lindsey but une longue gorgée de lait avant de hausser encore une fois les épaules avec plus d’indifférence qu’elle n’en ressentait réellement.

— Luc est super. Mais c’est mon patron. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

— Tu te fichais de moi il y a quelques jours en faisant allusion à une aventure entre Ethan et moi.

Je mordis dans mon sandwich, qui était riche en feuilles de salade mais pauvre en goût. Et en plus, ça croustillait vachement moins que les chips, conclus-je.

— C’est un type génial, mais il n’est pas fait pour moi.

— Vous vous entendez bien.

J’insistai et elle céda.

— En effet, et ce serait sûrement très chouette jusqu’à ce qu’on casse mais qu’on reste obligés de travailler ensemble, dit-elle en laissant tomber sa fourchette d’un air irrité. Non, merci.

Sans lever les yeux vers moi, elle commença à picorer d’un air absent dans son bol de Chocapic.

— D’accord, dis-je de ma voix la plus apaisante (en me demandant où elle avait trouvé ses Chocapic), donc tu l’aimes bien. (Ses joues s’empourprèrent.) Mais quoi ? Tu as peur de le perdre, alors c’est pour ça que tu ne veux pas sortir avec lui ?

Elle ne répondit pas et j’interprétai son silence comme une confirmation tacite. Je décidai de la laisser tranquille.

— Très bien. Je ne t’en parlerai plus.

Je tins ma promesse, mais cela n’empêchait pas Luc de glisser çà et là des réflexions, ni elle de le provoquer en faisant mine de se rebeller. Et même si j’aimais beaucoup Lindsey et que je me réjouissais de faire partie de la même équipe, je compatissais avec Luc. Cette fille avait un esprit cinglant et ce ne devait pas être facile pour lui d’en faire constamment les frais. Le sarcasme entre amis, ça passe, mais elle risquait de basculer dans la méchanceté.

D’un autre côté, ce sarcasme mordant était bien pratique puisque Amber et Gabrielle avaient décidé de se liguer contre moi pour faire étalage de la liaison de la consorte avec Ethan.

Cette nuit-là, nous avions fini de manger et traversions le rez-de-chaussée en direction de l’escalier quand elles s’arrêtèrent en face de nous.

— Chérie, demanda Gabrielle à Amber en s’examinant les ongles tout en bloquant l’accès à l’escalier. Tu veux aller boire un verre, ce soir ?

Amber, vêtue d’un survêtement de velours noir sur le devant duquel était imprimé « MORDS-MOI » en lettres rouges, leva les yeux vers moi.

— Je ne peux pas. J’ai quelque chose de prévu avec Ethan, ce soir, et tu connais ses besoins…

Je ressentis l’envie de la bâillonner, juste après lui avoir lacéré son pantalon en velours vulgaire, mais je fus assez troublée par le message – et le fait que j’avais vu Ethan accepter l’offre de cette pouffiasse – pour ne pas trouver de repartie cinglante.

Heureusement, Capitaine Insolence était dans le coin. Avec son aplomb habituel, elle prit un Chocapic dans un sachet et le balança sur Amber.

—Dégage, femmelette.

La consorte émit un petit bruit dégoûté mais elle prit Gabrielle par la main et elles battirent en retraite dans le couloir.

—Et une fois de plus, j’ai sauvé le monde, déclara Lindsey tandis que nous descendions l’escalier.

— Tu es une vraie copine.

— J’emmène Connor boire un verre après le boulot et, en bonne copine, comme tu dis, je pense que tu as besoin de venir avec nous.

— Je m’entraîne, cette nuit. Je ne peux pas.

Ce n’était que la première d’une série de bonnes raisons pour ne pas accepter son offre.

Lindsey s’immobilisa en souriant.

—Bien. Moi aussi, je me paierais bien du bon temps avec Catcher Bell. Est-ce qu’il t’a déjà laissé tenir son sabre ?

— Je crois que son sabre appartient à Mallory.

Lindsey s’arrêta devant la porte de la salle des opérations et hochant la tête.

—C’est cool pour elle.

—Pour elle, oui, mais un peu moins pour moi.

—Pourquoi ?

—Parce qu’il est constamment à la maison et ça commence à être un peu petit pour nous trois.

— Ah. Tu connais la solution à ce problème : viens t’installer ici.

Elle entra dans la salle des opérations et se dirigea droit vers la table de réunion pendant que des gardes déjà au travail tapotaient sur des claviers, consultaient des écrans et parlaient dans leurs casques avec micro.

— Même réponse que la dernière fois, murmurai-je en m’asseyant avec elle à la table. Non, non et non. Je ne peux pas vivre dans la même maison qu’Ethan. On finirait par s’entre-

tuer.

Lindsey croisa les jambes et pivota sur sa chaise pour me faire face.

—Pas si tu l’évites. C’est possible : tu viens de passer une semaine sans le croiser.

J’acquiesçai mais elle haussa les sourcils. Elle avait raison, je l’avais évité, il m’avait évitée, nous nous étions évités. Et malgré le vague sentiment de malaise que j’éprouvais chaque fois que je franchissais la porte de la Maison Cadogan, le fait que nous soyons parvenus à ne pas nous croiser rendait ma vie ici au moins possible.

— Alors, dit-elle, tu ne devrais pas avoir de mal à continuer. Et puis réfléchis, chuchota Lindsey, c’est comme dans la série Newport Beach, ici. Tu passes à côté de sacrés moments de distraction en rentrant tous les matins à Wicker Park.

—Ouais, ça c’est l’argument de vente ultime. Parce que ces dernières semaines, ça n’a pas été la joie.

Pour être honnête, ça ressemblait vraiment à un argument de vente. J’aimais bien les histoires des autres. Je n’avais tout simplement pas envie d’en vivre moi-même.

Catcher, Mallory et Jeff se trouvaient déjà à la salle de sport quand j’y arrivai. Je n’étais pas certaine de savoir ce que Jeff faisait là mais, puisqu’il était, avec Mallory, ce qui se rapprochait le plus d’un supporter, je n’étais pas contre une présence supplémentaire.

Ou je n’aurais pas été contre, si j’étais arrivée quelques secondes plus tard et n’avais pas surpris Catcher en train de peloter ma colocataire à côté de la fontaine à eau.

Je me raclai la gorge bruyamment en les dépassant, ce qui ne les poussa pas pour autant à démêler leurs corps.

— Les chats sont en chaleur, dis-je à Jeff qui était affalé sur une chaise dans la salle de sport, les bras croisés sur la poitrine, les paupières closes.

—Ils y sont encore ? Ça fait vingt minutes.

Je perçus un soupçon de mélancolie dans sa voix.

—Oh, oui, confirmai-je, en prenant conscience que c’était la seconde fois de la semaine que j’étais témoin d’une union charnelle que je n’avais aucune envie de voir.

Jeff ouvrit ses yeux bleus en me souriant.

—Si tu te sens délaissée…

Je faillis lui répondre non sans réfléchir, mais je décidai plutôt de le taquiner.

—Oh, Jeff. Ce serait trop bien, toi et moi. Trop puissant, tellement d’émotions, de chaleur. On se toucherait à peine et

« boum » (je claquai des mains), comme un papillon de nuit sur la flamme, il ne resterait rien de nous.

Son regard se perdit.

—Combustion ?

— Totale.

Il resta muet un moment, dessinant de l’index un motif sur le genou de son jean. Puis il hocha la tête.

— Trop puissant. Ça nous détruirait tous les deux.

Je hochai la tête d’un air grave.

—Probablement. (Je me penchai pour déposer un baiser sur son front.) Nous aurons toujours Chicago.

—Chicago, répéta-t-il d’un air rêveur. Ouais. Carrément. (Il se racla la gorge en semblant retrouver ses esprits.) Quand je raconterai cette histoire plus tard, tu m’auras embrassé sur la bouche. Avec la langue. Et tu auras eu les mains baladeuses.

Je gloussai.

—D’accord.

Catcher et Mallory entrèrent dans la salle en se tenant par la main, Catcher devant, Mallory sur ses talons, les doigts de sa main libre posés sur ses lèvres, les joues rouges.

—Sabre, déclara Catcher avant de lâcher la main de Mallory et de se diriger vers la porte à l’autre bout de la salle.

— A ton avis, c’était un ordre ou un résumé de vos activités ?

demandai-je à Mallory, qui s’arrêta en face de moi.

Elle cligna des yeux, le regard braqué sur le petit cul de Catcher moulé dans son jean.

— Hmmm ?

Je haussai un sourcil.

— Je suis amoureuse d’Ethan Sullivan et nous allons avoir plein de petits bébés vampires à grandes dents et nous allons acheter une maison en banlieue pour y vivre heureux jusqu’à la fin des temps.

Elle se tourna vers moi, le regard aussi vide que celui de Jeff quelques instants plus tôt.

—C’est juste qu’il fait ce truc avec sa langue. (La voix traînante, elle agita l’index d’avant en arrière.) Des petits coups secs, tu vois ?

OK, c’en était trop. Avant de me rendre compte de ce que je disais, je lui annonçai mon plan en vrac.

— Je t’adore mais j’emménage à la Maison Cadogan.

Voilà qui capta son attention. Son expression s’anima et elle ouvrit de grands yeux.

— Quoi ?

Décidant sur-le-champ que c’était ce qu’il y avait de mieux à faire, je hochai la tête.

— Vous avez besoin d’espace, tous les deux, et j’ai besoin d’être là-bas pour faire mon boulot efficacement.

Je n’évoquai pas mon intention d’échapper aux prouesses sexuelles de Catcher.

—Oh, fit Mallory en baissant la tête. Oh. (Quand elle releva les yeux, j’y lus de la tristesse.) Seigneur, Merit. Tout est en train de changer.

Je la serrai contre moi.

—Mais pas nous, nous ne changerons pas. Nous vivrons simplement dans des endroits différents.

—Nous aurons des codes postaux différents.

— Tu auras Sexy Bell pour te tenir compagnie. Tout ira bien pour toi.

Ça irait probablement aussi pour moi si je parvenais à me convaincre – ainsi que les autres vampires Cadogan – que j’étais capable de vivre sous le même toit qu’Ethan sans l’empaler sur un pieu en tremble.

Mallory me serra à son tour.

— Tu as raison, je suis ridicule. Il faut que tu y ailles, que tu vives dans le monde des vampires, que tu te mélanges à eux.

(Puis elle haussa un sourcil.) Tu as bien dit que tu étais amoureuse d’Ethan ?

— Juste pour attirer ton attention.

Probablement.

Et merde.

—Il faut que je te dise que je n’aime pas trop cette idée, Merit.

Je hochai la tête d’un air penaud et me dirigeai vers le vestiaire.

—Réjouis-toi de ne pas être à ma place.

Quelques minutes plus tard, je sortis, pieds nus, les cheveux tirés en queue-de-cheval, prête pour une nouvelle nuit d’entraînement afin de protéger, entre autres, un homme à l’égard de qui je nourrissais des sentiments contradictoires.

Mallory et Jeff étaient assis sur des chaises à l’autre bout de la salle. Catcher n’avait pas encore réapparu. Je me plantai devant le sac de sable qui était suspendu dans un coin et serrai les poings.

Au cours des quelques séances que j’avais eues avec Catcher depuis la Recommandation, nous nous étions entraînés avec des amortisseurs, pour pratiquer des coups de poing et de pied frontaux, des gardes et des uppercuts. Le but était d’augmenter ma résistance, me permettre d’acquérir les bases en matière de combat de vampire et m’assurer de pouvoir passer les tests requis des gardes de Cadogan. Mais j’étais en général trop concentrée sur l’apprentissage des mouvements et des enchaînements pour tirer un quelconque profit ou réconfort de cet exercice.

Catcher toujours absent, je n’étais pas distraite.

Je poussai un cri et balançai un coup de poing nu dans le logo au centre du sac, appréciant le bruit sourd et plat du contact –

« paf ! » – ainsi que le retrait du sac sous l’impact. Je savourai le simple fait de l’avoir fait bouger, me délectai d’avoir imaginé des yeux verts me regardant au travers du logo et d’avoir visé au beau milieu.

« Pif ! Paf ! » Un double punch jouissif dans le sac incarnant l’homme que je m’étais engagée à servir et qui commençait à m’intéresser un peu trop.

Je reculai, pivotai sur un talon et basculai ma hanche pour asséner un coup de pied de côté. Pour un témoin extérieur, je devais juste avoir l’air de m’échauffer en décochant quelques coups de pieds précis dans un objet inanimé.

Mais dans ma tête – « pif ! » –, j’envoyais des coups de pieds –

« paf ! » – à un certain Maître vampire – « vlan ! » – en pleine figure.

Souriant enfin, je me redressai, les mains sur les hanches et regardai le sac se balancer au bout de ses chaînes.

— Thérapeutique, décrétai-je.

La porte du bout de la salle s’ouvrit et Catcher entra, le fourreau de laque noire de son sabre dans la main droite. Dans la gauche, il tenait un long morceau de bois de la forme d’un katana, légèrement courbe et brillant mais sans la garde ni aucune autre marque séparant la poignée de la lame. J’appris que c’était un bokken, une arme d’entraînement, un instrument pour apprendre le maniement du sabre sans le risque que l’amateur tranche ce qui n’était pas censé l’être.

Catcher se plaça au centre du tapis de sol, posa le bokken par terre et, dans un mouvement lent et soigné, la lame à peine inclinée, il dégaina son katana. L’acier nu scintilla et émit un sifflement métallique en déchirant l’air. Puis Catcher me fit signe d’approcher et je le rejoignis au centre du tapis. Il tourna le katana et, une main près de la garde, me tendit l’arme.

Je la pris, la soupesai. Elle était plus légère que ce que j’avais imaginé étant donné la combinaison complexe de matériaux –bois, acier, peau de raie bosselée, cordelette de soie tressée. De la main droite, je pris le sabre sous la garde, et refermai les doigts de ma main gauche juste en dessous, en gardant un espace de quatre doigts entre mes deux mains. Je n’avais pas encore étudié cela : j’imitai juste la position des mains de Catcher sur ce sabre qu’il ne me laissait habituellement pas tenir et qu’il traitait avec soin et respect.

Je l’avais interrogé à ce sujet plus tôt dans la semaine. Pourquoi s’immobilisait-il quand il révélait la lame ? Pourquoi son regard devenait-il trouble quand il dégainait ? Sa réponse – « C’est une bonne lame » – ne m’avait pas vraiment satisfaite et n’était sans doute que la partie visible de l’iceberg.

Je tenais le sabre devant moi en attendant les ordres de Catcher.

Il n’en fut pas avare.

Malgré son attitude peu loquace quand il s’agissait d’expliquer pourquoi il aimait ce sabre, il avait en revanche beaucoup à dire sur ma manière de le manier – la position de mes mains sur la poignée (qui n’était pas tout à fait correcte, malgré mes efforts pour l’imiter), l’inclinaison de la lame par rapport au reste de mon corps, la position de mes pieds et mon équilibre général alors que je me préparais à frapper.

Catcher déclara que cette première séance avec le sabre avait uniquement pour but de m’habituer à l’arme et à son poids.

Jusque-là, j’avais appris les mouvements avec le bokken parce que, même si Catcher était satisfait de mes progrès, il n’avait aucune confiance en ma capacité à maîtriser le katana. Du moins pas selon ses attentes pointilleuses.

M’immobilisant au beau milieu d’un geste qu’il m’enseignait, je me tournai vers lui.

—Pourquoi ai-je ce katana en mains aujourd’hui ?

Il prit aussitôt un air grave.

—Parce que tu es une vampire, et qui plus est une vampire Cadogan. Jusqu’à ce que tu connaisses les mouvements, jusqu’à ce que tu sois capable de manier le sabre comme une experte (le ton de sa voix impliquait qu’il ne se contenterait pas de moins), tu vas avoir besoin de bluffer. (Il désigna la lame du katana.) Cette arme te le permettra.

Puis il jeta un coup d’œil vicieux vers Mallory.

—Si tu n’es pas prête à manier le sabre, apprends au moins à le tenir correctement. (Mallory émit un grognement sardonique et Catcher éclata d’un rire satisfait.) Ça ne fait mal que la première fois.

—Où donc ai-je déjà entendu ça ? répliqua sèchement Mallory en balançant une jambe tout en feuilletant un magazine. Je te l’ai déjà dit mille fois, la magie n’a rien à faire au lit.

Même si ses yeux étaient braqués sur le magazine, elle souriait.

Maison Cadogan, me voilà, pensai-je en ajustant ma prise sur le katana. Je centrai mon poids, roulai les épaules et attaquai.

Deux heures plus tard, alors que le soleil s’apprêtait tout juste à pointer à l’horizon, j’étais à la maison, vêtue d’un débardeur et d’un bas de pyjama en flanelle. Installée sur mon lit, téléphone portable en main, je réécoutai le message que j’avais trouvé en sortant de la salle de sport. C’était Morgan, il avait appelé pendant que je m’entraînais. « Bip. »

« Salut, c’est Morgan. De Navarre, au cas où tu en connaîtrais d’autres. Des Morgan, je veux dire. Je raconte n’importe quoi.

J’espère que la Recommandation s’est bien passée. J’ai appris que tu avais été nommée Sentinelle. Félicitations. »

Puis il me délivrait un petit discours sur l’histoire de la fonction de Sentinelle et m’apprit qu’Ethan avait ressuscité ce poste.

Il avait parlé si longtemps que la messagerie lui avait coupé la chique.

Puis il avait rappelé. « Bip. »

« Désolé, je me suis laissé emporter. Ce n’est sans doute pas mon meilleur moment. Ça n’était pas vraiment la démonstration de mes talents de séducteur que j’avais prévu de te faire. (Un silence.) J’aimerais te revoir. (Il s’éclaircit la voix.) Je veux dire, ne serait-ce que pour t’expliquer, de manière un peu plus approfondie cette fois, les avantages évidents que tu aurais à adopter l’équipe des Packers, leur gloire, leur histoire…»

— Et la modestie flagrante qui va avec, marmonnai-je en écoutant le message, incapable de réprimer un petit sourire en coin.

« Alors oui, il faut qu’on parle. Football. Qu’on parle de football.

Seigneur, je m’enfonce. Bon. Appelle-moi. (Raclement de gorge.) S’il te plaît. »

Je gardai les yeux rivés un long moment sur la coque ouverte de mon portable, songeant encore à ce coup de fil quand le soleil frappa à ma fenêtre. Je fermai finalement le téléphone et, quand je me mis en boule, la tête sur l’oreiller, je m’endormis avec l’appareil dans la main.

Quand j’ouvris les yeux au coucher du soleil, je déposai le téléphone sur la table de nuit et décidai – étant donné que c’était à la fois mon jour de congé et mon anniversaire – que j’avais le temps d’aller courir un peu. Je m’étirai, enfilai une tenue de sport, m’attachai les cheveux et descendis.

Je parcourus une boucle autour de Wicker Park. Les rues commerçantes du quartier pullulaient de gens cherchant un restaurant ou tout simplement le réconfort d’un petit verre après une journée de travail. La maison était toujours calme quand je rentrai et je n’eus donc pas à subir le spectacle et les sons de la liaison Carmichael-Bell. Suffisamment assoiffée pour vider la fontaine de Buckingham, je fonçai dans la cuisine, direction le réfrigérateur.

