« Ennemi Public Numéro 1 » et un jean. Son crâne était rasé, ses yeux vert clair, ses lèvres pleines et sensuelles. Sans son expression agacée, je l’aurais trouvé incroyablement sexy. Cela étant, il avait juste l’air de mauvaise humeur. Mieux valait se méfier, en effet.
— Salut, Chuck. Qui c’est ? demanda Jeff en adressant un sourire joyeux à mon grand-père.
Ce dernier, la main dans mon dos, me fit entrer dans la pièce.
— C’est ma petite-fille, Merit.
Les yeux bleus de Jeff scintillèrent.
—Merit Merit ?
— Juste Merit, dis-je en tendant la main. Ravie de te rencontrer, Jeff.
Plutôt que de répondre à ma main tendue, il la regarda avant de lever les yeux vers moi.
— Tu veux me serrer la main ? à moi ?
Confuse, je me tournai vers mon grand-père mais, avant qu’il puisse répondre, Catcher, le regard rivé au livre épais et ancien devant lui, intervint.
— C’est parce que tu es une vampire. Les vampires et les métamorphes ne sont pas vraiment en bons termes.
C’était nouveau, pour moi. Tout comme, vingt minutes plus tôt, l’était l’existence des métamorphes et du reste des citoyens surnaturels de Chicago.
—Pourquoi ?
Catcher tourna une épaisse page jaunie.
— N’es-tu pas celle qui est censée le savoir ?
—Cela fait trois jours que je suis vampire. Je ne suis pas encore au fait des nuances politiques. Je n’ai même pas encore bu de sang.
Jeff écarquilla les yeux.
— Tu n’as pas encore bu de sang ? Tu n’es pas censée ressentir une soif terrible après avoir été transformée ? Tu ne devrais pas être en train de, tu sais, chercher des victimes consentantes pour assouvir ta méchante envie de sang ?
Son regard fit un rapide détour vers le tissu de mon tee-shirt tendu sur ma poitrine, puis il me sourit derrière une mèche de cheveux châtains.
— Je suis O négatif et en très bonne santé, si ça t’intéresse.
J’essayai de ne pas sourire, mais son enthousiasme envers ma poitrine pas franchement généreuse était touchant.
— Non, mais merci pour la proposition. Je te garde dans un coin de ma tête pour quand je serai prise par cette vicieuse envie de sang.
Je regardai autour de moi à la recherche d’une chaise, trouvai une monstruosité vert avocat derrière un des bureaux métalliques inoccupés et me laissai tomber dessus.
—Parle-moi de cette animosité entre vampires et métamorphes.
Jeff haussa les épaules et se mit à tripatouiller un animal en peluche qui ressemblait vaguement à une pieuvre. On entendit une sonnerie et mon grand-père sortit un téléphone portable d’un holster à sa ceinture. Il consulta le numéro qui s’affichait puis leva les yeux vers moi.
—Il faut que je réponde. Catcher et Jeff vont commencer à t’expliquer. (Il s’adressa au premier.) Elle est digne de confiance et elle fait partie de ma famille. Elle peut tout savoir à l’exception de ce qui est niveau 1.
Puis il sortit.
Je n’avais aucune idée de ce qu’était le niveau 1, mais j’étais certaine que c’était le genre de truc que j’aurais vraiment aimé savoir. Ou alors c’était le genre de truc qui me ficherait une trouille de tous les diables, aussi valait-il peut-être mieux ne pas insister.
— Maintenant je peux te révéler le vrai scoop, déclara Jeff en souriant.
Catcher ricana et referma son livre, puis il se cala dans son fauteuil et passa ses mains derrière la tête.
— Tu as déjà rencontré des vampires ? A part Sullivan, je veux dire.
Je le regardai.
— Comment tu… ?
— Ton nom était dans le journal. Tu es une vampire Cadogan, ce qui signifie que tu appartiens à Sullivan.
Ma peau fourmilla.
— Je ne lui…
Mais Catcher agita la main.
— Là n’est pas le propos, ma belle. D’après ta réponse tendue, je devine que tu as rencontré Sullivan et que tu comprends au moins les bases de la politique vampire. Tu sais donc que les gens de ton espèce sont un peu particuliers.
Je lui adressai un sourire narquois.
— J’ai eu cette impression, en effet.
— Eh bien, les métamorphes ne le sont pas. Les métamorphes sont heureux. Ce sont des personnes ; puis ce sont des animaux ; puis ce sont de nouveau des personnes. Ils ont toutes les raisons d’être heureux, non ? Ils vivent avec leurs amis. Ils boivent. Ils se promènent en Harley. Ils font la fête en Alaska.
Ils ont une vie sexuelle très intense.
À cette révélation, Jeff agita les sourcils dans ma direction, une invitation dans le regard. Je me mordis la lèvre, retenant un sourire, et secouai la tête d’un air sévère. Imperturbable, il haussa les épaules et se tourna de nouveau vers son ordinateur avec entrain.
—Les vampires, quant à eux, poursuivit Catcher, jouent aux échecs avec le monde. Le public doit-il être informé de notre existence, ou non ? Sommes-nous les amis de telle Maison ou de telle autre ? Buvons-nous directement le sang des humains, ou pas ? Aargh !
Il se mordit un doigt d’un air théâtral.
— Attends, dis-je en levant la main, me rappelant quelque chose qu’Ethan avait dit concernant les vampires Cadogan. Arrête une minute. C’est quoi, cette histoire de boire le sang des humains ?
Catcher se gratta le crâne d’un air absent.
—Eh bien, Merit, il y a très très longtemps…
—Sur un continent très très lointain, intervint Jeff.
Catcher gloussa, un son bas et sensuel.
—En des temps reculés, l’Europe s’est soulevée contre les vampires. On a découvert que les pieux en bois de tremble et la lumière du soleil étaient les meilleurs moyens pour lutter contre une surabondance de vampires, et une grande partie de cette population a été éliminée. Pour résumer, les vampires ont fini par former le comité précurseur du Présidium de Greenwich, qui obligea les survivants à prêter serment de ne plus jamais boire le sang d’un humain sans son consentement. (Il eut un sourire méprisant.) Suivant leur penchant pour la manipulation, les vampires ont trouvé des personnes qu’ils pouvaient faire chanter, soudoyer ou séduire, ou n’importe quoi d’autre pour que celles-ci s’abandonnent pour rien.
—Pourquoi acheter la vache quand on peut avoir le lait gratuitement ?
Il hocha la tête d’un air approbateur.
—Précisément. Quand la technologie a permis de conserver le sang et de le conditionner dans des poches, la plupart des vampires se sont détournés des humains. Les immortels ont bonne mémoire et certaines Maisons ont pensé qu’elles seraient plus en sécurité si elles coupaient tout contact avec les humains, si elles ne consommaient que du sang conditionné ou si elles partageaient le sang entre elles.
Voyant mon air interrogateur, il ajouta :
— Ce n’est pas rare. Le système biologique du vampire a besoin de sang neuf, d’un nouvel afflux, ce n’est donc pas une source fiable de nutrition. Mais ça arrive, parfois de manière rituelle, parfois pour transmettre la force.
Jeff se manifesta d’un raclement de gorge.
— Et il y a autre chose, ajouta-t-il en rougissant.
Catcher leva les yeux au ciel.
—Certains vampires trouvent très sensuel de partager leur sang.
Mes joues s’enflammèrent aussi et j’acquiesçai avec le plus grand sérieux, essayant de ne pas penser aux détails d’un tel acte – ou avec quel vampire aux yeux verts il pourrait être envisagé.
—Cela étant, poursuivit Catcher, les temps changent et quelques Maisons, y compris Cadogan, ont donné à leurs membres la possibilité de choisir.
—Boire ou ne pas boire, dit Jeff.
—C’était la question, admit Catcher. Certains vampires pensent que les humains sont sales et que les mordre pour boire leur sang est un peu rétrograde. C’est ce qu’on reproche à Cadogan.
Non pas que le faire en secret soit mieux.
—Comme dans les raves, dit Jeff avec un hochement de tête entendu.
— Les raves ? demandai-je en me penchant en avant, impatiente d’amasser le maximum d’informations.
Catcher secoua la tête.
— Nous garderons ce sordide petit chapitre pour une prochaine fois.
—D’accord, alors en quoi les vampires sont-ils particuliers ?
—Les vampires pensent que leur politique, ces rivalités à la con entre Maisons, est la chose la plus importante au monde. Ils pensent que ça dépasse même les préoccupations humaines, comme la famine dans le monde. Et beaucoup de créatures surnaturelles sont d’accord avec ça. Les vampires sont des prédateurs, des meneurs, et là où les vampires vont, nombre de surnats les suivent.
— Des surnats ?
—Ben oui, des surnaturels, ajouta-t-il d’un ton irrité devant mon expression confuse. Bref, des anges aux démons, en passant par les sorciers les plus importants, tous font attention aux Maisons. Qui baise qui, qui est allié à qui, toutes ces imbécillités. Les métamorphes, d’un autre côté, n’en ont rien à battre. Ils sont bien trop cools pour ça.
—Et nous sommes trop névrosés ?
Catcher sourit.
