Je me détendis progressivement, plus que ravie de constater qu’il était d’humeur sarcastique.
— Tu peux m’accorder une minute ?
—Qu’as-tu encore fait ?
Manifestement nous allions éviter le sujet de notre baiser. Ça me convenait.
—Rien, mais merci pour cette éclatante preuve de confiance.
Mon ego en est tout émoustillé.
—Hum, marmonna-t-il l’air dubitatif, le regard toujours rivé aux papiers sur son bureau. Si tu es venue ici de ton gré et que je ne t’ai pas entendue crier parce que Malik te traînait dans le couloir, alors je suppose que… tu t’es résignée à ton sort ?
— Je fais de mon mieux pour accepter le fait que je suis une vampire, dis-je en me perchant sur le bord de son bureau.
— Voilà qui me réchauffe le cœur, répondit Ethan en levant enfin ses troublants yeux verts sur moi avant de se caler dans son fauteuil. Même si je ne peux constater une quelconque amélioration de ta garde-robe.
— Je m’entraînais avec Catcher Bell. Il m’enseigne les katas.
—Oui. Nous en avons parlé. Qu’est-ce qui t’amène ?
— Une rencontre désagréable avec les vampires de la Maison Navarre.
Ethan me dévisagea avec calme avant de croiser les bras sur son torse.
— Explique-toi.
— Je suis allée au Red la nuit dernière. Tu connais cet endroit ?
Il hocha la tête.
—C’est le club des Navarre.
Si seulement Catcher avait mentionné cela avant qu’on entre, pensai-je avec regret. Mais ça ne servait à rien de ressasser.
—Ils nous ont laissés entrer, Mallory, Catcher et moi, mais ils nous ont fichus à la porte quand ils ont découvert que j’étais de Cadogan.
Ethan fronça les sourcils.
—Puisque je doute que tu aies répandu cette information toi-même, comment ont-ils découvert que tu étais une Cadogan ?
— J’ai rencontré un vampire Navarre. Morgan ?
Une pause prudente, puis Ethan hocha de nouveau la tête.
— Il s’est présenté, m’a dit à quelle Maison il appartenait et j’ai fait de même.
—Il s’est présenté ?
—C’est à ce moment-là qu’il a découvert que j’étais Cadogan et alors il a piqué une crise. Célina et d’autres vampires ont débarqué et ils nous ont fichus à la porte. Je voulais te le dire au cas où tu entendrais cette histoire de la bouche de quelqu’un d’autre et imaginerais que j’étais sortie, je ne sais pas, pour semer le chaos et donner une mauvaise réputation à la Maison.
Ou une réputation pire que celle quelle a déjà, me repris-je mentalement.
Ethan plissa les paupières.
—Pourquoi irais-je imaginer ça ?
—Pourquoi chercher un coupable quand tu m’as, moi, comme bouc émissaire ?
— Touché, convint-il avec un demi-sourire.
Je penchai la tête. Ethan se leva de son fauteuil, les mains jointes dans le dos, et se dirigea vers la table de réunion au bout de la pièce. Puis il se tourna et s’appuya contre elle, entre deux chaises. Ce déplacement mit de la distance entre nous et je trouvai intéressant qu’il éprouve un tel besoin de s’éloigner.
— Et pourtant ils vous ont d’abord laissés entrer dans le club.
Pourquoi ?
—Ils savaient peut-être qui j’étais. Nous avons trouvé des prospectus du Red sur nos voitures, Catcher et moi. Il a suggéré qu’on aille y faire un tour et ils nous ont laissés entrer.
— Elle voulait voir à quoi tu ressemblais.
Je hochai la tête.
—C’est la théorie de Catcher.
—Célina connaissait probablement ton nom de famille, elle a vu la liste des nouveaux vampires dans le journal et elle a organisé des présentations pour le moins tordues.
— Elle m’a tout l’air d’être une vraie peste.
— Célina n’est pas la plus philanthrope des vampires, convint Ethan. Mais elle est intelligente, et très, très protectrice quand ses vampires sont concernés. La Maison Navarre s’est épanouie sous sa responsabilité et le Présidium de Greenwich l’apprécie beaucoup. Sans oublier le fait que c’est une des vampires les plus puissantes des États-Unis.
Je croisai son regard en repensant au test qu’elle m’avait fait passer, et au fait que je lui avais suffisamment résisté pour qu’elle en soit agacée.
—Ses capacités psychiques sont tout à fait remarquables, poursuivit-il. Elle a un pouvoir incroyable en matière de charme. C’est un peu comme dans ces vieilles histoires de mortels qui se retrouvaient comme drogués après un contact visuel inopportun avec un vampire.
Il inclina la tête vers moi avec un regard appréciateur. Je ressentis – tout comme je l’avais ressenti avec Célina la nuit précédente – le subtil afflux d’une magie qui cherchait à m’éprouver. Mais là où l’investigation de Célina avait été insistante, agressive, Ethan agissait comme l’eau sur les rochers.
Il glissait sur l’objet de son étude et l’étudiait d’un mouvement fluide et doux.
— Tu seras à la hauteur, dit-il enfin.
J’acquiesçai, décidant de ne pas lui confier qu’elle avait essayé de me charmer ni même qu’elle avait échoué. Que j’avais senti sa force, mais que je m’en étais débarrassée. Si c’était un échantillon de mes pouvoirs naissants, il le découvrirait bien assez tôt par lui-même.
Sans développer sa déclaration, Ethan traversa la pièce jusqu’à la bibliothèque remplie de livres aux reliures de cuir et en sortit un mince ouvrage.
— Approche, Merit.
Je le rejoignis, m’arrêtant à quelques pas de lui. Ethan feuilleta le livre à la reliure de cuir rouge jusqu’à la page qu’il cherchait puis il me tendit l’ouvrage qu’il maintenait ouvert de ses longues mains fines. Quand je croisai son regard, il tapota le livre du doigt. J’avais le ventre noué mais je m’obligeai à me concentrer sur ce que j’avais sous les yeux.
Les gravures étaient aussi terribles que je l’avais anticipé. Sur chaque page figurait une illustration dont les lignes noires ressortaient avec une netteté brutale sur le papier épais.
Chacune des gravures représentait un vampire, du moins tel qu’on se représentait les vampires au Moyen Âge. Celle de gauche montrait une jeune femme à la poitrine généreuse allongée sous un arbre. Une caricature animale de vampire, les crocs de plusieurs centimètres découverts et prêts à mordre, était penchée sur elle. Le prédateur était torse nu et ne portait pas de chaussures. Ses doigts étaient crochus comme des griffes, ses cheveux longs, noirs et crasseux. Peut-être de manière encore plus parlante, ses pieds avaient la forme de sabots fendus. Sous la gravure, en une calligraphie élaborée, était inscrit : « Prends garde au vampyre, dont le désir tente les cœurs chastes. »
Mais le paysan assidu qui avait gravé le bloc de bois originel n’avait pas seulement illustré un drame – le vampire spoliant la vierge – mais également sa solution. Sur la page d’en face, le vampire était seul, les mains attachées à l’arbre auquel il était également ligoté au niveau du cou et des chevilles. Sa gorge avait été presque entièrement tranchée et sa tête pendait sur le côté. Il avait été éventré et ses organes internes se répandaient de la blessure béante à son abdomen. Dans son cœur, qui reposait au sol à ses pieds, était planté un pieu en bois.
Pire encore, ses yeux ouverts étaient bordés de larmes et il regardait, avec une expression de terreur douloureuse, quelque chose qui ne figurait pas sur la page. Ce n’était pas une caricature. C’était un portrait, une image du vampire dans les affres de l’agonie. L’artiste, si c’était le terme approprié pour parler du créateur d’une œuvre aussi épouvantable, n’avait pas fait montre d’une grande compassion. Cette gravure sur bois était accompagnée de la légende suivante : « Réjouissons-nous de la terreur au cou tranché. »
— Seigneur, marmonnai-je en me mettant subitement à trembler au point que le livre tressaute entre mes mains.
Ethan reprit l’ouvrage, le ferma et le glissa soigneusement à sa place.
Je levai les yeux vers lui. Son expression était grave, ce qui n’était pas surprenant.
— Nous ne sommes pas en guerre, dit-il. Pas aujourd’hui. Mais la situation pourrait changer à tout moment. C’est pourquoi nous faisons ce qu’il faut pour préserver cette paix. Nous avons appris à faire la différence entre nos amis et nos ennemis, et à nous assurer que nos ennemis sachent qui sont nos amis.
Voilà qui faisait écho à l’opinion de Catcher sur l’état des relations entre vampires et métamorphes. Je comprenais que ces derniers, qui avaient choisi de garder l’anonymat plutôt que de protester contre le massacre des vampires, ne soient pas très populaires auprès des Maisons. Cela expliquait également la tendance des vampires à se regrouper en Maisons, à former des alliances explicites et à considérer les autres avec méfiance.
— Tu as déjà vu de tels châtiments ? lui demandai-je en choisissant mes mots avec soin.
— Pas exactement. Mais j’ai perdu des amis au cours de la Seconde Purge et j’y ai échappé de justesse.
Je fronçai les sourcils et me mordillai la lèvre inférieure.
— Mais si c’est vrai, n’était-ce pas une mauvaise idée de tenir une conférence de presse ? de révéler notre existence ? N’était-il pas moins risqué de rester anonymes ?
Ethan ne répondit pas, ne broncha pas. Il se contenta de me regarder comme s’il souhaitait que je parvienne seule à la conclusion qu’il ne désirait pas exprimer.
Ce n’était pas difficile à deviner : se montrer au grand jour nous mettait à la portée des humains et mettait en danger notre survie, même à l’époque d’Harry Potter, comme disait mon grand-père. Nous avions eu de la chance, jusque-là – si on ne tenait pas compte des enquêtes du Congrès et des émeutes mineures. La curiosité l’avait généralement emporté sur le vampiricide. Si Dieu le voulait bien, notre chance durerait, mais le fait qu’un vampire assassin soit en liberté dans Chicago et que notre Maison soit soupçonnée d’être impliquée n’était pas de bon augure. Le vent pouvait très bien tourner.
j’eus soudain hâte de rentrer chez moi, de me réfugier dans la sécurité de ma maison fermée à clé et gardée par deux vigiles armés de sabres.
— Je devrais y aller, lui dis-je et il m’accompagna à la porte de son bureau. Crois-tu que tu vas avoir des nouvelles de Célina à propos de cet incident au club ?
— Je vais avoir des nouvelles de Célina.
Il ouvrit la porte et m’invita à sortir.
— Merci de m’avoir informé de ton… escapade.
Je n’étais pas d’accord avec sa formulation mais je compris qu’il essayait de détendre l’atmosphère. Je me contentai d’un petit sourire affecté.
—Pas de problème. Merci pour la leçon d’histoire.
Ethan hocha une nouvelle fois la tête.
—Si tu avais lu…, commença-t-il avant que je l’interrompe d’un geste.
— Je sais. On m’a conseillé de lire le Canon. Je vais m’y mettre en rentrant. (Je portai deux doigts à mon front.) Parole de scout.
Il eut un petit sourire.
— Je suis certain que, si tu faisais un petit effort, tu pourrais utiliser ton intelligence à bon escient au lieu de la gaspiller en sarcasmes inutiles.
— Mais ce ne serait pas drôle.
Ethan s’appuya contre la porte.
— Je comprends que l’obéissance soit une nouveauté pour toi mais, après tout, la nouveauté, c’est excitant, non ? Il te reste deux jours avant la Recommandation et les serments. Tu devrais passer ces deux jours à réfléchir à ton allégeance.
Cela me pétrifia sur place et je pivotai pour lui faire face.
— Si je fais partie des douze qui ont été choisis, as-tu tenu le même discours aux autres ? Est-ce que, eux aussi, tu les as menacés ? As-tu eu autant de doutes à leur sujet ?
Leur as-tu fait la même proposition ?
Je me demandai s’il allait me mentir et me servir un discours sur le devoir et le fait qu’il était le Maître de cette Maison.
— Non. Les enjeux ne sont pas aussi importants en ce qui concerne le reste de tes camarades. Ce sont des fantassins, Merit.
— Et moi ? demandai-je, voyant qu’il ne développait pas.
— Tu n’en es pas un.
Sur cette réponse énigmatique, il retourna dans son bureau et ferma la porte derrière lui.
Il était presque minuit quand je revins à Wicker Park. La maison était vide et je me demandai si Mallory et Catcher étaient parvenus à faire la paix après leur dispute du dîner. Je crevais de faim et je me préparai un sandwich au jambon avec une couche de tortillas, que j’enveloppai dans une serviette en papier avant de l’emporter avec moi dans le salon. J’allumai la télévision en guise de fond sonore – c’était malheureux d’avoir à vivre pendant les heures où on passait le plus de publicités, de séries B et d’émissions de ventes par correspondance – et posai le Canon sur mes genoux. Je lus pendant une heure tout en mangeant et finis le premier chapitre avant d’en arriver au passage intitulé « Servir votre Seigneur ». Par chance, le texte était un peu moins conjugal que le titre pouvait le faire penser.
Alors que le premier chapitre était une sorte d’introduction au vampirisme, le deuxième exposait plus en détail les devoirs du vampire novice : loyauté, allégeance, et quelque chose que le livre désignait comme la « révérence reconnaissante » et qui était aussi rétrograde que son nom le suggérait. J’étais censée offrir à Ethan mes « hommages gracieux », le traiter avec déférence et respect, et généralement satisfaire ses requêtes et ses besoins, tout en lui sachant gré de me les avoir exprimés.
Je gloussai, prenant conscience à quel point mon comportement rebelle devait le choquer et me demandant pourquoi le Canon n’avait pas été réactualisé depuis, disons, l’époque de Jane Austen ?
Je venais juste de jeter ma serviette en boule sur la table basse quand on frappa à la porte. Mallory, peut-être, qui avait oublié ses clés ; ou Ethan, qui ressentait soudain le besoin que je révère avec reconnaissance son honorable personne. Me sentant un peu trop en sécurité avec les gardes à ma porte, je commis l’erreur d’ouvrir sans penser à regarder par le judas. Morgan coinça la pointe de sa botte noire dans l’entrebâillement avant que j’aie pu lui claquer la porte au nez.
— Je suis désolé, me dit-il par les dix centimètres de la porte ouverte.
— Sors ton pied de ma maison.
Il se mit de côté pour me jeter un coup d’œil.
— Je suis venu me confondre en excuses. Et je suis prêt à me mettre à genoux. (Sa voix se fit plus douce.) Écoute, je suis vraiment désolé pour ce qui s’est passé la nuit dernière. J’aurais pu me comporter mieux que ça.
J’ouvris la porte et lui adressai mon regard le plus hautain.
— Tu aurais pu mieux te comporter ? Tu veux dire que tu aurais pu éviter que mes amis et moi-même soyons humiliés ? ou prendre ma défense quand j’ai dit – ce que tu savais déjà – que nous ne causions aucun problème ? ou bien ne pas nous traiter comme de la merde parce que je suis d’une autre Maison que la tienne ? Qu’est-ce que tu aurais pu faire de mieux, dans tout ça ?
Sois plus précis, s’il te plaît.
Morgan sourit d’un air penaud, une expression tellement mignonne sur ce garçon aux cheveux noirs et aux yeux de biche que c’en était agaçant. Il portait encore un jean, assorti cette fois d’un tee-shirt bleu ardoise à manches trois quarts qui moulait son torse. Je distinguai une touche d’or à son cou et supposai qu’il s’agissait du médaillon des Navarre, identique en style à celui que portait Ethan mais, comme la nuit précédente l’avait démontré, symbolisant une philosophie tout à fait différente.
Il affronta mon regard avec un charmant sourire en biais.
— S’il te plaît ?
Je soupirai lentement en soufflant sur ma frange mais reculai pour le laisser passer.
—Entre, lui dis-je.
— Merci.
Je gagnai le salon, supposant qu’il me suivrait, et me laissai tomber sur le canapé avant de croiser les jambes. Puis je levai les yeux vers lui, l’air d’attendre quelque chose pendant qu’il fermait la porte.
— Alors ?
— Alors quoi ?
J’agitai la main.
— A genoux. Voyons de quoi tu es capable.
— Tu es sérieuse ?
Je haussai les sourcils. Il réagit de même manière avant de hocher la tête puis de s’avancer. Il mit un genou à terre en tendant les mains.
— Je te présente mes monumentales excuses pour la douleur et l’humiliation que je t’ai fait subir, à toi et tes…
—Les deux genoux.
—Pardon ?
— Je préférerais que tu aies les deux genoux à terre. Si tu as l’intention de ramper devant moi, autant faire ça bien, non ?
Morgan me dévisagea un moment, sa bouche tressaillit légèrement, sur le point de sourire, puis il acquiesça d’un air solennel. Il s’agenouilla avec une expression digne d’un chien fidèle.
— Je suis vraiment désolé.
Je le dévisageai un moment, le laissant s’attarder par terre, puis je hochai la tête.
—D’accord.
Je n’étais donc pas immunisée contre le charme d’un beau gosse prêt à se ridiculiser pour moi. Vraiment, quelle fille de vingt-sept ans, ancienne étudiante et vampire Cadogan, le serait ?
Il se leva en époussetant ses genoux puis s’assit sur la causeuse.
Juste au moment où je me demandais pour quelle raison exactement il avait décidé de faire acte de contrition, il s’expliqua :
—On parle beaucoup des Cadogan chez les Navarre. On parle des Maisons qui autorisent leurs membres à boire directement le sang des humains. Nombre de vampires ont la mémoire longue et beaucoup d’entre eux sont affiliés à Navarre. Ça n’a rien à voir avec toi personnellement, c’est plutôt lié à des décennies de peur. La peur que tout ce que nous avons œuvré à bâtir – le système des Maisons, le Présidium, le Canon – soit anéanti par les vampires qui boivent le sang des hommes.
C’était un argument valable dont je comprenais la portée, ayant eu un aperçu des châtiments infligés aux vampires par les hommes.
—C’est la Maison Navarre qui a tenu la conférence de presse, lui rappelai-je. C’est Navarre qui a révélé notre existence.
—C’était une manœuvre préventive. Chaque jour passé sans que les vampires en prennent l’initiative nous rapprochait du moment où les humains le feraient à notre place, en nous plaçant sous les feux des projecteurs d’une façon que nous ne pourrions pas contrôler. D’une manière que nous ne pourrions élaborer. Il s’agissait de révéler notre existence selon nos propres règles.
J’étirai mes jambes sur le canapé et appuyai ma tête sur l’accoudoir.
— Et tu y crois ?
—Peu importe ce que je crois. Je suis le Second de Célina. J’agis selon ses désirs. Mais oui, je le crois. Le monde est différent, aujourd’hui.
— Tu agis selon ses désirs, et pourtant tu es là à discuter avec l’ennemi.
Il gloussa.
—Cette petite mutinerie me semblait valoir la peine.
— Et cela ne valait pas la peine, la nuit dernière, quand elle nous a mis à la porte ?
Morgan soupira en se passant les mains dans les cheveux.
— Au risque de paraître indigne de ton pardon, je t’ai déjà demandé de m’excuser pour mon attitude. (Il laissa retomber ses mains avant de m’adresser un regard plein d’espoir.) Peut-
être pourrions-nous parler d’autre chose ? Ni de vampires ni de la manière dont on boit le sang ; ni d’alliances ni de Maisons. Si nous faisions semblant d’être normaux pendant quelques heures ?
Mon sourire s’épanouit lentement.
—Que penses-tu des Chicago Bears ?
Morgan ricana puis jeta un coup d’œil vers le couloir.
—La cuisine est par là ? (J’acquiesçai.) Tu as quelque chose à manger ?
Si j’avais eu l’intention de sortir avec ce garçon – si mon intérêt ne s’était pas évaporé la nuit passée quand je m’étais promis de ne plus jamais flirter avec un vampire –, j’aurais décrété que c’était le second rendez-vous le plus pourri que j’aie jamais connu.
—Pourquoi pas.
Il se leva d’un coup et gagna le seuil de la pièce.
— Merci. (Il disparut dans le couloir.) Mon équipe préférée, ce sont les Packers, me lança-t-il. Je viens du Wisconsin.
Il était en train de fouiller dans un tiroir quand je débarquai dans la cuisine.
—Tu dois bien admettre qu’ils sont meilleurs, surtout cette année. Chicago a un problème avec sa ligne d’attaquants, ses quarterbacks n’assurent pas et il n’y a pas de défense secondaire.
Je m’appuyai contre le montant de la porte, les bras croisés.
— Tu comptes rester dans ma cuisine et vider mon garde-manger en déblatérant sur les Bears ? Tu es soit courageux, soit stupide.
Morgan sortit un couteau et une planche à découper, qu’il posa à côté des ingrédients qu’il avait déjà empilés sur le comptoir : du pain aux céréales, de la moutarde, de la mayonnaise, du jambon, du fromage américain et suisse (une petite Société des Nations fromagère !), de la dinde fumée, un pot de pickles en tranches, des olives noires, de la laitue et une tomate.
En d’autres termes, le contenu de notre réfrigérateur excepté le soda et le sang.
Puis il sortit deux canettes, en ouvrit une puis me tendit l’autre pendant qu’il sirotait la sienne, une hanche appuyée contre le placard.
—Merci de penser à moi, dis-je d’un ton sec en acceptant la boisson avant de le rejoindre au comptoir. On ne vous nourrit pas à la Maison Navarre ?
Il se coupa deux bonnes tranches de pain puis entreprit de trancher la tomate.
—Ils nous servent un gruau entre les séances d’endoctrinement et les films de propagande. Après ça, on a droit à une bonne marche dans la propriété en récitant des sonnets en hommage à la beauté de Célina.