C’est alors que je vis mon père.

Il était assis à l’îlot central de la cuisine, vêtu de son habituel costume et de ses mocassins italiens de luxe, ses lunettes perchées au bout de son nez alors qu’il lisait le journal.

Soudain, je compris que ce n’était pas une coïncidence si Mallory et Catcher étaient absents.

— Tu as été nommée Sentinelle.

Je dus me forcer à avancer. Consciente qu’il me regardait, je gagnai le réfrigérateur et en sortis une brique de jus de fruits. Je faillis prendre un verre dans le placard, pensant que ce ne serait pas convenable de boire à même le carton, et puis je me ravisai.

C’était notre maison, nos règles de vie.

Après avoir bu longuement et en silence, je me plaçai de l’autre côté de l’îlot, posai la brique sur le comptoir et affrontai mon père.

— En effet.

Il fit toute une affaire de replier bruyamment le journal avant de le poser sur le comptoir.

— Tu as du pouvoir, maintenant.

La rumeur, même si elle était fondamentalement incorrecte, avait fait son chemin. Je me demandais si mon père, comme mon grand-père, possédait lui aussi son propre informateur chez les vampires.

— Pas vraiment, lui dis-je. Je suis juste une garde.

— Mais une garde de la Maison. Pas de Sullivan.

Bon sang. Peut-être avait-il vraiment un informateur. Il en savait beaucoup, mais la question la plus intéressante était de savoir pourquoi il avait pris la peine de se renseigner. Avait-il des affaires en vue ? Souhaitait-il évoquer la position de sa fille parmi les vampires pour épater ses amis et associés ?

Quelles que soient sa source et sa motivation, il avait raison concernant la distinction.

—Garde de la Maison, confirmai-je en pinçant le haut de la brique de jus de fruit pour la fermer. Mais ça ne fait que quelques semaines que je suis vampire, je n’ai quasiment aucun entraînement, et je suis certainement- la dernière sur la liste des gens à qui Ethan fait confiance. Je n’ai aucun pouvoir.

Je pensai à ce qu’avait dit Ethan avant d’ajouter :

— Je n’ai aucun capital politique.

Mon père, ses yeux bleus si semblables aux miens, m’adressa un regard tranquille avant de se lever.

—Robert va bientôt reprendre les affaires. Il aura besoin de ton soutien, de ton aide auprès des vampires. Tu es une Merit et tu es désormais membre de la Maison Cadogan. Sullivan t’écoute.

J’étais ravie de l’apprendre.

— Tu as des contacts. J’attends de toi que tu t’en serves. (Il pianota sur le journal plié, comme pour renforcer son propos.) Tu le dois à ta famille.

Je parvins à ne pas lui rappeler combien cette même famille m’avait soutenue quand elle avait découvert que j’étais une vampire. Il m’avait menacée de me déshériter en personne.

— Je ne suis pas certaine de comprendre quel genre de service je pourrais rendre, que ce soit à Robert ou à toi, lui répondis-je, mais je ne suis pas à louer. Je ferai mon boulot de Sentinelle, mon devoir, parce que j’ai prêté serment, je ne suis pas heureuse d’être une vampire. Ce n’est pas la vie que j’aurais choisie. Mais c’est la mienne désormais et je lui ferai honneur.

Je ne vais pas mettre mon avenir ou ma position en danger – et encore moins mon Maître ou sa Maison – en me mêlant de l’éventuel petit projet que tu as en tête.

Mon père soupira.

— Tu crois peut-être qu’Ethan hésiterait à t’utiliser si l’occasion se présentait ?

Je ne savais pas quoi penser de ça mais Ethan était un sujet que je ne souhaitais pas aborder avec mon père. Je toisai donc Joshua Merit, lui rendis son regard presque à l’identique.

—C’est tout ce que tu voulais savoir ?

— Tu es une Merit.

Mais plus seulement une Merit, pensai-je, ce qui fit naître un petit sourire sur mes lèvres.

—C’est tout ce que tu voulais savoir ? répétai-je d’une voix neutre.

Un muscle de sa mâchoire tressaillit mais il battit en retraite.

Sans un mot de plus pour sa benjamine, vœux d’anniversaire ou autre, il tourna les talons et sortit.

Je ne bronchai pas quand la porte d’entrée claqua. Je restai debout une minute dans la cuisine vide, les mains agrippées au bord de l’îlot, submergée par l’envie de courir après mon père pour lui demander de me voir comme j’étais et de m’aimer pour qui j’étais.

Puis je ravalai mes larmes.

Et quand la soif de sang se réveilla de nouveau, que ce soit sous l’effet de la colère ou du chagrin, je retournai au réfrigérateur, pris une poche de sang O positif dans mes bras et m’effondrai par terre.

Il n’y eut pas de sensation d’ébriété, cette fois. J’éprouvai un sentiment de satiété, une profonde satisfaction accompagnée du détachement que je devais adopter afin d’ingurgiter du sang humain. Mais il n’y eut pas de gloussements incontrôlables.

C’était comme si mon corps avait accepté ce à quoi mon esprit commençait tout juste à s’habituer, ce que j’avais avoué à mon père, à Ethan, à moi-même.

J’étais une vampire Cadogan.

Non, j’étais une vampire tout court. Peu importait la Maison ou la position, et ce même si je ne traînais pas dans les cimetières en pleine nuit, même si je ne volais pas – enfin, je supposais que j’en étais incapable car je n’avais pas encore essayé – et même si je ne me mettais pas à trembler devant le crucifix qui était accroché au mur de la salle de bains du premier étage. Je mangeais de l’ail, je voyais encore mon reflet dans le miroir et je pouvais rester éveillée la journée, même si je n’étais pas alors au mieux de ma forme.

D’accord, je n’étais pas la vampire qu’Hollywood avait imaginée.

J’en étais même assez loin : plus forte, plus rapide, plus vive. Je souffrais d’une allergie au soleil mais j’avais la capacité de guérir, ainsi qu’un certain goût pour l’hémoglobine. Je m’étais fait une poignée de nouveaux amis, j’avais un nouveau boulot, un patron que j’évitais consciencieusement, et le teint plus pâle.

Je savais manier un sabre, je connaissais un peu les arts martiaux, j’avais failli me faire assassiner et j’avais découvert une nouvelle facette de la Ville des vents. Je pouvais sentir la magie, le pouvoir qui parcourait les rues tel un compagnon métaphysique de la Chicago River. Je pouvais entendre la voix d’Ethan dans ma tête, un sorcier sexy mais grognon m’avait tiré dessus à coups de magie et j’avais perdu ma meilleure amie et colocataire (ainsi que ma chambre) au profit de ce même sorcier.

Malgré tous ces changements, tous ces bouleversements, que me restait-il à faire sinon agir ? Être la Sentinelle Cadogan, prendre les armes et les porter pour la Maison que j’avais été chargée de protéger.

Je me relevai, jetai la poche en plastique vide dans la poubelle, m’essuyai la bouche du revers de la main et contemplai la nuit noire par la fenêtre de la cuisine. Aujourd’hui, j’avais vingt-huit ans. Et j’en faisais à peine vingt-sept.

Ayant bien l’intention de tirer le meilleur parti du reste de ma nuit de repos, je m’étais douchée, changée et je me trouvais à présent dans ma chambre – la porte fermée, assise en tailleur sur le fauteuil, un exemplaire du Tristan de Lyonesse d’Algernon Swinburne ouvert devant moi. Je n’avais pas utilisé ce livre pour mon mémoire, Swinburne ayant écrit cette version de Tristan et Iseult en 1852 mais, malgré sa fin tragique, cette histoire m’avait toujours attirée. J’avais lu et relu le prélude, l’ode de Swinburne aux amants maudits et à l’amour lui-même.

Toujours, acte nouveau et nouvelle passion,

Reflète la beauté de ses divins rayons,

Le corps spirituel de feu et de lumière

Éclipsant le soleil qui notre monde éclaire ; L’amour donne du corps au noble esprit de l’homme, Et insuffle l’esprit au corps qui l’emprisonne ; L’amour, qui fait chanter les vies d’un même élan ; L’amour, le sang qui court dans les veines du temps.

Feu, lumière, sang et veines du temps. Ces mots n’avaient jamais eu autant de sens pour moi. Le contexte avait clairement son importance.

Je réfléchissais à la métaphore quand on frappa à ma porte. Elle s’ouvrit et Lindsey jeta un coup d’œil à l’intérieur.

— Alors voilà à quoi la mystérieuse Sentinelle Cadogan consacre son temps libre ?

Elle était en jean et tee-shirt noir, des bracelets en cuir à chaque poignet, ses cheveux blonds tirés en queue- de-cheval. Les mains dans le dos, elle parcourut ma chambre des yeux.

— J’ai cru comprendre que c’était l’anniversaire de quelqu’un.

Je fermai le livre.

— Tu ne travailles pas aujourd’hui ?

Lindsey haussa les épaules.

— J’ai échangé avec Juliet. Cette fille adore ses armes, elle dort avec son sabre. Elle était ravie d’être de service.

Je connaissais Juliet depuis quelques jours et cela résumait assez bien mon impression. Malgré son air innocent, elle était toujours prête à se battre.

— Qu’est-ce qui t’amène ?

— Ton anniversaire, ma grande. Ta fête t’attend.

Je haussai un sourcil.

— Ma fête ?

Elle me fit signe de la suivre avant de sortir. Curieuse, je reposai mon livre, éteignis la lampe de chevet et lui emboîtai le pas. Elle descendit l’escalier en trottinant et disparut dans le salon… où m’attendaient mes amis. Mallory, Catcher derrière elle, une main à sa taille, et Jeff, avec un sourire coquin aux lèvres et un paquet enveloppé de papier argenté à la main.

— Joyeux anniversaire, ma vampirette chérie ! déclara Mallory en s’avançant, les bras tendus.

Je la serrai contre moi et adressai un clin d’œil à Jeff.

— On te sort, dit-elle. Bon, pas vraiment, en fait : on t’emmène chez ton grand-père. Il a préparé un petit quelque chose pour toi.

— D’accord, balbutiai-je.

Cela me faisait chaud au cœur que mes amis soient venus m’entraîner dans des festivités en mon honneur. C’était un sacré progrès après la visite prétendument paternelle que j’avais reçue plus tôt dans la soirée.

J’enfilai des chaussures et, après avoir rassemblé nos sacs et éteint les lumières, on sortit sous l’œil vigilant des gardes.

Mallory et Catcher se dirigèrent vers le 4 x 4 garé le long du trottoir. Ce dernier devait appartenir à Lindsey, qui se dirigea vers le côté conducteur. Jeff était resté en retrait et me tendit le paquet d’un air timide.

—Qu’est-ce que c’est ? demandai-je en levant les yeux vers lui.

— Un remerciement, répondit-il en souriant.

Je retirai le papier cadeau argenté puis ouvris la boîte bleu clair.

Elle contenait une petite sculpture en argent figurant une silhouette humaine – un corps à genoux, les bras grands ouverts. Un peu troublée, je fronçai les sourcils.

—C’est moi, prosterné devant toi, expliqua-t-il. Il se pourrait que… (il tira sur le col de sa chemise) que j’aie un peu raconté que la Sentinelle de la Maison Cadogan avait un petit béguin pour moi.

Je le toisai, les bras croisés.

— Petit comment ?

Il se dirigea vers la voiture et je lui emboîtai aussitôt le pas.

— Jeffrey. Petit comment ?

Il balaya ma question d’un geste de la main, sans s’arrêter.

— Jeff !

Il ouvrit la porte arrière mais se tourna avant de se glisser à l’intérieur, un sourire illuminant son regard.

—Disons que tu m’as supplié et que j’ai refusé parce que tu étais un peu trop…

Je soupirai en réinstallant sur la banquette arrière à côté de lui.

— Laisse-moi deviner. Un peu trop collante ?

— Un truc dans le genre.

Je sentis son regard nerveux ainsi que le soudain picotement de la magie autour de nous. Non, pas seulement de la magie. De l’inquiétude, aussi. Jeff était un ami et je réprimai donc l’instinct de prédateur que le doux arôme légèrement acide de sa peur avait provoqué chez la vampire que j’étais.

—Bon, dis-je. Mais je te préviens : je ne te donnerai pas de sous-vêtements.

J’entendis glousser à l’avant puis les lèvres de Jeff se posèrent sur ma joue.

— Tu es trop géniale.

Mallory baissa son pare-soleil et croisa mon regard dans le miroir qui y était encastré afin de m’adresser un clin d’œil.

Il y avait des voitures tout autour de la maison de mon grand-père – le long du trottoir et sur la pelouse de devant. Et uniquement des décapotables de luxe – Lexus, Mercedes, BMW, Infiniti, Audi – et de toutes les couleurs – rouge, vert, bleu, noir, blanc. Mais ce furent les plaques d’immatriculation qui me mirent sur la piste : NORTH1, GOOSE, SBRNCH. Toutes les divisions de la Chicago River.

— Des nymphes, en conclus-je, une fois descendue de voiture, Catcher près de moi.

Je me rappelai les légendes sur les posters dans le bureau de mon grand-père.

— Ce n’était pas prévu, dit Catcher. Elles ont dû avoir besoin du Médiateur. (Il se tourna vers Jeff et pointa le doigt vers lui.) On ne touche pas. Si elles se battent, il y aura des larmes.

— Je ne fais jamais pleurer les dames, C.B., répondit Jeff, tout sourires.

— Ne m’appelle pas comme ça, grogna Catcher avant de se tourner vers moi. Ça ne faisait pas partie de ta fête d’anniversaire.

Je contemplai la maison, vivement éclairée, et les silhouettes allant et venant à l’intérieur.

— Je m’en doute. J’ai besoin d’être au courant de quelque chose ? (Et avant qu’il pose la question habituelle, je lui donnai la réponse.) Et, oui, j’ai lu le Canon.

Ce livre n’était pas un mauvais substitut du guide de référence que j’avais désiré. Il comportait des sections sur tous les groupes surnaturels importants, nymphes comprises. Elles étaient petites, minces, lunatiques et avaient la larme facile.

Elles étaient très attachées à leur territoire et exerçaient un pouvoir énorme sur la rivière et les courants. On racontait –

Dieu seul savait si on pouvait se fier aux rumeurs sur le sujet –qu’elles descendaient des naïades des mythes grecs. Les frontières des territoires des nymphes évoluaient constamment car elles ne cessaient d’échanger de minuscules parcelles d’eau et de rive. Et même si les livres d’histoire humains ne le mentionnaient pas, on racontait qu’elles avaient joué un rôle clé dans l’inversion du cours de la Chicago River en 1900

— Ne t’approche pas d’elles, conseilla Catcher en se dirigeant vers la porte.

La maison de mon grand-père était remplie de femmes. Toutes étaient petites et bien faites, aucune ne mesurant plus d’un mètre soixante-cinq. Elles étaient belles à mourir, avec des cheveux ondoyants, de grands yeux liquides et de minuscules robes. Et elles braillaient, se criaient après avec des voix trop aiguës d’une octave pour être agréables à l’oreille. Elles pleuraient aussi, de grosses larmes roulaient sur leurs joues.

On fut accueillis par un bref silence dans tout ce vacarme.

—Voici ma petite-fille, déclara mon grand-père installé dans un fauteuil, appuyé sur l’accoudoir, la main sous le menton. C’est son anniversaire.

Les nymphes clignèrent de leurs grands yeux – bleu, marron ou vert translucide – puis elles se retournèrent les unes vers les autres et les hurlements reprirent. Je saisis quelques bribes – ça parlait de ponts à balancier, de traités et de flux. De toute évidence, elles se fichaient complètement de mon arrivée.

Mon grand-père leva les yeux au ciel d’un air amusé. Je lui souris et lui adressai un signe – et faillis perdre une poignée de cheveux arrachés par des doigts aux ongles roses avant que Lindsey me tire hors de l’échauffourée.

Catcher m’adressa le regard du professeur déçu.

— Je t’ai dit de ne pas t’approcher, dit-il en désignant d’un mouvement de tête les créatures en furie.

C’était un crêpage de chignons digne de figurer sur YouTube.

Les nymphes se tiraient les robes et les cheveux, se griffaient jusqu’au sang à coups d’ongles joliment manucurés. Tout cela sur fond de cris et de larmes.

—Pour l’amour de Dieu, dit une voix derrière moi et Jeff me dépassa pour s’approcher des femmes en pleine bataille.

Mesdames ! dit-il et, comme elles ne faisaient pas attention à lui, il gloussa avant de hurler de nouveau : Mesdames !

D’un coup, les nymphes s’immobilisèrent, les mains encore autour du cou ou dans les cheveux les unes des autres. Elles tournèrent lentement la tête vers nous, inspectèrent le groupe que nous formions et leurs regards se figèrent sur Jeff. Les nymphes – elles étaient neuf- laissèrent retomber leurs mains afin d’ajuster leurs cheveux et leurs corsets et, une fois présentables, adressèrent à Jeff un éventail de sourires et de battements de cils.

Mallory et moi observions, bouche bée, le geek maigrichon qui venait tout juste de charmer et soumettre neuf déesses de l’eau hystériques aux poitrines généreuses.

Jeff se balançait sur ses talons en leur souriant.

— C’est mieux. Maintenant, qu’est-ce qui se passe ?

Son ton était apaisant, sa voix de crooner se teintant d’un brin de séduction qui faisait de toute évidence frémir ces dames.

Je ne pus m’empêcher de sourire… et de me demander si je ne m’étais pas trompée au sujet de Jeff.

La plus grande des petites femmes, une blonde aux yeux bleus dont la silhouette parfaite était habillée d’une robe de soirée bleue – et que je me rappelais avoir vue sur une affiche dans le bureau de mon grand-père comme étant la nymphe de Goose Island –, sourit d’un air hésitant avant de déverser un flot d’insultes au sujet de ses sœurs qui auraient fait rougir un marin.

—Euh, tu veux des boules Quies ? me chuchota Mallory.

—Grave, lui murmurai-je.

Le fond du propos de Goose Island, si l’on ne tenait pas compte de tous les jurons, était que la (salope de) nymphe aux cheveux d’un noir de jais sur sa gauche, North Branch, avait couché avec le (gigolo de) petit ami de la nymphe blond platine sur sa droite, West Forlc. La raison de cette trahison, d’après Goose, était une sorte d’empiétement politique complexe de leurs frontières respectives.

Jeff fit claquer sa langue et se tourna vers la brune de North Branch.

— Cassie chérie, tu vaux mieux que ça.

La Cassie en question haussa les épaules d’un air penaud, les yeux baissés.

— Melaina, dit-il à la blonde de West Fork, il faut que tu quittes cet homme.

Melaina renifla en hochant la tête tout en se tortillant une mèche de cheveux.

— Il m’a dit que j’étais jolie.

Jeff lui adressa un sourire attristé en lui ouvrant les bras.

Melaina bondit presque dans son étreinte et se mit à sangloter pendant qu’il la serrait contre lui. Pendant que Jeff lui tapotait le dos en lui murmurant des paroles apaisantes à l’oreille, Mallory, éberluée, me lança un regard dubitatif.