— Ça y est, tu commences à voir le tableau. Les vampires n’apprécient guère la désinvolture des métamorphes quand il est question de leurs problèmes. Les vampires veulent des alliances. Ils rassemblent des amis sur lesquels ils peuvent s’appuyer, particulièrement les plus anciens qui se rappellent les Purges européennes. La prochaine fois que tu seras à la Maison Cadogan, regarde les symboles au-dessus de la porte d’entrée. Ce sont des insignes d’alliances : ils montrent avec qui Ethan est parvenu à s’allier. En vérité, ce sont des renforts au cas où les humains en aient une nouvelle fois ras le bol, ou si d’autres Maisons décident que le fait que les vampires Cadogan boivent encore directement le sang des humains est un peu trop risqué. Et parce que les métamorphes ne jouent pas ce genre de jeux – Keene ne fera jamais figurer son insigne au-dessus de la porte de Sullivan –, les vampires font comme s’ils n’existaient pas. (Catcher soupira.) On raconte aussi que les métamorphes ont eu l’occasion d’intervenir au cours de la Seconde Purge, mais qu’ils ont décidé de ne pas agir, de ne pas s’impliquer.
— De ne pas sauver de vies ? demandai-je.
Catcher acquiesça d’un air grave, le visage tendu, le regard tourné vers Jeff qui s’était absorbé dans son travail pour ne pas se mêler à la discussion.
— Je vois. Et qui est Keene ?
— Mon chef de Meute, déclara Jeff en levant les yeux de son clavier avec une expression lumineuse. Gabriel Keene. Meneur de la Meute des Grandes Plaines. Il vit à Memphis.
— Hum.
Je me levai et déambulai dans la pièce. Il me fallait le temps de digérer ce déluge de renseignements.
—Hum.
—En voilà une qui sait parler, dit Catcher avant d’ajouter aussitôt : Jeff, cesse de mater son cul.
Ce dernier se racla la gorge avant de se remettre à taper consciencieusement sur son clavier.
C’était beaucoup plus complexe que je ne l’avais imaginé. Sans compter qu’avant la transformation je n’avais jamais beaucoup réfléchi à la question des vampires. Les seules réflexions que j’avais nourries – particulièrement après avoir vu Célina Desaulniers se sortir de l’audience au Congrès en usant de son charme – n’étaient pas flatteuses. Depuis ma transformation, mes méditations vampiriques impliquaient un peu trop Ethan Sullivan, et trop peu tout le reste.
— J’aimerais savoir à quoi tu penses en ce moment, poupée.
Je regardai autour de moi et vis Catcher qui attendait ma réponse, me souriant d’un air entendu, les sourcils haussés. Je me sentis rougir jusqu’à la racine des cheveux mais j’agitai la main d’un air désinvolte.
—Oh, rien… Je réfléchissais juste.
Comme son « hum-hum » me confirma qu’il n’était pas dupe, je changeai de sujet.
—Et quel est votre rôle, dans tout ça ?
En guise de réponse, Catcher se redressa brusquement sur son fauteuil et se remit à feuilleter son livre.
Message reçu.
Mon grand-père revint dans le bureau et, puisque Catcher ne tenait plus conférence, il prit sa suite en transmettant à son équipe les éléments relatifs aux événements récents et significatifs de ma vie : la morsure, la menace, le défi. Quand il eut tout raconté à Jeff et Catcher, il me mit au courant des derniers progrès de l’enquête sur le meurtre de Jennifer Porter.
En ma qualité de victime potentielle – et tous les trois tombèrent d’accord sur le fait que j’aurais été la suivante sur la liste –, il pensait qu’il était important que je sois informée.
Malheureusement, un manque de communication ralentissait tout progrès dans l’enquête. Même si les vampires de la Maison Navarre avaient promis de coopérer avec la police de Chicago pour résoudre ce crime, ils avaient été peu loquaces au sujet de leurs découvertes, s’ils en avaient fait. Le contact vampire de grand-père avait permis de combler certains vides mais, selon les propos de Catcher, le vampire était un simple soldat et pas un officier. Son accès aux informations était donc limité. De plus, le vampire, craignant que sa Maison ne le considère comme un traître, faisait ses rapports au Médiateur et non à la police de Chicago. Ce qui voulait dire que le moindre renseignement qu’il découvrait devait suivre toute une série de canaux avant de parvenir sur le bureau d’un inspecteur. Et même alors, les officiers de la police de Chicago demeuraient suspicieux. Ces flics étaient de la vieille école ; pour eux, les informations provenant de sources surnaturelles n’étaient pas fiables. Même les trente-quatre années de service de mon grand-père ne l’immunisaient pas contre les préjugés. Nombre des flics avec qui il travaillait pensaient tout simplement qu’il prenait du bon temps en compagnie de cinglés bizarroïdes.
Plus important encore, toute la communication du monde ne pouvait empêcher le fait que la seule preuve retrouvée dans l’affaire Porter était le médaillon Cadogan. Les enquêteurs n’avaient pas découvert d’autres éléments tangibles, ils n’avaient pas de témoins, et même le médaillon, qui avait été essuyé, ne comportait aucune empreinte digitale.
Malheureusement, avec trop peu de pistes pour avancer et beaucoup de préjugés contre les vampires, les policiers n’étaient pas disposés à écarter l’hypothèse que la Maison Cadogan héberge leur suspect.
Quand nous eûmes fini de passer tous ces faits en revue, j’étais assise à l’un des bureaux inoccupés, à tapoter un crayon contre la table d’un air absent. Je levai la tête et croisai le regard de Catcher.
—Peut-on affirmer que ce n’est pas lui, le coupable ? demandai-je en supposant que je n’avais pas besoin de préciser qui était le
« lui » en question.
—Ce n’est pas lui, répondit aussitôt Catcher. Mais ça ne veut pas dire que personne dans la Maison Cadogan n’est impliqué.
Accoudée au bureau, je posai mon menton sur ma main et fronçai les sourcils.
—Il a dit qu’il interrogeait les vampires de la Maison Cadogan. Il ne pense pas que l’un des siens puisse être mêlé à cette histoire.
—Catcher n’a pas parlé d’un vampire de la Maison Cadogan, précisa mon grand-père. Il a dit quelqu’un dans la Maison Cadogan. Nous savons qu’un médaillon a été subtilisé. Ils en gardent certainement en réserve au cas où un vampire passe d’une autre Maison chez eux ou qu’un pendentif soit perdu. Et la Recommandation approche.
C’est à ce moment-là que les médaillons sont donnés aux nouveaux vampires. Ils sont dans la Maison.
—Et peuvent donc être volés, fit remarquer Jeff.
Catcher se leva en s’étirant et son tee-shirt se releva, pour dévoiler des abdos en tablette de chocolat et un tatouage circulaire. Catcher était bourru mais à croquer.
—Les vampires vont draguer en dehors de la Maison, dit-il en baissant les bras. Et parfois ils ramènent leurs conquêtes. Si les médaillons n’étaient pas convenablement cachés, n’importe quel visiteur aurait pu en dérober un. Et si Sullivan n’était pas aussi coincé, il envisagerait cette hypothèse.
—Vous ne vous entendez pas, tous les deux ? demandai-je.
Catcher gloussa avant de se rasseoir à son bureau, sa chaise couina sous lui alors qu’il se mettait à l’aise.
—Oh, on s’entend bien. Sullivan et moi, on se connaît par cœur.
—Comment ça ?
Il secoua la tête.
—Nous n’avons pas le temps ce soir. Il te suffit de savoir que…
Il marqua une pause, l’air songeur, avant de poursuivre :
—Disons que Sullivan apprécie mes talents uniques.
— Qui sont ?
Catcher eut un petit rire graveleux.
— Jamais le premier soir, beauté. (Il fit courir sa main sur son crâne rasé et rouvrit le livre posé sur son bureau.) Et même si Sullivan et moi sommes amis, il n’empêche qu’il est coincé. Et il n’est pas non plus du genre à admettre qu’il a tort.
Cela étant l’affirmation la plus profondément pertinente que j’avais entendue ces derniers jours, j’éclatai d’un rire sincère.
— Oh oui, dis-je en me tapotant la poitrine. Ça me va droit au cœur de te l’entendre dire. Ethan pense que les vampires solitaires pourraient être impliqués, déclarai-je. Mais comment auraient-ils pu s’introduire dans la Maison ? La sécurité avait l’air d’être très renforcée.
—Les Solitaires sont une théorie possible, dit grand-père. Et nous l’avons transmise au bureau des investigations.
— Alors quel est votre rôle dans tout ça ? demandai-je. Vous transmettez des informations ?
— Nous ne sommes pas des enquêteurs, confirma grand-père.
Ce bureau fonctionne davantage comme un corps diplomatique.
Mais puisque notre vampire ne veut pas parler aux flics, nous avons accès à des informations que les flics n’ont pas. Le maire a demandé que nous les communiquions et c’est ce que nous avons fait.
— Et pour être honnête, ajouta Catcher, toi et ta petite amie sorcière êtes impliquées, maintenant. Ce qui nous encourage à être plus attentifs et à boucler cette histoire – et ce psychopathe qui court les rues – sans tarder.
Je haussai un sourcil, me demandant comment il avait eu vent de l’identité secrète de Mallory, mais il détourna les yeux.
Sullivan, supposai-je, avait appelé.
Mon grand-père posa une main sur mon épaule. Je découvris alors seulement que ces yeux étaient cernés et je me sentis soudain coupable d’avoir attendu aussi longtemps pour lui parler, de l’avoir inquiété sans raison, même si je savais que ce n’était pas moi mais le tueur en liberté qui chargeait son regard de tristesse.
— C’est tout ce que nous avons, dit mon grand-père. Je sais que ce n’est pas très satisfaisant, en tout cas pas pour toi qui as été une victime. Ta vie a été chamboulée.
Je serrai sa main, appréciant cette reconnaissance de sa part.
— Tout ça m’aide déjà, dis-je en croisant le regard de chacun pour faire passer mon sentiment. Vraiment.
Quand j’eus salué Jeff et Catcher, grand-père m’accompagna à l’extérieur pour attendre mon taxi. Il ferma la porte du bâtiment puis me conduisit vers un banc en bois au coin de la petite pelouse bien entretenue de l’immeuble.