Je gloussai et arrachai quelques feuilles de salade que je lui tendis. Il hocha la tête puis entama le processus très méticuleux de superposer la viande, les fromages, les légumes et les condiments dans son sandwich.
— Non, on trouve de bonnes choses à la cafétéria, mais je n’ai pas souvent l’occasion de pouvoir confectionner mon sandwich à ma façon, tu vois ?
Ayant été élevée au homard et au caviar, je comprenais très bien. C’est pourquoi je l’arrêtai avant qu’il pose la dernière tranche de pain. J’attrapai le sac de tortillas à l’autre bout du comptoir et je lui tendis.
— Mets-en une couche, expliquai-je d’un air grave. Ça donne du croquant.
—Génial, dit-il en écrabouillant des chips sur son sandwich.
On admira tous deux le résultat : un délice de six bons centimètres d’épaisseur.
—On prend une photo ?
—C’est sacrément impressionnant. (Il inclina la tête de côté.) Je regrette presque d’avoir à gâcher ça, mais je suis affamé, alors…
Une fois ses regrets exprimés, il prit son sandwich à deux mains et mordit dedans. Les yeux fermés, il mâcha la première bouchée croustillante.
— Ça, c’est du sandwich.
— Je te l’avais dit, lui dis-je en m’appuyant contre le comptoir et en tirant le sac de tortillas vers moi.
—Parle-moi de toi, me demanda-t-il entre deux bouchées.
Le sachet crissa bruyamment quand j'y plongeai la main.
— Que veux-tu savoir ?
—D’où tu viens. Ce que tu aimes. Pourquoi la fille d’un des hommes les plus puissants de Chicago a décidé de devenir une vampire ?
Je le dévisageai une minute, un peu déçue qu’il ait posé la question et me demandant si c’était la fortune de mes parents qui l’avait attiré. Et puisqu’il était au courant, je me demandai si la nouvelle de ma transformation et de mes connexions familiales circulait déjà dans les Maisons. Bien sûr, puisqu’il pensait que c’était moi qui avais fait ce choix, il n’était clairement pas au courant de tout.
— Est-ce si important de savoir qui est mon père ?
Morgan haussa légèrement les épaules.
—Pas pour moi. Pour d’autres, peut-être. Je me demande si cela importe pour Ethan.
Cela avait importé, pensai-je avec regret, mais je ne le dis pas.
—Il m’a sauvé la vie.
Morgan leva les yeux d’un coup.
— Comment ?
Je débattis intérieurement de ce que je pouvais lui confier, puis j’optai pour la vérité. S’il ne savait vraiment rien, tant mieux. S’il savait quelque chose, peut-être que les limites de ce qu’il savait pourraient m’aider à déterminer quels étaient les coupables.
— J’ai été attaquée. Ethan m’a sauvé la vie.
Morgan me dévisagea puis s’essuya la bouche avec une serviette en papier qu’il avait prise dans le distributeur en acier sur le comptoir.
— Tu plaisantes.
Je secouai la tête.
— Un vampire m’a agressée alors que je traversais le campus. Il a failli m’égorger. Ethan m’a trouvée et il a amorcé la transformation.
Morgan froncé les sourcils.
—Comment peux-tu être sûre qu’Ethan n’avait pas tout organisé ?
Une crampe me tordit l’estomac. Je n’en savais rien, à vrai dire.
Je faisais confiance à mon intuition et à l’explication que m’avait fournie Ethan lorsqu’il m’avait juré être innocent. Je me demandais encore comment il avait pu se trouver à cet endroit-là au beau milieu de la nuit, et sa réponse – un coup de chance, d’après lui – ne m’avait pas vraiment satisfaite. Je ne le croyais pas capable de me faire du mal à dessein, pas physiquement en tout cas. Emotionnellement, c’était une tout autre histoire et cela suffisait amplement pour que je garde mes distances avec lui. C’était mon patron et je lui obéirais autant qu’il le serait nécessaire dans le cadre de mon travail, quel que soit ce dernier.
Mais je refusais d’avoir affaire à lui en dehors, surtout en raison de l’intérêt qu’il me portait malgré lui.
— Merit ?
Je clignai des yeux et revins à la réalité de la cuisine, où Morgan était assis en face de moi.
—Désolée, dis-je. Je réfléchissais. Je sais qu’il n’a rien manigancé. Il m’a sauvé la vie.
Je croisai les doigts sous le comptoir en espérant que c’était la vérité.
Morgan fronça les sourcils.
—Hum. On a quand même trouvé une médaille Cadogan sur le lieu du crime de Jennifer Porter.
—N’importe qui ayant accès à la Maison aurait pu planter cette pièce à conviction, y compris un Solitaire essayant de donner une mauvaise image du système des Maisons.
Il acquiesça.
—C’est une théorie. En fait, c’est ce que pense Célina.
— Elle ne pense pas que c’est Ethan le coupable ? ou quelqu’un de Cadogan ?
Morgan m’observa un moment avec prudence puis haussa les épaules avant de terminer les dernières bouchées de son sandwich.
—Il serait plus exact de dire que nous craignons davantage la réaction des humains à l’égard des Cadogan que celle des vampires eux-mêmes. La paix est fragile.
C’est ce que j’avais cru comprendre mais, d’une manière ou d’une autre, cet avis sonnait plus faux venant de Morgan que quand Ethan l’exprimait.
—Qu’est-ce que tu faisais avant ? me demanda-t-il.
J’allai prendre un second soda dans le réfrigérateur avant de retourner à ma place près du comptoir.
— J’étais étudiante en thèse de littérature anglaise.
— Ici, à Chicago ?
—Oui.
— Alors tu voulais enseigner, c’est ça ?
— En fac, oui. Je voulais être professeur. La littérature courtoise du Moyen Age était ma spécialité. Les sagas arthuriennes, Tristan et lseult, ce genre de choses.
— Tristan et lseult. C’est intéressant.
Je plongeai la main dans le sac de chips, pour en ressortir une entière que je croquai.
— Tu trouves ? Et toi, que faisais-tu ?
—Mon père était propriétaire du Red, ou du moins du bar qui était là avant que je rénove l’endroit. Il est mort quelques années avant ma transformation et j’ai repris l’affaire.
—Pourquoi as-tu décidé de devenir vampire ?
Morgan se frotta la nuque.
— J’avais une petite amie. Elle était malade et elle a été approchée par quelqu’un de chez Navarre. Nous avons fait quelques tentatives auprès de Carlos – c’était le Second de Célina à l’époque – et ils ont accepté que nous devenions Initiés.
Mon amie était intelligente et forte. Elle aurait fait une grande vampire. (Il marqua une pause et contempla le comptoir d’un air vide. Sa voix se fit plus basse.) La nuit de la transformation est arrivée. Ils m’ont changé, moi, mais elle n’a pas pu passer à l’acte. Elle est morte environ un an plus tard.
— Je suis désolée.
— Elle a dit qu’elle ne voulait pas vivre éternellement. J’étais jeune et stupide, je me sentais immortel de toute façon. Qui n’a pas ce sentiment à cet âge-là ? J’étais avec elle quand elle est morte. Elle n’avait pas peur.
Nous restâmes assis en silence quelques minutes pendant que je le laissais ruminer ce souvenir.
— Bref, voilà mon histoire.
— À quand cela remonte-t-il ?
—1972.
— Alors tu devrais avoir…
Il gloussa et je me réjouis de voir son visage reprendre des couleurs.
— Un âge qui te mettrait mal à l’aise.
Je m’appuyai contre le comptoir, bras croisés, et l’examinai attentivement.
— Tu as l’air d’avoir… quoi ? la trentaine ? Ce qui voudrait dire que tu es né aux alentours de 1940 ?
— J’ai soixante-douze ans, avoua-t-il en m’évitant d’avoir à soustraire. Pas assez âgé pour arrêter de compter, et juste assez pour me considérer comme un vieux.
— Tu ne fais pas tes soixante-douze ans, en tout cas. Et tu ne te comportes certainement pas comme un homme de cet âge. Non pas qu’il y ait un problème à ce sujet, ajoutai-je un peu tard en levant le doigt pour souligner mon propos.
Morgan éclata de rire.
— Merci, Merit. Ça me flatte vraiment.
—Soixante-douze ans et toutes tes dents.
—Ça, on peut le dire, convint-il avec un sourire. Mais tu sais, il y a tout un débat au sujet de l’impact de notre apparente jeunesse sur notre comportement et sur l’âge que nous prétendons avoir.
Je souris d’un air dubitatif.
—Des vampires philosophes ?
—L’immortalité pose un éventail de dilemmes bien particuliers.
À vrai dire, l’immortalité était un dilemme auquel je n’avais pas encore réfléchi dans sa globalité et je me demandais ce que le reste des vampires en pensait.
—Comme quoi ?
Morgan attrapa le sachet de tortillas, frôlant mon bras au passage. Je ne tins pas compte de la petite onde de choc qui se répandit dans mon bras, me rappelant que je m’étais promis de ne plus rien entreprendre avec des garçons pourvus de canines inhabituellement longues.
— Les vampires changent d’identité environ tous les soixante ans, répondit Morgan en agitant une chips dans l’air. Et pourtant, pour éviter d’être repérés, nous avons dû nous intégrer au système. Ce qui signifie que nous simulons notre mort. Nous devons mentir aux amis et à la famille que nous avons tout au long de chacune de nos vies. Nous utilisons de faux numéros de sécurité sociale, de faux permis de conduire, de faux passeports. Est-ce que c’est moral ? (Il haussa les épaules.) Nous le justifions en disant que c’est nécessaire à notre protection. Mais c’est quand même mentir.
— Où travaillent-ils ? Je veux parler de ces philosophes, demandai-je en songeant à mon départ précipité de l’université.
—Ils vivent de manière assez recluse. Certains travaillent à l’université, habituellement à des postes assez prestigieux pour pouvoir exiger des bureaux en sous-sol et des cours du soir uniquement. Tu as déjà vu ces types qui traînent dans les cafés avec leurs ordinateurs portables et leurs petits carnets noirs ?
On les voit toujours à écrire comme des acharnés à la nuit tombée.
Je souris.
— Je faisais partie de ces types.
Morgan se pencha d’un air conspirateur et fit mine de griffer l’air.
—Ce sont peut-être des vampires qui rôdent.
—C’est bon à savoir, répondis-je en gloussant.
Morgan me sourit. C’était un beau sourire, qui s’effaça quand il sortit la main du sachet de chips, bredouille. Je pris le sachet vide, le froissai et le jetai à la poubelle en visant en plein dans le mille.
— Joli, dit-il. Et en parlant de paniers, tu as quelque chose de prévu ?
Je ne savais pas que nous parlions de paniers mais je jouai le jeu.
—Qu’est-ce que tu as en tête ?
Il consulta sa montre.
—Il est une heure et quart. Il doit bien y avoir un match de basket à la télé.
—Ça, c’est un rendez-vous galant, dis-je en hochant fermement la tête avant de le précéder dans le salon.
Il avait raison . Il y avait bien un match. Je n’aurais pas dû en douter, à cette heure. Quoi de meilleur qu’une petite rediffusion au plus noir de la nuit ? On s’installa dans le salon pour quarante-cinq minutes de commentaires sarcastiques et de pronostics quant aux équipes de la NBA. Quand l’émission se termina, Morgan se leva du canapé.
—Il faut que j’y aille. J’ai deux ou trois trucs à faire avant le lever du soleil, dont passer au Red.
Je me rendis compte soudain que nous étions samedi soir, certainement une grosse soirée au club, et qu’il avait choisi de la passer ici, à manger des sandwiches devant un match de basket.
Alors qu’il se dirigeait vers la porte, il s’étira, dénudant un peu de peau veloutée au creux de ses reins, et je me surpris à regretter qu’il soit un vampire. Nous étions parvenus à une sorte d’entente agréable et nous avions passé une soirée tranquille devant la télé. Ça me changeait des intrigues politiques, des menaces de mort et des révélations surnaturelles.
— Merci d’être venu t’excuser, dis-je en me levant pour le raccompagner. Evidemment j’aurais préféré que tu ne te comportes pas comme un gros con en premier lieu, mais les filles apprécient toujours une bonne dose de remords.
Morgan éclata de rire.
— Ah bon, c’est ce qu’aiment les filles ?
Je lui ouvris la porte en souriant et restai ainsi une minute à le regarder. Puis il se pencha, une main sur ma hanche, et posa ses lèvres sur les miennes. Il m’embrassa lentement, épousant mes lèvres puis se retirant avant d’y revenir. Ce baiser taquin était incroyablement bon. Mais je ne tenais pas vraiment à reproduire l’erreur d’embrasser un vampire. Je posai donc une main sur son torse afin de le repousser.
— Morgan.
Il protesta d’un grognement puis dévia sa bouche dans mon cou, où il déposa une traînée de baisers de mon oreille à ma clavicule. Je fermai les yeux, mon corps apparemment aussi désireux que le sien d’aller plus loin.
— Tu es une vampire, sexy et célibataire, murmura-t-il à bout de souffle. Je suis un vampire, également sexy et célibataire. Et malgré ton allégeance insondable pour les Bears, nous devrions être ensemble.
Je le repoussai une nouvelle fois et cette fois il se redressa.
— Je n’ai pas envie d’avoir un petit ami en ce moment.
Il afficha une moue délicieusement renfrognée et se passa la main dans les cheveux.
—Il y a quelque chose entre Ethan et toi ?
— Ethan ? Non, répondis-je, d’un ton probablement plus défensif que j’aurais dû. Mon Dieu, non.
—D’accord, dit-il, l’air toujours boudeur.
— Je ne sors pas avec des bêtes à crocs.
Il se recula, apparemment choqué, et me dévisagea.
— Mais tu en es une, toi aussi.
—Ouais. J’ai bien compris. On reste amis ? lui dis-je en lui tendant la main en signe de réconciliation.
—Pour le moment.
Je levai les yeux au ciel et le repoussai encore une fois de la main pour lui faire franchir le seuil.
—Bonne nuit, Morgan.
Il descendit les marches du perron. Arrivé sur le trottoir, il se retourna et revint sur ses pas.
— Je trouverai bien un moyen de m’incruster dans ta vie, Merit.
Je lui fis un petit signe d’adieu.
—C’est ça. Et tu me diras si ça te réussit.
— Je te préviens, tu rates quelque chose. Je suis super doué.
— Je n’en doute pas. Trouve-toi une jolie et gentille petite Navarre. Tu n’es pas prêt pour Cadogan.
Il fit mine de s’arracher un couteau planté dans le cœur puis m’envoya un clin d’œil et traversa la rue jusqu’à sa voiture – une décapotable. Le véhicule couina joyeusement à son approche et, quelques secondes plus tard, le moteur vrombissait au bout de la rue.
Je dormais quand ils revinrent à 5 h 30. Ils commencèrent par se disputer – Mallory hurlant sur Catcher et ce dernier lui répondant sur le même ton. Il était question de magie, de contrôle et de savoir si Mallory était assez mûre pour que Catcher la laisse se débrouiller seule. Elle lui reprocha son arrogance et lui sa naïveté. La dispute me réveilla mais .ce fut leur réconciliation qui m’empêcha de me rendormir. La porte de la chambre de Mallory claqua, et il s’ensuivit un concert de grognements et de gémissements. J’adorais Mallory et je commençais à apprécier les sarcasmes de Catcher. Mais je n’avais aucune envie de les écouter en pleine extase. Quand elle hurla son nom pour la troisième fois – Catcher était une vraie machine, apparemment –, je m’emmitouflai dans ma couverture et descendis à tâtons jusqu’au salon où je me rendormis sur le canapé.
Quand je me réveillai pour la deuxième fois, il était presque midi. La maison était calme et parsemée de taches de lumière.
J’étais juste assez hébétée – ou juste assez stupide – pour essayer de regagner ma chambre en vacillant. Je repositionnai la couverture, ne laissant dépasser qu’un avant-bras, quelques orteils et mon visage, et j’entamai mon périple jusqu’au premier étage. Je traversai le salon indemne, sans être consciente de ma chance. Après seulement quelques jours d’existence en tant que vampire, il me restait encore à faire l’expérience de cette terrible petite vulnérabilité connue de tous ceux qui ont déjà regardé Buffy : l’allergie au soleil. J’étais tout juste assez réveillée pour traverser la salle à manger avec précaution et ce ne fut que parvenue à la moitié de l’escalier que je ressentis un picotement suivi d’une soudaine brûlure. J’avais traversé un rayon de soleil avec mon avant-bras complètement exposé. Je suffoquai aussitôt de douleur, manquant presque de m’écrouler en plein dans le rayon acéré comme une flèche – la souffrance était celle d’une brûlure, amplifiée jusqu’à un degré insondable. La chaleur était étonnante – comme si j’avais donné un coup de poing dans un four trop chaud – et ma peau commença aussitôt à rougir et à cloquer. Je retirai mon bras d’un geste vif et agrippai la couverture de ma main libre, cherchant comme une folle par quel moyen rejoindre l’obscurité. Je compris seulement que je me trouvais prise au piège d’une minuscule parcelle d’ombre. Je tâtonnai derrière moi à la recherche de la poignée du placard du couloir et je l’ouvris en prenant soin de ne pas de nouveau m’exposer à la lumière du soleil. Une fois le placard ouvert, je reculai dans l’obscurité et la fraîcheur, m’accroupis sur le plancher, sanglotant tant la douleur était vive, et finis par m’endormir.
9
Il n’existe pas beaucoup de
problèmes qu’un pot de chunky
Monkey ne puisse résoudre
Je crus tout d’abord que j’étais dans un cercueil. Je pensai être la victime d’une horrible farce Navarre, ou d’un terrible bizutage Cadogan. On m’avait fourrée dans une boîte en pin, comme la jeune femme morte que j’avais cru être à un moment donné. Je commençai à suffoquer, griffai les couvertures autour de moi, puis martelai le bois, hurlant qu’on me laisse sortir.
Soudain je m’affalai en avant et atterris le nez sur les pantoufles à pompon de Mallory quand elle ouvrit la porte. Le visage rouge de honte, je me redressai sur mes coudes en recrachant de petits morceaux de fourrure synthétique. On repassera, pour la dure à cuire. —Mais qu’est-ce que tu fous là-dedans ? La voix de Mallory était étranglée et je sentais qu’elle faisait de son mieux pour ne pas rire. —Mauvaise nuit. Très mauvaise nuit. Je m’assis par terre, les jambes repliées sous moi, et examinai mon bras. Il était rouge homard du bout des
doigts jusqu’au coude, mais les cloques avaient disparu. La guérison surnaturelle était pratique quand on était une vampire tête en l’air, même si mes ennemis profitaient du même avantage. Un prêté pour un rendu, en somme.
Mallory s’accroupit à côté de moi.
— Seigneur, Merit. Qu’est-il arrivé à ton bras ?
Je soupirai et passai quelques secondes à m’apitoyer sur mon sort.
— Vampire. Soleil. « Pouf », fis-je en agitant mes mains pour évoquer la forme d’un champignon atomique. Brûlures au troisième degré.
— Je peux te demander pour quelle raison tu dormais dans le placard ?
Comme je ne voulais pas l’embarrasser en lui rejouant le film de la nuit passée, je me débarrassai de sa question d’un haussement d’épaules.
—Sommeil puis soleil… me suis cachée.
— Allez, dit-elle en m’attrapant par le coude pour m’aider à me relever. Allons au moins mettre de l’aloé vera sur ce bras. Est-ce que ça te fait mal ? Non, laisse tomber. Ne réponds pas. Tu fais une thèse en littérature et pourtant tu n’as pas encore réussi à me faire une phrase cohérente. Je vais tirer mes propres conclusions.
— Mallory ! gronda Catcher au premier étage.
Mallory serra les lèvres et me conduisit dans la cuisine.
—Ne fais pas attention, me conseilla-t-elle. C’est un peu comme la peste bubonique, ça s’arrête au bout d’un certain temps.
— Mallory ! Tu n’as pas fini ! Remonte !
Je jetai un coup d’œil vers l’escalier.
— Tu ne l’as pas laissé menotté au lit ou un truc dans le genre, n’est-ce pas ?
— Seigneur, non, dit-elle en se détendant progressivement. Ma tête de lit est d’une pièce. Je ne peux pas l’y menotter.
Je grognai et essayai de me débarrasser de l’image de Catcher, nu et attaché, se débattant sur le lit. L’image n’était pas déplaisante, mais quand même…
Mallory ne s’arrêta même pas.
—Il est agacé parce qu’il croit que je ne suis pas assez attentive à ses fichus discours sur la magie. (Elle baissa la voix pour l’imiter.) Mallory Delancey Carmichael, tu es une sorcière de quatrième niveau avec des devoirs et des obligations, bla bla bla.
Je pense savoir maintenant pour quelle raison l’Ordre l’a viré. Il veut toujours jouer au patron, même avec eux.
Dans la cuisine, je m’assis pendant que Mallory sortait un tube d’un tiroir près de l’évier. Elle m’étala de la crème sur le bras avec précaution avant de reboucher le tube.
— Je me demande si tu as besoin de sang, aujourd’hui.
Je fronçai les sourcils à cette idée, en partie parce que je pris conscience que Mallory était devenue comme une mère pour moi dans ma nouvelle vie de prédatrice. Depuis quand avais-je autant besoin d’elle ?
— Ça va, je crois.
—C’est juste que parfois, dans les livres, – et par là, elle entendait les fanzines occultes qui apparaissaient dans notre boîte aux lettres avec une régularité surprenante – quand les vampires sont blessés, ils ont besoin de davantage de sang pour accélérer le processus de guérison. (Elle leva les yeux vers moi.) Tu guéris, n’est-ce pas ?
—Oui, les cloques ont déjà disparu.
—Bien.
Elle sortit une poche de sang du réfrigérateur. Mon estomac se mit aussitôt à gargouiller.