Je me bornai à hausser les épaules. Qui aurait pu croire que mon petit Jeff était capable de ça ? Peut-être que c’était un truc entre les métamorphes et les nymphes ? Je me promis de vérifier ça dans le Canon.

— Allons, allons, dit Jeff avant de laisser Melaina rejoindre ses sœurs. Bon. (Les mains jointes, il parcourut le groupe des yeux.) Est-ce que vous avez fini d’ennuyer M. Merit pour ce soir ? Je suis certain qu’il a pris note de vos inquiétudes et qu’il les transmettra au maire. (Il se tourna vers mon grand-père et ce dernier acquiesça.) D’accord, les filles ?

Il y eut encore quelques reniflements, quelques larmes essuyées, mais elles hochèrent toutes la tête. La réconciliation fut aussi bruyante que l’avait été la dispute. Ce fut soudain un vacarme d’excuses proférées de voix suraiguës et de propositions de rendez-vous pour des pédicures-manucures et des journées au spa. Les petites créatures se serraient dans les bras les unes des autres, se lamentaient sur les ourlets déchirés, se retouchaient le maquillage. (Miraculeusement aucun mascara n’avait coulé.

Je supposai que le waterproof était de rigueur chez les nymphes.)

Quand elles se furent calmées, elles se regroupèrent autour de Jeff et le couvrirent de baisers et de mots doux avant de filer.

Mallory à mes côtés, je les observai à travers la moustiquaire tandis qu’elles consultaient leurs téléphones portables et grimpaient dans leurs minuscules décapotables avant de disparaître dans la nuit de Chicago.

Puis on se retourna en même temps vers Jeff, qui tapotait sur le clavier de son téléphone.

— Tournoi de Warcraft ce soir. Qui vient ?

—Combien de temps vivent les métamorphes ? demandai-je à Catcher.

—Cent vingt, cent trente ans. Pourquoi ? me répondit-il d’un air intrigué.

Alors Jeff était tout jeune, même si, à vingt et un ans, il était adulte d’un point de vue humain.

— Parce que ce type sera d’une efficacité terrifiante, quand il sera grand.

Jeff leva la tête en montrant son téléphone.

—Sérieux, qui vient ? demanda-t-il, les yeux pleins d’espoir. Tu peux être mon elfe, si tu veux, Merit. J’ai de fausses oreilles.

—Quand il sera grand, confirma Catcher en prenant le téléphone de Jeff pour le fourrer dans sa poche. Allons dîner, Einstein.

Après avoir enfin embrassé mon grand-père, je le suivis dans la salle à manger. Un repas digne d’un roi – ou d’un flic, de deux vampires, d’un métamorphe et de deux sorciers – nous attendait. Au milieu de sets de table verts étaient disposés des plats de haricots verts, de purée de pommes de terre, de gratin de courge, de macaroni au fromage. Il y avait aussi des paniers de petits pains et les desserts étaient présentés sur le buffet : un gros gâteau recouvert de copeaux de noix de coco, un plat de brownies et une assiette de cupcakes roses et blancs.

Mais la pièce maîtresse, qui trônait au centre de la table ovale, était le plus gros pain de viande nappé de ketchup que j’aie jamais vu.

Je poussai un cri de ravissement. J’aimais manger, bien sûr, et j’aurais avalé pratiquement tout ce qu’on mettait devant moi, pour preuve la pinte de sang que j’avais vidée quelques heures plus tôt, mais le pain de viande de mon grand-père – préparé d’après la recette de ma grand-mère – était de loin mon plat préféré.

— Si quelqu’un touche au pain de viande avant que je sois servie, je le croque, dis-je en pointant le doigt vers les visages souriants autour de la table.

Mon grand-père passa un bras autour de mes épaules.

— Joyeux anniversaire, mon bébé. J’ai pensé que tu apprécierais un bon repas plus que n’importe quel autre cadeau.

je ne pus m’empêcher de rire.

— Merci, grand-père, dis-je en le serrant fort dans mes bras avant de tirer une chaise.

Mes amis prirent place autour de la table. Mallory à côté de moi, Catcher à un bout, grand-père à l’autre,

Lindsey et Jeff- qui arborait un sourire malheureusement plein d’espoir – face à nous. Il y eut un bref moment de silence amené – curieusement – par Catcher qui ferma les yeux, baissa la tête et prononça une rapide et respectueuse prière.

Puis tout le monde releva la tête en souriant et commença à se passer les plats.

C’était comme revenir à la maison, un vrai dîner de famille comme j’en avais toujours rêvé. Jeff dit quelque chose de ridicule ; Catcher répliqua en râlant. Lindsey posa des questions à Mallory sur son travail ; mon grand-père m’interrogea au sujet du mien. La discussion battait son plein pendant que nous empilions du pain de viande et des légumes dans nos assiettes, et nous sirotions le thé glacé qui remplissait déjà nos verres.

Serviettes en papier sur les genoux, fourchettes en l’air, on attaqua le repas.

Quand on fut rassasiés, ne laissant que des miettes et les couverts de service dans les plats, quand les hommes eurent desserré leur ceinture, heureux et repus comme de gros chats, Lindsey repoussa sa chaise, se mit debout et leva son verre.

— A Merit, dit-elle. Que sa prochaine année soit emplie de joie, de paix, de sang AB positif et de beaux vampires.

— Ou de métamorphes, ajouta Jeff en levant également son verre.

Ils trinquèrent à ma santé, comme une famille, et les larmes me vinrent aux yeux.

Alors que je reniflais sur ma chaise – en engouffrant ma troisième part de pain de viande –, Mallory apporta un paquet gigantesque emballé dans du papier au motif de licornes roses et mauves et surmonté d’un gros nœud rose, et le posa par terre à côté de ma chaise.

— Joyeux anniversaire, Merit.

Je lui souris, me reculai suffisamment de la table pour prendre mon cadeau sur les genoux et défis le nœud. Puis ce fut au tour de l’emballage : je la complimentai pour son choix juvénile tout en jetant à terre des boules de papier froissé. J’ouvris la boîte, ôtai la couche de papier de soie et jetai un coup d’œil à l’intérieur.

— Oh, Mallory.

C’était noir et c’était en cuir. Un cuir souple et doux. Je me levai, laissai tomber la boîte sur ma chaise et sortis la veste. Elle était ceintrée, avec un col mao. Comme un blouson de moto mais sans les motifs. Elle n’était pas très différente de celle que Morgan portait au Red et aussi chic qu’une veste en cuir pouvait l’être. Je jetai un autre coup d’œil dans la boîte et vis qu’elle contenait un pantalon en cuir noir assorti, tout aussi brillant et assez sexy pour faire pétiller les yeux de Jeff quand je le sortis.

—Il y a encore autre chose, dit Mallory. Mais tu ne veux peut-

être pas le montrer maintenant.

Ses yeux étincelèrent et je lui souris, un peu troublée, avant de regarder de nouveau dans la boîte.

On aurait pu appeler ça un corset, mais la forme se rapprochait plus du bandeau de lycra que je portais pour l’entraînement.

C’était un rectangle de cuir censé couvrir mes seins et qui était doté de lacets dans le dos. Le bandeau faisait peut-être vingt-cinq centimètres de large et laisserait à découvert plus de peau qu’il n’en couvrirait.

—Du gothique vampire, dit Mallory.

Je gloussai en hochant la tête et refermai la boîte sur le pantalon et le haut.

—Quand tu m’as dit que tu allais m’offrir un ensemble noir, je croyais que tu parlais de celui que tu m’avais déjà acheté. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau, Mallory.

—Oh, je sais. (Elle se leva et fit le tour de la table en prenant la veste pour m’aider à la passer.) Et ne crois pas que tu ne me dois rien.

Elle me tint le vêtement et j’y passai un bras, puis l’autre avant de remonter la fermeture. Les manches et les épaules étaient faites de plusieurs morceaux assemblés de façon à me permettre une certaine liberté de mouvement, un atout pratique puisque je devrais à un moment ou un autre manier un sabre.

Jeff émit un sifflement approbateur et j’adoptai une série de poses, les poings serrés devant moi en position de garde.

C’était un nouveau style pour moi. Pas gothique exactement.

Plutôt celui d’une guerrière vampire urbaine. Quoi qu’il en soit, j’aimais ça. Je donnerais plus facilement le change en cuir que dans un tailleur noir prétentieux.

Pendant que Mallory et Lindsey palpaient le cuir moelleux, Catcher se leva et, d’un haussement impérieux des sourcils, il me fit comprendre que je devais le suivre hors de la salle à manger. Je m’excusai auprès des autres.

Un carré de tissu blanc était posé au centre du petit jardin clôturé de mon grand-père – une nappe en lin que je me rappelais avoir vue lors de dîners organisés par ma grand-mère.

Catcher me posa une main dans le dos pour me signifier d’avancer. Je pris place, face à lui, de l’autre côté du carré de tissu et, quand il s’agenouilla, je l’imitai.

Il tenait un katana, mais ce n’était pas le sien. Au lieu du modèle habituel gainé de noir, celui-ci était protégé par un fourreau de laque rouge brillante. La poignée dans sa main droite, le fourreau dans la gauche, Catcher dégaina l’arme. Il posa l’étui par terre et le sabre sur la nappe. Il s’inclina puis passa les mains au-dessus de la lame, sur toute sa longueur. Je crus l’entendre prononcer quelque chose dans une langue que je ne connaissais pas. Cela avait le rythme staccato du latin, mais la ressemblance s’arrêtait là. Quelle que soit cette langue, j’y sentis la magie. Suffisamment en tout cas pour m’ébouriffer les cheveux et faire naître une brise dans la paisible nuit d’avril.

Quand il eut fini, il leva les yeux vers moi. J’avais la chair de poule.

—Ce katana sera à toi, Merit. Il appartient à Cadogan depuis que la Maison existe. On m’a demandé de le préparer pour toi.

Et de te préparer pour lui.

Il faut reconnaître que j’avais évité Ethan et ça me convenait tout à fait qu’il ne soit pas présent et qu’il revienne à Catcher de disposer de l’arsenal. Mais je ne comprenais toujours pas pourquoi c’était lui, et pas Ethan, qui avait été chargé de me remettre cette arme.

—Pourquoi pas un vampire ?

— Parce qu’un vampire ne peut achever la trempe de la lame.

Catcher souleva le katana, le fit pivoter afin que la poignée se trouve sur ma droite et le reposa.

— Tends ta main. La droite. Paume vers le ciel.

Je m’exécutai. Il sortit de sa poche un petit couteau dont la poignée était entourée de corde noire. Il prit ma main droite, puis appuya la pointe du couteau au centre de ma paume. Je ressentis aussitôt une vive piqûre. Catcher serra ma main pour m’empêcher de la retirer en réaction à la douleur puis la retourna afin qu’elle se trouve juste au-dessus du sabre.

Le sang perla : une goutte, puis deux, puis trois tombèrent sur le plat de l’acier avant de rouler sur le fil de la lame et de finir sur le tissu en dessous.

Il se passa alors quelque chose. L’acier ondula. On aurait dit de la chaleur ondoyant sur l’asphalte. Le métal se tordait comme un ruban dans le vent. Cela ne dura que quelques secondes puis la lame reprit son apparence normale.

Catcher chuchota encore dans cette langue rythmée, puis il lâcha ma main. J’observai la minuscule plaie se refermer dans ma paume grâce au pouvoir de guérison des vampires.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? lui demandai-je.

— Tu as fait un sacrifice, expliqua-t-il. Tu as donné ton sang à l’acier afin que le sabre puisse te garder de le verser pendant la bataille. Prends soin de lui, respecte-le et il prendra soin de toi.

Puis il sortit une petite ampoule et un chiffon de la poche de son pantalon pour me montrer comment entretenir et huiler la lame. Quand elle fut de nouveau propre et brillante dans la lumière des lampadaires du jardin, Catcher se leva.

— Je vais vous laisser faire connaissance, dit-il. Puisque tu ne porteras pas de robe, je t’ai apporté une ceinture que j’ai laissée à l’intérieur. Le fourreau peut s’y fixer. À partir d’aujourd’hui, tu portes ton sabre. Toute la journée et tous les jours. Quand tu dors, tu la gardes près de toi. Compris ?

Ayant entendu le même discours concernant mon biper et consciente de la menace qu’incarnait le tueur toujours en liberté, j’acquiesçai, attendis qu’il s’en aille, puis regardai le katana qui reposait toujours devant moi. C’était un moment étrangement intime – la première fois que j’étais seule avec lui.

Cet objet, combinaison complexe d’acier, de soie, de peau de raie et de bois laqué, était censé me garder en sécurité au cours des quelques siècles à venir. Il me permettrait d’accomplir mon devoir et de protéger la vie d’Ethan et des autres vampires Cadogan.

Je jetai de rapides coups d’œil nerveux autour de moi, un peu empruntée à l’idée de prendre le sabre en mains, et je me grattai les sourcils d’un air absent. Je fis craquer mes doigts, me raclai la gorge puis me forçai à regarder mon arme.

— Bon, dis-je au katana.

Oui, je m’adressai à l’arme.

Je lui souris.

— Je m’appelle Merit et on va travailler ensemble. J’espère que je ne te briserai pas. J’espère que tu ne m’abîmeras pas non plus. Voilà, je suppose que c’est tout.

Je tendis ma main droite, l’ouvris et la refermai au-dessus du

.métal, terrifiée à l’idée de prendre les armes pour la première fois, puis je touchai la poignée du bout des doigts avant de les faire glisser sur toute la longueur de la lame.

Mon bras fourmilla.

Je serrai la poignée, levai le sabre d’une main et me mis debout, inclinant la lame afin qu’elle reflète la lumière, qui courut aussitôt sur elle comme de l’eau vive.

Mon cœur s’emballa, mes pupilles se dilatèrent… et je sentis la vampire au fond de moi remonter à la surface de ma conscience.

Pour la première fois, elle ne se réveillait pas sous l’effet de la colère, du désir ou de la faim, mais de la curiosité. Elle savait ce que je tenais dans ma main et elle savourait ce moment.

Pour la première fois, au lieu de lui résister, au lieu de la repousser au fond de moi, je la laissai s’étirer et se mouvoir, regarder par mes yeux – juste un coup d’œil. Juste un aperçu, car je n’avais aucune illusion sur le fait qu’une fois que je lui en donnerais l’occasion elle prendrait le dessus, utiliserait mes forces pour me renverser.

Mais quand je tins le katana à l’horizontale, parallèle au sol, et que je lui fis décrire un arc autour de mon corps avant de le glisser de nouveau dans son fourreau, je sentis la vampire soupirer et ressentis la chaleur de sa satisfaction langoureuse, le souffle d’une femme comblée.

J’embrassai le pommeau du sabre – de mon sabre – puis, le prenant dans ma main gauche, je retournai dans la maison. Jeff, Catcher, Lindsey et grand-père étaient rassemblés autour de la table de la salle à manger. Mallory, près du buffet, découpait le gâteau à la noix de coco.

— Oh, génial ! s’exclama Jeff, son regard passant du katana dans ma main à Catcher. Tu lui as donné le sabre ?

Catcher acquiesça puis se tourna vers moi en haussant un sourcil.

— Voyons s’il fonctionne. Est-ce qu’il en porte une ?

Je clignai des yeux, mon regard passant de Jeff à mon grand-père.

— Est-ce que qui porte quoi ?

—Regarde Jeff, dit Catcher, et dis-moi s’il porte une arme.

(J’arquai un sourcil.) Fais-le, insista Catcher, d’une voix impatiente.

Je me tournai vers Jeff en soupirant, paupières plissées. Je l’inspectai de la tête aux pieds, essayant de comprendre quel tour j’étais censée exécuter.

— Qu’est-ce que… ?

— Si tu ne vois rien, m’interrompit Catcher, alors ferme les yeux et essaie de ressentir. Fais le vide dans ton esprit et autorise-toi à inspirer la magie.

Je hochai la tête même si je n’avais aucune idée de ce dont il parlait et, face à Jeff, je fermai les yeux, m’efforçai de vider ma tête de toute information étrangère au sujet et de me concentrer sur ce que j’avais en face de moi – à savoir, un informaticien maigrichon et métamorphe.

C’est alors que je remarquai quelque chose.

Je détectais une infime différence. Son poids, sa présence avaient changé. J’avais l’impression qu’il vibrait d’une façon différente.

—Il y a… (J’ouvris les yeux, regardai Jeff avant de me tourner vers Catcher.) Il est armé. C’est de l’acier. Je dirais un couteau ou un truc dans le genre, d’après le poids. Jeff ?

— Je ne possède même pas d’arme, protesta-t-il en se levant, la main dans une de ses poches.

Sous nos yeux, il la retourna. Elle était vide.

Il essaya l’autre et en sortit un petit couteau entouré de corde, sa lame protégée par un étui noir. De toute évidence choqué, le couteau dans la main, il nous regarda l’un après l’autre.

—Ce n’est pas à moi.

Catcher, qui était assis à côté de Jeff, lui tapa dans le dos.

—C’est le mien, James Bond. Je l’ai glissé dans ta poche pendant que tu reluquais Mallory.

Les joues de Jeff s’enflammèrent quand Catcher reprit son couteau pour le ranger dans sa poche.

— Je ne reluquais pas Mallory, dit-il en adressant un regard contrit à cette dernière qui revenait vers la table en tenant une assiette de gâteau. Je ne la reluquais pas, insista-t-il avant de se tourner vers Catcher. « Reluquer », c’est vraiment dur comme mot.

Catcher gloussa.

—« Tabasser » aussi.

—Et sur cette note joyeuse, intervint Mallory en posant l’assiette devant moi, mangeons !

On s’exécuta jusqu’à être gavés, et mon estomac semblait sur le point d’exploser. La nourriture était sans égale, délicieusement familiale, et la douceur de ce gâteau en faisait un dessert parfait.

Quand mon grand-père se mit à bâiller, je me préparai à ramener toute l’équipe à la maison. Je passai le katana à ma ceinture et pris la boîte renfermant mon ensemble en cuir.

Après avoir chargé mes cadeaux et les cupcakes dans la voiture, je retournai rapidement à l’intérieur de la maison pour dire au revoir et tombai par inadvertance sur un autre moment entre Catcher et Mallory.

Ils se trouvaient dans un coin du salon, les mains posées sur les hanches de l’autre. Catcher, les yeux baissés sur mon amie, la contemplait avec tant de respect et d’adoration que j’en eus la gorge serrée. Mallory le dévisageait, sans battre des cils d’un air séducteur ni se détourner. C’était un regard d’égal à égale, l’expression d’une entente profonde.

Et je fus frappée par la pire et la plus écœurante des pointes de jalousie que j’aie jamais ressenties.

Qu’est-ce que ce serait, me demandai-je, d’avoir quelqu’un qui me regarderait ainsi ? un homme qui verrait en moi quelque chose qui mérite ce genre d’admiration ? ce genre d’attention ?