— Je n’arrive toujours pas à croire que tu sois impliqué dans tout ça, lui dis-je. Il se passe tellement de choses en ville, et les gens pensent que cela se réduit aux vampires. (Je lui jetai un regard inquiet.) Et tu es en première ligne.
Grand-père gloussa sans joie.
— Espérons que nous n’en arriverons pas à une guerre. Ça fait huit mois. C’est sûr que leur coming out a généré un peu d’instabilité, mais les choses se sont calmées ces derniers temps.
Je ne dirais pas que les humains ont accepté les vampires mais il semblerait qu’il y ait une sorte de… curiosité. (Il soupira.) Ou alors, nous sommes dans l’œil du cyclone. L’accalmie avant l’avalanche d’émeutes, le chaos. Et inutile de te dire combien cela déséquilibrerait le pouvoir. Comme Catcher le disait, nombre de surnaturels considèrent comme acquis que les vampires sont supérieurs. Ils les voient, ou plutôt ils vous voient, se reprit-il en me regardant par-dessus ses lunettes –une attitude qui ressemblait tellement à celle de mon père que mon cœur se serra—, comme des prédateurs nés. C’est la raison pour laquelle les surnaturels ont tendance à suivre les vampires.
Mais cette loyauté, si on peut l’appeler ainsi, a été conditionnée par le fait que les vampires sont restés en dehors du feu des projecteurs. Ils sont restés discrets, ils ont protégé le monde surnaturel du regard des humains. Tu as vu ces affiches de nymphes dans le bureau ?
Je hochai la tête.
— Qui peut affirmer que les nymphes ne seraient pas capables de prendre le contrôle de Chicago si elles le souhaitaient ? (Il gloussa.) Ce serait très facile pour elles de mettre la population masculine de leur côté. Même si les métamorphes forment peut-
être le seul groupe qui a le pouvoir et l’effectif pour se soulever contre les vampires au niveau national, je ne pense pas que cela les intéresse. Mais, encore une fois, nous sommes face à l’inconnu. (Il haussa les épaules.) La vérité, Merit, c’est que, pour la première fois dans l’histoire moderne, le surnaturel se révèle, et cela arrive après Harry Potter. Après l’époque du Seigneur des Anneaux. Les humains sont plus à l’aise avec les créatures et les événements surnaturels qu’ils l’étaient à l’époque où on brûlait les sorcières et les vampires. J’espère que les choses se dérouleront différemment, cette fois-ci.
Il resta silencieux un moment, nous donnant à tous les deux l’occasion d’envisager la possibilité que nous puissions tous nous entendre. C’était certainement mieux que d’imaginer le pire des scénarios. Des bûchers. Des lynchages. Des procédures dignes de l’Inquisition. Le genre de violence de foule qui se produit quand une majorité craint la perte de son pouvoir, le déséquilibre du statu quo.
Quand mon grand-père reprit la parole, sa voix était plus paisible. Plus solennelle. Accablée, peut-être.
—Il n’y a tout simplement aucun précédent. Je n’ai pas tenu trente-quatre années dans la police en émettant des hypothèses hasardeuses. Je ne peux donc pas prévoir ce qui va se passer ou, si le pire se produit, qui l’emportera. Il ne nous reste plus qu’à rester vigilants et espérer que les surnaturels continueront à nous faire confiance et que le maire interviendra si on en arrive à des situations extrêmes.
— Ce n’était pas le moment idéal pour être transformée en vampire, soupirai-je.
Il éclata d’un rire joyeux qui balaya ma soudaine mélancolie, et me tapota le genou.
—C’est vrai, mon bébé. C’est vrai.
La porte s’ouvrit derrière nous et Catcher sortit en faisant claquer ses bottes sur le trottoir.
— Je peux lui parler une minute ? demanda-t-il à mon grand-père, en inclinant la tête dans ma direction.
Grand-père me regarda pour avoir ma permission et je hochai la tête. Il se pencha pour m’embrasser sur le front puis il se leva en appuyant les mains sur ses genoux.
— Je t’ai amenée ici parce que je voulais que tu saches que tu auras toujours un endroit où tu seras en sécurité, Merit. Si tu as besoin d’aide ou d’un conseil, si tu as des questions, n’importe quoi, tu peux toujours venir ici. Nous savons ce que tu vis et nous t’aiderons si nous le pouvons. D’accord ?
Je me levai à mon tour pour le serrer dans mes bras.
—Merci, grand-père. Et je suis désolée d’avoir mis tant de temps avant de venir te voir.
Il me tapota dans le dos.
—Ce n’est pas grave, mon bébé. Je savais que tu appellerais quand tu serais parvenue à accepter la situation.
Je ne pensais pas que j’étais parvenue à accepter quoi que ce soit, mais je ne discutai pas.
—Donne-lui quelques cartes, conseilla grand-père et, après un rapide signe de la main, il rentra dans l’immeuble en traînant les pieds.
Catcher sortit une poignée de cartes de visite de sa poche et me les tendit. Elles ne portaient qu’un numéro de téléphone et la mention « Agence de médiation ».
—Considère ça comme une carte « Sortez de prison », expliqua Catcher avant de s’asseoir au bout du banc.
Il étira les jambes et les croisa aux chevilles.
— Alors tu as défié Sullivan, dit-il enfin.
—Pas intentionnellement. Je suis allée à Cadogan pour lui montrer le message. J’étais furieuse d’avoir été transformée mais je n’avais pas l’intention de me disputer avec lui.
— Et que s’est-il passé ?
Je me penchai pour cueillir un pissenlit dans l’herbe mouillée et je le fis tourner dans ma main, envoyant un nuage de graines éphémères dans l’air.
— Ethan a eu une parole excessivement possessive et cela m’a blessée. Je l’ai défié. Mes nouveaux gènes de vampire avaient certainement davantage envie d’un combat que moi mais il m’a fait une proposition : il me libérerait de mes obligations envers la Maison si je parvenais à lui porter un coup.
Catcher me glissa un regard en biais.
— Je suppose que tu n’as pas réussi…
Je secouai la tête.
— J’ai fini étendue par terre. Mais j’ai réussi quelques attaques.
Je me suis pas mal débrouillée. Et il n’est pas parvenu à me porter de coup non plus. Il a paru surpris par ma force et ma rapidité.
Catcher souffla tout en hochant la tête.
—Si tu t’es débrouillée face à Sullivan, tes réflexes sont meilleurs que ceux d’une jeune vampire. Et cela veut dire, Initiée, que tu vas avoir du pouvoir. Qu’en est-il de ton odorat ? de ton ouïe ?
Des améliorations ?
Je secouai la tête.
—Rien de différent, tout est normal, sauf quand je suis en colère.
Catcher sembla réfléchir à ma réponse tout en penchant la tête pour m’examiner.
—C’est… intéressant. Il se pourrait alors que ces pouvoirs ne soient pas encore… connectés.
Une moto déboula dans la rue sombre et nous restâmes silencieux jusqu’à ce qu’elle passe le coin de la rue.
—Si tu veux utiliser correctement tes pouvoirs, poursuivit Catcher, quels qu’ils soient, tu vas avoir besoin de t’entraîner.
Les vampires ont leurs propres traditions de combat au sabre.
Des mouvements offensifs, des bottes de défense. Il te faudra les apprendre.
Le pissenlit ayant perdu toutes ses graines, je laissai tomber la tige dénudée par terre.
— Si je suis plus forte, pourquoi aurais-je besoin de m’entraîner ?
— Tu seras puissante, Merit, mais il y a toujours quelqu’un de plus fort que soi. Crois-moi, il va y avoir pas mal de jeunes vampires qui vont vouloir se mesurer à toi. Tu accepteras les défis des bons comme des mauvais. Pour rester en bonne santé, force et rapidité ne suffiront pas. Tu auras besoin de maîtriser des mouvements. (Il marqua une pause puis hocha la tête.) Et tant que la police de Chicago n’aura pas coincé le meurtrier, ce serait bien que tu puisses te défendre. Chuck sera rassuré, et si Chuck est rassuré, moi aussi.
Je souris, appréciant que mon grand-père ait Catcher pour assurer ses arrières.
—Est-ce que Jeff sait se défendre ?
Catcher émit un ricanement sarcastique.
— Jeff est un métamorphe. Il n’a pas besoin des arts martiaux pour s’en sortir dans la vie.
— Et toi ? Tu en as besoin ?
Au lieu de répondre, il claqua des doigts dans ma direction. Une boule de lumière bleue s’envola de sa main et fila droit sur ma tête. Je me recroquevillai aussitôt avant d’esquiver sur le côté une seconde explosion lumineuse. Les deux boules se désintégrèrent en une pluie d’étincelles dans un grésillement électrique.
Je me tournai d’un coup vers l’homme affalé sur le banc en marmonnant une série de jurons qui auraient fait rougir mon grand-père.
—Bon sang, mais qu’est-ce que tu es ?
Catcher se leva et me tendit la main pour m’aider à me relever.
—Pas un humain.
— Un magicien ?
Ses yeux s’étrécirent dangereusement.
—Comment est-ce que tu viens de m’appeler, là ?
Je l’avais apparemment offensé, et battis aussitôt en retraite.
—Hum… désolée, je ne suis pas encore au point avec toutes ces appellations.
Il me dévisagea un moment avant de hocher la tête.
—Excuses acceptées. C’est une sacrée insulte pour quelqu’un comme moi.
Je ne lui avouai pas que les vampires utilisaient ce terme assez facilement.
—Et qu’est-ce que tu es, exactement ?