— J’en ai besoin, admis-je d’un air penaud, un peu honteuse de connaître aussi peu le fonctionnement de mon corps depuis ma transformation.
J’avais un torticolis sans doute dû au fait d’avoir dormi en boule sur le plancher du placard.
— -Si cette petite discussion a pour objet de déterminer si je suis forte ou non, mieux vaut admettre que je ne m’en sors pas très bien dans ma nouvelle condition de vampire.
Mallory réchauffa le sang et le versa dans un verre qu’elle me tendit. Mais elle leva la main avant que je le porte à mes lèvres, retourna au réfrigérateur et en sortit une branche de céleri et une bouteille de Tabasco. Elle versa quelques gouttes de sauce dans le sang et y plongea le céleri.
—Bloody bloody Mary.
Je bus une gorgée et hochai la tête.
—Pas mauvais. Ça manque de vodka et de jus de tomate mais ce n’est pas mal du tout.
Mallory eut un petit rire mais son sourire s’effaça quand Catcher entra d’un pas furieux dans la cuisine. Il avait dans les mains l’épais livre relié de cuir que je l’avais vu feuilleter la nuit où j’étais venue visiter le bureau de mon grand-père. Il était à demi nu, vêtu uniquement d’un jean porté bas sur ses hanches sculptées. Ce type avait un corps à tomber raide, tout en courbes, avec de délicieux petits creux entre ses muscles saillants.
— Vas-tu cesser de me suivre partout ? hurla Mallory alors que Catcher découvrait la scène qui se déroulait dans la cuisine. Tu n’es même pas chez toi.
—Il faut bien que quelqu’un te surveille ! Tu es un véritable danger public !
Presque ravie que ce drame surnaturel n’ait rien avoir avec moi, je cessai de feindre un manque d’intérêt poli pour leur dispute, posai mon verre et leur accordai toute mon attention.
Catcher traversa la cuisine, jetant quasiment l’ouvrage sur le comptoir, puis assit Mallory de force sur un tabouret. Il désigna le livre.
— Lis !
Mallory se redressa et le dévisagea un long moment, la bouche crispée, les poings tellement serrés que ses jointures étaient blanches.
—Bon sang mais pour qui tu te prends, pour me donner des ordres comme ça ?
La tension et la magie s’élevèrent en spirales dans l’air, assez palpables pour me donner la chair de poule. Des tourbillons plongeaient et remontaient, les cheveux de Mallory se soulevant autour d’elle comme si elle était au milieu d’une forte brise.
—Seigneur, marmonnai-je en les observant tous les deux.
Soudain, il y eut un craquement lumineux. Mon verre, heureusement vide, explosa sur le comptoir.
— Mallory, l’avertit Catcher dans un demi-grondement.
— Non, Catcher.
Le plafonnier clignota pendant qu’ils s’affrontaient du regard, comme un stroboscope éclairant la bataille de leurs volontés.
Finalement Catcher soupira et le pouvoir se dissipa dans la pièce avec un souffle audible. Sans parler ni hésiter, il l’attrapa par les bras et l’attira contre lui. Puis il baissa la tête vers elle et l’embrassa. Elle poussa un cri perçant et se débattit mais, comme Catcher ne lâchait pas prise, elle s’immobilisa. Quand il finit par s’écarter, il la regarda avec l’air d’attendre quelque chose.
Pendant une seconde, puis deux, elle se contenta de le dévisager.
— Je t’ai dit que c’était fini entre nous.
—Bien sûr que tu me l’as dit.
Il l’embrassa sur le front, la fit pivoter et appuya sur ses épaules pour qu’elle s’assoie sur le tabouret. Puis il lui releva le menton pour affronter son regard.
—Il faut que j’aille travailler. Lis la Clé.
Il sortit de la cuisine. La porte d’entrée claqua quelques secondes plus tard.
Pendant cinq bonnes minutes, aucune de nous deux ne pipa mot. Mallory, les mains sur les genoux, contemplait le livre d’un air vide. Quand je me fus débarrassée de la stupeur provoquée par le drame, j’allai vers le réfrigérateur et en sortis le pot de glace Chunky Monkey. J’enlevai le couvercle, pris une cuillère, tendis le tout à Mallory et m’assis sur le tabouret près d’elle.
Thérapie réciproque à la crème glacée, décidai-je.
—Bon. Ça, c’est fait.
Mallory hocha la tête d’un air absent et prit une gigantesque cuillerée de glace.
— Je le hais.
—Ouais.
Elle laissa tomber la cuillère dans le pot puis se prit la tête à deux mains.
—Comment quelqu’un d’aussi arrogant peut-il être aussi mignon ? C’est injuste. C’est un crime contre la nature. Il devrait être puni pour être aussi prétentieux… avoir la peau grêlée et des verrues poilues, ou un truc du genre.
Je lui pris la cuillère des mains et piochai dans la glace à la recherche d’un carré de chocolat blanc.
—Il va passer la nuit ici ?
—Probablement. Non pas que j’aie mon mot à dire.
Je réprimai un sourire en me mordant les lèvres. J’avais appris pas mal de choses sur Mallory. La première d’entre toutes était qu’elle faisait rarement les choses à moitié. Quand elle s’impliquait dans quelque chose, qu’il s’agisse d’un petit ami ou de sa carrière, elle y accordait un degré d’attention quasi obsessionnelle. Aussi, cette nonchalance feinte annonçait quelque chose de très intéressant au sujet d’un certain Catcher Bell.
— Tu es amoureuse de lui, pas vrai ?
— Un peu, dit-elle en hochant la tête. (Elle se frotta les bras avant de baisser les yeux sur la table.) Le problème, Merit, c’est qu’il ne me laisse pas lui donner d’ordres. Pas comme Mark. Si j’avais demandé à Mark d’escalader le mont Blanc, il aurait sauté dans le premier avion pour l’Europe. Catcher me tient tête. (Un coin de sa bouche se releva.) Je n’avais pas compris à quel point cette qualité pouvait être attirante chez un homme.
Son regard croisa le mien. Ses yeux bleu vif brillaient.
—Il se fout complètement que j’aie un super boulot dans la meilleure agence de pub de la ville, ou que j’aie les cheveux bleus, ou même que je sois jolie sous tout ça. Il m’aime parce que je suis moi.
Je la pris dans mes bras.
—Dommage que ce soit un sale prétentieux.
Mallory eut un petit rire.
—Oui, en effet. Mais il est membré comme un cheval, alors ça aide.
Je m’écartai en faisant la grimace et me dirigeai vers la porte de la cuisine.
—Cette maison devient trop petite pour nous trois. Sérieux.
Mallory éclata de rire mais je n’étais pas certaine de plaisanter.
Après avoir pris une douche et revêtu une tenue qui, je le savais, ne recevrait pas l’approbation d’Ethan – jean, baskets et deux débardeurs superposés –, je décidai de me rendre au bureau de mon grand-père. Je voulais savoir où en était l’enquête et j’essayais également d’éviter de penser au lendemain. Le septième jour. La cérémonie de Recommandation au cours de laquelle on m’assignerait une position dans la Maison Cadogan, je prêterais serment à Ethan et serais probablement bizutée à mort… enfin, presque.
N’étant pas certaine d’être bien accueillie, ni même si quelqu’un s’y trouverait un dimanche soir, je décidai de les corrompre à l’aide de poulet frit. Je me garai devant le bâtiment de l’Agence de médiation, pris ma tentative de corruption sous le bras, sonnai à la porte et attendis.
Il se passa quelques minutes avant que Catcher remonte tranquillement le couloir, habillé cette fois d’un tee-shirt des Ramones, d’un jean et de bottes. Il eut l’air surpris de me voir mais composa le code pour déverrouiller la porte, les yeux rivés sur le seau en carton que je portais.
— J’ai apporté du poulet, dis-je.
— Je vois ça. Toi aussi, elle t’a mise à la porte, ou bien s’agit-il d’une visite humanitaire ?
— —Ni l’un ni l’autre, je venais aux nouvelles à propos de l’enquête…
—Et tu as une trouille du diable pour demain.
—Et j’ai une trouille du diable pour demain.
Catcher jeta un regard prudent dans la rue puis s’écarta pour me laisser passer. J’attendis qu’il verrouille l’entrée et prenne un pilon dans le seau. Puis je le suivis jusqu’au bureau. Il s’installa aussitôt à sa table et appuya sur le bouton d’un intercom datant de l’époque de Drôles de dames.
—Merit est là, dit-il.
Jeff bondit de sa chaise et s’approcha du seau que j’avais posé sur le bureau vide après m’être servie. Apparemment dépourvu du gène de la délicatesse, il saisit un morceau de poitrine de poulet, et ne mordit dedans qu’après avoir souligné le symbolisme du morceau qu’il avait choisi. Je ne pus m’empêcher de rire, même si je savais qu’il n’avait nul besoin d’être encouragé.
—Bonjour, mon bébé.
Mon grand-père, tout sourires, entra en traînant des pieds dans le bureau. C’était bon de se sentir aimée, et de se prélasser dans cette chaleur.
—Que nous vaut le plaisir de ta présence ?
Catcher arracha un morceau de chair de son pilon.
— Elle se planque. La Recommandation a lieu demain.
— Ah oui ? demanda grand-père en fouillant dans le seau à la recherche d’une pièce de choix, puis en appuyant une hanche contre le bord du bureau. Tu es nerveuse ?
Jeff recula sa chaise et croisa les chevilles à côté de son clavier mutant.
—Est-ce qu’ils demandent toujours aux Initiés de manger un poulet cru ?
Je déglutis avec difficulté, ayant soudain perdu l’appétit, et laissai retomber dans le seau le morceau que je venais de choisir.
— Je crois que ce n’est plus qu’un demi-poulet, de nos jours, ajouta mon grand-père d’un air grave. Ils commencent avec un poulet entier mais ils y mettent deux Initiés et les obligent à se l’arracher. Sans les mains. Seulement avec les crocs.
— Sanguinaire et répugnant, approuva Jeff en mordant dans le blanc qu’il tenait à deux mains.
C’était écœurant mais, n’ayant pas encore fait l’expérience de la Recommandation, je ne compris la plaisanterie que lorsque mon grand-père m’adressa un clin d’œil. J’aurais dû m’en douter. Deux vampires se battant au-dessus d’un poulet cru n’était pas vraiment ethanesque – ça n’en était même pas digne.
Il était d’un style plus européen, moins sportif. Il était plus probable, imaginai-je en souriant, qu’il demande aux nouvelles recrues de réciter les noms des monarques anglais ou de jouer un morceau compliqué de Chopin.
—Cesse donc de soupirer en pensant à Sullivan, marmonna Catcher en se penchant au-dessus de moi pour prendre le seau de poulet. La Recommandation va bien se passer, poursuivit-il avant que je puisse réfuter sa précédente remarque. C’est plus cérémonial qu’autre chose, à l’exception des serments. En fait, commença-t-il avant de s’appuyer sur le bureau près de mon grand-père, si quelque chose doit se produire, je crois que c’est Sullivan qui sera surpris.
Je fronçai les sourcils.
—Comment ça ?
Catcher haussa les épaules.
— Je dis ça comme ça. Tu es forte. Il est fort. Le résultat devrait être intéressant.
Je m’assis sur une chaise libre.
—Dans quel sens ?
Catcher secoua la tête.
—Tu es une fille intelligente. Tu devrais faire tes devoirs. Qu’as-tu appris de la cérémonie pour l’instant ?
J’essayai de me rappeler ce que j’avais lu dans le Canon.
—Tous les vampires qui vivent à Cadogan seront présents, en tant que témoins. Ethan me demandera d’avancer, il dira mon nom ou un truc dans le genre, et je suis censée prêter deux serments, allégeance et hommage. Jurer de servir la Maison et d’y être fidèle.
— Pas seulement à la Maison, dit Catcher en tendant : le bras pour prendre un autre morceau de poulet. Au Maître lui-même.
(Il mordilla le bout du pilon avant de lever les yeux vers moi.) Es-tu prête pour ça ?
Comment pouvais-je être prête ? J’aurais vingt-huit ans dans quelques jours et je n’avais pas récité une seule fois le serment d’allégeance à mon pays au cours des dix dernières années.
Comment pouvais-je être prête à jurer fidélité et service à une communauté que j’avais rejointe pour éviter la mort et à un homme qui ne me considérait ni capable de loyauté ni digne de confiance ?
— Ai-je la possibilité de ne pas prêter serment ?
—Non, sauf si tu souhaites vivre séparée d’eux, répondit Catcher en arrachant un morceau de chair. Si tu as envie de faire semblant de ne pas avoir été transformée par lui, de ne pas être ce qu’il a fait de toi.
« Tu es ce que j’ai fait de toi », m’avait dit Ethan. Difficile de prétendre le contraire.
—Si tu étais entrée dans ce monde de vampires de ton plein gré, si tu y étais arrivée par ton propre cheminement, que ferais-tu ?
— Je n’y serais pas venue de mon fait, répliquai-je. Je ne suis pas comme eux, je ne suis pas branchée par cette mystique du vampire.
Son expression s’adoucit.
—Donc, puisque les choses ne sont pas exactement telles que tu voudrais qu’elles soient, tu vas te débiner ? Crois-moi, Merit, l’exil est une vie solitaire.
—Parfois, intervint mon grand-père, même si tu ne peux pas être ce que tu veux, tirer le meilleur parti de ce que tu peux être n’est pas une mauvaise solution. Tu as une chance de te reconstruire, mon bébé.
— Mais à quelle image ? demandai-je sèchement.
— C’est à toi de décider, dit Catcher. Tu as été changée en vampire par Sullivan, c’est sûr, mais c’est à toi de prêter serment. Et tu ne l’as pas encore fait.
Mon grand-père hocha la tête.
— Tu sauras quoi faire le moment venu.
Pourvu qu’il ait raison.
—Du nouveau dans l’affaire Porter ?
—Pas grand-chose, admit-il en balançant une jambe. Côté preuves, nous n’avons rien de plus.
— Mais nous avons eu vent de rumeurs intéressantes, intervint Jeff en marquant une pause pour avaler un morceau avant d’incliner la tête vers mon grand-père. Le vampire de Chuck dit que Célina Desaulniers a rencontré le maire cette semaine.
Apparemment, elle a essayé de le rassurer sur le fait qu’il était impossible qu’un vampire affilié à une Maison soit responsable du meurtre.
—Morgan m’a dit qu’elle pense que les vampires Cadogan sont innocents, que ce sont les Solitaires qui se cachent derrière cette affaire.
J’expliquai ma nouvelle amitié avec le vampire Navarre.
Grand-père sembla s’en amuser et acquiesça. Il commençait à me communiquer ce qu’ils savaient des vampires non affiliés dans la Ville des vents – en gros, qu’il y en avait une vingtaine –quand son téléphone portable sonna. Il descendit du bureau, ouvrit son appareil pour répondre et fronça les sourcils en voyant le numéro avant de porter le combiné à son oreille.
— Chuck Merit… Quand ?
Il fit signe de la main qu’il voulait écrire et Jeff lui passa un stylo et un bloc-notes. Mon grand-père commença à prendre des notes, en prononçant de temps en temps un « D’accord » ou un
« Bien, monsieur ».
Le maire, articula Catcher en silence et je hochai la tête.
La conversation se poursuivit pendant quelques minutes, mon grand-père rassurant le maire qu’il passerait des coups de fil. Il resta ensuite à observer son téléphone, un morceau de plastique argenté, et, quand il releva la tête, l’inquiétude était lisible sur son visage.
—Un autre meurtre, fut tout ce qu’il dit.
Elle s’appelait Patricia Long. On resta assis en silence, sans émettre ni plaisanterie ni sarcasme, les yeux baissés, pendant qu’il nous transmettait les détails du crime. Elle avait vingt-sept ans. C’était une grande brune, avocate dans un cabinet international situé sur Michigan Avenue. Elle avait été trouvée dans Lincoln Park, cette fois. Un coup de fil anonyme avait dirigé la police sur les lieux du crime. La cause de la mort était la même : exsanguination consécutive aux blessures faites à son cou et sa gorge.
Mais il y avait une information supplémentaire dans ce nouveau meurtre. Celui qui avait prévenu la police avait déclaré avoir vu un vampire quitter la scène. Un homme portant un maillot de baseball bleu et jaune, les crocs visibles, la bouche couverte de sang.
Catcher jura.
—C’est probablement lié à la Maison Grey. C’est une des signatures de Scott.
Il me glissa un coup d’œil avant de m’expliquer :
—Grey est un fou de sport. Il ne donne pas de médaillon à ses Initiés, comme les Cadogan ou les Navarre. A la place, les vampires revêtent tous le même maillot.
—Malheureusement, tu as raison, approuva grand- père. Ça ressemble à la Maison Grey. Ils n’ont rien trouvé d’autre sur la scène – ni médaille ni détritus qui relieraient ce qui s’est passé à quelqu’un d’autre –, mais ils y travaillent encore. (Il rattacha le téléphone à sa ceinture, ses doigts noueux peinant pour enclencher les pièces de plastique entre elles.) Ce qui lève les soupçons sur Cadogan et les fait glisser droit sur Grey.
Quelqu’un veut parier qu’on aurait retrouvé un objet appartenant aux Navarre sur la scène de l’agression de Merit ?
Ils me regardèrent tous les trois, l’air sinistre.
— Vous pouvez demander à Ethan, dis-je. Mais il ne m’a rien dit.
Il ne risquait pas de le faire. Il doutait toujours de ma loyauté.
—Même s’il y avait eu quelque chose, intervint Catcher, ça ne veut pas dire que ce soit lié aux agressions. Je suis certain que personne dans la Maison Grey n’a trempé dans ce crime. J’en mettrais ma main au feu. C’est une équipe soudée et complètement inoffensive.
— C’est peu probable, en effet, admit mon grand-père.
—Mais aucune preuve n’indique qu’il s’agisse d’un Solitaire, fis-je remarquer.
— En fait, ça n’est pas totalement vrai, dit grand-père. Les policiers savaient que le maillot les dirigeait vers la Maison Grey et ils y ont envoyé deux gars en uniforme. Quand ils sont arrivés là-bas, ils ont trouvé un mot sur la porte d’entrée. Scott ne l’avait pas encore vu. Ils n’ont pas de gardes à la Maison Grey, ils pensent certainement que la Maison est trop jeune pour avoir des ennemis. Elle a à peine trois ans.
Catcher, sourcils froncés, croisa les bras.
—Et qu’est-ce que le mot disait ?
—C’était un essai poétique : « Bleu, jaune, Grey/ Qui va payer ?/Le diable sans doute/Et le système coûte que coûte. »
Je grimaçai.
—C’est vraiment mauvais.
—Le « système » en question, vous croyez que cela fait référence aux Maisons ? demanda Jeff. Les attaques sont mises en scène de telle sorte qu’on croie qu’elles sont commises par les Maisons, mais le mot semble clairement émaner des Solitaires.
—Ou alors, si on considère que ce sont eux les responsables, les meurtres sont destinés aux flics et les menaces aux vampires des Maisons, suggérai-je.
Mon grand-père hocha la tête d’un air pensif.
—Ça marche aussi vu comme ça.
Catcher tira le bloc-notes à lui pour lire ce que mon grand-père avait inscrit.
— Je n’aime pas ça. C’est trop propre. Je n’aimais déjà pas cette histoire de médaille et j’aime encore moins la présence du maillot. Mais qu’un Solitaire laisse un mot, ce n’est pas un peu suspect ? Ils auraient su que la note les désignerait comme coupables, et innocenterait les Maisons. Pourquoi prendre la peine de mettre en scène les meurtres de manière à incriminer les Maisons, pour se tirer ensuite une balle dans le pied en laissant un mot qui vous fait porter le chapeau ?
— Tout dépend des Solitaires, suggéra mon grand- père. Si les meurtres sont censés punir le système, la note dit « Hé, regardez ce que j’ai fait juste sous votre nez, affiliation ou pas ».
Ils ne pensaient peut-être pas que les vampires feraient part de ce message aux flics.
Catcher se passa une main sur son crâne rasé.
— Je ne sais pas ce qui se trame, mais il faut mettre Sullivan sur le coup. Les Maisons doivent réunir les Solitaires, essayer de trouver qui se cache derrière tout ça, envisager des châtiments ou des récompenses contre information. Ils adorent ce genre d’affaires, je ne comprends pas pourquoi ils ne s’en sont pas déjà occupés.
— Parce que discuter avec les Solitaires serait admettre que ces derniers ont un certain pouvoir, déclara Jeff. Les vampires des Maisons devraient alors en reconnaître d’autres qui ont rejeté le système et leur demander de l’aide. Aucune chance qu’Ethan ou Célina se plie à ça. Grey peut-être, mais pas les deux autres.
Leur mémoire est bien trop ancienne.
Grand-père reprit le bloc-notes et se dirigea vers la porte.
— Tu as raison, il faut qu’ils se réunissent. Ne serait-ce qu’à cause de la régularité des crimes. Une semaine s’est écoulée entre la mort de Porter et l’agression de Merit, puis neuf jours avant l’assassinat de cette fille. L’échantillon n’est peut-être pas significatif mais…
— Nous n’avons pas beaucoup de temps, conclus-je calmement.
Ce qui signifie que nous pourrions avoir un nouveau crime dans les dix prochains jours ?
Mon grand-père soupira lentement puis leva les mains au-dessus de la tête.
—Peut-être bien. Je n’envie pas la police de Chicago dans cette histoire. (Il me regarda avec un sourire triste.) Je suis désolé de te mettre à la porte mais nous devons commencer à passer des coups de fil. Il faut que nous prévenions Cadogan et Navarre et j’ai besoin de parler à mon informateur.
— Merci pour le dîner, dit Jeff.
—Pas de quoi.