Même quand nous étions plus jeunes, Mallory avait toujours été celle autour de qui les hommes tournaient. J’étais la copine intello et vaguement étrange. Elle était la déesse. Les hommes lui payaient des verres, lui donnaient leur numéro de téléphone, lui ouvraient leur compte en banque, lui consacraient tout leur temps et l’emmenaient dans leur BMW décapotable. Et moi, je restais à côté d’elle, souriant poliment quand ils me regardaient pour m’évaluer et déterminer si j’étais un obstacle à ce qu’ils désiraient – à savoir, Mallory.

À présent, elle avait Catcher et elle était de nouveau adorée. Elle avait trouvé un partenaire, un compagnon, un protecteur.

Je m’efforçai de transformer ma jalousie en curiosité et de m’interroger sur la sensation d’être profondément désirée.

J'essayais de ne pas en vouloir à ma meilleure amie pour ce moment de bonheur et l’occasion qu’elle avait de vivre le véritable amour.

Raté.

J’étais jalouse de ma meilleure amie, ma sœur, alors qu’elle ne méritait rien de moins qu’une admiration totale. Je me détestais d’envier son bonheur. Mais quand

Catcher déposa un baiser sur le front de Mallory et qu’ils levèrent la tête pour me sourire, je ne pus m’empêcher d’espérer.

14

L’amour est un champ de bataille,

la ville de Chicago aussi

Le soir suivant, je me réveillai prête à me battre. Pas contre un tueur en série ni contre des nymphes en guerre ou des vampires solitaires. Pas même contre le Maître que j’évitais.

Cette fois, je me préparais à affronter Helen. Notre première entrevue ne s’était pas bien passée, ce qui n’était peut-être pas anormal étant donné la nature de notre rencontre et la dure et froide réalité à laquelle elle avait été chargée de me confronter.

Mais j’étais en train de perdre ma maison, celle de Mallory, au profit de Catcher et de ses mains baladeuses. J’avais besoin d’un endroit où vivre, et il était temps de demander une place dans la Maison Cadogan.

Même si ce choix ne me réjouissait pas, les autres possibilités n’étaient pas plus attrayantes. Je ne pouvais pas retourner chez mes parents. Ils ne me le permettraient sans doute pas, et ma relation avec mon père était déjà assez perturbante alors que nous étions séparés par un code postal.

Me trouver un endroit à moi n’était pas non plus une option envisageable. Mon allocation Cadogan était correcte mais ne suffirait pas à me payer un loyer seule. Je n’étais pas prête à déménager en banlieue et je ne tenais certainement pas à partager mon drame surnaturel avec une nouvelle colocataire.

Et à moins de vivre à Hyde Park, cette solution ne résolvait pas le problème du temps du trajet qui me séparerait d’une éventuelle crise à Cadogan.

Je pouvais emménager chez mon grand-père et je n’avais aucun doute sur le fait qu’il m’accepterait, mais c était un sacré bagage que j’apportais avec moi – y compris celui d’avoir été la presque victime d’un tueur en série, la récente destinataire d’une menace de mort et la nouvelle garde de la Maison Cadogan.

Emménager dans la Maison posait également toute une série de problèmes, dont son exaspérant Maître n’était pas le moindre.

Mais au moins je n’aurais pas à m’inquiéter de mettre en situation délicate quelqu’un qui ne pourrait pas le supporter. Je devais bien reconnaître cette qualité à Ethan Sullivan : il était équipé pour gérer les drames surnaturels.

Je n’avais évidemment pas informé Ethan de mon envie d’emménager dans la Maison. J’imaginais trois réactions possibles à cette nouvelle et je n’avais envie de faire l’expérience d’aucune des trois.

Au mieux, il approuverait très froidement que j’aie enfin décidé ce qu’une Sentinelle convenable aurait choisi de faire une semaine plus tôt. Au pire, j’aurais droit à quelques remarques au vitriol concernant sa crainte que j’espionne Cadogan ou que je sabote la Maison de l’intérieur.

Mais la troisième possibilité était encore plus troublante : il pouvait de nouveau me demander d’être sa consorte. J’étais presque certaine qu’il était passé à autre chose. Que nous nous soyons joyeusement évités pendant la semaine passée en était la preuve, mais ce garçon était plus têtu que la moyenne.

Je prévoyais donc d’avoir recours à Helen qui, de par son titre de responsable de liaison avec les Initiés, coordonnait notamment les emménagements des nouveaux vampires dans la Maison. La nouvelle parviendrait alors aux oreilles d’Ethan par voie hiérarchique. Mais passer par Helen impliquait de lui présenter des excuses. De sacrées excuses même, puisque la dernière fois que je l’avais vue, je lui avais hurlé après et l’avais insultée, demandant même à une sorcière de l’expulser de chez nous. Afin d’arranger les choses, j’optai pour une stratégie simple et classique : le pot-de-vin. J’allais acheter ses bonnes grâces avec une dizaine de cupcakes roses et blancs. Je les avais emballés dans une jolie boîte rose brillant, et j’avais l’intention les déposer à son bureau dès mon arrivée à Cadogan.

Mais avant cela… je m’étais programmé un petit défilé de mode privé. Après m’être douchée, et avant de me glisser dans la tenue noire réglementaire des Cadogan, je passai mon ensemble en cuir. Il m’allait comme un gant, comme s’il avait été taillé sur mesure. Les cheveux relevés en une queue-de-cheval haute, katana en main, j’avais l’air franchement farouche. Prête pour de sérieux combats de vampires. Bien sûr, c’était faux mais cela ne gâcha en rien le plaisir de poser face au miroir.

J’étais toujours devant la glace quand mon biper se mit à vibrer.

Je sursautai, pensant que quelqu’un m’avait surprise en tenue de vampire. Quand je compris d’où provenait ce bruit, j’attrapai le biper sur mon bureau et consultai l’écran : « CADGN.

INFRACTION. VERT. 911 ».

« Infraction » : créatures surnaturelles non invitées sur les lieux.

« Vert » : le code d’Ethan. Il avait des ennuis et avait besoin d’aide, etc.

« 911 » : tout de suite, Sentinelle.

J’entendis des pas dans le couloir. Le biper à la main, j’ouvris la porte de la chambre et jetai un coup d’œil dehors. Catcher, en jean et en tee-shirt à manches longues, se dirigeait vers moi. Je dus reconnaître son sang-froid – il n’eut pas l’ombre d’un battement de cils en voyant mon ensemble.

— Tu as reçu le message ?

J’acquiesçai. Mais avant que je puisse lui demander comment il était au courant, il poursuivit :

—La réunion dont nous avons parlé, avec tous les vampires.

Celle que Sullivan devait planifier ? Ça se passe en ce moment et sans invitation.

—Merde, dis-je en posant ma main gauche sur mon katana, sans tenir compte pour le moment du fait qu’il avait reçu cette information avant moi. Il faut que je me change.

Catcher secoua la tête.

—Le moment est venu de bluffer, dit-il. Je sors la voiture.

— Tu plaisantes ? Ethan va se foutre en rogne si je me pointe habillée comme ça devant les autres vampires Cadogan, et encore plus devant les autres Maisons.

Catcher secoua la tête.

— C’est toi, la Sentinelle, pas Ethan. Tu fais ton boulot comme tu veux. Et si tu veux donner le change pour qu’Ethan soit en sécurité, le ferais-tu plutôt en cuir ou en tailleur et talons de chochotte ? Il va falloir montrer les dents, aujourd’hui.

Ses paroles faisaient écho à mes pensées ; aussi, je ne discutai pas.

Il me parla au téléphone pendant tout le trajet jusqu’à la Maison Cadogan, me prodigua des conseils. Regarder tout le monde dans les yeux. Garder ma main gauche sur la poignée de mon sabre, le pouce sur la garde, et ne ramener la main droite que si j’avais besoin de me montrer agressive. Placer mon corps entre Ethan et toute chose pointue – qu’il s’agisse d’une lame ou d’une paire de crocs – pouvant représenter une menace. Quand Catcher commença à se répéter, je l’interrompis.

— Catcher, ce n’est pas moi, tout ça. Je ne suis pas prête à me battre. J’étais étudiante. D’accord, s’il m’a confié ce travail après quatre cents ans d’expérience, c’est sans doute parce qu’il pensait que je pouvais apporter quelque chose, malgré mon manque d’entraînement. J’apprécie tes conseils et tout ce que tu m’as enseigné, mais on y a déjà passé onze heures et si je n’ai pas appris ce qu’il fallait, jusqu’à présent, je doute de pouvoir en être capable au cours des cinq prochaines minutes. (Je déglutis, la poitrine comprimée.) Je ferai ce que je peux. C’est ce qu’on m’a demandé. J’ai accepté d’être Sentinelle et je ferai ce que je peux.

Je décidai alors de lui avouer la pensée qui me taraudait sans que j’aie osé l’exprimer jusque-là. A savoir que la vampire en moi avait une volonté propre et que, parfois, j’avais l’impression que nous n’avions pas fusionné, pas vraiment, et qu’elle vivait à l’intérieur de mon corps.

Peut-être parce que cela paraissait ridicule, cette confidence me sembla plus difficile à exprimer que je l’avais imaginé.

— Je pense… je crois…

— Quoi, Merit ?

— J’ai l’impression qu’elle est un peu séparée de moi.

Un silence.

— Elle ?

Même s’il paraissait formuler une question, j’avais le sentiment qu’il savait exactement de quoi je parlais.

— La vampire. Ma vampire. Moi. Je ne sais pas. Ce n’est probablement rien.

De nouveau, le silence, puis il répéta :

—Probablement rien.

Le paysage défilait puis soudain je tournai sur Woodlawn, le portable toujours coincé entre mon épaule et mon oreille.

—Si tu as besoin de paraître menaçante, peux-tu rendre tes yeux argentés ? Peux-tu laisser sortir tes crocs ? Volontairement, je veux dire.

Je n’avais jamais essayé mais je supposais que j’en savais suffisamment sur ce qui rendait mes yeux argentés pour être capable de provoquer cet effet. Appelez ça la méthode hollywoodienne adaptée au vampirisme, si vous voulez.

— Je crois que oui.

—Bien. Bien.

Je garai la voiture le long du trottoir en face de la Maison Cadogan. Il n’y avait pas de gardes à la porte. La Maison paraissait vide et cela n’augurait rien de bon.

— Merde, marmonnai-je. La Maison paraît déserte.

— Merit, écoute. (Je m’immobilisai, une main sur la portière et le téléphone portable dans l’autre.) La Maison Cadogan n’a pas eu de Sentinelle depuis deux siècles. Tu as eu ce titre parce qu’il a cru en toi. Fais ton boulot. Rien de plus, rien de moins.

J’acquiesçai même s’il ne pouvait le voir.

— Je m’en sortirai.

Ou pas, pensai-je en jetant le téléphone sur le siège passager avant de poser le pied sur le trottoir désert. Je me dirigeai vers la Maison en tirant sur le bas de ma veste en cuir que j’avais fermée par-dessus le corset qui dévoilait mon ventre.

De toute façon, je serais bientôt fixée.

La porte d’entrée était entrouverte, le rez-de-chaussée désert.

J’entendis des murmures à l’étage et, une main sur mon sabre, je montai l’escalier. Luc se tenait sur le palier, jambes écartées, bras croisés, un katana à la ceinture.

Je le saluai d’un hochement de tête et attendis qu’il passe en revue mon ensemble.

—Qu’est-ce qui se passe ? lui demandai-je quand il eut fini son examen.

Il inclina la tête vers la salle de bal et se mit en marche. Il avait sa voix d’affaires.

—Ethan a voulu organiser une réunion au sujet des meurtres. Il a invité des représentants de Grey et de Navarre. La rencontre devait avoir lieu plus tard dans la soirée, mais les Solitaires l’ont appris. Noah Beck- c’est leur représentant – a débarqué il y a une demi-heure.

Il s’était passé pas mal de temps depuis le message. Il fallait absolument que j’emménage à la Maison Cadogan.

—Ils sont furieux de ne pas avoir été invités, poursuivit-il, le visage tendu. Déjà qu’ils n’appréciaient pas que notre existence ait été révélée – non, annoncée – à la presse…

De toute évidence, Ethan n’était pas le seul à remettre en question la décision qu’avait prise Célina.

Je m’arrêtai à côté de Luc devant les portes closes de la salle de bal. Les poings sur les hanches, je lui lançai un regard.

—Combien ?

—Douze Solitaires, peut-être trente vampires de Cadogan. Scott Grey et quatre des siens ; ils sont arrivés en avance pour la réunion. Lindsey, Juliet et Kelley sont déjà à l’intérieur, mais elles restent en retrait.

Je haussai les sourcils.

— Tu as déjà pensé qu’il n’était pas normal qu’il n’y ait que six gardes pour trois cents vampires Cadogan ?

— Nous sommes en temps de paix, expliqua-t-il d’un ton irrité.

Si nous sommes trop armés et montrons trop d’animosité, nous risquons la guerre. (Il haussa les épaules.) Trop peu, bien sûr, et on court le risque qu’un Solitaire ouvre le feu sur Ethan.

Il me fallut un moment pour comprendre que ce n’était pas une métaphore.

—Qu’on lui tire dessus ? Je croyais que les vampires se servaient de lames ?

Je désignai le katana à son côté mais il secoua la tête.

—C’est le Canon de la Maison, la tradition. Les Solitaires rejettent le système, les traditions et les règles. Ils auront des armes. Ils ont leur propre Code, en fait. Il se peut qu’ils portent une lame, peut-être davantage. Mais ils auront des flingues, pistolets ou semi-automatiques. Ils ont un faible pour les 45, modèle US Army 1911.

Je me rappelai la photo que j’avais vue dans un catalogue de la salle des opérations. C’était tout ce dont j’avais besoin pour mon premier combat : des balles perdues volant dans la pièce.

— Je ne peux rien faire contre des armes à feu, lui dis-je, comprenant trop tard que l’arme que j’étais censée utiliser au cours d’une fusillade était mon corps, que je devais placer entre les projectiles et Ethan.

— Les balles ne le tueront pas, à moins que les Solitaires tirent à la mitraillette, dit Luc comme s’il sentait mon inquiétude, ce qui ne devait pas être difficile étant donné mon expression de pure terreur. Fais ce que tu peux. Oh, et ce n’est pas tout…

Il marqua une pause si longue que je nie tournai vers lui et vis qu’il fronçait les sourcils.

— Ta position, commença-t-il, elle est plus politique que la nôtre. Nous sommes de simples soldats, même moi. La Sentinelle aussi est un soldat mais, par tradition, les vampires considèrent qu’elle a une position plus stratégique. Ce qui signifie qu’ils la respectent davantage. (Il haussa les épaules.) C’est du passé, je suppose.

—Ce qui veut dire, conclus-je, que je peux davantage m’approcher de lui que vous. Ma présence n’est pas synonyme de déclaration de guerre mais plutôt la preuve que la situation est prise au sérieux.

Luc hocha de nouveau la tête, visiblement soulagé.

— Exactement.

J’expirai lentement, m’efforçant de digérer cette nouvelle information – qui m’aurait aidée avant la crise – et de ne pas paniquer sous la pression. Je caressai la poignée de mon katana du pouce et priai pour me calmer. Cela faisait deux semaines que j’étais vampire et on me demandait de défendre Cadogan contre une bande vampires maraudeurs sans Maison fixe.

Quelle chance.

Tant pis. J’avais un boulot et, même si je paniquais à l’idée de faire ce travail, accomplir mon devoir était la seule solution.

Entrer dans l’échauffourée, m’avancer et bluffer comme si ma vie en dépendait. Parce que c’était probablement le cas.

Je mis en place la minuscule oreillette que Luc me donna.

— Allons-y.

Quand Luc hocha la tête, j’inspirai un grand coup, posai ma main sur la porte et la poussai.

Il y avait cinquante personnes dans la salle de bal mais, même dans cet espace immense, ils semblaient être plus nombreux.

L’air paraissait plus épais. Il picotait véritablement de magie, d’amertume et d’un flux d’énergie qui appelait la vampire en moi. Je la sentis bouger, se réveiller, s’étirer et se demander pourquoi l’atmosphère crépitait ainsi. Mes cils frémirent et je dus serrer la poignée de mon sabre jusqu’à ce que la corde entaille ma peau afin de repousser la vampire et de garder l’esprit clair. Mais je lui promis que, plus tard, je la nourrirais.

Les vampires se tenaient en groupes, dos à la porte, dans un brouhaha infernal. Je reconnus ceux de Cadogan en tenue noire mais, de dos, je ne pus les différencier ni repérer Ethan. Je me tournai vers Luc et articulai en silence : Où est-il ?

La voix de Kelley résonna dans mon oreille.

— C’est gentil de te joindre à nous, Sentinelle. Ethan se trouve devant l’estrade, face à l’assemblée. Les Solitaires sont en face de lui, ils nous tournent le dos. Quant aux vampires Cadogan, ils forment un cercle autour de tout ce beau monde. Nous nous efforçons juste de maintenir le calme.

Je parcourus l’assemblée des yeux à la recherche d’un accès, et je reconnus les cheveux noirs et raides de Kelley. Elle me regarda, inclina légèrement la tête dans notre direction puis se tourna de nouveau vers la foule.

J’examinai ensuite la foule en essayant d’imaginer où aller. Un endroit d’où je pourrais surveiller, garder, sans que la présence de la Sentinelle n’aggrave la situation. L’atmosphère était dense de l’énergie de tous ces vampires qui débattaient de la possibilité qu’un assassin se trouve parmi eux.

Je fis signe que j’allais vers la gauche, et Luc hocha la tête et désigna le côté droit, puis il fit un signe de la main pour me faire comprendre que nous nous rejoindrions au centre.

Du moins, j’espérai que c’était bien ce qu’il voulait me dire.

J’inspirai, expirai lentement, stabilisai le fourreau à mon côté et avançai. Je progressai en lisière de la foule, m’efforçant de rester invisible en me déplaçant sur la gauche et en contournant le cordon formé par les vampires Cadogan. Ma tentative de discrétion échoua et ils se tournèrent vers moi au fur et à mesure de ma progression, certains d’entre eux hochant la tête silencieusement, d’autres m’adressant des regards qui n’avaient rien de respectueux. J’étais contente, malgré ces coups d’œil amers, qu’ils jouent le rôle de tampon entre le reste des intrus et moi.

Quelques secondes plus tard, j’étais assez proche pour observer l’action. Ethan, Malik à ses côtés, était debout devant l’estrade où j’avais été Recommandée dans la Maison quelques jours plus tôt. Perpendiculairement à Ethan se tenait un grand homme aux cheveux noirs, en jean et tee-shirt des Cubs qui, d’après la tendance athlétique de sa tenue, devait être Scott Grey. En face d’Ethan, les Solitaires détonnaient au milieu des costumes impeccables et des vêtements sportifs.

Ils formaient un triangle et étaient habillés, comme les Cadogan, de noir. Mais ce n’était pas du noir Armani. C’était du noir de guerrier vampire. Des bottes noires. Des pantalons serrés noirs. Des gilets d’armes en cuir noir. Leur groupe sombre semblait aspirer toute la lumière de la salle. L’argent agrémentait aussi leurs tenues : ceinturons, anneaux, bracelets, chaînes de portefeuille et, au milieu de chaque torse, un médaillon en forme de symbole d’anarchie.