— Je suis… J’étais… un sorcier de quatrième niveau, compétent en Clés mineures et majeures, supérieures et inférieures.
—Des Clés ?
—Les divisions du pouvoir. De la magie, ajouta-t-il devant mon air éberlué. Mais, parce que j’ai rédigé la liste noire de l’Ordre –il désigna les mots inscrits sur son tee-shirt –, j’ai été excommunié.
— De l’Ordre ? C’est une Église ?
—Plutôt un syndicat. J’en faisais partie.
Je comprenais les mots qu’il utilisait mais je n’avais aucun contexte dans lequel replacer ce qu’il disait et rien de tout cela n’avait de sens pour moi. Il me fallait un guide. Un gros guide épais sur les créatures surnaturelles de Chicago, avec des images, une table des matières et un index. Est-ce que ça se faisait ? Malgré tout, la partie concernant son excommunication était assez claire et je me concentrai donc là-dessus.
— Tu es un Solitaire de la magie ?
Il haussa les épaules.
—C’est un peu ça. Mais parlons plutôt de toi. Je vais t’entraîner.
—Pourquoi ? (Je jetai un coup d’œil vers l’immeuble avant d’adresser à Catcher un regard soupçonneux.) Tu peux lancer des éclairs bleus avec tes mains mais tu travailles dans un immeuble délabré dans le South Side avec mon grand-père.
L’entraînement va empiéter sur ton temps de travail… (je désignai son tee-shirt) et toute autre affaire surnaturelle dont tu t’occupes. De plus, ce n’est pas le boulot des vampires ?
— Sullivan clarifiera tout ça.
—Pourquoi ?
—Parce que, petite curieuse. Les armes et les objets de pouvoir relèvent de la deuxième Clé. C’est mon truc, ma spécialité, et Sullivan le sait.
— Et pourquoi te soucies-tu de qui va m’entraîner ?
Catcher me regarda en silence, assez longtemps pour que les criquets se sentent autorisés à chanter de nouveau autour de nous.
— En partie parce que Chuck me l’a demandé. Et en partie parce que tu as quelque chose qui m’appartient. Et le temps viendra où tu devras le protéger. J’ai besoin que tu sois prête.
— Tu es sérieux ?
— Très.
Les mains dans les poches, je penchai la tête vers lui.
—Qu’est-ce que je protège ?
Catcher secoua la tête.
—Ce n’est pas le moment.
Ce n’est jamais le moment pour tous les trucs intéressants, pensai-je quand mon taxi tourna au coin de la rue et vint s’arrêter près du trottoir devant nous.
—Demain, 20 h 30, dit Catcher en me donnant une adresse qui devait se trouver dans le coin de River North.
J’ouvris la portière arriéré du taxi.
—Merit.
Je me retournai.
—Elle a besoin d’entraînement, de beaucoup d’entraînement. Je n’ai vraiment pas envie qu’un néophyte fasse des conneries avec les Clés inférieures.
Sullivan avait appelé pour parler de Mallory, cela ne faisait plus aucun doute.
—Comment sais-tu cela ? demandai-je.
Catcher ricana.
— Savoir, c’est mon travail.
—Eh bien, tu sais alors qu’elle ne prend pas très bien la nouvelle. Peut-être devrais-tu lui passer un coup de fil. Après les vampires et les tueurs en série, j’ai plus que ma dose de drames surnaturels.
Il me sourit, révélant des dents d’un blanc éclatant.
—Bébé, tu es une vampire. Va falloir t’y faire.
Quand je rentrai à la maison, Mallory dormait, blottie dans son lit, bien en sécurité. Et comment ne pas se sentir en sécurité avec deux gardes armés devant la porte ? Je filai directement vers le réfrigérateur. Les poches de sang ne me tentant toujours pas, je pris donc une pomme que je mangeai au comptoir de la cuisine tout en feuilletant le journal du jour. Sur la première page figurait une photo de Tate, grand et d’une beauté ombrageuse, sous le titre « Le maire annonce de nouvelles mesures anticriminalité ».
Je ricanai en me demandant ce que les lecteurs penseraient s’ils avaient connaissance des mesures anticriminalité qui étaient mises en œuvre dans un petit immeuble en briques du South Side.
Après avoir parcouru le journal, je regardai la pendule. Il était 2
heures du matin. Il me restait une éternité avant que le sommeil vienne. J’hésitais à prendre un bain chaud quand on frappa à la porte. J’allai dans l’entrée en mettant mon trognon de pomme à la poubelle au passage et je jetai un coup d’œil par le judas. Le nez et les cheveux étaient déformés, mais il était impossible de ne pas reconnaître un certain vampire blond en costume Armani noir et très en colère. Je lui ouvris la porte.
— Bonsoir, Ethan.
Son regard tomba immédiatement sur le ninja dessiné sur mon tee-shirt. Il me gratifia d’un haussement de sourcils pour mon choix vestimentaire – du moins, c’est ainsi que je choisis d’interpréter son air méprisant – avant de lever ses yeux d’un vert intense vers les miens.
— Tu crois pouvoir faire tomber ma Maison en nous espionnant ?
Anticipant un deuxième combat, je soupirai mais l’invitai à entrer.
5
Juste un petit casse-croûte
Sullivan entra, suivi de Luc et de sa consorte, la superbe rousse que j’avais vue dans la salle d’entraînement. Puisque je n’avais pas officiellement été présentée à la copine d’Ethan, je lui tendis la main quand elle passa la porte d’un air nonchalant, vêtue d’un pantalon en cuir taille basse et d’un petit débardeur bleu ciel qu’elle avait injustement chargé de la tâche de couvrir sa poitrine généreuse.
— Merit, dis-je.
Elle regarda ma main et n’en tint pas compte.
— Amber, dit-elle avant de se détourner.
—Enchantée, marmonnai-je en emboîtant le pas au trio.
Je retrouvai Ethan debout dans le salon pendant que sa jolie escorte de vampires était affalée sur le canapé.
— Merit.
Voulant jouer la sécurité, j’optai pour l’honorifique.
— Sire.
Il arqua un sourcil.
—Qu’as-tu à dire pour ta défense ?
J’ouvris la bouche puis la refermai, m’efforçant en vain de deviner ce que j’avais bien pu faire.
— Je crois que je vais vous laisser l’honneur de prendre la parole en premier.
Deux grognements s’élevèrent du canapé.
Ethan planta ses mains sur ses hanches, écartant les pans de sa veste dans le mouvement.
— Tu es allée voir le Médiateur.
— Je suis allée voir mon grand-père.
— Je t’ai mise en garde hier, concernant ton rôle, ta place, et je pensais que tu avais convenu de ne pas défier mon autorité.
Accepter d’espionner ma Maison, de la trahir, constitue clairement un défi à l’autorité.
Il baissa les yeux sur moi. Un moment passa, le temps que je comprenne de quoi j’étais accusée.
Il dilata les narines.
— J’attends, Merit.
Le ton de sa voix était condescendant. Profondément agaçant.
Et d’après ce que j’avais vu jusque-là, typique de Sullivan.
J’essayai d’être la plus adulte des deux.
— Je n’ai pas accepté d’espionner qui que ce soit, et ce sous-entendu me déplaît. Il se peut que vous ne m’aimiez pas, Sullivan, mais je ne suis pas une traîtresse. Je n’ai rien fait qui justifie une telle accusation.
Cette fois, il cligna des yeux.
— Mais tu admets t’être rendue à l’Agence de médiation ?
— Mon grand-père, commençai-je avec précaution en maîtrisant ma voix pour éviter de me mettre à lui crier après, m’a emmenée à son bureau pour rencontrer son équipe, et pour me parler des autres créatures surnaturelles de Chicago. Je n’ai accepté ni d’espionner ni de trahir qui que ce soit. Et comment le pourrais-je ? Je ne suis vampire que depuis trois j ours et je dois bien admettre que j ’ ignore encore pas mal de choses.
Amber émit un soupir dédaigneux.
—Elle a raison, Sire.
Il ne me quittait pas des yeux. Le regard dura un long moment avant qu’il parle de nouveau.
— Tu ne nies pas t’être rendue au bureau du Médiateur ?
Je m’efforçai de comprendre en vain la logique sous-jacente à ces questions.
—Sullivan, il va falloir que vous m’éclairiez un peu, là, parce que, contrairement à l’information qu’on vous a fournie, je ne suis rien convenu du tout avec l’Agence de médiation. J’y suis allée pour rendre visite et en apprendre un peu plus, pas pour accepter une mission. Personne ne m’a demandé d’espionner, de transmettre des messages ou de faire des rapports, rien de tout cela. (Je plissai les paupières et croisai les bras.) Et je ne vois pas ce qu’il y a de mal à rendre visite à mon grand-père dans son bureau.
—Ce qu’il y a de mal, dit Ethan, c’est que le bureau de ton grand-père essaie de mettre la mort de Jennifer Porter sur le dos de ma Maison.
—C’est la police de Chicago qui essaie de vous faire porter le chapeau, le repris-je. D’après ce que j’ai entendu, mon grand-père et son équipe pensent que vous êtes innocents. Mais vous savez qu’il y avait un médaillon Cadogan sur les lieux du crime.
En supposant que l’équipe des techniciens scientifiques n’ait pas planté cet indice à dessein, ce médaillon provient bien de votre Maison. Cadogan est impliquée, peu importe ce que fait mon grand-père, et que vous l’appréciiez ou pas.
— Personne dans ma Maison ne ferait ça.
— Je ne parle pas forcément du meurtre, admis-je. Mais à moins que vous ne distribuiez ces médailles comme des petits pains, quelqu’un de votre Maison est impliqué là-dedans. Au minimum, quelqu’un a laissé entrer la personne qui a volé le pendentif.