Je jetai un coup d’œil dans le seau, dans lequel ne restait plus qu’une poignée de morceaux de poulet, et je décrétai que je n’avais plus aucune envie de volaille.
—Finissez, dis-je. Je n’ai plus faim.
—Oh, avant que tu partes, dit Jeff en plongeant sous son bureau. J’ai quelque chose pour toi.
Il resta là-dessous pendant une bonne minute, à faire un boucan de tous les diables, avant d’émerger avec un sac de l’armée en toile verte. Il me le tendit et je regardai à l’intérieur.
—Tu essaies de me dire quelque chose, Jeff ? demandai-je en découvrant un tas de pieux pointus en bois.
— Juste que je préférerais que tu restes en vie.
Je balançai le sac sur mon épaule et lui adressai un clin d’œil enjoué.
— Alors, merci.
Il me sourit de façon touchante. Jeff était un gamin, mais un gentil gamin. Catcher se leva.
— Je te raccompagne.
Je serrai grand-père dans mes bras et lançai un salut de la main et un sourire à Jeff avant que Catcher me reconduise dans l’entrée. Il tapa le code et me tint la porte ouverte.
—Ne t’éloigne pas des gardes, cette semaine. Il se pourrait que ce maniaque essaie de finir ce qu’il a commencé avec toi et qu’il frappe une troisième fois.
Je frissonnai et serrai un peu plus fort le sac de pieux.
—Merci pour le réconfort.
— Je ne suis pas là pour te réconforter, poupée. Je suis là pour te garder en vie.
—Et baiser ma colocataire.
Il éclata de rire, une fossette se dessinant à gauche de ses lèvres retroussées.
—Ça aussi, en supposant que je puisse l’amener à voir les choses à ma façon.
Je le quittai sur un sourire, contente, malgré toutes ces histoires surnaturelles, d’avoir trouvé des amis qui m’aident à traverser cette épreuve. Une nouvelle famille, malgré nos différences génétiques.
Je rentrai à la maison, les vitres de la voiture baissées, en essayant de me raccrocher à ce sourire, ce réconfort, en laissant la brise de printemps et une chanson douce emporter mon incertitude.
Avez-vous déjà vécu un moment où vous saviez, sans l’ombre d’un doute, que vous vous trouviez au bon endroit ? que vous étiez sur la bonne voie ? Peut-être le sentiment que vous aviez franchi une frontière, un obstacle et, d’une manière ou d’une autre, après avoir affronté une montagne insurmontable, que vous vous retrouviez de l’autre côté ? La nuit était chaude, et le vent était frais, et une chanson résonnait dans les rues tranquilles alentour. Vous sentiez le monde entier autour de vous, vous faisiez partie de cette vibration ambiante et tout allait bien.
Je suppose qu’il s’agit tout simplement de satisfaction. Mais il semble pourtant que ce soit davantage, plus consistant que ça, une certaine notion de but, un sentiment d’être à sa place, vraiment, sincèrement, en cet instant.
Ces moments semblent ne jamais durer assez longtemps. La chanson se termine, la brise se calme, l’inquiétude et la peur reviennent s’immiscer en vous et vous essayez d’avancer en jetant un regard à la montagne derrière vous, en vous demandant comment vous êtes parvenu à la franchir, craignant de ne pas l’avoir vraiment franchie. Craignant aussi que la masse et l’ombre par-dessus votre épaule s’évaporent et se reforment devant vous, vous obligeant à affronter l’épreuve de les franchir encore une fois.
La chanson se finit et vous contemplez la maison tranquille et sombre devant vous, vous actionnez la poignée de la porte et vous retournez dans votre vie.
10
Garde de nuit
—C' est l’heure de se lever, grosse flemmarde !
J’entendis sa voix mais tirai l’édredon sur ma tête en grommelant :
— Va-t’en !
—Oh, allez, Merit. C’est ton grand jour ! C’est le Bal des vampires débutants !
Je m’enfonçai sous les couvertures.
— Je ne veux pas être une vampire aujourd’hui.
Je l’entendis soupirer et elle arracha les couvertures avant de les jeter à terre.
—Bon sang, Mallory ! (Je m’assis en repoussant un fouillis de cheveux de mon visage.) J’ai vingt-sept ans et je suis parfaitement capable de me lever toute seule. Tu peux sortir de ma chambre ? Va embêter Catcher.
—Catcher a d’autres chats à fouetter en ce moment, Merit. (Elle cessa de parcourir les chemisiers dans ma penderie.) Tu as entendu parler de cette autre fille ? Celle qui a été tuée.
Je hochai la tête en frottant mes yeux ensommeillés.
—Ils en ont parlé la nuit dernière.
—C’est un drôle de moment pour devenir vampire.
— Tu peux le dire. J’ai pensé la même chose l’autre jour.
Mallory commença à décrocher des vêtements des cintres et les laisser tomber en tas sur le sol. Je lui adressai un regard théâtral qu’elle ne se donna pas la peine de remarquer.
—Qu’est-ce que tu fiches ?
— J’essaie de trouver quelque chose à te mettre. Tu assistes à une cérémonie, aujourd’hui.
Même si Mallory se déclarait immunisée contre les avantages d’être aussi superbe qu’elle l’était, il y avait des moments où elle savourait les trucs de filles. Ses sœurs de fraternité étudiante auraient été fières d’elle.
Je balançai les jambes hors du lit.
—Ce n’est pas un bal, c’est un bizutage. Un bizutage vampire. Je n’ai pas besoin de me pomponner pour me faire humilier par Ethan.
—C’est vrai. Il t’a assez humiliée quand tu étais en jean et en tee-shirt. (Elle me jeta un regard assez blessant pour faire pleurer un bizut.) Mais tu seras en présence de… quoi, une dizaine de nouveaux vampires ? Il faut que tu leur montres de quelle trempe tu es faite. Aujourd’hui, c’est le premier jour de ta nouvelle vie. Tu vas te réinventer.
Je frémis quand Mallory sortit une paire d’escarpins à talons noirs et un chemisier blanc ajusté. Ils rejoignirent le pantalon qu’elle avait disposé sur le lit.
— Je n’ai pas l’habitude de porter des trucs comme ça.
Elle ricana.
—Et c’est bien pour ça que tu vas les mettre ce soir. (Elle fit le geste de me chasser.) File à la salle de bains procéder à tes ablutions.
Une fois que je me fus douchée et séchée, Mallory prit le relais.
Rien n’échappa à son attention. Je fus parfumée, épilée et poudrée, mes longs cheveux brossés et laqués jusqu’à ce qu’ils scintillent, ma longue frange brune lissée sur mon front. Je fus fourrée dans le pantalon droit et le chemisier très moulant blanc à manches trois-quarts. La chemise fut rentrée dans le pantalon et Mallory me passa une ceinture noire avant de défaire les deux boutons du haut de mon chemisier.
— On voit mes seins si tu fais ça, la prévins-je.
— Exactement, répliqua-t-elle. Et c’est justement ce qu’il faut.
Ce soir, tu joues le rôle de la vampire célibataire et sexy.
J’observais mon reflet se transformer dans le miroir – passer de celui d’une jolie étudiante sans prétention à quelque chose de plus incisif. Elle entoura mon poignet droit de trois rangs serrés de grosses perles argentées, ajouta quelques touches de maquillage – pour me donner, m’expliqua-t-elle « un œil dramatique et des lèvres roses comme après un baiser » – avant de me percher sur mes talons hauts.
— Très bien, conclut-elle. Tourne-toi.
Je fis mon numéro de chien savant, pivotant lentement sur moi-même afin qu’elle puisse m’examiner.
— Joli, me complimenta-t-elle. Tu t’en sors très, très bien.
Je haussai les épaules et la laissai ajuster les revers de mon pantalon et le col de ma chemise avant de vérifier que je n’avais pas de rouge à lèvres sur les dents.
— Très bien. Examen final. Allons-y.
Comme je n’avais pas l’habitude de marcher avec des talons, elle m’aida à descendre l’escalier puis me laissa en plan au bas des marches pendant qu’elle disparaissait dans le salon.
— Messieurs, je vous présente le tout nouveau membre de la Maison Cadogan, la vampire la plus intelligente de Chicago : Merit !
J’étais déçue qu’elle n’ait pas dit que j’étais la vampire la plus sexy de Chicago, mais j’acceptai quand même le compliment et avançai quand elle m’en donna le signal. Catcher et Jeff étaient assis sur le canapé, le jeune informaticien bondissant presque quand j’entrai dans le salon.
— Waouh ! hurla-t-il. Tu es belle à croquer !
Je regardai à Mallory de travers.
—C’est lui, ton examen final ? Il trouve que tout ce qui a des seins est beau.
—C’est justement parce que tu n’entres pas dans cette catégorie que je l’ai fait venir.
Je pris une pose d’adolescente, les bras croisés sur ma poitrine d’un air protecteur. Je n’avais pas grand-chose à protéger, mais ils étaient à moi, bon sang. Je laissai retomber mes mains quand Jeff se planta devant moi avec un sourire enfantin.
— Tu es drôlement sexy ! Tu es sûre que tu ne veux pas laisser tomber ces histoires de vampires et rejoindre la Meute ? Nous avons une bien meilleure… assurance.
Je lui souris, certaine qu’« assurance » n’était pas le premier mot qui lui était venu à l’esprit mais avait été le résultat du doigt que Catcher avait enfoncé entre ses omoplates. Je le remerciai malgré tout puis écartai les bras devant Catcher.
—Bonne chance, me dit-il en m’étreignant. Tu as déjà décidé ce que tu allais faire au sujet des serments ?
—Pas encore, admis-je, cette seule question aiguisant mes nerfs.
Comme à propos, on frappa à la porte. Jeff, qui était le plus près, ouvrit. Un chauffeur en livrée salua en portant la main à sa casquette.
—Mademoiselle Merit, s’il vous plaît, je dois vous conduire à la Maison Cadogan.
J’expirai lentement, m’efforçant d’apaiser la peur qui me nouait l’estomac, et j’adressai un regard nerveux à Mallory. Elle sourit en m’ouvrant les bras et je me lovai dans son étreinte.
— Ma petite fille grandit.
Je ne pus m’empêcher de rire, ce qui, j’en étais certaine, était son intention.
— Tu ne racontes vraiment que des conneries.
Quand je m’écartai d’elle, Catcher s’avança et posa une main dans le dos de mon amie d’un geste possessif.
— Tiens-toi bien, ce soir.
Je hochai la tête et attrapai le minuscule sac à main noir et blanc que Mallory m’avait préparé. Il contenait, comme elle m’en avait informé plus tôt, un tube de rouge à lèvres, mon téléphone portable (éteint, pour ne pas agacer mes collègues), mes clés de voiture et un peu d’argent en cas d’urgence.
Et, hum, un préservatif. Mallory pensait sans doute que je risquais de me retrouver dans une situation coquine.
(Les vampires peuvent-ils attraper des MST ? J’étais prête à parier que le sujet n’était pas abordé dans le Canon) J’adressai à tous un geste de la main tremblant et suivis le chauffeur jusqu’à la limousine noire et brillante garée le long du trottoir. Pendant que je me dirigeais vers la portière que l’homme me tenait ouverte, et même si la plupart de mes cellules cérébrales se concentraient sur la tâche de me garder en équilibre sur mes talons de huit centimètres, je pris le temps de me rappeler la dernière fois qu’une limousine avait stationné devant la maison. C’était six jours plus tôt, quand j’étais rentrée, récemment vampirisée et habillée d’une robe de soirée, encore dans les vapes après mon agression et ma transformation.
Six jours plus tard, il y avait des métamorphes partout dans Chicago, mon grand-père employait un mystérieux vampire, ma colocataire sortait avec un sorcier, et j’apprenais à manier un sabre de l’ère des samouraïs.
La vie suivait son cours.
La limousine prit tranquillement la direction du sud et s’arrêta devant une Maison Cadogan décorée et éblouissante. Des torches éclairaient le trottoir ainsi que l’allée qui menait à la porte d’entrée, et des bougies brillaient à chacune des dizaines de fenêtres. Un des gardes du portail m’ouvrit la portière, m’adressant un sourire entendu quand je sortis de la limousine.
En pénétrant dans la propriété, je découvris que les torches qui bordaient le trottoir n’étaient pas de vulgaires flambeaux de jardin. Elles étaient en fer forgé sculpté et, plus important encore, elles étaient brandies par des vampires – hommes et femmes, tous vêtus de costumes ou de tailleurs noirs impeccables – se tenant, épaule contre épaule, tout le long de l’allée.
Mon estomac se noua mais je m’obligeai à avancer entre eux. Je n’étais pas certaine de savoir à quoi m’attendre – des regards mauvais ou bien des remarques moqueuses, peut-être ? Un signe qu’ils avaient clairement vu en moi et savaient que je n’étais pas aussi puissante qu’une certaine personne semblait le croire ?
Leur réaction fut presque plus effrayante. Chaque paire de vampires, alors que je progressais, courba la tête.
— Ma sœur, disaient-ils calmement, laissant ces mots flotter derrière moi tandis que je m’avançais.
Mes bras se couvrirent de chair de poule. J’entrouvris les lèvres, absorbant le poids de ce qu’ils m’offraient – la solidarité, la parenté, une famille. Je gravis le perron couvert, jetant un regard derrière moi, et j’inclinai la tête dans leur direction, espérant que j’étais digne d’eux.
Malik se tenait à la porte et il m’invita à entrer d’un geste de la main.
— Il veut en faire tout un spectacle, me dit-il tranquillement.
Les femmes sont en haut dans l’antichambre de la salle de bal.
(Il désigna l’escalier d’un mouvement de tête.) Tout en haut et à gauche.
J’agrippai la rampe au bas de l’escalier, consciente que les marches, les talons de huit centimètres et mes cuisses vacillantes d’adrénaline ne feraient pas bon ménage. Sur le palier, je pris à gauche.
Des plaisanteries et des gloussements féminins résonnaient dans le couloir et je me dirigeai vers eux avant de m’arrêter devant une porte ouverte. Une dizaine de femmes étaient rassemblées dans la pièce qui avait été décorée de manière à ressembler à une mise en scène de reconstitution historique –de grands miroirs, beaucoup de lumières, beaucoup de produits de beauté en tout genre. La moitié des vampires étaient vêtues du traditionnel noir des Cadogan. Ces Novices aidaient les cinq autres, qui portaient toute une variété de tenues glamour (robes de soirée, dos nus scintillants, pantalons de smoking au liseré de satin), à se préparer pour la cérémonie. Ces jeunes femmes coiffées et maquillées étaient mes compagnes Initiées et je me sentis soudain vieille et poussiéreuse dans mon ensemble noir et blanc.
Je constatai également qu’elles étaient toutes souriantes. Leurs yeux brillaient d’excitation, comme si elles se préparaient pour l’événement le plus mémorable de leur vie. Elles avaient été invitées à rejoindre la Maison. Elles avaient choisi –sciemment – d’oublier le monde humain pour la nuit, le sang et les intrigues politiques des vampires.
Je ressentis un pincement de jalousie. Qu’est-ce que cela faisait d’entrer dans la Maison Cadogan et de demander à en devenir membre, ou bien de considérer la Recommandation comme la célébration d’un accomplissement profond ? C’était vraiment le Bal des débutantes pour ces femmes, anciennes humaines qui s’estimaient chanceuses d’avoir été choisies.
— On dirait des lions qui s’apprêtent à bondir sur une gazelle.
Je souris malgré mon état d’anxiété, me tournant pour découvrir une vampire blonde et souriante derrière moi. Elle portait le noir de rigueur, et ses longs cheveux raides étaient rassemblés en une stricte queue-de-cheval sur sa nuque.
— C’est Ethan, la gazelle ?
— Oh, oui.
Elle désigna la horde – les Initiées commentaient une nouvelle teinte de rouge à lèvres M.A.C. – avant de secouer la tête.
—Non pas qu’elles aient la moindre chance : il ne touche pas aux nouvelles. Mais je ne vais pas aller leur dire ça.
Son sourire s’élargit et j’essayai de ne pas trop penser au fait que j’étais une nouvelle et qu’il m’avait déjà touchée, moi.
— Je crois que je vais les laisser mariner, décida-t-elle. Ça permettra aux plus anciennes d’en rigoler plus tard.
— La victoire de la défaite ?
—Exactement, dit-elle en me tendant la main. Lindsey. Et tu es Merit, c’est ça ?
Je hochai la tête avec prudence et acceptai sa poignée de main, me demandant quelle autre information elle avait glanée à mon propos ou, puisqu’il semblait que ce soit un sujet de potin parmi les vampires, à propos de mon père.
—Rien à craindre de ma part, m’assura-t-elle sans que j’aie évoqué la question.
J’écarquillai les yeux.
— J’ai le don d’empathie. Tu t’es crispée et j’ai eu l’impression que cela avait trait à quelque chose de profond, de familial, peut-être. Mais ça pourrait m’intéresser de savoir qui sont tes parents. De plus, mon père était le roi du cochon de Dubuque.
Alors je sais ce que c’est que de venir d’une grande famille, chica.
J’éclatai de rire, attirant l’attention des femmes groupées face au miroir qui se tournèrent toutes vers moi pour m’observer. Et pour m’évaluer. Je fus gratifiée d’une série de regards scrutateurs et de quelques sourcils prudemment haussés avant qu’elles se préoccupent de nouveau de parfaire leur coiffure ou leur maquillage. Je me sentais comme une étrangère – assez familière avec Ethan et la Maison pour avoir perdu leur éclat de
« nouvelle », mais certainement pas encore une des
« anciennes » que j’avais vues se déplacer parmi les Initiées avec une efficacité assurée, proposant leur aide, laquant les cheveux et calmant la nervosité.
Lindsey frappa soudain dans ses mains.
— Mesdames, nous sommes prêtes. Suivez-moi, s’il vous plaît.
Elle se dirigea vers la porte. L’estomac noué, je déglutis avec difficulté et me mis en rang avec les autres filles.
On reprit le couloir en sens inverse mais en dépassant cette fois l’escalier. Nous nous dirigions vers un groupe d’hommes qui attendaient, visiblement nerveux, devant de larges doubles portes. Ils étaient six, tous habillés de costumes dernier cri, et ils se tournèrent à notre approche avec un sourire appréciateur.
C’était le reste des nouveaux, les six vampires mâles qui, dans quelques minutes, deviendraient des membres à part entière de la Maison Cadogan.
On se mit en ligne derrière les garçons pendant que les vampires qui nous avaient accompagnées se rangeaient derrière nous. J’étais la dernière vampire et Lindsey se plaça derrière moi.
On resta immobiles un moment, à ajuster nos vêtements et lisser nos cheveux, nous dandiner d’un pied sur l’autre en attendant que les portes s’ouvrent et qu’arrive l’heure de jurer loyauté et allégeance à l’homme qui aurait la responsabilité de nous assurer santé, bien-être et protection. Je ressentis soudain un pincement de compassion pour la charge qu’il avait endossée, mais je luttai contre ce sentiment. J’avais déjà bien assez de préoccupations comme ça.
Dans un bruit doux, les portes s’ouvrirent sur une salle de bal qui baignait dans la lumière et vibrait au rythme d’une musique d’ambiance aux basses marquées.
Mon estomac se crispa et je posai une main sur mon ventre pour apaiser cette soudaine crampe.
— Ça va bien se passer, me murmura Lindsey. Je vais t’escorter à l’intérieur. Et puisque tu es la dernière, tu n’auras qu’à faire comme les autres. C’est facile.
J’acquiesçai, gardant les yeux fixés sur les courts cheveux noirs de la femme devant moi. La file se mit en branle, au pas des vampires à côté de nous.
De gigantesques miroirs encadrés et surmontés de riches tissus blancs drapés étaient suspendus de part et d’autre de la salle de bal. Le sol était en chêne brillant, d’une nuance or pâle. Des chandeliers garnis de centaines de bougies scintillaient et baignaient la pièce d’une lueur dorée.
Les vampires, tous en noir, faisaient un étrange contraste avec le décor. Ils étaient alignés en deux longues colonnes séparées par un couloir, comme un escadron au garde-à-vous. Notre file avança entre eux, Lindsey et moi fermant la marche.
Au fond de la salle, sur une estrade, se tenait Ethan, flanqué de Malik et Amber, Luc en retrait. Ethan avait l’air d’un pirate. Il était habillé tout en noir, cette fois d’un tee-shirt moulant à manches longues qui mettait en valeur chaque courbe de son torse, d’un pantalon droit et de chaussures à bouts carrés. Il avait repoussé ses longs cheveux blonds derrière ses oreilles et se tenait, jambes écartées, comme s’il raidissait son corps pour affronter la houle, les bras croisés sur la poitrine tandis qu’il nous regardait approcher, tout à fait dans le rôle du capitaine surveillant son équipage. Il avait l’air plus sûr de lui que jamais – les épaules droites, la mâchoire déterminée, une lueur de pouvoir implacable dans ses yeux verts.
Il survola du regard la rangée de vampires, passant de l’un à l’autre, et je le vis froncer les sourcils avant de me repérer au bout de la colonne. Nos regards se croisèrent de nouveau, de manière tout aussi puissante que la première fois que nous nous étions vus, sept jours plus tôt. Puis, d’un mouvement si ténu que je me demandai si je ne l’avais pas imaginé, il inclina la tête.
Je répondis de même.
Le regard toujours rivé sur Ethan, je faillis bousculer la femme devant moi lorsqu’elle s’immobilisa, notre ligne s’arrêtant au même niveau que les colonnes de vampires de chaque côté.
La musique cessa et la salle fut plongée dans le silence. Ethan décroisa les bras et avança d’un pas.
— Mes frères. Mes sœurs. Vampires de la Maison Cadogan.