C’était le look que Morgan cherchait à reproduire. Urbain, rebelle, dangereux.

Mais c’était réel.

C’était un style de vrais gros durs.

Cela dit, tous les Solitaires étaient habillés de la même façon.

N’était-ce pas ironique que la mentalité grégaire affecte même ceux qu’elle dérangeait ? Cela méritait que j’y réfléchisse, mais pas ce soir. Ce soir, on parlait affaires.

Un des Solitaires – grand, carré, musclé – se tenait devant les autres, face à Ethan. Alors que le reste des vampires dans la salle, ceux des Maisons, affichaient un certain raffinement, celui-ci respirait la férocité. Il était beau mais d’une manière rude avec sa barbe de deux jours. Ses cheveux châtains tombaient en boucles désordonnées et un peu trop longues, et ses grands yeux bleus étaient cernés de khôl. Les bras croisés sur son large torse, la tête légèrement inclinée, il écoutait Ethan parler de l’enquête en cours.

Ils n’étaient pas là pour rigoler. Ils portaient des holsters à la taille et des armes de poing qui devaient être les fameux 1911

que Luc avait mentionnés. Même si leur énergie me semblait différente de celle des vampires des Maisons – un peu moins concentrée que celle des vampires affiliés, plus dispersée –, il était évident qu’ils étaient venus avec plus que ces quelques armes. Le pouvoir circulait différemment autour de leurs corps.

Je ne pouvais le voir mais je le sentais, comme le courant d’un torrent détourné par des pierres.

Quand je parvins à l’endroit que j’avais visé, à quelques corps du bord de l’assemblée et toujours hors de vue directe des acteurs principaux, j’observai Ethan et vis qu’il n’était pas blessé et qu’il parvenait à dissimuler la colère que je le savais ressentir. Son attitude était détendue. Les mains dans les poches de son habituel pantalon noir, ses cheveux blonds attachés, il regardait le Solitaire en face de lui.

—Franchement, Noah, disait Ethan, que tu ne sois pas invité à cette discussion n’était ni un oubli ni un signe d’irrespect.

C’était un choix. J’ai supposé, apparemment de manière erronée, que tu ne souhaiterais pas y participer. Les humains ne connaissent que les Maisons. D’après ce que j’en sais, votre existence est encore secrète et j’ai pensé que tu préférerais que cela demeure ainsi.

Noah adressa un regard vide à Ethan.

—C’était supposer que nous n’étions pas intéressés, alors. Tu as pensé que, parce que nous ne sommes pas affiliés à une Maison et parce que nous ne faisons pas partie du troupeau, nous ne nous sentons pas concernés par ce qui arrive à nos camarades vampires.

Son ton était sarcastique. Ethan haussa un sourcil.

—Ce n’est pas ce que j’ai dit, répondit-il sèchement.

Pensant que cela pourrait aider que je signale ma présence et lui fasse savoir qu’il avait du renfort si le pire se produisait, je l’en informai en lui ouvrant mon esprit.

— Je suis là, lui envoyai-je en pensée.

Il ne répondit pas, mais le Solitaire en face de lui, Noah, oui.

Non pas parce qu’il m’avait entendue, mais parce qu’on s’agita derrière nous, et il se tourna vers la foule. Alors qu’il cherchait la source de la confusion en parcourant des yeux l’assistance nerveuse, nos regards se croisèrent et il haussa les sourcils. Pas besoin de sous-titre : « Et qui es-tu, toi ? amie ou ennemie ? »

Je clignai des yeux, ne sachant comment réagir. Devais-je respecter un protocole ? La Sentinelle qui n’avait pas été présentée pouvait-elle répondre à un geste de curiosité de la part du porte-parole des Solitaires de Chicago ?

Malheureusement, je n’avais pas le temps de considérer pleinement la chose et je fis donc ce qui me semblait naturel étant donné la situation gênante dans laquelle nous nous trouvions : je lui adressai un demi-sourire en haussant les épaules.

Je ne savais pas à quoi m’attendre de sa part. Sans doute la réaction qu’Ethan aurait eue : un regard condescendant et exaspéré.

Mais Noah n’était pas Ethan. Il eut un petit sourire narquois, pinça les lèvres pour réprimer le rire qui secoua malgré tout sa poitrine et détourna rapidement les yeux en faisant la moue.

C’était ma première véritable action politique et elle provoquait l’hilarité de l’homme qui avait violé les murs de la Maison Cadogan. Une réaction comme une autre, décidai-je, espérant que cette distraction désamorcerait la tension dans la pièce.

Malheureusement, je n’eus pas le loisir de confirmer cette théorie. Notre échange ne prit que quelques secondes mais cela suffit amplement pour que les ennuis commencent. Le vampire qui s’était agité bruyamment dans notre dos apparut. C’était Morgan qui se frayait un passage à travers l’assemblée et les Solitaires, pour parvenir devant Ethan. Sentant sans doute la colère palpable qui irradiait de son corps, les autres vampires reculèrent pour lui laisser le passage.

Il avait l’air possédé – les cheveux ébouriffés de façon fort sexy, en jean et veste en cuir par-dessus un tee-shirt vert, des chaussures de sport noires aux pieds. Même s’il vibrait de l’énergie dont je le savais capable, ce n’était pas la seule explication à son agitation. Il était armé. Et ce n’était pas une épée, pas une arme dans un fourreau porté à la ceinture. Son arme était cachée. Une lame de taille moyenne, devinai-je, en précisant ma perception de son poids. Trop petite pour être un sabre mais plus grosse qu’un couteau de cuisine standard.

Je resserrai les doigts autour de la poignée de mon katana, mon pouce sur la clenche qui libérerait la lame du fourreau, et j’attendis.

—Espèce de salaud ! s’exclama Morgan, les mâchoires serrées.

Ethan cligna des yeux sans broncher, gardant son attitude confiante et détendue.

— Pardon ?

— Tu trouves ça bien ? Tu crois que tu peux faire ça ?

Je tressaillis quand Morgan leva le bras et je fus sur le point de bousculer les quelques vampires qui me séparaient d’Ethan, mais je me retins quand je vis le morceau de papier qu’il brandissait. Un petit carré, couvert d’une écriture noire. Ayant déjà vu quelque chose de similaire quelques semaines plus tôt, je devinai ce qui pouvait y être écrit.

Ethan le savait probablement aussi mais il bluffa.

— Je ne sais pas de quoi il s’agit, Morgan.

Ce dernier, serrant le message dans son poing, le brandit en l’air.

—C’est une menace de mort, voilà ce que c’est. C’était sur la table de nuit de Célina. Sur sa table de nuit, tu entends ? Elle est terrorisée.

Morgan fit un pas en avant et tendit le message à Ethan pour qu’il puisse le lire. Ce dernier lui prit d’un geste vif, parcourant aussitôt la note des yeux.

—C’est une menace, annonça-t-il à l’assemblée, le regard toujours posé sur Morgan. Assez semblable à celle que Merit a reçue. Je suppose qu’il s’agit de la même écriture. Et c’est prétendument signé de ma main.

Un grognement s’éleva de l’assistance. Morgan n’en tint pas compte et s’exprima en un chuchotement virulent qui réduisit de nouveau la salle au silence.

—Comme ça tombe bien, n’est-ce pas ? Accepter la fille de Joshua Merit dans ta Maison puis supprimer Célina ? Faire porter le chapeau aux Solitaires et consolider ton pouvoir sous le nez de Tate ? (Morgan se tourna vers la foule en la désignant d’un geste théâtral du bras.) Et soudain, la Maison des vampires qui boivent le sang des humains devient la préférée de toutes.

L’atmosphère devint soudain pesante et le corps d’Ethan se raidit enfin. Je remarquai immédiatement son changement d’attitude et mon estomac se noua de crainte d’avoir à affronter le pire – que Morgan ait vu juste et qu’Ethan se soit trouvé sur le site du campus cette fameuse nuit pour une raison bien particulière, et non par hasard.

Ethan, ses yeux verts embrasés, se pencha en avant.

—Fais attention à ce que tu dis, Morgan, avant de prendre des décisions que Célina n’est pas prête à appuyer. Ni moi ni aucun vampire Cadogan n’est l’auteur de ce message, ou responsable d’aucune violence ou menace à l’égard de Célina ou Merit. (Il leva la tête, regarda Noah, puis Scott Grey, puis il se tourna vers les au très vampires.) Cadogan n’est pas responsable de la mort de Jennifer Porter, ni de celle de Patricia Long, ni des messages, ni des preuves retrouvées, ni de quoi que ce soit ayant trait à ces meurtres. (Il marqua une pause tout en parcourant la foule des yeux.) Mais si quelqu’un – un vampire – est coupable, qu’il soit de Grey, de Navarre ou bien un Solitaire, et si nous apprenons qu’un vampire ou qu’un groupe de vampires est impliqué, de quelque manière que ce soit, dans ces meurtres, nous transmettrons cette information à la police, humaine ou pas. Et c’est à moi que le coupable aura affaire.

Il se tourna de nouveau vers Morgan en lui adressant ce regard de Maître furieux dont je le savais capable.

— Et tu ferais mieux de te rappeler ton rang, ton âge et l’endroit où tu te trouves, Morgan de la Maison Navarre.

— Elle craint pour savie, Sullivan, siffla Morgan, de toute évidence pas du tout impressionné par la menace d’Ethan.

Sa mâchoire était crispée, sa posture agressive – les pieds fermement campés, les poings serrés, le menton à peine baissé de manière à regarder Ethan par en dessous.

— Je suis son Second et c’est inacceptable.

Je compatissais. Je comprenais sa frustration et je savais qu’Ethan aurait attendu de Malik la même loyauté, mais je ne pus que m’interroger sur la relation entre Célina Desaulniers et son Second. Je savais également qu’Ethan n’était pas impliqué.

Les Solitaires étaient peut-être mouillés dans cette affaire, ou la Maison Grey, sans aucun doute un vampire qui avait accès au domaine Cadogan. Mais un Cadogan aurait pu tuer à l’insu d’Ethan.

J’inspectai les visages des vampires anxieux, croisai le regard de Luc et reçus en retour le hochement de tête qui signalait l’action. Juste au moment où Morgan reculait le poing, j’avançai, me frayant un chemin parmi les quelques vampires devant moi, sortis mon katana de son fourreau et tendis le bras de sorte que la pointe de mon arme se pose près de la veine qui battait à son cou.

— Je te demande de reculer, lui dis-je en haussant un sourcil.

Le silence s’abattit sur la pièce.

Son regard sombre parcourut la longueur de la lame puis ma tenue. Il vit la veste, le pantalon, les bottes, la queue-de-cheval haute. S’il n’avait pas été assagi par mon katana, je pense qu’il m’aurait complimentée sur l’ensemble. Mais l’heure était grave et j’avais pris position dans la bagarre.

Morgan releva progressivement le menton au-dessus de la lame.

— Baisse ton sabre.

— Je ne reçois pas d’ordre de toi.

Je fis un pas de côté, bras tendu, et me plaçai directement entre Morgan et Ethan, forçant ce dernier à reculer derrière moi. Cela suffit pour le mettre hors de portée de Morgan et pour que je prenne sa place dans la ligne d’attaque du vampire Navarre.

— Mais de lui, oui ? cracha-t-il avec sarcasme.

Je clignai des yeux, l’air innocent.

— Je suis Sentinelle, dis-je d’une voix qui résonna dans la salle.

Je suis vampire de cette Maison ainsi que Sentinelle. S’il m’ordonne de baisser mon sabre, je m’exécuterai.

Ethan était toujours silencieux dans mon dos. Ce n’était pas le fait qu’il ne me donne pas d’ordre, mais celui que j’admette que je lui obéirais dans le cas où il me commanderait, qui déclencha une vague de chuchotements. Ethan avait raison : les vampires de Chicago doutaient de mon allégeance, peut-être parce que des rumeurs avaient couru au sujet de la nature de ma transformation, ou à cause de mon père, ou encore de ma force.

Quelle que soit la raison, ils avaient douté.

Jusqu’à cet instant-là.

A présent, ils savaient. Je m’étais jointe à la bataille, j’avais fait un bouclier de mon corps et je m’étais interposée entre Ethan et le danger. J’avais tiré mon sabre en son nom. J’avais accepté l’éventualité d’être blessée, de mourir, afin de le protéger, et j’avais publiquement déclaré que j’étais soumise à son autorité et disposée à recevoir ses ordres.

Je m’accrochai à la poignée du katana quand je me sentis aspirée dans le tunnel où résonnait la voix d’Ethan.

—Voilà une véritable démonstration d’allégeance.

Je faillis sourire de pur soulagement. Je sentais enfin que je n’étais pas toute seule à affronter une assistance hostile. Mais je m’efforçai de garder un regard neutre et de me rappeler la foule qui nous entourait. Je savais qu’ils mémorisaient tous ce moment, qu’ils se le repasseraient et le raconteraient à des amis, des ennemis et des alliés : cette nuit où, pour la première fois, la Sentinelle de Cadogan avait pris les armes.

Je fis une rapide prière pour ne pas tout foutre en l’air.

—Cela ne te regarde pas, aboya Morgan, hermétique au courant sous-jacent.

— J’ai prêté serment. Cela me regarde, moi et moi seule. Il m’a nommée Sentinelle et, si tu sèmes la confusion dans la Maison Cadogan, c’est à moi que tu as affaire. C’est comme ça que ça fonctionne.

Morgan secoua la tête.

—C’est personnel, ça n’a rien à voir avec la Maison.

— Alors pourquoi es-tu ici, dans une autre Maison que la tienne ? lui demandai-je.

Ma question dut avoir un certain impact. Il émit un grondement, un bruit sourd de prédateur. Si j’avais été un animal, je me serais hérissée. En fait, sa réaction réveilla de nouveau la vampire en moi et je sus que mes iris commençaient à se border d’argent, mais je la repoussai, aussi durement que possible, pour la calmer une fois de plus.

—Ne te mêle pas de ça, dit Morgan. Tu risques de te faire mal.

—Parce que je suis une fille ? demandai-je avec un petit sourire.

Les lèvres pincées, il se pencha en avant, appuyant son cou contre la pointe de mon katana. Une goutte écarlate dévala le long de la lame. En y repensant, j’aurais parié que l’acier s’était mis aussitôt à chauffer au contact du sang de Morgan.

—Premier sang ! cria quelqu’un dans la foule.

Aussitôt, les vampires autour de nous reculèrent, élargissant le cercle au milieu duquel nous nous tenions. Je perçus des mouvements sur ma droite et ma gauche. Du coin de l’œil, je vis Luc et Juliet qui prenaient position de part et d’autre d’Ethan.

Le Maître était en sécurité. Je souris à Morgan et rassemblai tout le courage dont j’étais capable.

— Tu es là. Je suis là. Tu veux danser ?

Je ne bougeai pas mon sabre. Morgan jeta un bref regard dans mon dos avant de se concentrer de nouveau sur moi. Il écarquilla les yeux de surprise, les lèvres entrouvertes. Je n’avais aucune idée de ce qui se passait. Morgan commença à enlever sa veste, puis la tendit sur le côté, révélant la lanière d’un fourreau. Un vampire, un de ceux qui étaient arrivés avec lui de la Maison Navarre, je suppose, s’avança pour le débarrasser de son vêtement. Passant les mains dans son dos, Morgan extirpa une dague à l’apparence gothique. La lame scintilla, tout en courbes et en angles étranges, et je n’étais pas franchement impressionnée par le fait qu’il la dissimulait sous ses vêtements.

Je réprimai une soudaine panique à l’idée qu’à vingt- huit ans j’étais sur le point de livrer mon premier vrai combat – pas une prise de bec de gosses mais un duel, ma première bataille au nom de Cadogan. Honnêtement, je n’étais toujours pas certaine que Morgan irait jusqu’à essayer de verser mon sang devant Ethan, Scott, les Solitaires et des témoins de la Maison Cadogan, et ce sur le territoire Cadogan. Surtout parce qu’il manquait de preuves concrètes que Cadogan était impliquée dans la menace adressée à Célina, parce qu’il savait que j’avais moi-même reçu un message identique et, peut-être plus important encore, parce qu’il m’avait embrassée.

Mais voilà où nous en étions, au centre de ce cercle formé par cinquante vampires, et c’est lui qui avait provoqué cette situation. Je le pris donc au mot. Soigneusement, lentement, j’abaissai mon katana, fis basculer son poids afin que son pommeau soit tourné vers le haut et je le tendis sur ma droite, attendant que Lindsey s’avance pour le prendre.

Morgan écarquilla les yeux quand j’ouvris ma veste, et plus encore quand je l’enlevai. Je ne portais en dessous qu’une bande de cuir moulante qui dénudait mon ventre et mes hanches jusqu’à la ceinture de mon pantalon en cuir. Je tendis ma veste de la main gauche, en sentis le poids disparaître, puis récupérai mon sabre de la main droite. Quand la poignée chaude comme un corps épousa de nouveau ma main, je fis rouler mon poignet pour m’adapter à la masse de mon arme tout en souriant à Morgan.

—On y va ?

— Je ne peux pas me battre contre toi, dit-il d’un air sinistre.

J’adoptai la position offensive de base que Catcher m’avait enseignée – les jambes écartées, pieds à la verticale des épaules, le poids de mon corps sur l’avant, les genoux souples, le katana levé, les deux mains bien en place sur la poignée.

—Dommage, commentai-je avant de plonger en avant et de découper une bandelette dans la manche longue de son tee-shirt.

Je fis la moue en lui adressant un regard innocent.

—Oups.

—Ne me provoque pas, Merit.

Cette fois, j’affichai une expression neutre.

—Ce n’est pas moi qui provoque. Tu as défié ma Maison. Tu es venu prendre les armes contre Cadogan, contre Ethan, parce que tu penses que nous avons quelque chose à voir avec la mort de ces femmes. Et tu agis sur la base d’un message que quelqu’un a déposé dans la chambre de ta Maîtresse. Je doute qu’Ethan ait pu accéder au boudoir de Célina sans se faire remarquer. (La foule ricana d’un air approbateur.) Alors de quelle autre manière espères-tu que nous réagissions, Morgan ?

—Il n’aurait pas dû t’appeler.

— Je suis Sentinelle et c’est une affaire qui regarde la Maison. Il n’avait pas besoin de m’appeler. Je me suis engagée à combattre, pour la Maison et pour lui, et c’est ce que je ferai.

Je ne sais pas ce que je dis pour déclencher une telle réaction mais l’expression de Morgan changea si subitement que je doutai soudain de ce que j’avais cru sentir dans sa voix quand il avait cherché à protéger Célina quelques minutes plus tôt. Il me détailla lentement du regard, un examen des pieds à la tête qui aurait fait fondre n’importe quelle femme. Morgan de Navarre me dévisagea et ses yeux s’embrasèrent, sa voix se muant en un murmure féroce.

— Abandonne, bon sang. Je ne me battrai pas contre toi. Un combat n’est pas ce que je veux de toi, Merit.

Mes joues s’enflammèrent. Je pouvais supporter les menaces, les fanfaronnades, mais qu’on me fasse des avances devant cinquante vampires était complètement déplacé. J’abaissai donc mon sabre à hauteur de son cœur.