Sa réaction me surprit.
Je m’attendais à une nouvelle diatribe explosive au sujet de la loyauté des vampires de Cadogan. Je ne m’attendais pas à son silence ni à ce qu’il se dirige vers la causeuse et s’asseye, les coudes sur les genoux, les mains jointes. Je ne m’attendais pas à ce qu’il se passe les doigts dans les cheveux avant de se prendre la tête entre les mains.
C’est pourtant ce qu’il fit. Ce geste et cette position étaient si humbles, si las et tellement humains que j’éprouvai l’envie soudaine de toucher son épaule pour le réconforter.
C’était un moment de faiblesse, une nouvelle brèche dans les défenses que j’avais essayé d’ériger contre Ethan Sullivan.
Et ce fut ce moment-là entre tous que la faim choisit pour s’éveiller.
La flamme subite qui parcourut mes membres faillit me couper le souffle et je dus m’agripper au dos de la causeuse pour ne pas tomber. Mon estomac se serra, la douleur irradiant par vagues dans mon abdomen. La tête me tourna et, quand je touchai mes dents du bout de ma langue, je sentis le contact aiguisé d’un croc.
Je déglutis instinctivement.
J’avais besoin de sang. Tout de suite.
— Ethan.
Ce fut Luc qui prononça son nom. J’entendis des bruissements derrière moi.
Une main saisit mon bras et je tournai la tête d’un mouvement vif pour voir de qui il s’agissait. Ethan se tenait près de moi, les yeux écarquillés.
—C’est la Première Faim, annonça-t-il.
Mais ces mots n’avaient aucun sens.
Je baissai les yeux sur ses longs doigts posés sur mon bras et je sentis de nouveau l’afflux du feu. Je renversai la tête en arrière, me délectant de la chaleur.
Ça, ça avait un sens. La sensation, le besoin, la soif. Je reportai mon regard sur Ethan et détaillai le triangle de peau qui apparaissait au-dessus du col déboutonné de sa chemise, la colonne de son cou, la ligne marquée de sa mâchoire et les courbes sensuelles de ses lèvres.
Je voulais du sang – le sien.
—Ethan, murmurai-je d’une voix si rauque que je la reconnus à peine.
Il entrouvrit les lèvres et je remarquai l’éclat argenté de ses iris.
Mais celui-là disparut aussitôt, remplacé par un vert cendré. Je me rapprochai de son corps, humectai mes lèvres et, sans penser aux conséquences de cet acte ni à ce qu’il impliquait, je les posai contre sa gorge. Il sentait si bon, une odeur propre de savon. Tout en lui était viril. Il était d’un goût exquis. Le goût du pouvoir et de l’homme. Les pointes de ses cheveux caressèrent ma joue tandis que j’embrassais la longue ligne de son cou.
— Ethan, murmurai-je.
Son nom était comme une invitation.
Une promesse.
Il se figea telle une statue quand je déposai un baiser sur sa peau, juste en dessous de son oreille. J’entendais le sang chanter dans les veines qui couraient à quelques millimètres sous mes dents. Puis il soupira, et ce son résonna dans ma tête.
C’était l’aveu d’une passion partagée, d’un désir mutuel.
Les deux autres se mirent à parler. Je ne voulais pas de mots. Je voulais de l’action. De la chaleur. Du mouvement. Je raclai mes dents contre son cou sans entailler sa peau, juste assez pour lui faire comprendre ce que je désirais. De la direction que je prendrais. Son pouls battait vite et je dus me retenir de ne pas le mordre trop rapidement, de ne pas précipiter le plaisir.
Mais quelque chose de froid et d’indésirable pointa sous l’embrasement de l’excitation. Je secouai la tête pour m’en débarrasser.
—Sire, vous ne pouvez pas la nourrir la première fois. Elle a besoin de sang humain ou de Novice. Vous avez trop de pouvoir pour une première consommation. D’ailleurs, elle est déjà bien assez forte.
Ethan gronda mais ne broncha pas. Il resta exactement où il était, sous mes lèvres, en une posture de soumission silencieuse.
Ravie, je glissai mes mains autour de sa taille.
—Lucas, détache-la de lui !
Je sentis une nouvelle fois la pique froide comme une goutte d’eau glacée contre ma peau chauffée à blanc. Un contact irritant. Indésirable. C’était ma conscience qui me suppliait de me réveiller, de me libérer de cette faim à coups d’épaule. Mais le surmoi livrait bataille contre des instincts trop profondément enracinés et une attirance latente mais puissante.
Le ça l’emporta.
Je grondai et passai le bout de ma langue contre son oreille, ne tenant pas compte de mes propres avertissements.
— Ethan.
— Luc, il va falloir que… Je n’ai pas…
Il grogna d’impuissance lorsque je dessinai une ligne de baisers le long de son cou. Mon Dieu, quel son ! Si rauque qu’il en devenait palpable.
— Je n’ai pas pris de sang depuis deux jours. Merit, il faut que tu arrêtes.
Étant donné qu’il se pressait contre mon corps en prononçant ces paroles, elles manquaient de conviction.
Une main se referma sur mon bras. Très lentement, sans bouger la tête, je jetai un regard en coin, pour découvrir des doigts aux ongles vernis couleur corail s’enfoncer dans mon biceps. Ce contact suffit à me distraire, à me faire comprendre, mes lèvres toujours posées sur le cou d’Ethan, que j’étais en train d’agir précisément selon les principes du Canon. Malgré ses protestations, j’avais insisté et je me préparais à le mordre. Je m’apprêtais à lui arracher ses vêtements et le mettre à terre.
J’étais sur le point de servir mon Seigneur, de bien des façons.
Cette idée me fit réagir, m’aida à repousser la faim et le désir d’une main froide, et à reprendre pied au pays de la pensée rationnelle et des choix avisés.
Rassemblant toutes mes forces, j’inspirai et m’écartai de lui… et d’elle. J’avais besoin d’espace pour reprendre le contrôle de mon corps. Je me courbai, les mains sur les genoux, et luttai pour reprendre mon souffle. La faim me laissa en sueur alors que je ne portais qu’un mince tee-shirt et un jean. Mes bras se couvrirent de chair de poule tandis que mon corps se refroidissait. Je ressentais toujours la faim, comme une tigresse en cage qui rôdait dans mon corps, affamée, et n’attendait que l’occasion de réapparaître. Je savais que le contrôle dont je faisais preuve était temporaire. Illusoire.
Mais dans un nouveau moi profond, je prenais grand plaisir à cette expérience. La tigresse allait et venait, électrisée par l’attente. Son heure viendrait.
Elle boirait.
— Le sang ? demanda Luc.
— Dans la cuisine, répondit Ethan d’une voix rauque. Ils ont livré des poches. Amber, accompagne-le. Laisse- nous une minute.
— Elle sait se contrôler. Pas mal pour une vampire de soixante-douze heures, fit remarquer Luc. Elle a maîtrisé la faim.
—Si j’ai besoin de commentaires, je te le ferai savoir, coupa Ethan. (Sa voix était ferme, de toute évidence troublée.) Allez à la cuisine tous les deux et préparez le sang, s’il vous plaît.
Quand nous fûmes seuls, une fois que ma respiration se fut calmée, je me redressai et osai affronter son regard. Je m’attendais à une réaction sarcastique, mais il se contenta de me dévisager avec une expression soigneusement neutre.
— Ce n’est pas grave, dit-il d’un ton sec. Il fallait s’y attendre.
—Moi, je ne m’y attendais pas.
Ethan tira sur son col de chemise puis lissa les revers de sa veste. Il éprouve le besoin de recouvrer son sang-froid, pensai-je, peut-être parce que lui aussi avait désiré quelque chose de moi. L’éclat argenté de ses yeux le prouvait, même s’il s’en défendait.
— La Première Faim peut se manifester subitement, dit Ethan.
Nul besoin de s’excuser.
J’arquai un sourcil.
— Je ne comptais pas-m’excuser. Il ne serait pas question de soif si vous ne m’aviez pas transformée.
— N’oublie pas quelle est ta place, Initiée.
— Je ne risque pas, vous me le rappelez sans cesse.
— Il le faut bien, dit Ethan en s’approchant de moi de sorte que ses mocassins de luxe touchèrent presque mes baskets. Tu m’as promis de te montrer docile. Je croyais que tu en avais fini avec ton comportement rebelle. Tu étais d’accord pour ne plus me défier. Et pourtant tu es sur le point de faire écrouler les murs de la Maison Cadogan sur nous.
—Maître ou pas, dis-je en lui adressant un regard furieux, retirez ce que vous venez de dire ou je vous défie de nouveau.
(J’avais été assez souvent trahie dans ma vie pour connaître la valeur de l’honneur et de l’honnêteté et pour vivre selon ces principes.) Je ne vous ai donné aucune raison de douter de ma loyauté, ce qui est énorme en soi, étant donné la manière dont vous m’avez transformée.
Ses narines se dilatèrent mais il ne nia pas.
— Merit, je te préviens, si tu soutiens l’administration de Tate contre ma Maison…
Je le dévisageai d’un air neutre.
— Tate ? Le maire ? Je ne sais pas même pas ce que cela veut dire, « soutenir son administration ». Pourquoi est-ce que je ferais ça ?
—L’ Agence de médiation est une création du maire.
Je ne comprenais toujours pas.
—D’accord. Mais pourquoi est-ce que le maire se préoccuperait de ce que je fais ? Pourquoi s’intéresserait-il au fait qu’un de ses employés amène sa petite-fille au bureau ?