La pièce explosa en applaudissements bruyants, les vampires tout autour sifflant et criant jusqu’à ce qu’Ethan les fasse taire d’un léger mouvement de la main.
—Ce soir, nous initions douze nouveaux vampires Cadogan.
Douze vampires qui vont devenir vos frères, vos sœurs, vos colocataires, vos amis. Vos alliés.
La foule approuva.
—Ce soir, douze vampires prêteront serment d’allégeance à la Maison Cadogan, à moi, et à vous. Ils nous rejoindront, travailleront pour nous, riront avec nous, aimeront avec nous et, si nécessaire, combattront à nos côtés.
Ethan marqua une pause et avança encore.
— Mes amis, mes vassaux, êtes-vous d’accord ?
Leur action fut la plus éloquente des réponses. D’un même mouvement, les vampires à nos côtés pivotèrent pour nous faire face. Puis, presque tous en même temps, le visage grave, ils tombèrent à genoux devant nous. Mis à part le groupe de vampires sur l’estrade, nous étions les seuls encore debout. Ils nous offraient leur camaraderie et, à Ethan, leur consentement et leur foi.
J’en eus la chair de poule des pieds à la tête.
C’était une leçon d’humilité étonnante et bouleversante que d’assister à ce spectacle, de voir cette centaine de vampires prostrés devant moi, de savoir que je faisais partie de ça, partie d’eux. La nervosité fit place à une sorte de profonde compréhension : j’étais devenue quelque chose de différent, d’historique.
Quelque chose de plus.
Je laissai mon regard dériver sur la foule des vampires, toujours à genoux devant nous, et je perçus également la lente vibration du pouvoir, un délicat courant électrique qui les parcourait, comme l’eau sur les rochers.
La magie.
Je levai la main. Mes doigts effleurèrent la forme subtile de la magie, les courbes et les arcs qu’elle dessinait dans l’air. Ce n’était pas très différent de sortir la main par la fenêtre de la voiture pour sentir la poussée du vent ; je ressentis la même impression de solidité. Et, comme Catcher l’avait dit, les vampires ne pratiquaient pas la magie, ils l’exsudaient. Elle émanait d’eux et façonnait l’air qui les entourait. Quoi qu’Ethan ait pu dire, être un vampire n’était pas seulement une histoire de gènes.
Prenant conscience que je me tenais au milieu de près d’une centaine de vampires, la main en l’air comme une imbécile, je la ramenai en frottant ma paume du pouce pour effacer les picotements résiduels. Puis je contemplai les vampires tout autour, découvrant que personne d’autre que moi ne paraissait avoir remarqué la magie. Les Initiés observaient les autres vampires de la Maison, la bouche entrouverte de surprise, passant nerveusement en revue les hommes et femmes à nos pieds.
Je risquai un regard vers Ethan, toujours sur l’estrade. Il avait les yeux rivés sur moi, son expression illisible mais concentrée.
Je me demandais s’il m’avait vue lever la main pour sentir le courant, et si cela avait été une nouvelle erreur de ma part.
Après un moment, il se tourna vers ses troupes.
— Levez-vous, mes amis, et souhaitons la bienvenue à nos camarades, qui vont prêter le serment de protéger cette Maison.
Les vampires se relevèrent tous ensemble comme s’ils avaient répété ces mouvements. Ceux-ci étaient si bien synchronisés qu’ils donnèrent l’impression d’une envolée d’oiseaux – ce qui était un peu troublant pour un groupe d’hommes et de femmes.
Ils pivotèrent de nouveau pour faire face à Ethan, et la tension dans la pièce sembla augmenter progressivement, les nouveaux vampires devant moi s’agitant sur place avec nervosité. Quelque chose allait se passer.
Lindsey se pencha vers moi.
— Quand il appellera ton nom, quand il te demandera d’avancer, va vers lui. Il se peut que ça te fasse peur mais c’est tout à fait naturel. Il nous appelle tous.
Sans prévenir, l’Initié qui se trouvait en première place – un jeune homme d’environ vingt-cinq ans – tituba en avant. Le vampire près de lui le rattrapa par le coude puis l’accompagna sur la dizaine de pas qui le séparaient de l’estrade, devant laquelle il s’agenouilla face à Ethan. Ensuite l’escorte s’écarta.
Le silence régnait dans la pièce et tous les yeux étaient tournés vers le Maître et l’Initié devant lui. Ethan se pencha, dit quelque chose au garçon qui acquiesça avant de répondre.
L’échange se poursuivit pendant un moment avant que Malik avance pour donner quelque chose à Ethan. L’objet scintilla dans la lumière – un médaillon sur une fine chaîne d’or – et l’Initié baissa la tête afin qu’Ethan lui passe le médaillon autour du cou. Puis le Maître lui murmura encore une fois quelques mots et l’homme se leva.
— Joseph, Initié Cadogan. Je te sacre membre à part entière de la Maison Cadogan, avec tous les droits et les devoirs inhérents aux Novices.
La foule applaudit à tout rompre quand Joseph et Ethan s’étreignirent. Amber descendit ensuite de l’estrade et conduisit Joseph sur le côté, où il se tint face à nous, comme le finaliste d’un concours de beauté.
Le même rituel se répéta pour les dix autres vampires devant moi – à genoux, l’échange, l’étreinte, les applaudissements.
Warner, Adrian, Michael, Thomas et Connor suivirent Joseph dans les rangs des Novices Cadogan, ainsi que les cinq femmes – Penny, Jennifer, Dakota, Melanie et Christine. Sans que j’aie eu le temps de m’en rendre compte, ce fut mon tour, Lindsey à mes côtés, Ethan devant moi, tous les Novices, nouveaux et anciens, nous regardant tandis que j’attendais d’être appelée. L’adrénaline commença à affluer.
La salle de bal fut de nouveau plongée dans le silence. Je m’obligeai à lever les yeux pour rencontrer le regard d’Ethan.
L’échange visuel dura un moment avant qu’il baisse la tête.
Ce fut alors que je l’entendis, l’écho léger de sa voix dans mon esprit, comme un murmure provenant du bout d’un tunnel. Je fonçai alors à toute allure dans ce tunnel, vers cette voix, et fermai les yeux en m’efforçant de contenir une soudaine nausée.
Il m’appela clairement par mon nom. Mon nom entier –prénom, second prénom et nom de famille. Et dans sa bouche, ce n’était pas si désagréable.
Mais je n’étais plus cette fille-là. Je ne l’avais peut-être jamais été, certainement plus depuis que j’avais atteint l’âge de revendiquer ma propre identité. J’étais Merit, pas le fantôme de quelqu’un d’autre.
Les yeux fermés, je réfléchissais à mon identité et ne l’entendis pas approcher. Je me rendis compte de sa présence seulement lorsque ses doigts se refermèrent comme un étau autour de mes bras.
J’ouvris les paupières. Ethan baissa les yeux sur moi, les narines dilatées, les iris cerclés d’argent. Je déglutis et regardai autour de moi, découvrant qu’il régnait un silence de mort dans la salle dé bal et que tous les regards étaient braqués sur moi. Je me tournai vers Lindsey, dont l’expression véhiculait un mélange d’horreur, de choc et d’admiration. Je n’avais aucune idée de ce que j’avais fait.
Je clignai des yeux et regardai de nouveau Ethan. Un muscle de sa mâchoire tressaillit et il se pencha vers moi.
— À quoi est-ce que tu joues ?
J’ouvris la bouche mais j’étais trop troublée pour parler.
Voulant à tout prix lui faire comprendre que je ne l’avais pas, cette fois, volontairement déçu, je secouai vigoureusement la tête.
— Je n’ai rien fait, parvins-je à prononcer en souhaitant de tout mon cœur parvenir à le convaincre.
Ethan resserra légèrement ses doigts autour de mes bras et me dévisagea avant de croiser mon regard.
— Tu ne t’es pas avancée quand je t’ai appelée.
— Tu ne m’as pas appelée.
—Tu m’as entendu prononcer ton nom ?
Je hochai la tête.
— Je t’ai appelée à moi comme je l’ai fait avec tous les autres. Tu n’es pas venue. (Puis il entrouvrit les lèvres, les yeux écarquillés sous le coup d’une compréhension nouvelle.) Tu ne me résistais pas ?
Je secouai la tête.
—Bien sûr que non. Pas maintenant. Pas comme ça. Je ne suis peut-être pas toujours très… malléable, mais j’ai quand même un instinct de survie. Je ne vais pas t’insulter devant les tiens.
(Je lui adressai un petit sourire.) Enfin, pas une deuxième fois.
—Ethan ? dit Malik, qui s’était rapproché. Doit-on congédier les autres ?
Ethan secoua la tête. Il me lâcha les bras, puis tourna les talons.
—Suis-moi.
Sans hésiter, je lui emboîtai le pas, le laissai monter les deux marches de l’estrade et m’arrêtai en face de lui. Je ne m’agenouillai pas, ne sachant pas ce qu’il attendait de moi.
Malik se plaça à côté d’Ethan et, quand ses gens se furent de nouveau rassemblés, le Maître parcourut la foule du regard.
— Mes amis.
Ce seul mot réduisit les vampires au silence et fit taire du même coup toutes les spéculations que je savais déjà se propager dans la Maison : pourquoi ne s’est-elle pas avancée ? Était-ce un acte de rébellion ? (Encore ?) Allait-il me punir, cette fois ? (Enfin ?)
— En cette période de paix fragile, les alliés sont la clé. Le pouvoir est la clé. (Il abaissa son regard sur moi.) Je l’ai appelée.
Cela n’a eu aucun effet.
Les murmures reprirent de plus belle.
— Elle a résisté à l’appel, poursuivit Ethan en haussant la voix par-dessus le brouhaha. Elle a résisté au charme. Elle a la force, mes amis, et sera un atout pour notre Maison. Parce qu’elle est des nôtres. C’est une vampire Cadogan.
Pour la troisième fois, j’eus la chair de poule.
Il m’adressa un signe de tête et je m’agenouillai devant lui. Puis il fit un pas en avant. Ses yeux verts luisaient véritablement comme du verre sous la frange de ses longs cils blonds.
Voilà. Le moment était venu de m’engager ou pas au service de ces vampires.
De Cadogan.
D’Ethan.
— Merit, Initiée de la Maison Cadogan, en présence de tes frères et sœurs, promets-tu fidélité et allégeance à la Maison Cadogan, à son honneur, à son Maître ? Promets-tu d’être sincère et fidèle envers la Maison Cadogan et ses membres, à l’exclusion de tous les autres, sans jamais les trahir ? Promets-tu de faire respecter la liberté de tes frères et sœurs ?
Sans le quitter des yeux, en un seul mot, j’acceptai une éternité d’obligations.
—Oui.
— Merit, Initiée de la Maison Cadogan, promets-tu de servir la Maison et son Maître sans hésitation et de ne jamais, par tes paroles ou tes actes, chercher à blesser la Maison, ses membres ou son Maître ? Aideras-tu à la défendre et à la protéger contre toutes créatures, mortes ou vivantes ? Fais-tu cette promesse, avec joie et sans contrainte, et la tiendras-tu tout au long de ta vie ?
J’ouvris la bouche pour répondre mais il m’arrêta en haussant un sourcil.
—La vie est longue lorsqu’on est immortel, Merit, et cette promesse est éternelle. Songes-y sérieusement avant de répondre.
—Oui, répondis-je sans hésiter, ayant déjà pris la décision que j’étais, pour le meilleur et pour le pire, une vampire Cadogan.
Ethan hocha la tête.
— Qu’il en soit ainsi. Fille de Joshua, chérie par Charles (je souris à la mention du nom de mon grand-père), tu nous donnes ta foi et ta fidélité et nous t’acceptons dans notre grâce.
Il prit le dernier pendentif des mains de Malik, se pencha davantage et l’accrocha autour de mon cou. J’eus l’impression que sa main s’attardait un moment avant qu’il recule, mais je n’eus pas le temps de m’interroger sur ce que cela signifiait car sa voix résonna aussitôt dans la salle.
—Merit, Initiée Cadogan, je te sacre… Sentinelle de cette Maison.
La foule en eut le souffle coupé. Ethan baissa les yeux sur moi pour m’observer.
Mes doigts touchèrent instinctivement le médaillon et ma réaction fut immédiate : bouche bée, je levai des yeux écarquillés vers lui. J’étais sous le choc, en partie parce que je savais ce qu’était une « Sentinelle » et aussi parce qu’il venait de m’en donner le titre.
Comme je l’avais expliqué à Mallory, la position de Sentinelle, comme presque toute chose en cette Maison, avait une origine féodale et n’était plus beaucoup utilisée dans les Maisons modernes. Alors que le Capitaine de la Garde de la Maison, Luc dans ce cas précis, était à la tête d’une petite armée de fantassins, la Sentinelle, elle, était chargée de protéger la Maison en tant qu’entité. En qualité de Sentinelle, je serais responsable de la structure en elle-même et, plus important encore, de la Maison en tant que symbole.
Comme Mallory l’avait formulé, je défendrais l’image de marque, et bien plus. Je serais tenue par l’honneur de servir la Maison, et Ethan n’aurait aucune raison de se méfier de moi.
Dans les faits, il s’assurait ma loyauté vis-à-vis de Cadogan de la manière la plus astucieuse qui soit, en m’assignant le devoir de la défendre.
C’était malin. Une stratégie digne d’Ethan, qui s’enorgueillissait de savoir manœuvrer en politique.
Toujours à genoux, je levai les yeux vers lui.
— Bien joué.
Il me tendit la main en souriant. Je la saisis et me relevai.
—Encore une fois, dit-il, le regard lumineux, nous ne pouvons que constater ton talent à semer la zizanie.
—Ce n’était pas mon intention. Je n’y peux rien si je suis…
anormale.
Ethan sourit.
—Pas anormale, dit-il. Unique. Et je crois que nous nous adapterons à ce nouvel épisode.
Il était d’une bonne humeur tout à fait inhabituelle et je me demandais si, en prêtant serment, je n’avais pas franchi une étape importante pour accéder à sa confiance. A présent que j’étais officiellement une vampire Cadogan, soumise aux règles du Maître et du Canon en matière de discipline et de sanctions, il oserait peut-être enfin se fier à moi.
Ethan me dévisageait toujours. Il semblait chercher quelque chose, attendre quelque chose et je compris que, même si nous avions fait des progrès, nous n’en avions pas fini.
—Quoi ?
— Je veux ton allégeance.
Je fronçai les sourcils, interdite.
—Mais tu l’as déjà. Je viens juste de prêter serment, par deux fois, de te protéger toi et les tiens contre toutes créatures vivantes ou mortes. Je ne sais même pas ce que cette dernière partie signifie et je me suis malgré tout engagée.
Il secoua la tête.
— Les Maisons vont être informées de ta force, elles sauront que tu es rapide et agile. Elles apprendront que tu peux résister aux charmes.
Il haussa les sourcils et je compris qu’il attendait ma confirmation. J’acquiesçai.
—D’autres vampires, quand ils auront connaissance de tes origines, vont essayer d’éprouver ta loyauté et ta docilité. On va douter de ta volonté à te plier à mon autorité. (Son regard se fit plus intense, ses iris à présent d’un vert plus profond, comme une mer froide et sombre.) Je veux que les autres Maisons sachent que tu es mienne.
Son ton était tendu et ses paroles toujours aussi possessives, mais je savais que ce n’était pas personnel. Cela n’avait rien à voir avec moi mais reflétait son inquiétude qu’une autre Maison essaie de m’attirer. Et Ethan ne souhaitait pas partager son nouveau jouet. Quelle que soit son attirance physique pour moi, j’étais une arme, un instrument, un outil secret à préserver pour défendre sa Maison et ses vampires.
Il m’avait cependant également donné une arme. Même si j’étais une vampire Cadogan soumise à ses diktats, et même si je n’avais aucune intention de me rebiffer contre son autorité, j’étais la Sentinelle de la Maison Cadogan, et pas d’Ethan. Les projets que je mettrais en place pour protéger la Maison supplanteraient ses projets personnels me concernant. De manière ironique, en essayant de me rapprocher davantage de lui, il m’avait en fait donné les clés de mon indépendance.
— Je suis certaine que cela te plairait de m’exhiber, lui dis-je, mais il vaut mieux pour Cadogan qu’on ne fasse pas étalage de mes forces devant les autres Maisons. Il vaut mieux qu’elles n’en sachent rien et que tu me laisses faire mon travail. J’attirerai moins de soupçons s’ils ignorent que je suis forte, surtout s’ils ignorent que j’ai une certaine résistance aux charmes. La surprise jouera en notre faveur.
Mon ton ne laissait aucune place au désaccord. J’exposais juste une stratégie que je savais qu’il approuverait.
— À moins que tu préfères que je n’aie de Sentinelle que le nom et que tu ne tiennes pas à exploiter mes talents pour protéger la Maison, suggérai-je dans l’attente de sa réponse.
Ethan secoua la tête en fronçant les sourcils.
— Non. Tu seras une vraie Sentinelle. Mais on doutera malgré tout de ta loyauté. Des rumeurs concernant nos… conflits circulent déjà.
— Alors la rumeur comme quoi tout va bien à la Maison Cadogan, que je me suis – disons – engagée à te servir, n’aura pas plus d’effet. Les autres ne se fieront qu’aux actes, Ethan, pas aux paroles.
Je décelai une étincelle d’approbation dans ses yeux.
— Tu as raison.
Son regard dériva vers la foule derrière moi et je compris que tous observaient notre conversation, qui n’était pas vraiment privée puisque nous nous tenions face à la salle et à des dizaines de vampires encore attentifs.
—Nous poursuivrons cette conversation demain, Sentinelle.
Prenant note que j’avais désormais perdu mon prénom au profit de mon nouveau titre, je hochai la tête. Au signe de sa main, je pris place en qualité de douzième Initiée de la Maison Cadogan, juste devant Amber. Malgré son regard furieux, que je sentais dans mon dos, je gardai une expression ouverte et neutre, les yeux tournés vers les vampires devant nous. Leurs coups d’œil suspicieux ne valaient guère mieux mais au moins me considéraient-ils avec une jalousie dont Ethan était moins explicitement la cause.
Ce dernier se tourna vers la foule.
—Mes amis, ayant reçu les serments de nos douze nouveaux membres, nous affrontons l’aube avec une Maison plus grande, plus forte, et mieux protégée contre nos ennemis. Je vous demande d’accueillir à bras ouverts vos nouveaux frères et sœurs.
— A bras ouverts, oui ! cria un vampire dans l’assistance. Mais n’oubliez pas de fermer vos portes de chambre à clé !
Ethan gloussa avec les autres.
—Et sur ce commentaire irrévérencieux, je clos la cérémonie de la Recommandation et je vous souhaite une bonne soirée. Vous pouvez disposer.
—Merci, Sire, répondit en chœur l’assistance.
Les rangs de vampires commencèrent à se défaire tandis que de petits groupes se formaient. Les femmes sur ma gauche poussaient de petits cris de joie en s’étreignant les unes les autres, aux anges d’avoir été enfin acceptées dans la Maison. Je n’avais pas le cœur de me joindre à cette euphorie, je ne me sentais pas vraiment l’une d’entre elles et je cherchai Ethan des yeux. Il avait repris sa pose de pirate inspectant son équipage et je me demandais s’il éprouvait lui aussi ce même sentiment d’être à part, membre de Cadogan mais, en sa qualité de Maître, pas vraiment l’un d’entre ces vampires.
Je me rapprochai de lui, certaine de l’avoir bien cerné mais éprouvant le besoin de me rassurer sur un point.
— Ethan ?
—Hum ? répondit-il, le visage tourné vers la foule.
—Que penses-tu des Bears ?
Il me glissa un coup d’œil en arquant un sourcil.
—Que ce sont des gros prédateurs qui hibernent. Pourquoi ?
J’ouvris la bouche pour le détromper, mais je compris que sa réponse se suffisait à elle-même.
—Laisse tomber, dis-je avant d’aller me fondre dans l’assistance.
Les nouveaux vampires s’étaient regroupés juste à l’extérieur de la salle de bal, s’esclaffaient au souvenir de la cérémonie, se tapaient dans le dos et partageaient des étreintes victorieuses.
J’observais cette célébration, pas vraiment sûre qu’ils apprécieraient que je me joigne à eux.
On me donna un petit coup de coude dans le dos. Je me retournai, pour découvrir Lindsey qui me tendait une pile de classeurs et d’épais dossiers cartonnés, celui du dessus présentant une bosse. Je pris le tout, qui devait peser cinq kilos, et j’interrogeai Lindsey du regard.
—De la paperasse, m’expliqua-t-elle. Des contrats d’assurance.
Le règlement de la Maison, plein de trucs sympas. Nous avons un site Internet Cadogan. Tu trouveras les protocoles de sécurité de Luc dans la partie sécurisée. Connecte-toi et lis-les dès que possible. Tu devras les connaître d’ici à une ou deux semaines. Ton biper se trouve dans cette enveloppe. Garde-le toujours sur toi, sans exception. Si tu es sous la douche, emporte-le dans la salle de bains. Luc considère que tout le personnel de sécurité doit être joignable vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Y compris la sacro-sainte Sentinelle.
— Est-ce que tu fais partie de cette équipe ? parvins-je à demander entre deux petits sourires narquois.
—Oui, je suis garde. (Elle me donna un petit coup de hanche.) Alors nous nous verrons encore plus souvent maintenant que tu es Sentinelle. Moment historique, en tout cas. Je peux te poser une question ?
Je regardai instinctivement autour de moi, vérifiant que nous nous trouvions assez loin des autres membres pour que je ne révèle aucun secret d’État en répondant avec honnêteté. Les Novices paraissaient organiser leur petite fête et je supposai donc que je ne risquais rien.
— Vas-y.
Lindsey se pencha vers moi.