— Ne dis pas ça. Ne le suggère pas. N’y pense même pas. Je te l’ai déjà dit, je ne sors pas avec des bêtes à crocs, lui répondis-je avec un sourire mauvais.

La foule émit un ricanement ironique.

J’avançai d’un pas, satisfaite de le voir reculer.

— Abandonne, Morgan. Si tu veux te sortir de là, alors abandonne. Présente tes excuses à Ethan, prends ton message et quitte la Maison. Ou alors, ajoutai-je en pensant comme une stratège, reste, prends part à la discussion et aide-nous à trouver une solution au problème posé par le soudain intérêt des humains pour nos Maisons.

Je crus sentir la chaleur de l’approbation d’Ethan dans mon dos.

J’avais donné à Morgan la possibilité de faire un choix, y compris celui de sauver sa fierté et de se soustraire à la pointe de mon katana sans ternir sa réputation.

Le tunnel s’ouvrit alors de nouveau dans ma tête. Mais cette fois, ce fut la voix de Morgan qui résonna dans mon crâne. Mon sabre se mit à trembler alors que je concentrais toute ma volonté sur la lame dans mes mains, m’efforçant de tenir ma position et mon attitude. Je croyais que la télépathie était un lien que seul pouvait partager un Maître avec ses Novices. Il me paraissait bizarre que Morgan se retrouve dans mon esprit.

C’était trop intime, et savoir qu’il possédait un ticket d’entrée dans ma tête me mettait mal à l’aise.

— Je ne peux pas battre en retraite sans une compensation, me dit-il. Je représente ma Maison aussi, Merit, et j’ai ma fierté.

Son nom figurait sur ce message.

J’arquai un sourcil d’un air sardonique.

— Tu sais pertinemment qu’aucun vampire de Cadogan n’est impliqué.

Il resta silencieux un moment puis il inclina légèrement la tête vers moi, un signe exprimant qu’il avait compris et qu’il était prêt à admettre que nous étions innocents.

— Peut-être mais Ethan sait quelque chose.

Il m’était difficile de réfuter ce point. J’avais déjà soupçonné Ethan d’en savoir plus qu’il ne le laissait croire, mais je n’avais pas plus de preuve à ce sujet que sur la possibilité qu’il ait écrit ce message.

— Alors reste, parle et essaie de découvrir ce que c’est, lui dis-je.

Reste et essaie d’en apprendre davantage en discutant, pas en te battant. Tu sais que c’est ce qu’il y a de mieux à. faire. Personne ne te condamnera d’avoir couru au secours de Célina. Tu es son Second.

Il me regarda avec un petit sourire narquois pendant ce qui me parut être une éternité.

— Fais-moi une faveur alors. Si je fais marche arrière, je veux quelque chose en retour.

— C’est toi qui as provoqué le combat, lui rappelai-je. Tu es venu dans ma Maison et tu as menacé Ethan.

— Et tu viens de faire couler mon sang.

Je levai les yeux au ciel.

—C’est toi qui t’es appuyé contre ma lame.

Bon sang, ce type aurait pu trouver le moyen de discuter avec un panneau signalétique.

—Tuas tiré ton arme en premier, Sentinelle. C’était en soi une menace qui m’a poussé à réagir vite.

Je le dévisageai assez longtemps pour que les vampires autour de nous se mettent à s’agiter. Il avait raison : il avait menacé Ethan verbalement mais j’avais dégainé la première. J’aurais pu opter pour une approche plus douce, j’aurais pu dégager la clenche de la garde d’un coup de pouce et poser la main dessus sans sortir la lame, mais je l’avais vu reculer le bras et j’avais cru qu’il se préparait à asséner un coup de poing. C’était alors que je m’étais interposée. Et pour ma peine, je me tenais au milieu d’une foule de vampires qui gardaient les yeux braqués sur moi pendant que je négociais par télépathie avec le vampire qui avait mis le feu aux poudres en premier.

Très bien, dis-je en espérant que l’agacement était transmissible par voie télépathique. Il te dois une faveur.

Une faveur, sans précision.

Là fut mon erreur.

Je devais reconnaître qu’il était fort. Il ne rata pas sa chance.

J’omis d’exprimer les termes de cette faveur.

J’oubliai de préciser de quoi je lui étais redevable et de clarifier que la faveur devait être égale à celle qu’il me faisait. Je compris trop tard que les vampires négociaient par le biais de transactions et d’échanges verbaux et que, exactement comme avec des avocats trop zélés, chaque mot importait. Ils passaient des sortes de contrats oraux, garantis par le fer plutôt que par la loi, mais tout aussi engageants. Et je venais juste de remettre à Morgan un chèque en blanc.

Il m’adressa un sourire vorace et si possessif que mon estomac fit la culbute, puis il posa un genou au sol. Les yeux écarquillés, je le suivis de la pointe de mon sabre que je gardais dirigée sur son cœur.

—Ce fut presque trop facile , dit-il avant d’annoncer à l’assistance : Merit, Sentinelle de Cadogan, je réclame par le présent acte le droit de te faire la cour. Acceptes-tu ?

Je baissai les yeux sur lui. Je n’étais même pas certaine de comprendre ce qu’il voulait dire – pas dans les détails, en tout cas –, même si l’essentiel était déjà en soi une mauvaise nouvelle.

—Tu n’es pas sérieux, lui dis-je.

—Une fois que tu auras goûté aux vampires, tu ne pourras plus t’en passer.

Je m’apprêtais à lui répondre par quelques maximes de mon cru, mais le décor changea et je fus aspirée le long d’un nouveau tunnel, au bout duquel Ethan me chuchota :

— Prends sa main. Accepte sa requête.

Mon estomac se retourna de nouveau, cette fois pour une raison complètement différente.

—Quoi ?

—Tu m’as bien entendu. Accepte sa requête.

Je dus réprimer l’envie de me tourner vers lui et de pointer ma lame sur la pierre dure qu’était son cœur.

— Dis-moi pourquoi. Explique-moi.

« Pourquoi tu me prostitues » était la suite implicite de ma question.

Il y eut un silence.

— Parce que c’est une chance pour nous. Pour Cadogan. Si Morgan te fait la cour, il fait la cour à Cadogan par procuration.

Et il a exprimé sa requête devant des représentants de Cadogan, de Navarre, de Grey et des Solitaires. Pour Navarre, courtiser une Maison qui boit du sang humain, courtiser Cadogan de façon aussi ouverte, est sans précédent. Cela pourrait nous ouvrir des portes vers une alliance entre nos Maisons. La situation est instable, Merit. Si le fait que tu sois courtisée peut nous aider à nous rapprocher de Navarre…

Il ne finit pas sa pensée, l’implication évidente que j’étais une passerelle utile entre Cadogan et Navarre, un lien habillé de cuir entre les deux Maisons. Mes sentiments, mes désirs, n’entraient pas en ligne de compte.

Je baissai les yeux sur Morgan à genoux devant moi, un sourire lumineux et plein d’espoir sur les lèvres même s’il m’avait manipulée pour parvenir à cette relation. Je me demandai lequel des deux vampires était le moins retors.

La foule autour de nous s’agitait, nerveuse, dans l’attente de ma réponse. Les vampires bavardaient. J’entendais des bribes de leurs discussions, chuchotées derrière leurs mains :

— Tu crois qu’elle va accepter ?

— Morgan avec une vampire de Cadogan, ce serait énorme.

— Je ne savais pas qu’ils se connaissaient.

Et le pompon :

— Je croyais qu’Ethan avait le béguin pour elle !

Les yeux toujours posés sur Morgan, la main toujours serrée sur la poignée de mon katana, je m’adressai de nouveau mentalement à Ethan.

—Si j’accepte sa requête, qu ’est-ce que ça veut dire ?

—Que tu acceptes sa demande. Tu reconnais, et moi aussi, que tu es ouverte au fait qu’il te courtise.

Je m’obligeai à poser la question qui s’imposait, désagréablement surprise que la réponse m’importe à ce point.

— Et toi, tu es ouvert à cette idée ?

Silence.

Rien.

Ethan ne répondit pas.

Je fermai les yeux, prenant conscience que j’avais émis l’hypothèse lamentable et erronée que nous étions au moins parvenus à un accord qui l’aurait empêché de m’utiliser et de me refiler à un rival pour atteindre ses objectifs politiques. Oh, comme je m’étais trompée ! Comme j’avais eu tort d’oublier qu’il était avant tout un stratège qui soupesait les résultats, considérait les options et envisageait les moyens qui permettraient au mieux d’atteindre ses fins. J’avais eu tort de penser qu’il ferait une exception pour moi.

Même si cette fin pouvait être considérée comme louable –protéger sa Maison et ses vampires –, il était prêt à me sacrifier pour atteindre son but. Je venais d’être envoyée sur l’autel, livrée à l’homme qui, quelques minutes plus tôt, et plutôt littéralement, avait brandi la dague du sacrifice.

Je m’étais imaginée à l’abri des machinations d’Ethan parce que j’avais pensé, naïvement, qu’il se souciait de moi, si ce n’est comme une amie, du moins parce que j’étais une vampire Cadogan.

Je réprimai des larmes de colère. Bon sang, il était censé me protéger, pas me livrer en offrande.

Mais il y avait bien pire que ce sentiment de trahison, une émotion imprécise qui me faisait mal au ventre. Je ne voulais pas prendre le temps de réfléchir aux raisons de ces larmes qui me picotaient les yeux et d’essayer de comprendre pourquoi je souffrais autant du fait qu’il me donne à un autre vampire.

Pas parce qu’il me donnait à Morgan.

Mais parce qu’il n’avait pas voulu me garder pour lui.

Je crispai les paupières et me réprimandai pour avoir été aussi stupide, me demandant comment, pour l’amour de Dieu, j’avais réussi à m’attacher à un homme de toute évidence déterminé à me repousser. Cela n’avait rien à voir avec de l’amour, peut-être même pas avec de l’affection, mais plutôt avec le sentiment profond que nos existences étaient liées. Qu’il y avait – et qu’il y aurait toujours – davantage entre nous que la gêne d’une attirance sexuelle insatisfaite.

Ce serait si facile de faire porter le chapeau à la vampire qui vivait dans mon corps et d’attribuer la puissance du lien entre Ethan et moi au fait que c’était lui qui m’avait transformée, que j’étais à ses ordres et que c’était mon devoir de le servir. Mais cela n’avait rien à voir avec la magie ni les gènes.

C’était une histoire entre un garçon et une fille… – doucement, calmement, Morgan se racla la gorge – ainsi qu’un autre garçon toujours à genoux devant moi.

J’ouvris les yeux, me souvenant que je me tenais toujours au centre d’une salle remplie de vampires qui attendaient que je prenne position. Je repoussai donc la douleur de la trahison dont Ethan n’était certainement pas conscient. Et je fis mon travail.

J’abaissai mon sabre en souriant avec douceur à Morgan et lui pris la main. Inutile de faire croire que l’idée de jouer les intermédiaires politiques m’enthousiasmait.

— Morgan, Second de Navarre, j’accepte ta requête au nom de la Maison Cadogan, au nom de mon Maître et en mon nom, dis-je d’une voix plate.

Les applaudissements furent tout d’abord hésitants, mais retentirent bientôt dans la salle de bal. Morgan se leva et porta ma main à ses lèvres avant de la serrer. Il eut un drôle de sourire.

— Est-ce que c’est vraiment si désagréable ?

Je haussai les sourcils, ne voulant pas lui donner la satisfaction d’une réponse guillerette.

—D’être traitée comme un pion ?

Il secoua la tête puis avança d’un pas pour approcher ses lèvres de mon oreille.

—Quelles que soient les ramifications politiques, je te l’ai déjà dit : je te veux. (Quand il recula, ses yeux scintillaient d’un amusement que j’appréciai sans le partager pour autant.) Surtout maintenant que tu as changé de garde-robe. Gloire à ton styliste. Quand puis-je te revoir ?

Je croisai son regard, légèrement soulagée de constater qu’il était sincère. Je jetai un coup d’œil par-dessus l’épaule au blond qui se tenait derrière moi. Ethan affronta mon regard mais ses pensées étaient inaccessibles et vides. Seule une minuscule ride entre ses sourcils laissait deviner qu’il avait été témoin d’un événement d’importance au cours des dernières minutes.

Sans réfléchir, je laissai mes yeux s’emplir de la batterie d’émotions dans laquelle il m’avait obligée à me débattre. Je les laissai toutes transparaître : la colère, la trahison, la douleur et celle que je savais devoir regretter le plus, l’affection fragile que j’avais commencé à éprouver pour lui. Alors que Morgan patientait toujours devant moi, j’attendis de voir comment Ethan réagirait.

Il se contenta de me dévisager un long moment, exposant son désir sans fard.

Puis il crispa la bouche et, lentement, atrocement, il détourna les yeux.

Je me raidis, me retournai et adressai à Morgan un sourire lumineux, espérant qu’il ne paraissait pas aussi forcé qu’il l’était.

— Appelle-moi, répondis-je consciencieusement.

Il fallut plusieurs minutes à Ethan pour ramener le calme dans l’assistance. Une fois qu’il eut capté l’attention de tous, je regagnai le bord de la foule, restant assez près pour le défendre si nécessaire, mais en dehors du cercle intérieur. J’avais eu mon quota d’attention pour la soirée.

— Maintenant que nous avons tous apprécié cet… intermède romantique, déclara Ethan en souriant et en misant sur l’humeur plus légère, nous devrions de nouveau nous concentrer sur les meurtres de ces jeunes filles.

Des parasites bourdonnèrent dans mon oreille et la voix de Luc résonna.

— Merci pour la distraction, Sentinelle, chuchota-t-il. C’était très amusant. Mais tout le monde reste en état d’alerte. La tension a peut-être été désamorcée, mais nous avons encore une situation de merde à gérer.

Je hochai la tête en signe d’approbation.

—Le sujet s’est de toute évidence compliqué, déclara Noah, les bras toujours croisés sur le torse. La Maison Navarre a apparemment été infiltrée.

— C’est ce qu’il semblerait, admit Ethan. Nous avons affaire à un ou plusieurs tueurs qui ont accès à plusieurs Maisons, et qui se vengent peut-être d’elles.

—Mais les Solitaires sont également visés par cette vendetta, poursuivit Noah. N’oublions pas que, chaque fois qu’une Maison nie son implication, elle nous accuse implicitement.

—Implicitement ou pas, il est difficile d’accuser un groupe dont personne ne connaît l’existence, grogna Scott en se joignant à la conversation. Le public ne connaît que nous, ce qui veut dire que les emmerdes nous reviennent.

— Alors peut-être n’auriez-vous pas dû vous faire connaître, marmonna un Solitaire qui se trouvait près de Noah.

—Ce n’est pas moi qui ai choisi, fit remarquer Scott.

—Ni moi, ajouta Ethan. Mais il est trop tard pour revenir en arrière. La seule solution qu’il nous reste, c’est de collaborer, entre nous ainsi qu’avec la police et les autorités.

Seule la coopération nous protégera des retombées des médias, du moins jusqu’à ce que l’assassin soit identifié.

— Et notre existence ? demanda calmement Noah.

Le silence s’abattit sur la salle pendant que les Maîtres, Ethan et Scott, considéraient probablement les options envisageables.

— Tant que nous ne savons pas qui est responsable de tous ces dégâts, répondit enfin Scott, il n’est pas utile d’y mêler d’autres vampires. (Il haussa les épaules et se tourna vers Ethan.) C’est mon avis.

— Je suis assez d’accord, ajouta Ethan.

— Alors nous attendons, dit Noah, les poings sur les hanches. Et si quelqu’un a des informations concernant le ou les vampires responsables de ce merdier, je suggère qu’il le fasse savoir. Nous n’avons aucune intention que notre existence soit rendue publique, certainement pas maintenant. Si les Maisons s’écroulent, nous ne nous mettrons pas en avant pour autant.

Nous nous disperserons dans le monde humain comme nous l’avons fait jusqu’à présent. (Son regard passa d’Ethan à Scott avant de se poser sur Morgan.) Faites le ménage dans vos Maisons, dit-il.

Sur cette déclaration, Noah tourna les talons et commença à traverser l’assistance, qui s’écarta pour lui laisser un passage ainsi qu’aux Solitaires qui l’accompagnaient.

— La séance est suspendue, marmonna Ethan.

N’ayant pas été conviée à la rencontre privée entre Ethan, Scott et Morgan qui suivit le départ des Solitaires, je rentrai à la maison, ne tins pas compte des regards inquiets que je reçus dès mon retour et filai directement dans ma chambre. Je posai mon ceinturon et mon sabre sur le fauteuil puis j’attrapai mon iPod, mis les écouteurs et m’allongeai sur le lit en me disant que je me fichais complètement de ce qui venait de se passer.

Je n’ai jamais bien su mentir.

15

Avant le déluge

Le soir suivant, je me réveillai épuisée, ayant passé une grande partie de la journée à rouler de droite à gauche, à regarder dans le vide, à jurer, à me repasser les événements de la nuit précédente, rejouant mentalement chaque moment qu’Ethan et moi avions partagé et me demandant comment il avait pu être aussi facile pour lui de me troquer contre son précieux capital politique.

Malgré ce mystère qui pesait sur moi, j’avais du travail. Je me levai donc, me douchai, m’habillai, mangeai un bol de céréales dans la cuisine plongée dans le noir, passai ma veste en cuir et attrapai mon katana et la boîte de cupcakes que je n’avais pas eu le temps de livrer la nuit dernière, me préparant à retourner à la Maison Cadogan pour y faire mon rapport.

Je venais juste de fermer la porte d’entrée et m’apprêtais à descendre le perron quand je vis Morgan appuyé contre sa voiture, bras et chevilles croisés. Il était de nouveau en jean et gros ceinturon noir, chemise noire et veste de cuir.

— Salut, dit-il en souriant.

Je clignai des yeux puis descendis les marches pour me diriger vers le garage, espérant que mon désintérêt flagrant le découragerait. Mais il me suivit, s’arrêtant sur le seuil avec un sourire charmant et désarmant aux lèvres.

— Tu as dit que je pouvais appeler.

— Appeler, répétai-je. Pas te pointer au crépuscule.

J’ouvris la porte du garage, entrai et déverrouillai la portière de ma voiture.

— Tu m’as autorisé à te faire la cour.

Je fis preuve de ce que je considérai être une grande maîtrise de moi-même et je me retins de ne pas l’embrocher avec mon sabre. J’ouvris la portière côté conducteur, glissai le katana sur la banquette arrière puis posai la boîte de gâteaux sur le siège passager. Cela fait, je me tournai vers lui.

— Tu m’as mise dans l’embarras devant cinquante vampires. Je ne pouvais pas vraiment te dire non. (Il ouvrit la bouche pour me répondre mais je ne lui en laissai pas le temps.) Cinquante vampires, Morgan. Cinquante, y compris mon Maître, un autre Maître et le chef des Solitaires.

Il sourit sans aucune intention de paraître contrit avant de hausser les épaules.

— Je voulais des témoins, et alors ?

— Tu voulais marquer ton territoire.