—Parce que, même si tu es brouillée avec lui, ton père n’en reste pas moins Joshua Merit et tu es toujours sa fille. Pour couronner le tout, tu es la petite-fille d’un des hommes les plus influents de cette ville. Et au cas où nous aurions besoin d’arguments supplémentaires, tu es clairement plus forte que la moyenne des vampires. (Il agita la main en direction de la cuisine.) Même eux le reconnaissent.
Ethan enfonça les mains dans ses poches et recula, se tournant pour examiner une rangée de livres sur une étagère près de la porte d’entrée.
— Tate n’est pas digne de confiance, dit-il. Il sait que nous existons, il l’a toujours su, et même si la nomination de ton grand-père semble bien intentionnée, Tate est un cachottier.
Nous savons qu’il a connaissance de l’existence des Solitaires mais il n’a pas communiqué cette information au public. Ce qui soulève plusieurs questions : essaie-t-il de ne pas semer la panique dans la population, ou bien cette information est-elle un argument de négociation qu’il utilisera contre nous plus tard ? Et il ne souhaite pas parler aux Maîtres des Maisons.
Non, il communique par l’intermédiaire du Médiateur. (Il se retourna.) Même s’il est bien intentionné, ton grand-père travaille quand même pour Tate, et Tate contrôle le budget et les décisions politiques de l’Agence. Autant dire que c’est lui qui tire les ficelles.
— Mon grand-père est un homme intègre.
Ethan s’écarta de la bibliothèque, les bras croisés, et me dévisagea. Son front se creusa d’une ride.
— Réfléchis, Merit. Les vampires ont annoncé leur existence ici, à Chicago. Nous sommes les premières Maisons des États-Unis à l’avoir fait. Tate est donc le premier maire dans cette situation.
C’est le premier à avoir mis en place une politique intégrant les créatures surnaturelles, le premier à passer des alliances avec les Maisons et à maintenir la sécurité. C’est le genre de position qui confère un certain pouvoir. Mais quoi qu’il ait prévu – et tu peux me croire, cet homme a des projets, probablement depuis qu’il sait que nous existons –, il n’est pas franc. Je ne peux permettre que tu fasses partie de ses plans ou que ma Maison soit prise dans ces remous. Aussi, tant que tu n’auras pas appris à te comporter de manière appropriée, à faire preuve de discrétion quand il s’agit de parler de nos intérêts, tu resteras à l’écart de l’Agence de médiation.
Je n’avais pas l’intention d’obéir à cet ordre et il le savait probablement, mais je ne voyais aucun intérêt à réfuter cet argument.
—Comment savez-vous que je me suis rendue à son bureau ?
— J’ai mes sources.
Je n’en doutais pas. Mais même si je m’interrogeais sur l’identité de la personne qui l’avait renseigné – Catcher, Jeff, le vampire infiltré qui travaillait pour le Médiateur ou quelqu’un d’autre dont la mission était de me surveiller-, je ne lui posai pas la question. Il ne m’en dirait rien de toute façon.
Mais quelqu’un l’avait informé de mes activités, quelqu’un qui n’avait pu s’approcher suffisamment pour distinguer les raisons de ma présence là-bas. Ça valait le coup de transmettre cette info.
— Juste un conseil, dis-je. Votre source ne se trouvait pas à l’intérieur du bâtiment. Si elle s’y était trouvée, elle aurait su pour quelle raison je me trouvais là-bas et ce dont nous avons parlé. Et plus important encore, ce dont nous n’avons pas parlé.
Cette personne s’est contentée de faire des suppositions et elle est parvenue à faire passer ses déductions pour des faits. On se joue de vous, Sullivan, ou du moins votre indic essaie de gonfler le peu d’informations qu’il vous fournit pour se faire bien voir.
Ethan resta silencieux un moment. Il se contenta de me regarder comme s’il me voyait pour la première fois, comme s’il prenait subitement conscience que j’étais plus que sa dernière subalterne rebelle, plus que la fille d’un nabab de la finance.
— C’est une analyse intéressante.
Je haussai les épaules.
— J’étais dans la pièce. Je sais ce qui s’est passé. Il ou elle l’ignore. Et pour en revenir au sujet de notre conversation, c’est mon grand-père. A part Mallory, il est tout ce que j’ai, tout ce qu’il me reste de famille. Et je ne peux pas couper ce lien. Je ne le ferai pas, même si vous considérez cela comme un acte de désobéissance à votre autorité souveraine.
— Tu as d’autres liens, à présent, Initiée. La Maison Cadogan.
Moi. Tu es ma vampire, à présent. Ne l’oublie pas.
Il devait considérer cela comme un compliment, mais le ton de sa voix était encore trop possessif à mon goût.
— Quoi qu’il se soit passé il y a six jours, je n’appartiens à personne d’autre qu’à moi-même, Sullivan, et certainement pas à vous.
— Tu es ce que j’ai fait de toi.
— Je suis assez grande pour me construire toute seule.
Ethan avança d’un pas", puis d’un autre, jusqu’à ce que je recule pour l’éviter et qu’il m’accule contre le mur du salon. Je sentis la surface lisse et froide du plâtre peint dans mon dos.
J’étais coincée.
Il appuya ses mains contre le mur, m’emprisonnant entre ses bras.
— Tu veux être punie, Initiée ?
Je le dévisageai, et le désir s’embrasa dans mon ventre.
— Pas particulièrement.
Menteuse.
Ses yeux sondèrent les miens.
— Alors pourquoi t’entêtes-tu à me provoquer ?
Son regard était trop insistant et je détournai la tête, essayant de ravaler mon excitation, mal à l’aise et consciente que je ne pouvais reporter la responsabilité de mes actes et de mon intérêt sur la vampire qui couvait en moi. Sur la transformation génétique. Elle et moi ne formions qu’une seule personne.
Même esprit, même gènes, même attirance involontaire mais indéniable envers Ethan Sullivan.
Je me saisis de ce faible déni et m’y accrochai comme à un gilet de sauvetage. Je rêvais, en cette seconde, de m’enfuir, de recommencer une nouvelle vie sous un autre nom, dans une nouvelle ville, où je n’aurais pas envie de perdre mes doigts dans ses cheveux et de coller ma bouche à la sienne jusqu’à ce qu’il capitule et me prenne contre le mur blanc et froid, s’introduise en moi pour apaiser ce désir et calmer ce frisson.
— Je ne vous provoquais pas, déclarai-je avec sincérité.
Il resta immobile un instant puis baissa la tête, ses lèvres encore plus proches des miennes.
— Tu avais envie de moi, tout à l’heure.
Cette fois, sa voix était calme. Ses paroles ne véhiculaient pas le défi d’un Maître vampire mais la prière d’un garçon, d’un homme : N’est-ce pas, Merit ? Tu avais bien envie de moi ?
Je m’obligeai à être honnête, mais je ne parvins pas à parler. Je laissai le silence exprimer les mots que je n’arrivais pas à prononcer : J’ai envie de toi. Malgré moi, malgré ce que tu es, j’ai envie de toi.
— Merit ?
— Je ne peux pas.
Il pencha sa tête de sorte que ses lèvres frôlaient les miennes, son souffle sur ma joue.
— Laisse-toi aller.
Je levai les yeux pour rencontrer les siens, qui étaient du vert profond et sombre de la forêt vierge, des monstres anciens et inconnaissables se cachant dans les profondeurs des bois.
— Je ne vous plais même pas.
Il eut un sourire un peu malveillant.
— Il ne semble pas que ça ait grande importance.
Une gifle ne m’aurait pas sortie plus efficacement de la transe où je me trouvais. Je m’extirpai de la prison de ses bras tendus et m’éloignai.
— Je vois.
— Ça ne me réjouit pas non plus.
— Oui, je comprends que vous ne soyez pas attiré par moi, que vous pensiez que je ne suis pas digne de vous, mais merci de me le faire remarquer. Et au cas où vous ne vous en seriez pas rendu compte, ça ne m’amuse pas plus que vous. Je ne veux pas vous apprécier et je ne veux certainement pas être avec quelqu’un que je dégoûte. Je ne veux pas être… désirée à contrecœur.
Il s’avança vers moi avec la grâce d’une panthère. Il était tout aussi dangereux qu’un félin.
— Alors que veux-tu que je te dise ? (Sa voix était grave, sourde de pouvoir.) Que je désirais que tu goûtes mon sang ? Que, même si tu es obstinée, sarcastique, incapable de prendre mon autorité au sérieux, et manifestement irrespectueuse, j’ai envie de toi ? Tu crois que c’est ce que je choisirais ?
On y revenait, à la liste de mes défauts. Les raisons pour lesquelles il n’aurait pas dû se sentir attiré par moi. Les raisons pour lesquelles il détestait l’alchimie qui, contre nos volontés respectives :, brûlait entre nous.
— Je ne veux rien de vous, dis-je d’une voix calme, bizarrement lointaine.
— Menteuse, m’accusa-t-il en posant sa bouche sur la mienne.
Il m’embrassa et le circuit électrique se ferma de nouveau.
Ses lèvres étaient douces et chaudes, elles imploraient une réaction, me défiaient de le rejoindre et de céder, même brièvement, à l’alchimie. Mes membres se relâchèrent, mon corps me mettant au défi de me noyer dans cette sensation, de m’en délecter. Mais j’avais déjà joué avec le feu quand je lui avais sauté dessus pour – presque – boire le sang de ses veines.
Cela avait suffi. C’était même déjà trop. Je gardai donc mes lèvres closes et tentai de tourner la tête.
— Merit, murmura-t-il. Détends-toi.
Il glissa les doigts le long de ma mâchoire avant de les nouer dans mes cheveux, et me releva le menton de ses pouces. Il s’approcha encore, nos corps se frôlaient.