— Tu couches avec Ethan ?
Pourquoi est-ce que tout le monde me posait cette question ?
— Non. Bien sûr que non. Pas du tout. Non.
Le premier « non » aurait probablement suffi, mais il me paraissait impossible d’arrêter de les enchaîner. Est-ce que je protestais trop pour être crédible ?
—Oh, c’est juste que…
— C’est juste que quoi ?
Elle me tapota l’épaule.
—Hé, ne t’énerve pas. Je ne tiens pas à finir clouée au sol de la salle d’entraînement.
Son commentaire me fit hausser un sourcil mais elle me sourit.
Je commençais à apprécier cette fille.
— Vous deux semblez avoir un lien. (Elle haussa les épaules.) Je m’en fiche, de toute façon. Il est sexy comme un diable. (Elle jeta un regard intéressé vers les portes de la salle de bal restées ouvertes, au moment où Ethan en sortait d’un pas nonchalant en grande conversation avec Malik.) Grand, blond, le corps d’un dieu.
—Et l' ego d’un dieu, intervins-je en observant les deux vampires passer devant les nouveaux pour se diriger vers l’escalier.
Ethan avait apparemment fini de jouer au Maître attentionné et avait repris son attitude froide et distante.
—Quand même, il est beau gosse.
Lindsey gloussa, un petit rire qui sonna comme un adorable grognement.
— Je le savais, que tu ressentais quelque chose pour lui. Tes yeux changent quand il est dans les parages.
— Mes yeux ne changent pas.
—Ils deviennent argentés.
—Pas tout le temps, admis-je au bout d’un moment.
Elle émit un petit hennissement et, cette fois, le son en était franchement coquin.
— Tu es mordue, ma belle.
— Je ne suis pas mordue. Peut-on parler d’autre chose ?
Lindsey ouvrit la bouche et j’ajoutai :
—D’un sujet qui n’aurait rien à voir avec moi et les garçons de confession vampire ?
Quand elle referma la bouche, je me réjouis d’avoir pris l’offensive.
Une main posée sur mon coude nous interrompit avant que nous puissions passer à une discussion plus agréable.
— Viens avec nous.
Je me tournai vers un des nouveaux vampires, dont je cherchai l’espace d’un instant à me rappeler le nom. Grand, jeune, cheveux châtains courts et bouclés, mignon comme peuvent l’être les gamins de la haute bourgeoisie de la côte est. Ah, oui : Connor.
— Quoi ? demandai-je.
—On va faire la fête. (Il inclina la tête vers un groupe de Novices qui se dirigeait vers l’escalier.) Viens avec nous.
Je m’apprêtais à lui offrir une réponse évasive, un « je ne sais pas » qui aurait véhiculé le fait que je n’avais pas le sentiment de faire partie de la bande, mais il m’interrompit d’un geste de la main.
— Je n’accepterai aucun refus. C’est notre première nuit officielle en tant que vampires Cadogan. On va au Temple Bar pour fêter ça. Nous sommes douze et il ne serait pas convenable d’y arriver à onze. (Il adressa un sourire touchant à Lindsey.) Tu ne crois pas ?
— Je suis d’accord, admit-elle en me prenant par le bras. Nous vous rejoindrons au bar.
Connor se tourna de nouveau vers moi pour m’adresser un sourire juvénile.
— Super. On se voit plus tard, alors. Et je vous aurai commandé un verre. (Il recula, les poings sur les hanches, et m’examina.) Gin tonic ?
Je hochai la tête.
— Je le savais. Tu as l’air d’une fille qui boit du gin tonic. Nous t’attendrons, dit-il en me donnant une pichenette sous le menton.
Sa veste de costume sur l’épaule, il descendit l’escalier à toute vitesse. Lindsey soupira ostensiblement.
— Il est mignon.
— C’est un gamin.
Je ne parlais pas seulement de son âge – il avait probablement vingt-cinq, vingt-six ans. Mais il dégageait cette impression d’optimisme typique des rejetons de riches familles, optimisme partagé par nombre de gosses avec qui j’avais grandi. J’étais un peu trop cynique pour ça. Je préférais un garçon blasé et légèrement désabusé.
— Un peu trop bichonné, convint Lindsey en allant droit au fait.
Mais ça ne veut pas dire qu’il ne peut pas nous payer un verre.
Viens, on va faire semblant de croire pendant quelques heures qu’être vampire équivaut à faire la fête, porter des fringues de créateur et avoir toujours vingt-cinq ans.
Je la suivis dans l’escalier et devant le petit salon où Ethan et Malik étaient toujours en grande discussion. Les mains sur les hanches, les sourcils froncés, le Maître regardait Malik, qui semblait lui expliquer quelque chose.
Lindscy marqua une pause devant la porte. Je vis Ethan secouer la tête puis donner des ordres à son Second qui acquiesça obligeamment avant de se mettre à pianoter sur son Blackberry.
— Allez, mesdames ! L’alcool nous attend !
Le regard d’Ethan passa de Connor à Lindsey, à moi et son expression se vida d’un coup. Demain. Dans mon bureau. Nous venions tout juste de clore la cérémonie et il utilisait déjà notre connexion mentale.
— Viens, Merit, dit Lindsey en me tirant par le bras.
J’adressai un signe de tête à Ethan et me laissai entraîner par Lindsey.
Le Temple Bar occupait un bâtiment étroit dans un coin de Wrigleyville. Il appartenait à la Maison Cadogan et était rempli d’objets à l’effigie des Cubs ; c’était une tuerie pendant la saison de baseball – sans vouloir faire de mauvais jeu de mots.
À notre arrivée, peu après minuit, le bar était bondé. Une foule de vampires et d’humains (apparemment peu soucieux d’être entourés de prédateurs) remplissait l’établissement exigu, dont la partie droite était occupée par un bar surchargé de souvenirs et la gauche, par une série de boxes et de tables. Perchée tout au fond, une petite galerie offrait aux clients une vue d’ensemble de la salle et de ses clients surnaturels.
J’aperçus Connor et le reste des Novices, verre à la main, autour d’une longue table étroite.
— Merit ! hurla Connor quand je croisai son regard en traversant la foule alors qu’il venait à notre rencontre. J’avais peur que tu nous poses un lapin.
Je m’apprêtais à lui faire remarquer que nous nous étions quittés à peine quelques minutes plus tôt mais Lindsey m’envoya un coup de coude dans les côtes. Je lui adressai un regard mauvais avant de sourire à Connor.
— Eh bien, nous voilà, dis-je avec légèreté en prenant le gin tonic qu’il me tendait.
Il servit la même chose à Lindsey et elle enleva aussitôt la tranche de citron vert de son cocktail avant d’en boire une longue gorgée. Je réprimai un sourire, devinant qu’elle avait besoin de patience sous forme liquide pour endurer une soirée en compagnie de bébés vampires.
Par hasard, je me demandai si, compte tenu des théories de Catcher sur ma force physique et psychique, je pouvais établir le même genre de connexion avec Lindsey que celle qu’Ethan avait établie avec moi. Je la regardai fixement et essayai de l’atteindre, de progresser le long d’un tunnel mental entre nous, mais tout ce que je récoltai pour ma peine fut un début de migraine et un coup d’œil étrange de la part de Lindsey.
—Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-telle.
—Comment Ethan établit-il sa connexion mentale ? demandai-je tandis que nous suivions Connor à travers la foule vers les autres Novices, levant nos verres pour éviter de les cogner dans les clients autour de nous.
— Je ne sais pas comment il fait précisément, répondit Lindsey, si c’est ce que tu veux savoir. Seuls les Maîtres en sont capables.
C’est un lien qu’ils ont avec les vampires qu’ils ont transformés.
On se fraya un passage parmi l’élégante clientèle, pour émerger enfin près de la table au bout du comptoir. Les vampires qui y étaient assis – les femmes perchées sur des tabourets, les hommes debout entre ou autour d’elles – cessèrent aussitôt de discuter.
— Mes amis, annonça Connor dans le silence relatif, je vous amène la Sentinelle de la Maison Cadogan. (Il leva son verre vers moi.) Merit, voici tes semblables.
Ils me scrutèrent, m’inspectèrent, m’évaluèrent et s’interrogèrent. Attendant leur jugement, je levai aussi mon verre en leur adressant un sourire hésitant.
—Salut.
Une femme aux cheveux noirs brillants coupés au bol glissa un regard en coin à sa voisine avant de me sourire.
—Ravie de te rencontrer, Merit. Tu as fait ton petit effet, ce soir.
Sa diction était parfaite, ses mots précis, son tailleur ajusté noir au décolleté en V digne d’un défilé de mode. Elle me rappelait vaguement quelqu’un et il me fallut un moment pour comprendre que ce n’était pas la première fois que je la voyais –qu’en fait je la connaissais. C’était Christine Dupree, la fille de Dash Dupree, le plus réputé des avocats de droit criminel de Chicago. Nos pères étaient amis et Christine et moi avions été présentées des années auparavant lors de la soirée d’une école privée où mon père voulait que je fasse mes études. Je l’avais supplié de me laisser dans le public et il avait finalement cédé –
à la fois à cause de mes suppliques et de ce qu’il avait cru être une grève de la faim de deux jours. (Je n’avais pas évoqué les provisions de petits gâteaux que mon grand-père m’avait apportées en douce dans ma chambre.)
—Nous nous sommes déjà rencontrées, Christine. Tu connais mon père.
Elle fronça ses sourcils délicats puis un sourire s’épanouit sur son visage.
—Oh mon Dieu. Tu es cette Merit-là ! La fille de Joshua. Bien sûr.
Elle se tourna vers les autres filles qui nous observaient avec une curiosité avide et expliqua de quelle manière nous nous connaissions.
—Mon Dieu, assieds-toi ! dit Christine en désignant une chaise vide à la table de derrière. Va lui chercher une chaise, Walter.
Obéissant, Walter s’exécuta et m’invita à m’asseoir avec un grand geste du bras.
— Ma chère.
M’asseoir ou ne pas m’asseoir ? Je jetai un coup d’œil vers Lindsey qui était en grande discussion avec Connor, battant des cils tout en riant à quelque chose qu’il venait de dire. Tout allait bien pour elle et je m’assis donc pour faire connaissance.
Je bavardai avec les Novices Cadogan. Ils m’expliquèrent pourquoi ils avaient choisi d’être vampires et je découvris avec surprise combien leurs raisons étaient diverses : maladie, noblesse, immortalité, liens familiaux (l’arrière-arrière-arrière-grand-père de Michael avait été un vampire Cadogan, mais il avait été tué au cours d’un duel entre deux Maisons en guerre) ou possibilités de carrière. Je racontai mon histoire, en omettant les détails sordides de ma transformation, et je sentis que le mur entre nous commençait à tomber. Ils furent tout particulièrement excités par le fait que j’avais défié Ethan, les garçons me demandant de répéter l’anecdote jusqu’à en connaître les moindres détails. Ethan, me confièrent-ils, était réputé pour être un bon combattant. Il possédait un record quasi inégalé de victoires contre d’autres vampires. Les Novices étaient amusés de savoir que je l’avais défié, et impressionnés que je m’en sois assez bien sortie.
Honnêtement, leur réaction me surprit. Pas tant parce que mon histoire les intéressait, mais bien parce qu’ils l’écoutaient sans rancune pour le fait que j’avais perturbé par inadvertance leur cérémonie de Recommandation. Je m’étais attendue à de la colère ou du snobisme, mais pas à ce qu’ils m’acceptent.
On échangea nos histoires jusqu’au petit matin, jusqu’à ce que les clients quittent le bar au compte- gouttes et que Sean et Colin – les barmen, également vampires Cadogan – nous chassent gentiment des lieux. Je raccompagnai Lindsey à la Maison Cadogan. Elle passa le trajet à débattre des avantages à sortir avec un bébé vampire. Quelques minutes avant l’aube, je descendis de la voiture et éclatai de rire en découvrant la banderole géante suspendue en travers de la porte d’entrée de la maison de Mallory.
C’était une bâche en plastique sur laquelle était imprimé en lettres blanches géantes : « JOYEUSE ÉTERNITÉ ! » Une tête de mort avec deux os croisés dessous ornait une extrémité de la banderole tandis que l’autre était agrémentée de pierres tombales de bande dessinée.
Je gloussai en devinant qui était la coupable. L’expression des deux gardes à la porte était aussi neutre que d’habitude. Ils ne devaient pas être sensibles à la plaisanterie. Je les dépassai et entrai dans la maison. Dans
le salon désert, sur la table près de la porte, je trouvai un message à mon intention.
Merit,
Félicitation pour ton bal des vampires débitants. J’espère que tu tes bien éclatée et que tu as dit à Dark Sullivan d’aller se faire foutre. J’espère aussi que tu aimes la banderole. Elle n’est pas exactement comme j’aurais voulu qu’elle soif mais j’aimais bien les pierres tombales. Difficile de trouver un cadeau plus parfait pour une nouvelle morte_vivante.
Bisoux M..
Un autre message suivait, écrit en un gribouillis de pattes de mouche :
La banderole,c'était son idée.
C.B.
Le sourire aux lèvres, je fourrai la note dans ma poche, touchai le médaillon à mon cou et, tandis que le soleil pointait à l’horizon, je montai me coucher.
11
Conseil à l’adresse des avocats
et des vampires : ne jamais poser une question dont vous ne connaissez pas déjà la réponse
—Debout,feignasse.
Deux nuits d’affilée ? Je grognai en tirant mon oreiller sur ma tête.
— J’essaie de dormir.
On m’arracha l’oreiller et on me colla un téléphone portable contre l’oreille juste à temps pour que j’entende hurler :
— Bouge ton cul, Sentinelle, et ramène-toi à la Maison ! Je ne sais pas à quel boulot pépère tu t’attendais mais, chez nous, on mérite notre paie. Je te donne quinze minutes.
Soudain réveillée et comprenant qui était au téléphone, j’arrachai le portable de la main de Mallory et me débattis avec mes couvertures pour me redresser.
— Luc ? Je ne peux pas traverser la ville en un quart d’heure.
Un gloussement râpeux résonna à l’autre bout de la ligne.
— Alors apprends à voler, Fée Clochette, et ramène ton joli cul à la Maison.
La communication fut coupée et je laissai tomber le portable avant de bondir hors du lit.
— Faut que tu te dépêches, c’est ça ? demanda Mallory.
Jurant comme un charretier, je plongeai dans ma penderie.
— Je suis en retard, déclarai-je de mauvaise humeur. Déjà que les vampires de la Maison pensaient que j’étais un monstre, maintenant ils vont croire que je suis une princesse chochotte qui n’est pas fichue d’arriver au travail à l’heure. Je ne savais pas qu’il voulait que je débarque pile à la nuit tombée.
—Regarde la porte, chérie, me dit Mallory d’une voix d’un calme irritant.
— —Je n’ai pas le temps pour les devinettes, Mallory. Je suis pressée.
Je pris un tee-shirt à manches longues, puis un autre, et un autre, sans rien trouver que les vampires Cadogan puissent qualifier ne serait-ce que de passable.
—La porte, Merit.
Avec un grognement, je repoussai la porte du placard et regardai celle de la chambre. Un haut noir à manches courtes et un pantalon gris y étaient suspendus. Des escarpins noirs à brides étaient posés par terre. Comme ensemble, c’était simple, classe et, avec les talons aiguilles, un peu sexy. Je me tournai vers Mallory.
— — Qu’est-ce que c’est ?
—Un cadeau pour ton premier jour de travail.
Mes yeux s’emplirent de larmes que j’essuyai du revers de la manche longue du tee-shirt dans lequel j’avais dormi.
— Tu prends soin de moi.
Elle soupira et s’approcha pour me prendre dans ses bras.
— Tu en es à ton huitième jour de vacances du cerveau, Merit.
Je t’accorde dix jours. D’ici là, il faudra que tu aies pris tes marques. (Elle écarta les cheveux de mon visage puis en tordit une mèche.) La Merit surdouée me manque.
Je souris d’un air penaud.
— À moi aussi.
Elle hocha la tête.
— Bien. J’irai faire les magasins pour te trouver un truc noir, puisque c’est bientôt ton anniversaire. Et je décrète que ce sera mon cadeau.
J’aurais vingt-huit ans la semaine suivante. Et même si j’appréciais cette idée, je ne raffolais pas du cadeau qu’elle avait prévu.
— Je ne veux pas jouer la difficile, Mallory, mais est-ce que je pourrais avoir un cadeau d’anniversaire qui ne soit pas lié à Ethan Sullivan ?
— Existe-t-il quelque chose dans ta vie actuelle qui ne soit pas lié à Ethan Sullivan ?
Hum. Elle venait de marquer un point.
— —Allez, arrête de traîner ! Saute dans la douche, enfile ces jolis vêtements et va faire ton boulot de Sentinelle.
Je fis un salut militaire avant de m’exécuter.
Il me fallut vingt minutes pour m’habiller et me donner l’air à peu près ordonné : je coiffai mes cheveux en une queue-de-cheval haute, brossai ma frange, enfilai mes nouveaux vêtements, attachai les minuscules brides de mes escarpins à talons, pris ma besace noire et accrochai mon biper à ma ceinture. Il me fallut encore quelques minutes pour me rendre à la Maison Cadogan. Je garai la voiture près du portail et courus sur le trottoir – je suis certaine qu’avec mes talons ça valait le coup d’œil.
La Maison était calme et déserte quand je gravis les marches du perron et entrai. Les vampires devaient déjà être debout et à leurs postes, occupés à se dévouer à la cause Cadogan. Je jetai un coup d’œil dans le petit salon, n’y vis personne et me dirigeai vers le second. Toujours personne.
— Tu cherches quelqu’un ?
Quelle chance… M’efforçant de prendre une expression légèrement contrariée, je pivotai pour faire face à Ethan. Sans surprise, il était vêtu d’un costume noir sur une chemise blanche, sans cravate. Il se tenait sur le seuil de la pièce, les bras croisés sur le torse, les cheveux attachés sur la nuque.
— Je suis en retard, confessai-je.
Il haussa les sourcils, relevant à peine un coin de la bouche d’un air amusé.
—Pour ton premier jour ? Je suis choqué. J’aurais imaginé que tu te montrerais la plus fiable et la plus sûre de nos employés.
Je le contournai, jetai un coup d’œil par la porte qui menait à un autre couloir, tout aussi vide.
—Et je parie que c’est ton sens de l’humour spectaculaire qui t’a valu de devenir Maître de la Maison Cadogan. (Je m’immobilisai face à lui, les poings sur les hanches.) Où puis-je trouver Luc ?
—S’il te plaît ?
—Quoi, s’il me plaît ?
Ethan poussa un soupir excédé.
— J’essayais juste de t’encourager à montrer un peu de respect vis-à-vis de ton employeur.
— Tu veux dire : toi ?
En guise de réponse, il haussa un sourcil.
— Parce que, le truc, fis-je remarquer, c’est que, comme je suis responsable d’assurer la sécurité de la Maison, j’ai également autorité sur toi.
Ethan décroisa les bras pour se camper lui aussi les poings sur les hanches. La posture était vaguement menaçante, son ton légèrement moins.
—Uniquement dans le cas où ma conduite mettrait la Maison en danger. Et ça n’arrivera pas.
— Mais c’est à moi de juger, non ?
Il se contenta de me toiser.
— Tu discutes toujours tout ?
— Je ne discute pas. Je suis têtue, sans doute. Et ne dis pas que je te causais problème. Je posais juste des questions.
— Tu causes problème dès l’instant où tu te réveilles. La preuve : tu es en retard.
—Retour à la case départ. Où est Luc ? (Il haussa les deux sourcils en soupirant.) Mon Dieu, et tu prétends que c’est moi qui suis têtue. S’il te plaît, Sullivan, où est Luc ?
Le silence se prolongea le temps qu’il mette les mains dans les poches, puis il finit par me donner une réponse qui n’incluait aucune critique de mon caractère.
—Dans la salle des opérations. En bas de l’escalier, à droite.
Première porte sur ta gauche avant d’arriver à la salle d’entraînement. Si tu t’aperçois tout à coup que tu es entourée de vampires qui ont l’intention de t’enseigner ces bonnes manières dont tu manques de toute évidence, c’est que tu es allée trop loin.
Je soulevai légèrement les pans de ma chemise et les laissai retomber en une petite courbette, tout en battant des cils d’un air coquet.
— Merci, Sire, dis-je avec une révérence reconnaissante.
— Tu n’es toujours pas en tenue Cadogan, tu sais.
Je fronçai les sourcils. C’était démoralisant, j’avais essayé une fois de plus de jouer au vampire Cadogan mais avais encore échoué. Serais-je jamais capable d’être assez bien pour Ethan ?
J’en doutais mais je fis mine de sourire.
— Tu aurais dû voir ce que je comptais mettre, dis-je avec insolence.
Ethan leva les yeux au ciel.
— Va travailler, Sentinelle, mais passe me voir avant de partir.
Je voudrais qu’on fasse le point sur les enquêtes.
J’acquiesçai. Difficile d’être sarcastique quand il était question de meurtres en série.
— Bien sûr.
Ethan m’adressa un dernier regard scrutateur et silencieux puis se tourna et sortit de la pièce. Je gardai les yeux rivés sur la porte ouverte, même après qu’il eut disparu, m’attendant à ce qu’il revienne pour m’asséner un dernier commentaire désagréable. Mais le silence s’abattit sur la Maison. Ethan ne souhaitait apparemment pas poursuivre la bagarre. Soulagée, je descendis l’escalier et pris à droite. La porte qu’il m’avait indiquée était fermée. Je frappai et attendis que quelqu’un m’invite à entrer pour m’exécuter.