Morgan s’avança dans le garage, entre le mur et la voiture et, avant que je puisse m’écarter tant bien que mal, il me coinça dans l’angle formé par la portière ouverte, les bras écartés pour m’empêcher de fuir.

— Tu as raison. Je voulais marquer mon territoire.

Il était temps de lui dégonfler l’ego.

— Tu n’as aucune chance.

— Je ne suis pas d’accord. Tu as dansé avec moi. Tu m’as ouvert ta maison et ton frigo. Tu ne m’as pas tranché la gorge quand tu en as eu l’occasion. (Son sourire était à la fois lumineux et vicieux.) Il se peut que tu sois tiraillée mais tu es intéressée.

Admets-le.

Je lui adressai un regard méprisant qui ne réussit pas à effacer son sourire ni à décourager son air aguicheur.

— Aucune. Chance.

— Menteuse. Si Ethan t’a donné l’ordre de sortir avec moi, tu le feras.

Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire.

—Ouais, tu as besoin de ça pour rassurer ton ego : tu ne dragues la Sentinelle de la Maison Cadogan que parce que son Seigneur et Maître l’a forcée à te retrouver dans un fast-food miteux.

Il secoua la tête en feignant un air grave.

— Non, pas un fast-food. Ce sera Bennigan’s, au moins.

J’arquai un sourcil.

Bennigan’s. Le grand jeu…

—La Ville des vents t’appartient, Merit.

Pendant un moment, aucun de nous deux ne dit mot. Nous nous affrontions du regard, attendant que l’autre batte en retraite. Je songeai un instant à le mettre dehors et manquer à ma promesse de me laisser courtiser mais j’écartai aussitôt cette option qui était, d’un point de vue politique, complètement irresponsable. J’envisageai de lui dire oui tout en lui expliquant que j’acceptais uniquement parce que c’était mon devoir. Puis je considérai la dernière possibilité : lui dire oui parce que j’en avais envie. Parce qu’il était sexy et drôle, parce que nous semblions bien nous entendre, parce que, même si sa relation avec Célina ne semblait pas très claire, il avait essayé de la protéger et avait battu en retraite quand il avait compris que sa méthode n’était pas la bonne. Je pouvais respecter ça, même si je ne comprenais pas la loyauté que sa Maîtresse exigeait.

J’inspirai pour me calmer avant de lever les yeux vers lui.

—Un seul rendez-vous.

Il afficha un sourire de satisfaction masculine.

—D’accord, dit-il en se penchant pour poser ses lèvres sur les miennes. Tu ne manqueras pas à ta parole ?

— Je ne manquerai pas à ma parole, dis-je tout contre sa bouche.

—Hmm.

Il n’avait pas l’air convaincu mais continua de m’embrasser et, pour une raison inconnue, je le laissai faire.

Oh, ce n’était pas Ethan.

Sans cœur ? Peut-être. Mais pour le moment, cette raison en valait bien une autre.

Quelques minutes étonnamment agréables plus tard, je roulais vers le sud. Mais avant de me rendre à la Maison Cadogan, je voulais passer au bureau de mon grand-père. J’avais besoin d’une oreille compatissante et je ne doutais pas que l’informateur vampire de mon grand-père lui avait déjà raconté la réunion de la nuit passée. Je conduisais la radio éteinte, les vitres baissées, écoutant la ville en cette calme soirée de printemps, préférant les bruits des voitures qui passaient aux paroles de chansons évoquant des émotions auxquelles je ne pouvais me fier.

Le quartier était calme, comme d’habitude. Mais il y avait un élément nouveau – la Mercedes noire d’Ethan était garée devant l’immeuble, et pas de 4 x 4 en vue.

Plus important encore, il n’y avait aucun signe du moindre dispositif de sécurité.

Rien. Ethan ne se déplaçait jamais sans gardes, généralement dans le 4 x 4 qui suivait sa décapotable. Voyager sans escorte était contre le protocole. Je me garai plus loin dans la rue, coupai le moteur et attrapai mon téléphone portable pour composer le numéro de Luc. Il répondit avant la seconde sonnerie.

—Luc à l’appareil.

—C’est Merit. Tu n’aurais pas perdu un Maître vampire, par hasard ?

Il grommela et jura.

— Où ça ?

— À l’Agence de médiation. La Mercedes est stationnée devant.

Je suppose qu’il n’y a pas de gardes avec lui à l’intérieur ?

— Nous ne lui imposons pas de gardes, répondit Luc d’un ton irrité et j’entendis qu’il manipulait des papiers. Normalement, je lui fais confiance pour qu’il ne se comporte pas comme un imbécile et qu’il ne s’en aille pas tout seul alors qu’un psychopathe est en liberté et que les Solitaires sont prêts à prendre les armes.

—On a progressé la nuit dernière ? demandai-je d’un air penaud.

Luc soupira et je l’imaginai s’affaler sur son fauteuil et croiser les chevilles sur la table de la salle des opérations.

— Morgan était d’humeur joyeuse quand il est parti, mais c’est probablement grâce à toi. Je ne sais pas si cette entrevue a été vraiment productive. Personne n’a obtenu de réponses et les indices pointent dans toutes les directions. Pas de preuves sur les scènes de crime à l’exception des babioles laissées sur place.

Mais ils savent qu’Ethan ne ferait pas ça et ne laisserait pas faire une chose pareille. Ce n’est pas sa façon d’agir.

Je comprenais. Quand Ethan voulait quelque chose, il s’assurait que tout le monde comprenne bien d’où venait la décision.

— Écoute, dis-je, pendant que je t’ai au téléphone… (Je marquai une pause et je dus rassembler tout mon courage pour me préparer à présenter mes excuses.) Je suis désolée d’avoir disparu hier soir. Après ce qui s’est passé avec Morgan…

— Tu es pardonnée, répondit-il aussitôt. Tu t’es bien débrouillée, tu es intervenue quand il le fallait et tu as permis à Morgan de s’en sortir de manière pacifique. Tu as fait ton boulot. Pour moi, c’est ce qui compte. Cela étant, tu aurais vu la tronche que tu as faite quand il s’est mis à genoux devant toi. (Il éclata d’un rire bruyant.) Oh, Seigneur, Merit, dit-il en hoquetant de rire. Ça valait le coup. La biche tétanisée face aux phares d’une voiture.

Je fis une grimace qu’il ne pouvait voir et jetai un nouveau coup d’œil vers la porte du bureau pour m’assurer qu’il n’y avait aucun mouvement.

— Je suis contente d’être une source de distraction pour toi, Luc.

— Considère que c’était ton bizutage. Ton deuxième bizutage, en fait.

Je gloussai.

— Tu parles de la Recommandation ? C’était plus un bizutage pour Ethan que pour moi, malheureusement.

— Non, je parle de ta transformation.

Je me pétrifiai en relevant le pare-soleil, la main en suspens, et je fronçai les sourcils.

— La transformation ? Pourquoi serait-ce un bizutage ?

— Qu’est-ce que tu entends par là ? demanda-t-il d’une voix soudain plus grave.

— Je veux dire que je ne me rappelle pas grand-chose. La douleur, le froid, c’est tout.

Il resta silencieux pendant un si long moment que j’appelai son nom et même alors il lui fallut un certain temps pour reprendre notre discussion.

— Je me rappelle chaque seconde, dit-il. Trois jours de douleur, de froid, de chaleur, de crampes, à transpirer sous des couvertures, à trembler tellement fort que je craignais que mon cœur cesse de battre. Boire du sang avant d’être prêt psychologiquement à l’accepter. Comment peux-tu ne pas te souvenir ?

Je fis machine arrière dans ma mémoire, m’efforçant de rassembler les images fugaces qui restaient juste hors de portée, essayant de rejouer la vidéo mentale de ces instants. Je ne parvins à récupérer que quelques souvenirs choisis jusqu’à mon retour à la maison : la tête qui me tournait quand j’étais descendue de la voiture, la mollesse, la confusion.

Avais-je été droguée ? Par qui ? M’avait-on épargné l’expérience d’une partie de ma transformation, et pourquoi ?

Je n’eus pas l’occasion de partager cette théorie avec Luc, un peu déconcertée par les questions qu’elle soulevait, car Ethan sortit soudain du bâtiment, la lumière intérieure dessinant un trapèze sur le trottoir devant lui. Catcher apparut à sa suite.

—Luc, il s’en va.

—Garde un œil sur lui.

Je le lui promis et refermai mon portable, puis j’attendis qu’Ethan et Catcher se soient serré la main. Ethan se dirigea vers la Mercedes, jeta un regard dans la rue obscure puis ouvrit la portière de sa voiture et y monta. Catcher resta sur le trottoir et regarda Ethan s’éloigner. Quand la Mercedes eut passé le coin de la rue, je démarrai et avançai jusqu’à l’endroit où Catcher se tenait. Me faisant signe de suivre Ethan, Catcher leva son téléphone portable et l’ouvrit. Le mien sonna presque aussitôt.

—Qu’est-ce qu’il fait ?

—Il va à Lincoln Park, dit Catcher, en colère.

—Lincoln Park ? Pourquoi ?

—Il a reçu un message, même papier, même écriture que ceux que Célina et toi avez reçus. On lui donne rendez- vous là-bas en lui promettant des informations concernant les meurtres. Il a accepté de s’y rendre seul.

—Personne ne saura que j’y suis aussi, promis-je.

—Reste quelques véhicules derrière lui. L’obscurité t’aidera mais ta voiture est vraiment repérable.

—Il ne sait pas ce que je conduis.

— J’en doute, sois prudente quand même.

Il m’expliqua où Ethan devait rencontrer son informateur –près de la petite pagode sur la rive ouest de l’étang du Nord – ce qui me laissait au moins une chance d’être discrète. Je pouvais emprunter un autre chemin et me rendre là-bas sans avoir besoin de prendre en filature le Maître vampire,

— Tuas ton sabre ?

— Oui, Capitaine, mon Capitaine, j’ai mon sabre. J’ai appris à obéir aux ordres.

— Fais ton boulot, alors, dit-il avant de couper la communication.

Si Ethan savait que je le suivais, il n’en laissa rien paraître. Je restai à trois voitures derrière lui, reconnaissante que la circulation de début de soirée serve de bouclier entre son véhicule et le mien. Ethan conduisait avec méthode, prudence et lenteur. Je n’aurais pas dû être surprise – c’était en accord avec sa manière de mener sa vie et d’orchestrer ses actes. Mais concernant la Mercedes, cela me décevait. Des voitures comme celle-là demandaient une conduite sportive.

Je repérai sa Mercedes stationnée sur Stockton, le seul véhicule dans le voisinage. Je me garai plus loin puis descendis de voiture, fixai mon katana et, dans un moment de prévoyance incongrue, je pris un pieu en tremble dans le sac que Jeff m’avait donné et qui était toujours coincé derrière le siège conducteur. Je glissai le pieu dans ma ceinture, refermai en silence la portière et revins sur mes pas. Je progressai à pas de loup dans l’herbe, entre les arbres, jusqu’à ce que je sois assez proche pour le voir, grand et élancé, qui se tenait juste devant la pagode. Il avait les mains dans les poches, alerte mais détendu.

Pourquoi était-il venu tout seul ? Pourquoi accepter de rencontrer un informateur au beau milieu d’un parc désert, la nuit et sans un garde ?

Je restai dans l’ombre. Je pouvais bondir si nécessaire, me précipiter (encore une fois) à son secours mais, si son but était de glaner des renseignements auprès de celui ou celle qui lui avait donné rendez-vous, je n’allais pas tout fiche en l’air.

Le crissement de pas sur le chemin brisa le silence. Une grande silhouette apparut. Une femme. Aux cheveux roux.

Amber.

Comment ça, Amber ?

Quand il la reconnut, Ethan tressaillit sous l’effet du choc et de l’humiliation. Je sentis un éclair de compassion me nouer le ventre.

Il s’approcha d’elle en regardant de droite à gauche, et la saisit juste au-dessus du coude.

—Que fais-tu là ?

Elle baissa les yeux sur son bras puis cligna des paupières en relevant la tête avant de se libérer de la main de son amant, un doigt après l’autre.

— À ton avis ?

—Franchement, je n’en ai aucune idée, Amber. Mais j’ai des choses à faire…

— Vraiment, Ethan ? dit-elle d’une voix plate.

Il la dévisagea, comprenant peu à peu, et énonça la conclusion à laquelle j’étais parvenue quelques secondes plus tôt. Depuis le début, je me méfiais de cette salope.

—C’est toi qui as pris les médaillons. Tu étais dans mes appartements et tu as pris les médaillons, dit-il d’un ton accablé.

Elle haussa les épaules d’un air indifférent.

Il l’attrapa de nouveau par le bras, cette fois avec assez de virulence pour lui arracher une grimace.

— Tu as pris un bien qui appartenait à la Maison. Tu m’as volé.

Est-ce que… ? (Il cracha un juron.) Est-ce que tu as tué ces filles ?

Amber grogna et libéra son bras d’un mouvement sec avant de reculer de quelques pas pour mettre de la distance entre eux.

Elle se frottait la peau, là où la marque rouge des doigts d’Ethan était visible malgré l’obscurité.

— Tu es…, dit Ethan en secouant la tête, les poings sur les hanches, écartant les pans de sa veste dans ce mouvement.

Comment as-tu pu faire une chose pareille ? Tu avais tout. Je t’ai tout donné.

Amber haussa les épaules.

—Nous sommes vulgaires, Ethan. De vrais clichés. Pour des créatures surnaturelles, nous ne sommes pas assez authentiques. En tant que vampires, nous le sommes un peu trop. La Maison Cadogan, c’est de l’histoire ancienne. (Quand elle leva la tête, ses yeux brillaient d’une drôle de lueur, de l’espoir peut-être ?) Nous avons besoin de changement. D’un nouvel élan. Elle peut nous apporter tout ça.

Ethan se figea et dévisagea Amber.

—« Elle » ?

Amber haussa les épaules et releva la tête au bruit d’un claquement de portière.

—C’est le signal. Il faut que j’y aille. Tu devrais l’écouter, mon amour.

Elle se pencha en avant et effleura la joue d’Ethan du bout des lèvres en lui chuchotant quelque chose que je n’entendis pas.

Puis elle s’éloigna et il la laissa partir. Ce n’était pas la décision que j’aurais prise mais, si j’avais couru derrière elle pour lui infliger la raclée qu’elle méritait, j’aurais révélé ma présence. Et si le claquement de portière était un signal, nous n’étions qu’au début des réjouissances.

Il ne fallut que quelques secondes à la nouvelle venue pour rejoindre Ethan d’un pas souple et félin. Ses cheveux noirs étaient rassemblés en un chignon serré, maintenu en place par quatre aiguilles en argent. Elle était vêtue comme une dominatrice déguisée en secrétaire : une jupe cigarette incroyablement serrée, des bas noirs dont la couture courait à l’arrière de ses jambes, des talons aiguilles vernis noirs avec des brides aux chevilles et un chemisier moulant blanc. Je m’attendais presque à la voir tenir une cravache mais je n’en vis pas. Elle l’avait peut-être laissée dans la voiture.

Célina s’arrêta à un mètre d’Ethan, une hanche en avant, la main posée dessus. Puis elle prit la parole, de sa voix brumeuse et liquide comme du vieux whisky.

— Mon cher, tu es tout seul ici. C’est dangereux en pleine nuit.

Ethan ne broncha pas. Ils se firent face en silence pendant un moment ; la magie tourbillonnait et se dilatait entre eux, s’enroulait autour des arbres. Je n’en tins pas compte et dus résister à l’envie d’en écarter la brise légère d’un geste de la main.

Mais je profitai de leur distraction pour sortir mon téléphone portable de ma poche et envoyer un texto à Catcher et Luc :

« Célina traîtresse ». Si Dieu le voulait, ils m’enverraient les troupes.

— Tu as l’air surpris de me voir, dit-elle avant de glousser. Et de voir Amber, de toute évidence. Toutes les femmes, humaines ou vampires, en veulent toujours plus, Ethan. Toujours mieux.

C’était naïf de ta part de l’oublier.

Ouah. Rien de tel qu’une touche de sexisme pour donner un coup de fouet à la soirée.

Célina soupira d’un air déçu, puis elle commença à tourner autour d’Ethan. Ce dernier pivota lentement, le regard rivé sur elle alors qu’elle progressait. Elle s’arrêta près de lui, me tournant le dos.

—Chicago se trouve à la croisée des chemins, déclara- t-elle.

C’est la première ville dont la population vampire est visible. Et nous avons été les premiers à révéler notre existence. Pourquoi prendre ce risque ? Parce que, tant que nous ne faisions pas de bruit, nous étions destinés à demeurer dans l’ombre et à être soumis au monde humain. Il était temps pour nous de montrer que nous existions, et il est temps pour nous de nous épanouir.

Nous ne pouvons pas changer l’histoire… (elle marqua une pause et le regarda d’un air grave), mais l’avenir, si.

Célina reprit son déplacement jusqu’à ce qu’elle se trouve de l’autre côté d’Ethan. Le son de sa voix était étouffé mais j’en entendais assez.

—Nous avons besoin de meneurs, et il y a peu de vampires de cette trempe : disciplinés, intelligents, malins. Navarre remplit tout à fait ces critères, Ethan. Je remplis ces critères. (Sa voix se fit plus insistante.) Comprends-tu combien nous pourrions être puissants si j’étais votre chef ? Si j’unifiais les vampires, les Maisons ?

— Le Présidium ne le permettra jamais, dit Ethan.

—Le Présidium est archaïque.

— Tu fais partie de ses membres, Célina.

La voix parfaitement neutre et contenue d’Ethan assourdissait la fureur qui l’habitait. On pouvait dire ce qu’on voulait sur ses manies de stratège et son penchant pour la manipulation, mais ce type savait faire preuve de contrôle. D’un contrôle glacial.

Célina écarta sa critique d’un geste de la main.

— Les membres du Présidium de Greenwich ne comprennent rien à nos problèmes modernes. Ils ne nous laisseront pas intégrer davantage d’Initiés pour nous développer. Nous sommes de moins en moins nombreux comparés aux autres populations surnaturelles, et elles sont de plus en plus courageuses. Les nymphes se battent. Les métamorphes s’apprêtent à se rassembler dans notre ville. (Elle ponctua ces deux derniers mots en pointant le doigt vers le sol.) Et les fées exigent davantage chaque année pour nous protéger des humains. Quant aux anges… (Elle secoua la tête avec regret.) Les liens sont en train de se briser et les démons sont lâchés.

Elle leva les yeux vers Ethan, le menton dressé d’un air de défi.

— Non. Je ne permettrai pas que les vampires soient réduits à moins que ce qu’ils ne sont déjà. Seuls les plus forts survivront au conflit à venir, Ethan. Et pour être plus forts, nous devons nous unifier. Les vampires doivent se rassembler, travailler ensemble, sous la direction d’un chef qui ait une vision de l’avenir.

Elle compléta le cercle qu’elle dessinait autour d’Ethan afin de lui faire de nouveau face, à environ un mètre cinquante de distance. Ses yeux brillaient dans le noir comme ceux d’un chat pris dans la lumière. Ils changeaient de nuance et de couleur, entre le vert et le jaune.