Puis il m’embrassa de nouveau, me caressant les joues tandis que ses lèvres exploraient les miennes. Son baiser n’était pas impérieux mais tendre, apaisant. Quand sa langue se glissa entre mes lèvres et effleura la mienne, le frisson électrique remonta le long de ma colonne vertébrale et je cédai.
Hésitante au début – et me promettant qu’après cela je ne le toucherais plus jamais –, je lui rendis son baiser. Je l’embrassai et accueillis la langue qu’il m’offrait, répondant à ses mordillements et ses morsures avec la même fougue.
J’étais incapable de m’en empêcher. Je ne pouvais pas ne pas l’embrasser. Il sentait tellement bon et son baiser était si délicieux. C’était le paradis, un phare lumineux dans les ténèbres surnaturelles qui m’entouraient. Mais la magie n’avait rien à voir avec ça. C’était plus élémentaire, beaucoup plus puissant. C’était de l’envie, du désir à l’état brut.
Mais je ne pouvais me permettre de vouloir à ce point quelqu’un qui ne me désirait pas. Pas vraiment.
Je posai donc une main sur son torse, et sentis le battement sourd de son cœur sous le fin coton de sa chemise avant de le repousser.
— Arrête.
Il recula de deux pas hésitants. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait alors qu’il haletait.
—C’était une erreur, dis-je. Cela n’aurait pas dû se produire.
Il s’humecta les lèvres puis se passa la main sur la mâchoire.
—Non ?
— Non.
Silence, puis :
— Je pourrais t’offrir davantage.
Je clignai des yeux avant d’affronter son regard.
—Quoi ?
— Le pouvoir, le prestige, les récompenses. Il te suffit de n’être disponible que pour moi.
Mes lèvres s’entrouvrirent, les mots me faisant momentanément défaut. Le choc était tellement écrasant.
— Tu es en train de me proposer de devenir ta maîtresse ?
Il marqua une pause et j’eus l’impression qu’il se demandait lui aussi si c’était bien ce qu’il venait de suggérer. Il soupesait probablement les avantages et les inconvénients, et décidait si le fait de satisfaire son excitation valait réellement tous les problèmes que je pouvais provoquer. Un rougissement teinta ses pommettes sculptées.
— Oui.
—Oh, mon Dieu.
Je baissai les yeux, une main sur mon ventre, me demandant comment cette nuit avait bien pu devenir tout à coup si étrange.
—Oh, mon Dieu.
— Est-ce que ça veut dire oui ?
Je relevai la tête et décelai un éclair de panique sur son visage.
—Non, Ethan. Mon Dieu, surtout pas.
Ses yeux s’embrasèrent et je me demandai aussitôt s’il avait déjà essuyé un refus, si une femme au cours de ces quatre cents années d’existence avait déjà rejeté la chance de pouvoir le servir.
— Tu comprends ce que je t’offre ?
— Tu comprends que nous ne sommes plus en 1815 ?
—Il n’est pas inhabituel pour un Maître d’avoir une consorte.
—Oui, dis-je, et ta consorte actuelle se trouve en ce moment dans ma cuisine. Si tu as besoin de… te soulager, tu n’as qu’à lui en parler.
Le choc – le choc absolu de son offre – commençait à s’atténuer, remplacé par une légère douleur et l’indignation de savoir qu’il ne m’aimait pas assez pour me proposer autre chose, et qu’il avait pu croire que je serais flattée par le peu qu’il avait à m’offrir.
— J’ai du mal à l’admettre mais Amber n’est pas toi.
— Je ne sais même pas ce que tu entends par là. Est-ce que je devrais… Quoi ? être flattée que, malgré le fait que tu ne m’apprécies pas plus que ça, tu es prêt à la sacrifier juste pour me mettre dans ton lit ?
Ses narines se dilatèrent et une minuscule ride apparut entre ses sourcils.
—Quelle vulgarité.
—Pardon ? C’est moi qui suis vulgaire ? (Le murmure qui m’échappa était féroce.) Tu viens juste de me proposer d’être ta pute.
Il fit un pas vers moi, la mâchoire crispée, les muscles tremblants.
—Être la consorte d’un Maître vampire est un honneur, Initiée, pas une insulte.
—C’en est une pour moi. Je ne serai pas ton objet sexuel, ni celui de qui que ce soit d’autre. Quand ça… m’arrivera, quand je rencontrerai quelqu’un, je veux une relation fondée sur le respect et l’amour. Tu ne me fais pas assez confiance pour le premier et je ne suis même pas certaine que tu sois capable du second.
Il tressaillit. Je regrettai aussitôt mes propos.
J’inspirai profondément et mis un peu de distance entre nous en me dirigeant vers le canapé.
Il se passa un bon moment avant que j’ose affronter de nouveau son regard.
— Je suis désolée. C’était vraiment horrible de ma part de te dire ça. C’est juste que je vis dans une époque différente, poursuivis-je. Avec des attentes différentes. Je ne suis pas faite pour servir quelqu’un sans discernement, sans réfléchir par moi-même. S’il n’y a qu’une chose dont je peux être reconnaissante envers mon père, c’est de m’avoir toujours appris à être indépendante. A trouver ma propre voie. Même si, la plupart du temps, il pensait que la voie que je choisissais n’était pas la bonne.
» J’essaie d’être moi-même, Ethan. Je m’efforce de garder ma personnalité au milieu de tout ce chaos. (Je fis un geste vague de la main.) Je ne peux pas être ce genre de fille-là.
Il y avait davantage dans cette déclaration qu’une simple réponse à son offre, à sa proposition d’être sa maîtresse. Je n’étais pas certaine de pouvoir jamais être ce qu’il voulait. Une vampire obéissante, le parfait petit soldat dans l’armée Cadogan.
Le visage d’Ethan, déjà fermé, se fit complètement inexpressif.
Son regard devint vide.
— Alors nous en avons fini. Je t’ai expliqué la situation. Que tu le veuilles ou non, nous ne sommes pas humains. Tu n’es pas humaine. Plus maintenant. Nos règles sont différentes de celles auxquelles tu étais habituée, mais ce sont les règles. Tu peux les dénigrer, les nier, mais elles existent. (Une étincelle de pouvoir traversa ses yeux durs.) Et si tu désobéis, si tu te rebelles, c’est moi que tu défies.
— Je ne me rebelle pas, dis-je aussi calmement que possible, bien consciente des limites que j’avais déjà dépassées – que nous avions tous les deux dépassées – au cours de la soirée. Je n’essaie pas non plus d’usurper ton autorité. J’essaie juste… de l’éviter.
Ethan tira sur les manchettes de sa chemise.
—Si nous avons des règles, ce n’est pas pour rien, Merit. Et ce n’est pas pour rien que nous sommes organisés en Maisons, que tu trouves, ou non, du mérite à cette idée. Que ça te plaise ou non, tu es mon sujet. Si tu renies ta Maison, tu en subiras les conséquences. Tu seras jugée comme une exclue. Une Solitaire.
Tu seras rejetée par tous les vampires, ignorée et ridiculisée parce que tu auras choisi de ne pas me faire confiance. Tu n’auras plus accès aux Maisons, à leurs membres, ni à moi.
—Il doit bien exister un juste milieu entre soumission et anarchie.
Ethan leva les yeux au plafond puis ferma les paupières.
—Pourquoi t’obstines-tu à parler de soumission ? Tu as vu les vampires de ma Maison. Tu as vu la Maison elle- même. Était-ce un donjon ? Avaient-ils l’air malheureux ? Quand tu m’as défié, ai-je été injuste envers toi ? T’ai-je traitée cruellement, ou bien t’ai-je donné une réelle chance de prouver ce dont tu étais capable ? Tu es plus intelligente que ça.
Il avait raison, bien entendu. Les vampires de sa Maison le respectaient clairement et semblaient, du moins à mes yeux, heureux de reconnaître en lui leur chef. Mais ça ne voulait pas dire que j’étais capable de lui faire confiance aveuglément, ni à aucun d’entre eux. Ma foi n’allait pas jusque-là.
Nous restâmes silencieux un moment, puis Ethan émit un grognement frustré et appela Amber et Luc. Quand les deux vampires traversèrent le salon, Amber me dévisagea d’un air à la fois entendu et victorieux. Elle savait. Elle avait probablement entendu ce qu’il m’avait proposé et que j’avais refusé. Mais je ne m’étais pas simplement retirée de la course : j’avais renforcé sa position à elle. Elle m’adressa un clin d’œil enjoué et je fus prise d’une jalousie soudaine et inattendue. Je ne voulais pas qu’il pose les mains sur elle. Je ne voulais pas qu’elle le touche. Mais j’avais eu l’occasion de prendre sa place et j’avais refusé. J’avais pris ma décision. Aussi, je ne tins pas compte de mon agacement et détournai les yeux.
— Allons-y, dit Ethan.
Luc m’adressa un signe de tête.
— Il y a du sang sur le comptoir. Il est réchauffé et prêt à boire.
Ethan se tourna vers la porte sans un regard dans ma direction, et je sentis tout le poids de sa déception. C’était illogique mais je voulais qu’il soit fier de moi, fier de ma combativité et de ma force. Je ne voulais pas qu’il soit déçu parce que je ne me comportais pas comme un vampire de base. D’un autre côté, je n’avais pas à m’excuser de ne pas avoir sauté tout droit dans le lit du chef de la Maison.
Luc et Amber sortirent les premiers. Deux voitures étaient garées le long du trottoir : une Mercedes décapotable noire que je supposais être celle d’Ethan et un gros 4x4, noir également.