C’était comme pénétrer sur un plateau de tournage. La pièce était superbement décorée, à l’image des étages supérieurs de la maison Cadogan, avec des couleurs pâles et du mobilier de goût, mais elle portait la marque de la technologie – écrans plats, ordinateurs, imprimantes. Deux côtés de la pièce rectangulaire étaient occupés par de longues rangées d’ordinateurs et d’équipement coûteux, surmontés d’écrans de sécurité. Des images en noir et blanc des abords de la Maison Cadogan alternaient sur les moniteurs. Une table de réunion ovale autour de laquelle étaient assis une poignée de vampires – Luc et Lindsey compris – était installée au centre de la pièce. Et sur le long mur derrière la table de réunion était suspendu un écran de deux mètres de large sur lequel était projetée une série de photos d’une fille brune.
Des photos de moi.
Je contemplai, bouche bée, un cliché où je dansais sur une scène, en justaucorps rose pâle, une jupette légère couvrant mes cuisses, les mains en arc au-dessus de ma tête. Un « clic » et l’image changea. On me voyait à présent à la fac avec un tee-shirt NYU. Clic. J’étais dans la bibliothèque, absorbée dans la lecture d’un livre. La photo ne contenait pas la moindre trace d’élégance vampire : j’étais en jean, assise en tailleur dans un gros fauteuil, les cheveux retenus en un nœud désordonné, des lunettes rétro punk perchées sur le nez et des Converse aux pieds.
Je penchai la tête pour lire le texte sur l’écran.
— Les Contes de Canterbury, dis-je à voix haute.
Toutes les têtes se tournèrent vers moi. Je me tenais d’un air hésitant sur le seuil.
— Je révisais, si vous voulez tout savoir.
Luc, qui était assis au bout de la table, tapota sur un écran encastré dans le plateau et les images disparurent, remplacées par un logo de la Maison Cadogan. Il avait encore son air de cow-boy : ses cheveux blonds ébouriffés frôlaient le col d’une chemise en jean délavé à manches longues et je vis qu’il portait des bottes puisqu’il avait les pieds croisés sur la table devant lui.
C’était le seul vampire de la pièce à être habillé entièrement en jean. Tous les autres arboraient le noir des Cadogan, des hauts et des chemises ajustés qui permettaient sans doute aux gardes d’être plus à l’aise pour faire leur travail que s’ils avaient porté des costumes ou des tailleurs guindés.
— Vous vous renseignez ?
— Tu serais étonnée de savoir ce qu’on peut trouver sur Internet en une semaine, répondit Luc, et le service de sécurité s’assure toujours de la fiabilité de ses membres avant tout.
Il me désigna une place près de Lindsey et en face d’une vampire que je ne connaissais pas – une grande rousse à l’air guilleret qui ne devait pas avoir plus de vingt-deux ans quand elle avait été transformée.
— Pose ton cul, dit Luc. Tu as déjà mis assez de temps pour arriver. Tu devrais vraiment envisager de venir t’installer dans la Maison.
J’offris un sourire tendu aux autres gardes – que je ne reconnus pas, Lindsey mise à part – et m’installai à la place désignée.
— Je ne vois pas en quoi cela pourrait être une bonne idée, déclarai-je sur le ton de la légèreté. Je m’énerverais contre Ethan et finirais par lui planter un pieu dans le cœur pendant son sommeil. Et évidemment personne ne veut que ça arrive.
— Surtout pas Ethan, fit remarquer Lindsey en agitant un morceau de bœuf séché. C’est très magnanime de ta part, Merit.
— Merci.
Luc prit un air excédé. .
— Avant que tu nous interrompes, dit-il en m’adressant un regard pesant qui exprimait clairement qu’il me tenait responsable de la perturbation, j’expliquais à ton équipe que je vais te tester au sujet du protocole C-41 et que, si tu ne comprends pas encore les quatre sous-ensembles de ce protocole, tu vas te retrouver le cul dans le bureau d’Ethan à lui expliquer pourquoi tu as passé ta soirée à faire la fête avec les bébés vampires, alors que tu aurais dû te préparer à assurer la protection de ta Maison.
Luc leva les yeux vers moi.
— Je suppose que tu as consulté le site Internet la nuit dernière et que tu peux donc nous parler des quatre sous-ensembles du protocole C-41 ?
Je ravalai un vif sentiment de panique. C’était comme vivre un cauchemar éveillé – celui dans lequel on n’a pas préparé un examen et où on se présente complètement nu. J’étais peut-être bien habillée, mais sur le point d’être humiliée devant une troupe de gardes Cadogan. J’aurais tout aussi bien pu me passer d’améliorer ma tenue.
J’ouvris la bouche pour livrer une vague réponse – une excuse, quelques phrases minables au sujet de l’importance de la sécurité de la Maison en période de problèmes d’alliances (et Ethan qui disait que je n’écoutais jamais !) –, quand Luc reçut un morceau de bœuf séché en pleine face.
Lindsey éclata de rire et faillit en tomber de sa chaise, se rattrapant de justesse – ainsi que le sachet de bœuf séché qui était sur ses genoux – avant de dégringoler.
Avec l’aplomb d’un homme habitué à recevoir du bœuf séché en pleine figure, Luc décolla la tranche de viande de sa chemise et la souleva en fusillant Lindsey du regard.
— Quoi ? dit-elle. Tu ne crois pas que je vais te laisser la torturer comme ça. (Elle se tourna vers moi.) Il te raconte des conneries.
Il n’y a pas de protocole C-41. (Elle plongea la main dans son paquet de bœuf séché et en sortit un long morceau, puis elle regarda de nouveau Luc tout en en mordillant l’extrémité.) Tu es vraiment trop con.
— Et toi, tu es virée.
Je ne suis pas virée, articula-t-elle en silence en me regardant.
Puis elle me tendit le paquet.
— Tu en veux ?
Je n’avais jamais été une fan de ce truc, mais j’avais incontestablement les crocs. Je plongeai la main dans le paquet et péchai deux morceaux que je commençai aussitôt à mâchouiller. Ce qui est bizarre quand on est vampire, c’est qu’on n’est jamais certain d’avoir faim à moins d’être en présence de nourriture. Alors l’envie se déclenche.
Luc ôta ses jambes de la table en ronchonnant pour se rapprocher du paquet. Quand elle le lui proposa, il se servit lui aussi avant de tirer sur un bout de viande de toutes ses dents.
— Mes amis, puisque notre fauteuse de troubles s’est enfin décidée à nous rejoindre, pourquoi ne nous présenterions-nous pas ? (Il posa la main sur sa poitrine.) Je suis Luc, et je suis là pour te donner des ordres. Si tu contredis ces ordres, tu te retrouveras le cul par terre. (Il eut un sourire vorace.) Des questions, poupée ?
Je secouai la tête.
— Je crois avoir compris.
—Bien. Peter, à toi.
Peter, d’une corpulence plus fine, mesurait environ un mètre quatre-vingt-cinq, et ses cheveux châtains lui tombaient juste en dessous des oreilles. Il portait un pull, un jean et des bottes noirs. Probablement transformé peu après ses trente ans, il dégageait un air de richesse désinvolte qui me rappela les Novices. Mais alors que ces derniers arboraient un vernis d’optimisme naïf, Peter avait l’apparence vaguement fatiguée d’un homme qui en avait trop vu dans sa vie.
—Peter, je suis ici depuis trente-sept, trente-huit ans.
—Peter est concis, commenta Luc en hochant la tête en direction du garde suivant. Juliet.
C’était la rousse au visage mutin.
— Juliet. Quatre-vingt-six ans, dont cinquante-quatre à Cadogan. J’ai été Recommandée dans la Maison Taylor puis transférée ici. Ravie de te rencontrer, Merit.
—Kel, à ton tour.
— Je m’appelle Kelley, déclara la femme à ma droite. (Elle avait de longs cheveux noirs et raides, une bouche à l’arc de Cupidon parfaitement dessiné, une peau de porcelaine et des yeux légèrement en amande.) Deux cent quatorze ans. J’ai été transformée par Peter Cadogan avant que la Maison soit créée.
Quand il a été tué, je suis restée avec Ethan. Tu vas être Sentinelle ?
J’acquiesçai. Je n’avais pas le choix, puisque son ton ne souffrait aucune discussion. L’énergie qu’elle dégageait était contenue, intense et d’une agressivité presque pesante. Malgré tout ça, elle était souple et fine, et probablement d’apparence inoffensive pour l’humain moyen.
—Et – je t’ai gardé la pire pour la fin – Lindsey.
Il lui adressa un regard hautain, qu’elle balaya d’un geste désinvolte.
— Tu me connais. J’ai cent quinze ans, si ça t’intéresse, je suis originaire de l’Iowa, mais j’ai vécu à New York. Vive les Yankees ! J’ai trop bu la nuit dernière et j’ai une migraine atroce, mais j’ai dépouillé un petit nouveau d’une pinte de sang.
Je souris mais fus gratifiée d’un grondement de la part de Luc.
Quelque sentiment non partagé, peut-être ?
— Je t’en prie, épargne-nous les détails, Lindsey.
Elle eut un sourire satisfait.
— Et je suis la médium de service.
Il claqua des doigts.
—Bien sûr. Je savais bien qu’il y avait une raison pour qu’on te garde dans le coin. Tout le monde a une spécialité ici. Peter a les contacts, Juliet est insaisissable. Elle rassemble les données. (Je supposais qu’il sous-entendait qu’elle le faisait de manière clandestine.) Kelley est notre génie de la mécanique et de l’informatique.
Quand il se tourna vers moi, les autres gardes l’imitèrent. Je restai sans bouger pendant qu’ils me scrutaient, estimant probablement mes forces et mes faiblesses, mes pouvoirs et mon potentiel.
— Je suis forte et rapide, dis-je. Je ne sais pas ce que je vaux comparée à vous mais, comme vous l’avez probablement appris, j’ai montré à Ethan à qui il avait affaire, alors vous savez ce dont je suis capable au bout de quelques jours. Depuis, je m’entraîne avec Catcher Bell, j’apprends les mouvements et le maniement du sabre, et je progresse. Il semblerait que je puisse résister au charme mais je n’ai pas d’autres pouvoirs psychiques. Du moins, pas pour le moment.
— Je suppose que cela fait de toi un soldat, me dit Kelley, ses grands yeux couleur whisky tournés vers moi.
— Et je suis le chef qui n’a peur de rien, déclara Luc. Je harangue mon groupe de racailles vampires pour en faire davantage que la somme de ses individus. J’aime penser que…
—Patron, elle fait partie de la troupe. Pas besoin de lui servir le discours de recrutement, dit Peter en haussant les sourcils.
— Tu as raison, admit Luc. Bref, en plus de nous six, nous sommes en liaison avec les gardiens de jour, ceux qui restent à la porte. Us sont employés par RDI. C’est notre société de sécurité extérieure.
—Et comment pouvons-nous être sûrs qu’ils sont fiables ?
demandai-je.
—Cynique, approuva Luc. J’aime ça. Quoi qu’il en soit, RDI est dirigée par des fées. Et personne ne cherche de noises aux fées.
Le truc, c’est que pendant que nous protégeons la Maison…
—Parce qu’une Maison sécurisée, c’est un Maître en sécurité, déclarèrent en chœur les quatre gardes, ces paroles prononcées de façon tellement automatique que je supposai que Luc devait fréquemment répéter cette maxime.
—Ça alors, vous écoutez donc ce que je dis, bande de salopards.
Ça me touche. Vraiment. Comme j’étais en train de vous dire, notre loyauté première est vis-à-vis d’Ethan et des vampires. Tu es avant tout fidèle à Cadogan. Je ne pense pas qu’à court terme cela fasse une grande différence, mais si quelque chose devait se produire qui remettrait en cause les liens entre le Maître et la Maison, tu en serais alors informée. (Il secoua la tête en pinçant les lèvres.) Tu serais alors dans une position sacrément inconfortable si tu devais t’opposer à Ethan en matière de sécurité. Mais il a pensé que tu étais la fille idéale pour ce boulot, alors… Tu t’y connais en armes ? me demanda-t-il, l’air soudain tendu.
Je clignai des yeux.
—Hum, juste qu’il vaut mieux ne pas s’en approcher ?
Il soupira en se passant les mains dans les cheveux.
—Il faut t’entraîner, alors. Seigneur, tu es inexpérimentée. Tu passes de la danse classique et de la fac au poste de Sentinelle de Cadogan. Ça va prendre du temps. (Il hocha la tête puis inscrivit quelque chose sur un bloc-notes posé sur la table devant lui.) Tu vas avoir besoin d’une formation sur les armes, la stratégie, le nettoyage et la sécurité, tout ça.
Il ne dit plus rien pendant un moment, tournant de temps à autre une page tout en prenant des notes. Lindsey me proposa un autre morceau de bœuf que j’acceptai avec reconnaissance.
— Maintenant que nous avons fini les amabilités, dit Luc en repoussant le bloc-notes et en se carrant dans son fauteuil, le moment est venu de notre revue annuelle des règles que vous, salopards irrespectueux, ne suivez jamais.
Un gémissement collectif de mécontentement s’éleva dans la salle des opérations. Luc n’en tint pas compte.
— J’explique ces règles pour Merit, mais puisque vous les respectez rarement (il adressa un regard entendu à Lindsey auquel elle répondit en tirant la langue), je suis certain que vous apprécierez que je vous rafraîchisse la mémoire.
Il tapota le panneau devant lui. Le logo Cadogan disparut de l’écran sur le mur et fut remplacé par une liste intitulée :
« Gardes de Cadogan – Missions ».
Luc croisa les mains derrière la tête et appuya ses pieds bottés sur la table.
—Règle numéro un, vous êtes toujours en service. Je me fous de savoir où vous êtes, avec qui et ce que vous fichez. Vous dormez, vous prenez votre douche, vous faites des avances déplacées à des bébés vampires. (Lindsey émit un grognement.) Si votre biper sonne, vous rappliquez à la Maison et vous passez à l’action. Numéro deux, vous mettrez à jour le site Internet et vous apprendrez les protocoles de sécurité. Si le pire se produit, si Cadogan subit une attaque directe, je veux que tout le monde soit à son poste, connaisse sa mission et ses responsabilités, qu’il sache s’il fait partie de la zone de défense ou bien s’il est assigné au combat face à face.
Lindsey se pencha vers moi.
—C’est un obsédé de basket, murmura-t-elle. Attends-toi à ce qu’il parle comme un entraîneur avant un match chaque fois qu’il peut oser l’analogie.
Je souris.
—Deux fois par semaine, poursuivit Luc, nous reverrons lesdits protocoles, en nous concentrant sur les progrès, les stratégies, ou ce qui me prendra la tête à ce moment-là.
Chaque jour, vous consulterez quelles sont vos tâches dans les dossiers qui sont placés sous votre responsabilité.
Il désigna une rangée de dossiers suspendus au mur, de couleurs différentes, chacun portant un de nos noms.
L’étiquette sur le dossier du bas mentionnait « Sentinelle de Cadogan ».
— Ces documents vous renseigneront sur la moindre menace, le moindre changement dans la gestion de cette Maison ou de toute autre, l’identité des invités de Cadogan, la moindre instruction de notre Maître ainsi que les miennes. Quatre fois par semaine, vous vous entraînerez selon le manuel que vous trouverez sur le site Internet. Faites-le ici, avec vos camarades, en dehors de la Maison, je m’en fous. Mais vous serez évalués régulièrement – force, vitesse, endurance, katas, maniement des armes. Vous êtes des gardes Cadogan et vous devez votre vie et votre santé à la Maison. Vous devez être prêts à payer cette dette, dans sa totalité, si nécessaire.
Un silence pesant s’abattit sur la pièce et j’observai les gardes qui hochaient la tête d’un air solennel, certains touchant leur médaillon Cadogan.
— Numéro trois, poursuivit Luc en désignant l’écran. Vous êtes un employé de la Maison Cadogan. Ce qui veut dire que, si vous foutez la merde dans l’exercice de vos fonctions, si vous blessez des passants, si vous énervez des humains, alors vous risquez d’attirer l’attention sur la Maison, de provoquer un procès ou une augmentation de nos primes d’assurance, et surtout de vous retrouver le cul dans la rue, où vous finirez par suivre des Solitaires pseudo-gothiques dans la Ville des vents. Pour reprendre les paroles de Merit, personne n’a envie que ça arrive, et surtout pas Ethan. Et je suis certain que vous ne tenez pas à ce qu’on joue du pieu en tremble parce que vous aurez été négligents. Numéro quatre, bien que ce ne soit pas une règle inflexible et qu’Ethan ne l’admettra jamais, vous devez être prudents dans vos relations avec les autres créatures surnaturelles. Ce qui inclut les vampires des autres Maisons, les sorciers, les métamorphes et peut-être encore plus pertinent aujourd’hui (Luc regarda Peter en tapotant de deux doigts sur la table) les nymphes. Malik est le seul vampire Cadogan autorisé à établir des alliances au nom de la Maison sans l’accord d’Ethan. Vous pouvez être amicaux. Nous n’avons pas besoin de nous faire d’ennemis en nous comportant comme ces connards de Navarre. (Des gloussements s’élevèrent autour de la table, soulageant un peu de la tension.) Mais c’est à notre Maître et à son Second d’établir les alliances. Faites preuve de bon sens. Et si vous en manquez, parlez-m’en. (Il sourit lentement, voracement, à Lindsey.) Je m’assurerai de vous remettre sur la bonne voie.
Elle leva les yeux au ciel.
— Numéro cinq. Vous travaillez quatre jours d’affilée pour un jour de congé. Durant les jours travaillés, à moins que je vous aie assignés autre part, vous vous présentez dans la salle des opérations. Vous travaillez ici ou vous patrouillez, dans la Maison et le domaine. Au moins un jour par semaine, vous assurerez la garde personnelle d’Ethan, et vous le suivrez en qualité de garde du corps. (Il se tourna vers moi.) Techniquement, en tant que Sentinelle, tu établiras ton propre emploi du temps. Mais je suggère que tu travailles avec nous, que tu apprennes les ficelles ici, au moins jusqu’à ce que tu sois familiarisée avec nos procédures.
J’acquiesçai d’un hochement de tête. Luc haussa les sourcils.
— Eh bien, tu es un peu plus docile que ce que nous pensions.
Ce qui déclencha un nouveau gloussement collectif. Je rougis mais souris malgré tout à mes collègues. Luc chambrait tout le monde et je savais qu’il fallait – et que je pouvais – le supporter.
— A votre bon plaisir, répondis-je sèchement, ce qui provoqua un ricanement approbateur de la part de Lindsey.
Luc tapota de nouveau l’écran et l’image sur le mur disparut.
— Je vais faire visiter la Maison à Merit. Lindsey, puisque tu la chaperonnes – et toutes mes excuses pour ça, Sentinelle –, tu reprendras ton boulot de baby-sitter après la visite. Tous ceux qui ont leur planning se mettent au travail.
Luc se leva mais les vampires restèrent docilement assis jusqu’à ce qu’il lance « Disposez ». Après avoir chuchoté des « Merci », ils se levèrent à leur tour et piochèrent du bœuf séché dans le sachet que Lindsey avait placé au centre de la table. Cette dernière èt Kelley se dirigèrent vers les ordinateurs. Peter quitta la salle ; ce devait être son jour de repos. Juliet prit sa veste avant de gagner la porte.
— Je patrouille sur la propriété, annonça-t-elle en touchant du bout du doigt l’appareillage en forme de coquillage qui était fixé derrière son oreille. Tu me reçois ?
— Cinq sur cinq, dit Kelley. Transmission audio activée.
J’appelle RDI. (Elle marqua une pause.) Kelley, Maison Cadogan, en service. (Elle hocha la tête puis se tourna vers Juliet.) Sécurité transférée. Juliet en poste. C’est bon, Juliet.
Elle m’adressa un joyeux clin d’œil avant de sortir.
— C’est parti, lança-t-elle.
Une fois qu’il eut mis ses gardes au travail, Luc entreprit de me faire visiter la Maison. Il commença par le sous-sol, qui incluait la salle des opérations, la salle d’entraînement, un gymnase et l’arsenal blindé contenant les armes Cadogan : des arcs modernes, des lames de tous types et de toutes formes, des pieux en tremble, des lances et, même si Catcher avait sous-entendu que les vampires ne s’en servaient pas, un placard rempli d’armes à feu. Fusils, carabines, armes de poing, des armes que je n’étais capable d’identifier qu’après des années passées à suivre fidèlement la série New York section criminelle.
Au rez-de-chaussée se trouvaient les salons, le bureau d’Ethan, la salle de réception, la cuisine, une cafétéria pour les repas de tous les jours, et une série de bureaux plus petits, dont celui d’Helen à qui avait été assignée la mission peu enviable de me présenter le monde des vampires. Je me promis intérieurement d’aller lui présenter mes excuses.
Pendant que nous montions l’escalier jusqu’au premier étage, Luc m’expliqua que la demeure avait été bâtie à l’âge d’or de Chicago par un industriel qui voulait faire étalage de sa richesse nouvellement acquise. Malheureusement, la maison fut achevée seulement seize jours avant qu’il soit abattu dans un hôtel miteux, dans l’un des quartiers les plus malfamés de la ville, à la suite d’une dispute avec le petit ami d’une prostituée appelée Flora, d’après la rumeur.
Le Présidium de Greenwich avait racheté la maison au nom de Cadogan pour un très bon prix.
Au premier étage, qui accueillait la salle de bal que j’avais déjà visitée la nuit passée, se trouvait également la bibliothèque –que je n’eus pas le temps de voir –, quelques bureaux et la moitié des petites chambres dans lesquelles vivaient les vampires qui habitaient sur le site. Chaque chambre, au plancher de bois et haut plafond, contenait un lit, une penderie, une bibliothèque et une table de nuit, et chacune était décorée selon les goûts du vampire qui l’occupait. Les quatre-vingt-dix-sept vampires qui vivaient ici (y compris tous les Novices de la veille mis à part moi) étaient célibataires et travaillaient presque tous dans la Maison en tant qu’administrateurs, gardes, personnel de la Maison ou autres membres de l’entourage d’Ethan.