— Je suis ce chef, Ethan. (Elle agita une main d’un air désinvolte.) Bien sûr, dans toutes les guerres, il y a des pertes.

La mort de ces humains était problématique mais nécessaire.

— Tu les as tuées, dit-il à l’instant même où je le pensai, avec la même intonation.

Elle leva un doigt fin.

— Soyons précis, Ethan.- Je les ai fait tuer. Je n’aurais pas perdu mon temps à le faire moi-même. Bien sûr, cela pose des…

problèmes de contrôle qualité. (Elle ricana doucement, de toute évidence ravie de sa plaisanterie.) J’ai trouvé un Solitaire. Je l’ai convaincu, sans donner beaucoup de ma personne, de faire le sale travail. J’ai dû changer de cheval après l’agression de Merit, bien sûr. (Elle haussa les épaules.) Je déteste le boulot mal fait.

Néanmoins, tu as pu récupérer Merit dans l’affaire. Une vampire Merit. Recommandée dans ta Maison.

— Laisse-la en dehors de ça.

Elle gloussa sans joie.

— —Réponse intéressante. Quel dommage que nous n’ayons pas le temps de parler davantage de ton affection pour ta petite Sentinelle.

Sans prévenir, Célina passa la main dans son dos et ôta les aiguilles de ses cheveux. Ou, plutôt, ce que j’avais cru être des aiguilles, mais qui étaient en fait deux stylets qui scintillèrent dans la lumière de la lune. Ses cheveux, soudain détachés, se répandirent en une vague d’encre dans son dos.

Elle avança d’un pas, inclinant son corps de sorte que, si Ethan ne s’était pas trouvé entre nous, je lui aurais fait directement face.

Je m avançai, prête à le défendre, mais j’entendis « attends »

comme un écho dans ma tête.

— Pas encore, me dit-il en pensée. Laissons-la se confesser jusqu’au bout.

Il savait donc que j’étais là, prête à me battre. J’obéis donc à son ordre, une main sur la poignée du katana, à moitié glissé hors de son fourreau, le pieu de tremble dans l’autre.

—Négligence ou pas, mon plan a fonctionné, poursuivit Célina.

Les humains soupçonnent aujourd’hui les vampires Cadogan.

Ils pensent que vous avez tué Jennifer Porter. Et les humains soupçonnent les vampires Grey d’avoir tué Patricia Long. Tu es vicieux, Ethan. Vous l’êtes tous. Tous sauf Navarre… (Elle eut un sourire aussi charmant qu’hystérique.) Si je suis la seule en qui les humains ont confiance, je peux consolider mon influence dans les deux mondes, humain et vampire. Les Maisons auront besoin de moi en tant qu’ambassadrice et je prodiguerai mes conseils. Sous mon commandement, nous deviendrons enfin ce que nous avons toujours été destinés à devenir.

— Je ne peux pas te laisser faire.

—Amusant. Tu crois peut-être que la décision t’appartient ?

railla-t-elle en agitant les stylets dans l’air. Tu seras un autre sacrifice, qui coûtera cher, certes, mais charmant tout de même.

La cause en vaut la peine. Combien de nous sont morts sous les coups de pieu, Ethan ? Tu as assisté aux Purges. Tu le sais.

Mais il n’avait aucune intention de se laisser entraîner dans une discussion historique.

—Si tu voulais faire tomber Cadogan et Grey, pourquoi ces messages ? Pourquoi impliquer Beck et les siens ?

— Les messages étaient censés être lus par les vampires, uniquement. Quant au « pourquoi »… Tu me surprends, une fois de plus. La solidarité, Ethan. C’est nous tous, ou personne.

Les Solitaires ne nous proposent rien. Ce sont des créatures farouches, je veux bien l’admettre. Ils augmentent notre nombre. Mais en tant qu’amis, ils sont inutiles. Aucune alliance possible, ils s’y opposent moralement. Ce ne sont certainement pas des joueurs collectifs. (Elle agita une main avec désinvolture et les lames scintillèrent.) Ils avaient besoin d’être purgés.

Ethan resta silencieux un long moment, les yeux baissés, avant de relever la tête.

— Alors tu as convaincu Amber de t’aider. Tu lui as demandé de voler le médaillon Cadogan et c’est quelqu’un d’autre qui l’a laissé sur la scène du crime ?

Célina acquiesça.

—Et le maillot de la Maison Grey ? Comment l’as-tu obtenu ?

Elle eut un sourire vorace.

— Ta rousse s’est fait un autre ami. Une autre conquête.

L’expression d’Ethan se figea. Je compatis. Ce n’était pas le moment idéal pour apprendre que votre consorte vous avait trahi, vous, votre Maison et une autre encore.

—Comment as-tu pu faire ça ?

Elle soupira d’un air théâtral.

— Je craignais que tu réagisses comme ça, que tu adoptes une sorte de supériorité morale compatissante. Les humains ne sont jamais innocents, mon cher. Autrefois un humain m’a brisé le cœur, et il s’en fichait complètement. Ils sont froids, durs, stupides. Et aujourd’hui nous sommes obligés de composer avec eux.

Nous aurions dû nous soulever il y a de cela des siècles, nous unir pour les combattre. Ce n’est plus une option envisageable aujourd’hui, ils sont trop nombreux. Mais nous commençons, petit à petit. Nous nous en faisons des amis. Nous construisons des alliances, comme tu ne cesses de le prêcher. Et pendant que nous les endormons avec nos jolis visages et nos belles paroles, nous les infiltrons, nous planifions. Nous les amenons à s’habituer à nous et, le moment venu, nous frapperons.

— Tu parles de guerre, Célina.

—Évidemment, lâcha-t-elle les mâchoires crispées. Ils devraient nous craindre, et ils nous craindront. (Son expression s’adoucit.) Mais d’abord, ils vont m’aimer. Et quand le moment viendra de révéler ma véritable allégeance, mon amour pour les vampires et ma haine des humains, j’absorberai toute cette trahison. Je la savourerai. Et elle compensera alors en partie ce que cet homme m’a fait.

Voilà qui résumait parfaitement Célina Desaulniers. Elle avait besoin de célébrité, d’attention et du désir concentré de ceux qui l’entouraient. Elle avait besoin d’amis, presque autant qu’elle avait besoin d’ennemis.

Célina frôla le devant de la chemise d’Ethan du bout d’une lame.

—Des siècles, Ethan. Des siècles passés à obéir à leurs lois, leurs diktats, à nous cacher, à dissimuler notre vraie nature. C’est fini.

J’ai bâti ce monde dans lequel nous vivons. Je décide des règles.

Elle rejeta les bras en arrière, les coudes relevés, et se prépara à frapper. Je bondis à découvert, me dirigeant vers elle avec une rage aveugle qui parcourait mon corps comme l’électricité.

J’étais piquée au vif qu’elle veuille blesser mon Maître, mon Seigneur.

— Baisse-toi, criai-je dans ma tête, déterminée à ce qu’il m’entende, et je lançai le pieu de toutes mes forces.

Ethan plongea aussitôt à terre alors que le pieu de tremble sifflait au-dessus de lui avant de percuter Célina dans la poitrine, à gauche. Trop haut : j’avais manqué son cœur. Mais elle laissa tomber ses stylets et s’effondra à genoux en hurlant de douleur, les doigts agrippés au pieu trop poisseux de sang pour qu’elle puisse l’arracher. Ethan bondit aussitôt, l’attrapa par-derrière et lui cloua les bras au sol.

Soudain on entendit des portières claquer et des bruits de pas.

La cavalerie était arrivée : Catcher, Luc et Malik couraient au milieu des arbres accompagnés du reste des gardes de Cadogan.

— Merit ?

Je ne pouvais détacher mon regard de Célina. Elle hurlait des obscénités cinglantes, reprochant aux gardes de se mettre en travers de son chemin et d’interférer avec ses plans tandis qu’ils s’efforçaient de la maîtriser. Ses cheveux, ses longues boucles noires, fouettaient l’air et volaient autour de son visage alors qu’elle criait.

— Merit.

J’entendis finalement mon nom. Je me tournai et vis Ethan essuyer le sang de ses mains – le sang de Célina – à l’aide d’un mouchoir. Une tache rouge maculait sa chemise blanche d’habitude impeccable. Le sang de Célina. Le sang que j’avais versé. Je fixai mon regard sur la tache écarlate avant de lever les yeux sur le visage d’Ethan.

— Quoi ?

Il cessa de frotter et roula le mouchoir en boule.

— Tu vas bien ?

— Je…, commençai-je en secouant la tête. Je ne crois pas.

Une ride apparut entre ses yeux et il ouvrit la bouche pour parler, mais il fut distrait par d’autres bruits de portières et de pas. Il détourna les yeux et je suivis la direction de son regard.

C’était Morgan, dans les mêmes vêtements qu’il portait une heure plus tôt, le visage marqué par le chagrin et l’inquiétude.

En tant que Second de Célina, il avait dû être appelé par Luc ou Catcher après l’envoi de mon texto.

Morgan s’arrêta à quelques mètres de nous et contempla la scène devant lui : sa Maîtresse en sang, un pieu de tremble sortant de son épaule, soulevée par des gardes qui devaient batailler pour compenser sa force et la neutraliser.

Il ferma les yeux et détourna le visage. Au bout d’un moment, il ouvrit les paupières et il regarda Ethan, apparemment prêt à entendre toute l’histoire.

— Elle a tout confessé, déclara ce dernier. Elle a planifié les meurtres, s’est servie des Solitaires pour commettre les crimes, a convaincu Amber, de ma Maison, de voler le médaillon et le maillot de Grey. Elle s’est servie des messages pour impliquer le groupe de Beck.

— Pourquoi ?

— A court terme, pour avoir le contrôle sur les vampires de Chicago, les Maisons de Chicago. A long terme, elle veut la guerre.

Ils se turent pendant un long moment.

— Je ne savais pas, dit enfin Morgan, la voix lourde de regret.

—Comment aurais-tu pu le savoir ? Cela doit faire des mois quelle monte son coup, peut-être davantage. Elle m’a attiré ici pour tout m’avouer, me tuer, et peut-être prendre Cadogan à Malik après ma mort. Elle a attaqué la première, comme une furie, avec des stylets. (Ethan désigna l’endroit où les lames scintillantes reposaient au sol.) Merit m’a défendu.

Morgan sembla soudain prendre conscience de ma présence et baissa le regard sur le katana dégainé dans ma main.

— Merit ?

Je me demandai si Célina lui parlait mentalement et quels mots elle déversait dans son esprit.

—Oui ?

— Tu l’as attaquée avec un pieu ?

Je me tournai vers Ethan et il hocha la tête.

—Dans l’épaule, répondis-je.

Morgan acquiesça, semblant considérer ma réponse, puis il hocha de nouveau la tête, cette fois de façon plus ferme.

— Je suis content que tu n’aies pas visé son cœur, dit-il enfin, après avoir retrouvé sa contenance. Cela t’épargne une enquête.

Il avait raison. Cela laissait la vie sauve à Célina et je ne serais donc pas accusée de meurtre. J’eus un sourire vague et mielleux, sachant que j’avais visé son cœur mais que j’avais manqué mon coup.

Morgan alla s’entretenir avec les gardes.

— Merci, me dit Ethan.

—Hmm. (Les gardes relevèrent Célina, les bras maintenus en arrière.) Que va-t-il lui arriver ?

—Elle va comparaître devant les membres du Présidium et ils décideront de son sort. Il est fort probable qu’elle perde toute autorité. Mais c’est la Maîtresse de la plus ancienne Maison américaine. Tout autre châtiment ne sera que temporaire.

Je sentis qu’on tirait doucement sur ma queue- de-cheval. Je levai les yeux et découvris Luc qui me dévisageait d’un air inquiet.

—Ça va ?

Mon estomac se tordit de nouveau. La nausée réapparut au souvenir que j’avais presque tué quelqu’un, que j’en avais eu l’intention et que j’avais voulu le faire pour protéger Ethan.

Pour le garder en vie, j’avais décidé de la mort d’une personne, et seule mon inexpérience m’avait évité d’y parvenir et de devenir un assassin.

— Je crois que je vais vomir.

Il me passa aussitôt un bras autour de la taille.

— Ça va aller. Respire profondément, je vais te ramener chez toi.

J’acquiesçai puis jetai un dernier regard vers Célina.

Un sourire serein aux lèvres, elle m’adressa un clin d’œil.

— Après nous, le déluge, cria-t-elle.

Elle s’était exprimée en français mais j’avais compris. C’était une phrase historique, que Madame de Pompadour aurait dite à Louis XV.

Traduction au figuré : à partir d’aujourd’hui, les choses ne vont qu’empirer, ma belle.

Je réprimai un frisson pendant que Luc me raccompagnait vers la rangée de voitures. On passa devant Morgan, qui s’adressait sur un ton autoritaire à un autre garde tout en suivant du regard la femme qu’on emmenait.

Je pris conscience de ce que j’avais fait.

Je lui avais donné la Maison Navarre.

En un dixième de seconde, j’avais lancé un pieu en tremble et blessé Célina avant qu’elle puisse tuer Ethan. Elle serait punie et, si Ethan avait raison, elle perdrait sa Maison. Morgan était son Second, le prochain à accéder au trône.

J’avais, par procuration, fait de Morgan le Maître de la plus ancienne Maison de vampires des États-Unis. Il rivaliserait de pouvoir avec Ethan, même s’il était plus jeune et moins expérimenté, parce que sa Maison était plus ancienne.

Ethan serait sans aucun doute très fier que le Maître de Navarre, pas seulement son Second, drague sa Sentinelle.

Je me tournai vers mon Maître et découvris que sa vue m’était insupportable, la bile me remontant aussitôt dans la gorge. Pour lui, j’avais presque tué quelqu’un, même si – Dieu merci –j’avais échoué au moment crucial. Quel soldat je faisais !

Il avança mais je secouai la tête.

— Pas maintenant.

Il détourna les yeux en se passant la main dans les cheveux.

Pendant que Luc me conduisait vers le 4 x 4 noir garé dans la rue, le tunnel s’ouvrit dans mon esprit.

— Je te dois la vie.

Mes genoux manquèrent de céder sous moi. Je ne voulais pas entendre ça, je voulais juste me trouver chez moi, dans mon lit ; je n’avais pas besoin que quelqu’un se sente redevable envers moi.

— Tu ne me dois rien.

— Je n’étais pas sûr que tu interviendrais. Pas après ce qui s’est passé l’autre soir.

Je m’arrêtai, me tournai et regardai Ethan par-dessus l’épaule de Luc.

Son regard était intense. Son expression véhiculait à la fois un reste de doute, le respect envers moi pour lui avoir sauvé la vie, et cette même surprise que j’avais décelée pour la première fois dans son bureau quand il avait découvert que je ne me réjouissais pas à l’idée d’être une vampire Cadogan et qu’il ne pouvait acheter mon allégeance par l’argent, les œuvres d’art ou les vêtements bien taillés.

Il m’avait sous-estimée, une fois de plus. Il ne m’avait pas prise au mot après la promesse que j’avais faite, les deux serments que j’avais prêtés : que je protégerais les vampires de Cadogan contre tous leurs ennemis, vivants ou morts.

Contre Morgan.

Contre les Solitaires.

Contre Célina.

Il avait les mains dans les poches de son pantalon et je faillis de nouveau craquer, mais je me raccrochai à ma colère, à ma rage et à mon dégoût.

— J’ai prêté serment. La nuit dernière, j’ai prouvé mon allégeance. Tu n’as aucune raison de douter de moi.

Il acquiesça.

— Je ne doutais pas, je ne doute pas.

C’était un mensonge, je le savais. Malgré tout, je hochai la tête.

Peut-être apprendrait-il à me faire confiance, ou peut-être pas.

Peut-être saurait-il que ce premier combat, cette première atteinte à une vie, m’avait changée. Peut-être comprendrait-il que la graine de haine qu’il avait plantée deux semaines plus tôt allait s’épanouir, nourrie par ce que j’avais fait et ferais en son nom.

Il ne dit rien de plus, mais se détourna pour rejoindre Morgan.

Je rentrai chez moi, sanglotai sur l’épaule de Mallory et dormis comme une morte.

Ce que je n’étais certainement pas.

Épilogue

Elle voulait le contrôle de la Maison. De toutes les Maisons. Des vampires de Chicago, de San Diego… De tous les vampires d’Amérique du Nord.

De tous les vampires.

Célina confessa tout cela le soir suivant aux représentants du Présidium qui avaient bravé la lumière du soleil et traversé l’Atlantique pour la confronter. Elle ne présenta aucune excuse.

Pas folle, exactement, mais dépourvue de toute morale. Ou, au mieux, fonctionnant selon des standards éthiques entièrement définis par sa propre histoire, sa haine des humains et son besoin paradoxal d’être aimée d’eux.

Elle avait œuvré pour que Navarre soit reconnue comme la Maison des vampires convenables. La Maison des vampires presque humains. Et elle s’était servie des meurtres pour faire passer Cadogan et Grey pour les Maisons du Mal.

Son plan, tel qu’il était, avait eu l’effet inverse. Elle s’était fait coincer et à présent la colère et la méfiance qu’elle avait créées et dirigées vers Cadogan et Grey s’étaient retournées contre Navarre. Morgan allait avoir du travail pour remonter la pente.

Pourtant, même si elle avait provisoirement perdu la guerre médiatique, elle avait réussi à convaincre nombre de vampires.

Elle était allée jusqu’à admettre qu’elle n’avait aucune intention de tuer Ethan. Elle avait bluffé, l’avait attaqué en sachant que quelqu’un – la Sentinelle ou un garde – interviendrait et le défendrait. Le sauverait. Elle savait probablement que je me trouvais là-bas depuis le début, mais elle avait permis que la mascarade suive son cours.

Résultat ? Elle s’était changée en martyre. Elle avait renoncé à sa Maison, son rang, ses vassaux, pour embrasser sa cause personnelle.

Tous les vampires ne lui pardonneraient pas ses actes. Nombre d’entre eux s’étaient intégrés et vivaient parmi les humains depuis des siècles ; ils dénigreraient la publicité qu’elle leur avait faite, la menace qu’elle avait générée à l’égard de leur existence et du statu quo d’une paix relative.

Mais d’autres – furieux d’avoir été mis à l’écart, punis, exécutés et rabaissés – se rangeraient au côté de Célina. Ils se rassembleraient tranquillement, au début, organiseraient peut-

être des réunions secrètes, à l’insu du Présidium. Mais leur nombre augmenterait. Ils se réuniraient au nom de Célina, l’acclameraient et lui attribueraient la moindre de leurs avancées.

La guerre viendra et Célina en sera la cause. Peut-être très bientôt, peut-être plus tard, quand les liens avec les humains seront formés, quand ils auront baissé leur garde. On me demandera de nouveau de protéger Ethan, malgré sa volonté d’utiliser et de manipuler, malgré mon cœur brisé.

En attendant, j’enterrerai la colère et la trahison.

Je sourirai.

Je tapoterai de la main le pommeau de mon sabre. Je gravirai en sautillant les marches de la Maison Cadogan et je fermerai la porte derrière moi. Je ferai mon boulot.

Je fais très bien mon boulot.