Le second étage était occupé par d’autres chambres et un autre bureau. Les appartements spacieux d’Ethan s’y trouvaient également ainsi que la suite de pièces que Luc appela le
« boudoir ». C’était les quartiers d’Amber, la consorte de la Maison. Luc ne me fit pas visiter l’intérieur – la représentation mentale d’un « boudoir » me suffisait – mais je ne pus m’empêcher de m’arrêter devant la porte en songeant que j’aurais pu emménager dans cette suite et remplacer Amber en mettant mon corps à la disposition d’Ethan.
Je frissonnai à cette idée avant de me remettre en marche.
Luc me conduisit de nouveau au rez-de-chaussée, jusqu’à deux portes vitrées menant à un vaste patio.
— Waouh, fis-je en sortant dans l’arrière-cour éclairée par les torches.
Devant nous s’étendait un immense jardin, avec un barbecue sur la droite et une piscine sur la gauche. Tout l’espace était cerné d’une haute haie qui dissimulait la grille en fer forgé et la rue au-delà.
—C’est beau, n’est-ce pas ? demanda Luc.
— Superbe.
Il ouvrit la marche vers le parterre dont la bordure était formée d’arbustes d’un vert vif entrelacés d’une plante aux feuilles violettes dont je ne connaissais pas le nom. Au milieu du jardin clapotait une fontaine entourée de bancs en acier noir.
— Jardin à la française, déclara Luc.
— Je vois.
Je plongeai les doigts dans la fontaine avant d’en secouer l’eau fraîche.
—Pas mal comme endroit pour un moment de repos, non ? dit-il en me précédant sur le chemin qui divisait le jardin en carrés pour se diriger vers le bassin. On ne peut pas prendre le soleil mais la piscine est agréable quand il fait chaud. On peut organiser des soirées, des barbecues, ce genre de choses.
Un petit bosquet bordait le bassin et Luc me désigna, au milieu de la végétation, un chemin qui longeait la limite de la propriété et était éclairé par de minuscules lumières enterrées.
—C’est notre piste de course. Ça nous permet de faire un peu d’exercice en extérieur sans avoir à quitter le domaine. Il est chauffé par le sol donc tu peux même courir l’hiver, si c’est ton truc.
— Non, ça ne l’est pas, pas à Chicago. Mais ce sera agréable en été, répondis-je.
Sauf qu’on n’était pas encore en été et que les nuits d’avril étaient encore fraîches. Luc renonça à me faire visiter les moindres recoins de la propriété et préféra me décrire les parties que nous n’avions pas vues. Puis il me reconduisit dans la maison, en y entrant cette fois par une porte sur le côté qui s’ouvrait sur un couloir étroit du rez-de-chaussée. Luc me précéda ensuite jusqu’à la salle des opérations et me planta devant un ordinateur.
— Tu connais le mot de passe ?
J’acquiesçai, me connectai à un navigateur, ouvris la page du site Cadogan et entrai le mot de passe. Il me tapota l’épaule.
— Apprends les protocoles, me conseilla-t-il avant de gagner son bureau et de s’attaquer à une pile de dossiers haute de trente centimètres.
Les heures passèrent. Même si la défense et la guerre n’avaient jamais été mon dada, la sécurité des vampires était hautement contextuelle et donc incroyablement intéressante. Il y avait des liens avec l’histoire (les vampires s’étaient fait baiser par le passé !), la politique (la Maison X nous avait baisés par le passé !), la philosophie (pourquoi croyez-vous qu’on nous avait baisés par le passé ?), l’éthique (si nous ne buvions pas le sang des humains, nous serions- nous fait baiser par le passé ?) et, bien sûr, la stratégie (comment nous avait-on baisés ? Comment pouvait-on éviter de nous faire baiser de nouveau ou, mieux encore, comment pouvions-nous les baiser en premier ?).
Même si je n’y entendais pas grand-chose en stratégie élémentaire, à part ce que j’avais appris des discours sur le maniement du sabre, je comprenais du moins l’histoire et la philosophie. Je savais lire un journal de guerre rédigé à la première personne et glaner des informations. C’était, après tout, comme ça que j’avais fait mes recherches pour mon mémoire. Aussi, quand le moment de partir arriva, j’étais assez satisfaite de mon sort. J’étais certaine que je pourrais en apprendre assez pour accroître ma force physique, m’aider à prendre les bonnes décisions pour la Maison Cadogan et protéger ces vampires que j’avais promis de servir.
Luc nous donna congé et, au rez-de-chaussée, je dis au revoir à Lindsey avec l’intention d’aller voir Ethan comme il me l’avait demandé plus tôt. Son bureau était ouvert mais vide. Et même si je fus momentanément tentée de prendre le risque de fouiller dans ses livres et papiers pour y découvrir ce que ces antiquités avaient à offrir, je ne me sentais pas prête à oser porter atteinte à son intimité. Je restai à l’entrée du bureau, apparemment assez longtemps pour attirer l’attention de quelqu’un.
—Excuse-moi.
Je me tournai vers une vampire brune habillée comme une secrétaire de film noir, perchée sur le seuil, une main accrochée au cadre de la porte.
— Tu es dans le bureau d’Ethan, me dit-elle d’une voix hautaine.
—Il m’a demandé de venir le voir. Tu sais où il se trouve ?
Elle croisa les bras, tapotant de ses ongles noirs sur les manchettes de sa veste tout en me détaillant du regard.
— Je suis Gabrielle, une amie d’Amber.
Ça ne répondait pas à ma question mais c’était malgré tout une information. Gabrielle semblait penser que je cherchais à voler le Maître de la Maison sous le nez de la consorte. Si seulement elle avait su.
Mais je n’avais aucun intérêt à lui dire – ni à qui que ce soit d’autre d’ailleurs – ce qu’il m’avait proposé. Je n’en avais même pas parlé à Lindsey. Je me contentai donc de sourire poliment et de faire la gentille.
— Je suis ravie de te rencontrer, Gabrielle. Ethan m’a demandé de le retrouver pour discuter de problèmes de sécurité. Sais-tu où il se trouve ?
Pour ma peine, je fus gratifiée d’un nouveau regard scrutateur.
Gabrielle défendait son territoire. Elle finit par lever les yeux en arquant un sourcil noir impeccablement épilé.
— —Oh, il est… à l’intérieur.
— —Je sais qu’il est dans la Maison. Je l’ai vu plus tôt et il m’a demandé de passer le voir. Sais-tu où il se trouve précisément ?
Elle pinça les lèvres comme si elle réprimait un sourire et secoua légèrement la tête d’un air présomptueux.
— Il est à l’intérieur, répéta-t-elle. Et je doute qu’il ait envie de te voir.
Mais elle souriait malgré tout. Je voyais bien qu’il y avait là une plaisanterie que je ne saisissais pas.
Je serrai les poings pour m’empêcher de la griffer de frustration.
—Il m’a demandé de venir le trouver, expliquai-je, pour parler travail avec lui.
Elle haussa délicatement une épaule.
—Ça ne m’intéresse pas. Mais si tu tiens vraiment à le voir, alors je t’en prie… vas-y. Ça te fera certainement du bien. Il est dans ses appartements.
— Merci.
Elle patienta sans bouger jusqu’à ce que je quitte le bureau puis elle ferma la porte derrière nous. Je repris la direction de l’escalier principal et l’entendis glousser d’un air mauvais alors que je m’éloignais dans le couloir.
Je montai au premier, fis le tour du palier puis grimpai au second. Dans de petits espaces garnis de canapés et de fauteuils, des vampires lisaient des livres ou des magazines, ou bavardaient. La maison devenait plus calme au fur et à mesure que je montais et le deuxième étage était quasiment plongé dans le silence. Je m’engageai dans le long couloir menant aux appartements d’Ethan et m’arrêtai devant les doubles portes closes.
Je frappai et, n’obtenant aucune réponse, je collai mon oreille au panneau. Je n’entendis rien, et saisis donc la poignée de la porte de droite que j’ouvris lentement.
J’aperçus un salon décoré avec goût. Des lambris en chêne arrivaient à hauteur d’épaule et une cheminée en onyx dominait un des murs. La pièce accueillait deux coins aménagés pour la discussion dont le mobilier sur mesure avait dû coûter très cher.
Des vases emplis de fleurs agrémentaient les tables basses et la chaîne hi-fi diffusait doucement une sonate de Bach pour violoncelle. Sur le mur d’en face, juste à côté d’un petit bureau, je vis deux autres portes. Un panneau était fermé, l’autre légèrement entrebâillé. Je risquai un timide :
— Ethan ?
Mais ce n’était qu’un chuchotement bien incapable d’attirer l’attention. Je m’approchai des portes, posai la main contre celle qui était fermée et jetai un coup d’œil à l’intérieur.
Je compris alors pourquoi Gabrielle avait insisté sur le fait qu’Ethan se trouvait à l’intérieur.
Ethan était à l’intérieur de la Maison, de ses appartements… et d’Amber.
12
On ne peut pas faire confiance
à un homme qui mange son hot-dog avec une fourchette
Je portai une main à ma bouche pour étouffer le petit cri que je sentais monter dans ma gorge. Puis, après avoir vérifié que personne ne se trouvait dans le salon, je me penchai pour regarder une seconde fois.
Il se tenait de profil, complètement nu, ses cheveux blonds repoussés derrière les oreilles. Amber était devant lui, à genoux sur le lit à colonnes, et lui tournait le dos. Même de profil, il était facile de voir qu’elle était en pleine extase – ses lèvres entrouvertes, ses paupières mi-closes et ses doigts crispés sur le drap étaient assez parlants. Elle s’agrippait des deux poings et, mis à part les tressautements de ses seins, elle était immobile, se satisfaisant apparemment de laisser Ethan faire le travail.
Et il travaillait dur. Ses jambes étaient largement écartées et les muscles de ses fesses se tendaient pendant qu’il allait et venait contre le corps d’Amber. Sa peau était dorée et scintillait de transpiration, son corps long, mince et sculpté. Je remarquai un mot tatoué derrière son mollet droit, mais le reste était immaculé. Il avait une main crispée sur la hanche droite d’Amber tandis que l’autre était posée sur les reins mouillés de sa partenaire, son regard – intense, charnel, plein de désir –braqué sur l’union rythmée de leurs corps. Il caressa le creux du dos d’Amber et s’humecta les lèvres du bout de la langue sans ralentir la cadence.
Je les regardais, complètement captivée par ce spectacle. La fine volute du désir s’embrasa dans mon ventre, une sensation aussi malvenue qu’elle était familière.
Il était magnifique.
D’un air absent, je portai les doigts à mes lèvres puis me pétrifiai en prenant conscience que j’étais cachée dans son salon en train d’épier par une porte ouverte un homme en train de faire l’amour, alors qu’une semaine plus tôt j’avais décidé qu’il était mon ennemi mortel. J’étais complètement bouleversée.
Et je serais partie – oui, je serais sortie avec rien d’autre qu’un sentiment de mortification – si Ethan n’avait pas choisi ce moment-là pour se pencher sur Amber et la mordre.
Ses dents frôlèrent le creux de son cou avant de percer la peau.
La pomme d’Adam d’Ethan se mit à bouger convulsivement. Les assauts de ses hanches se firent plus virulents à présent qu’il avait mordu dans la gorge d’Amber. Deux traits rouges, du sang de cette dernière, se dessinèrent sur la pâleur de son cou.
Instinctivement, je levai une main pour toucher l’endroit où j’avais été mordue, là où auraient dû se trouver mes cicatrices.
J’avais fait l’expérience de la morsure et de sa violence intéressée, mais cette situation était différente. C’était ça, être un vampire. Vraiment vampire. Le sexe mis à part, c’était comme ça que l’on était censés se nourrir. Ethan et Amber partageaient cet acte, ne se contentaient pas de siroter dans une poche médicale en plastique. Je savais cela, je le comprenais à un niveau génétique. Et cettè connaissance, le fait d’être témoin de cet acte, le sentir, si près – même si je n’avais pas faim, et certainement pas du sang d’Amber – réveilla la vampire en moi.
J’inspirai profondément, m’efforçai de la repousser et de garder mon calme.
Mais je ne fus pas assez rapide.
Ethan leva soudain la tête et nos regards se croisèrent. Il cessa de respirer et ses yeux s’embrasèrent d’un feu argenté.
Puis il dut déceler l’expression mortifiée qui traversa mon visage et ses iris redevinrent aussitôt verts. Mais il ne se détourna pas. Il s’immobilisa, une main sur la hanche d’Amber, et continua de boire sans me quitter des yeux.
Je bondis en arrière et m’adossai au mur, mais c’était trop tard.
Il m’avait déjà vue et, le temps d’une seconde, avant que l’éclat argenté disparaisse, j’avais vu son regard. J’y avais lu l’espoir que je sois venue me présenter à sa porte avec une bonne raison, pour me donner à lui comme Amber l’avait fait. Mais il n’avait pas lu d’abandon dans mes yeux. Et il n’avait pas certainement pas prévu ma gêne.
C’était à ce moment-là que ses iris étaient redevenus verts, quand l’espoir avait été remplacé par un sentiment beaucoup plus froid. L’humiliation peut-être, parce que je lui avais dit non deux nuits plus tôt, parce que je n’étais pas venue le chercher ce soir. Parce que j’avais rejeté un vampire vieux de quatre cents ans devant lequel tous s’inclinaient, qui intimidait tout le monde et que personne n’osait contrarier. S’il avait d’abord été contrarié de me désirer, il avait très mal pris mon refus. Voilà ce qui avait éteint son regard et resserré ses pupilles en deux minuscules pointes noires de colère. Qui étais-je pour dire non à Ethan Sullivan ?
Avant que je puisse trouver une réponse à ma question, ma tête se mit à tourner et j’eus la sensation d’être aspirée le long d’un tunnel. Puis il fut dans mon esprit.
Pour quelqu’un qui m’a rejeté aussi facilement, tu sembles étrangement curieuse, aujourd’hui.
Je reculai et choisis de ne pas résister. Ce n’était pas le moment de se battre. Je passais te voir pour te parler, comme tu me l’as demandé. J’ai frappé. Je n’avais pas l’intention de déranger.
La chambre devint silencieuse et Amber émit soudain un petit cri de frustration, sans doute parce qu’il avait cessé de donner des coups de reins.
En bas. Un ordre sans appel. Quand ces deux mots résonnèrent dans ma tête, je crus percevoir encore une fois ce soupçon de déception.
Et soudain j’eus envie de réparer ça. J’eus envie de le guérir de cette déception, la soulager. L’apaiser. Mais cette idée était tout aussi dangereuse que celles que j’avais pu avoir jusque-là. Aussi, je me repoussai du mur et me dirigeai vers la porte. En approchant du couloir, j’entendis le grincement rythmé du lit qui reprenait. Je sortis des appartements d’Ethan et fermai la porte derrière moi.
J’étais dans l’entrée quand il arriva. Assise près de la cheminée – le même modèle que celui qui se trouvait dans ses appartements, mais en plus grand –, je lisais l’exemplaire du Canon que j’avais apporté dans ma besace. Je tournais les pages d’un air absent, m’efforçant d’effacer de mon esprit les images d’Ethan, ses bruits.
Du moins, j’essayais.
Il descendit. Il avait laissé tomber la veste et portait un pantalon noir et une chemise blanche dont le bouton du haut, défait, révélait la médaille Cadogan à son cou. Ses cheveux, retenus par un bandeau serré, retombaient sur ses épaules.
Je baissai de nouveau les yeux sur le livre.
—Tu as trouvé une occupation productive ? me demanda-t-il sur un ton incontestablement hautain.
—Comme tu peux le voir, répondis-je avec légèreté en tournant une page du Canon sans avoir lu la précédente. Mon entretien avec le patron ne s’est pas passé comme prévu.
Je m’obligeai à lever la tête et à lui sourire afin de dédramatiser ce moment qui pouvait devenir profondément embarrassant.
Ethan ne me retourna pas mon sourire mais il sembla se détendre peu à peu. Peut-être avait-il espéré une scène, une crise de jalousie. Et peut-être cette hypothèse n’était-elle pas aussi inconcevable que je voulais bien l’admettre.
—Me voilà rassasié pour la journée, si tu as envie d’en discuter maintenant, me dit-il, les paupières mi-closes. On monte ?
Je relevai la tête d’un coup. Il eut un petit sourire crispé.
— Je plaisantais, Merit. J’ai le sens de l’humour.
Mais ça n’avait pas sonné comme une plaisanterie et il n’avait toujours pas l’air de plaisanter.
Ethan me proposa de le suivre dans son bureau, et je décroisai les jambes et me levai. Nous nous trouvions près de l’escalier quand Catcher et Mallory passèrent la porte d’entrée. Catcher portait des sacs en papier et ce qui ressemblait à un journal sous le bras ; Mallory transportait un plateau en polystyrène garni de gobelets en carton.
je reniflai l’air. De la nourriture. De la viande, si mon instinct vampire était correct.
—Si tu penses que c’est vrai, disait Catcher à Mallory, alors je t’avais surestimée.
—Sorcier ou pas, tu es vraiment un trou du cul.
Les quelques vampires présents dans l’entrée s’immobilisèrent pour regarder la femme aux cheveux bleus qui parlait comme ça dans leur Maison. Catcher posa sa main libre sur les reins de Mallory.
—Elle s’adapte à sa magie, mes amis. Ne faites pas attention à elle.
Ils ricanèrent avant de reprendre leurs activités qui, je supposais, consistaient à avoir l’air chic et très occupés.
Catcher et Mallory se dirigèrent vers nous.
— Chers vampires, nous lança Catcher en guise de salut.
Je consultai ma montre, remarquai qu’il était presque 4 heures du matin et me demandai pour quelle raison Mallory n’était pas au lit avec son escorte.
—Qu’est-ce que tu fais là ? lui demandai-je.
— Je prends deux semaines de congés. McGettrick me doit quatorze semaines de vacances. J’ai pensé que c’était le moment d’en profiter.
Je me tournai vers Catcher.
— Et toi. Tu n’as pas de boulot ?
Il m’adressa un regard sardonique et me colla les sacs de nourriture contre la poitrine.
—Et tu crois que je fais quoi, là ? dit-il avant de se tourner vers Ethan. J’ai apporté de quoi manger. Allons discuter.
Ethan examina les sacs d’un air dubitatif.
—Qu’est-ce que c’est ?
—Des hot-dogs. (Comme Ethan ne réagissait pas, Catcher entreprit de mimer la chose.) Francfort. Saucisse. Tube de viande entouré d’une masse de sucres lents passés au four.
Arrête-moi si ça te dit quelque chose, Sullivan. Tu vis à Chicago, pour l’amour de Dieu.
—Ça me dit quelque chose, répondit sèchement Ethan. Dans mon bureau.
Les sacs étaient remplis de ce qu’il y avait de meilleur : emballés dans du papier aluminium, des hot-dogs dans des petits pains aux graines de pavot garnis de chutney, d’oignons et de piments. Je m’assis sur le canapé en cuir et mordis dans l’un d’eux en fermant les yeux de plaisir.
—Si tu n’étais pas déjà casé, je te draguerais.
Mallory gloussa.
— À qui de nous deux est-ce que tu t’adresses, ma puce ? me demanda-t-elle.
— Je crois qu’elle parlait au hot-dog, répondit Catcher en mâchonnant une frite. C’est étonnant qu’elle soit aussi menue, avec tout ce qu’elle mange.
—Malsain, n’est-ce pas ? C’est son métabolisme. Ça doit être ça.
Elle mange comme une vache et elle ne fait jamais de sport.
Bon, elle n’en faisait jamais, mais c’était avant qu’elle devienne une vampire ninja.
— Vous êtes ensemble ?
À F ’autre bout de la pièce où il prenait une assiette dans son bar, Ethan se pétrifia et nous regarda, le visage plus pâle que d’habitude. Je baissai les yeux sur ma saucisse en souriant.
— Ne t’étrangle pas, Sullivan. Elle sort avec Catcher, pas avec toi.
—Oui, eh bien… félicitations.
Il nous rejoignit sur le canapé et déposa un hot-dog sur une assiette en porcelaine liserée de platine. Les sourcils froncés, il entreprit de le manger à l’aide de son couteau et de sa fourchette, et en découpa soigneusement un morceau.
—Sullivan, avec les mains.
Il piqua un morceau de hot-dog avec sa fourchette tout en me regardant.
— C’est plus distingué ainsi.
Je pris une autre gigantesque bouchée.
—C’est surtout plus coincé, dis-je la bouche pleine.
— Ton respect à mon égard, Sentinelle, est époustouflant.
Je lui souris.
— Je te respecterais davantage si tu mordais dans ton hot-dog.
—Davantage que quoi ? Tu ne me respectes pas du tout.
Ce n’était pas totalement vrai, mais je n’allais pas lui donner la satisfaction de le corriger.
— Mieux vaut davantage que pas du tout.
Mallory et Catcher, la tête penchée, nous observaient tous les deux.
— Quoi ?
—Rien, répondirent-ils en chœur.
Ethan finit par céder. Il attrapa le hot-dog à deux mains et mordit dedans, réussissant à ne pas faire tomber de condiments sur son pantalon impeccable. Il mâcha d’un air contemplatif, puis prit une seconde bouchée, puis une autre.
— C’est mieux ?
Il grogna, ce que j’interprétai comme l’expression d’une satisfaction hédoniste.
— Je suppose que vous avez une bonne raison pour vous présenter à ma porte deux heures avant le lever du soleil ?
demanda Ethan sans quitter son hot-dog des yeux.