Luc et Amber se dirigèrent vers ce dernier. Son escorte de sécurité, sans doute.
Ethan se tourna sur la première marche pour me jeter un regard soigneusement vidé de toute expression.
— Je t’aurais demandé si je l’avais pu, Merit. Je t’aurais demandé ton consentement et je t’aurais laissé décider. Mais je ne l’ai pas fait parce que cela serait revenu à te laisser mourir.
Tu n’avais pas le temps de réfléchir aux mérites de l’affiliation.
J’aurais préféré qu’il en soit autrement, Merit. Au moins, ton choix serait déjà fait et cette question serait réglée.
Après un silence, il poursuivit d’une voix soudain lasse.
— Le temps passe. Il te reste quatre jours avant la Recommandation, avant ton initiation officielle dans la Maison.
Tu vas devoir prendre position, Merit. D’une manière ou d’une autre, tu décideras si tu veux accepter la vie qui t’a été donnée et en tirer le meilleur parti, ou t’enfuir et vivre en marge de notre société, résister à l’humiliation d’être rejetée par la Maison, par tous ceux qui te ressemblent. Par tous ceux qui comprennent ce que tu es. Qui tu es. Combien tu as soif. (Son regard s’intensifia.) Qui comprennent ton désir. Et cette décision, quelle qu’elle soit, te revient.
Sur ces mots, il descendit les marches en trottant.
Je le suivis à l’extérieur et, flanquée par les deux gardes à ma porte, je l’appelai depuis le perron. Il se retourna.
— Le… la faim. Ce sera toujours comme ça ?
Il m’adressa un sourire contrit.
— C’est comme le fait d’être une vampire Cadogan, Merit. Ta faim sera ce que tu en feras.
Je devais bien reconnaître qu’il avait raison sur un point : le temps était venu pour moi de prendre une décision. De choisir soit d’embrasser la vie qu’il m’avait donnée, telle qu’elle était, soit de fuir Ethan, la Maison et la communauté des vampires.
Mais une éternité à regarder le monde – mes amis – changer autour de moi alors que je resterais la même, voir Mallory et mon grand-père vieillir alors que j’aurais vingt-sept ans pour toujours, cela promettait d’être déjà bien assez solitaire. A quel genre de vie allais-je me destiner si je décidais de rejeter également la Maison, de faire semblant d’être humaine et de survivre à ma famille, sans autres compagnons que des livres sentant le moisi et des poches en plastique remplies de sang ?
Pourtant, je n’étais pas prête à franchir le pas. Pas encore. Il me restait des détails à régler. Un détail majeur, en fait. Et c’est ce qui me poussa à prendre ma voiture à 4 heures du matin et à quitter la tanière de Wicker Park pour le quartier des vampires.
Cette fois, je ne me rendis pas à la Maison. J’allai à l’université, avec un but bien précis. Arrivée là-bas, je ne tins pas compte des interdictions de stationner et me garai sur le premier emplacement vide que je trouvai. Je descendis de voiture, la verrouillai et me dirigeai vers la pelouse du campus, une besace vide en bandoulière.
Une main sur le cou, je contemplai l’étendue de gazon, les trottoirs et les arbres. J’avais toujours aimé ce lieu et avais plus d’une fois marqué une pause afin de savourer le parfum de l’herbe et le bleu du ciel avant de me rendre au bâtiment Walker, qui accueillait le département de littérature. Je me dirigeai vers l’endroit où j’avais été agressée, m’accroupis là où mon sang avait coulé, et touchai l’herbe. Il n’y avait plus rien, pas de sang, pas d’herbe piétinée, aucun signe que ces quelques mètres carrés de pelouse avaient été témoins d’une mort et d’une renaissance. De ma présence. De celle d’Ethan.
Les larmes que je pensais avoir fini de verser se mirent de nouveau à couler. Je me laissai tomber à genoux, enfonçai mes doigts dans le tapis d’herbe en regrettant que les choses n’aient pas tourné autrement. Je déplorai ma décision malheureuse de sortir de la maison ce soir-là. Je sanglotais là, à genoux, submergée par la frustration et le regret.
Quelqu’un éclata de rire de l’autre côté de la pelouse. J’essuyai mes larmes et relevai la tête. Un couple d’étudiants passa main dans la main sur le trottoir avant de disparaître entre les bâtiments. Puis le silence retomba. La plupart des fenêtres étaient obscures, aucune brise ne remuait les arbres qui parsemaient le campus.
Je fermai les yeux. Inspirai. Expirai. Ouvris de nouveau les paupières. Malgré la chape de chagrin qui pesait sur mes épaules, c’était une belle nuit. Une nuit parmi une éternité d’autres que j’aurais l’occasion de vivre. Mais, pour cela, j’allais devoir trouver un moyen de faire le deuil de vies qui étaient vouées à s’éteindre, alors que la mienne continuerait. Un moyen d’assumer mes obligations envers Cadogan.
D’accepter Ethan.
J’allais devoir trouver comment soutenir Mallory et préserver ma relation avec mon grand-père malgré notre position. J’allais devoir apprendre à différencier les bons des méchants dans cet étrange et nouveau monde où j’étais tombée.
Plus important encore, j’allais devoir découvrir si je faisais partie des bons. Et Ethan, des méchants.
J’avais conscience de ce que je devais entreprendre pour y parvenir. Je devais faire un choix. J’avais été transformée en vampire sans mon consentement – j’avais subi cela comme une agression. La seule option qui me restait, si je voulais avancer et m’approprier cette nouvelle vie, serait de prendre cette décision en toute connaissance de cause, pour le meilleur et pour le pire.
Vivre ou ne pas vivre en tant que vampire reconnue.
Ce choix m’appartenait. Je pouvais reprendre mon existence en main, sans plus attendre.
— Ce sera donc vampire, murmurai-je.
Ça n’était pas grand-chose mais cela suffit à me donner la force de me relever dans la nuit, au beau milieu du campus.
Et cette fois, je me relevai selon mes propres termes.
Ma décision prise, je repassai ma besace en bandoulière et me dirigeai vers le bâtiment Walker, plongé dans le noir. Je sortis ma clé, ouvris la porte et montai l’escalier.
Chaque doctorant possédait une boîte aux lettres. J’utilisai la mienne comme une sorte d’album où j’accumulais les vestiges de mon temps passé à Chicago. La souche d’un ticket pour une projection de nuit du Rocky Horror Picture Show à laquelle j’avais assisté avec d’autres chargés de TD. Un billet pour un match de basket que nous avions joué contre l’université de New York, où j’avais passé ma licence.
J’ouvris ma sacoche et la remplis de divers papiers et bricoles.
Des souvenirs palpables. Des preuves que j’avais été humaine.
Il y avait aussi un ajout à ma collection : une enveloppe rose, cachetée mais pas adressée. Je reposai ma besace par terre et glissai mon pouce sous le rabat.
L’enveloppe contenait une carte rose festonnée sur laquelle un message à paillettes souhaitait à une fillette un joyeux sixième anniversaire. Je souris et l’ouvris, découvrant, à côté d’une licorne tout aussi scintillante, les signatures d’une bonne partie des étudiants du département, presque toutes accompagnées de formules de vœux bourrées de jeux de mots concernant ma nouvelle vie de bestiole à crocs.
Ce n’est qu’en lisant cette carte que je me rendis compte à quel point j’avais eu besoin de quelque chose comme ça : un lien entre mon ancienne vie et la nouvelle. J’avais besoin qu’ils sachent pourquoi j’avais disparu, pourquoi j’avais cessé de venir en cours. C’était une sorte de deuil. Cela n’excusait en rien le fait que je n’avais appelé aucun de mes amis du département, ni mon tuteur, ni mon jury de thèse. Dieu seul savait quand j’en aurais la force.
Mais c’était déjà quelque chose.
Pour cette nuit-là, ça suffisait.
J’attrapai mon sac, laissai ma clé dans la boîte aux lettres et quittai le campus.
De retour à la maison, je trouvai, comme promis, un verre de sang refroidi sur le comptoir de la cuisine.
La maison était calme, Mallory dormait toujours. J’étais seule et heureuse qu’elle ne soit pas là pour voir ce que je m’apprêtais à faire.
Je baissai les yeux sur le liquide rouge orangé dans le verre et sentis la faim se réveiller, signalée par un bourdonnement dans mes veines. Mon pouls s’accéléra et je n’avais pas besoin d’un miroir pour savoir que mes yeux étaient devenus argentés.
Pourtant, ça restait du sang. Mon esprit le rejetait alors même que mon corps en crevait d’envie.
La faim l’emporta.
Je refermai la main autour du verre, les doigts tremblants, et le levai, tout en sachant que ce geste marquait véritablement la fin de ma vie d’humaine et le début de mon existence de vampire. Il n’y aurait plus de justifications, plus de rationalisations.
Je portai le verre à mes lèvres.
Je bus.
Il me fallut à peine quelques secondes pour le vider et ce n’était pas encore assez. Je sortis deux autres poches du réfrigérateur, sans me soucier d’en préparer ou d’en réchauffer le contenu. Je les bus en quelques minutes – je n’avais encore jamais consommé autant de liquide en une seule fois –, et m’arrêtai seulement quand je sentis mon pouls ralentir. Trois poches de sang que j’avais ingurgitées comme si j’étais morte de soif et de faim ou comme si je ne m’étais pas sustentée depuis des semaines.
Quand je fus rassasiée, mon regard se posa sur les sacs vides éparpillés par terre. J’étais horrifiée par ce que j’avais fait, par la substance, par le fait que je venais de boire du sang –volontairement, en plus. Je plaquai une main sur ma bouche, me forçant à ne pas vomir, sachant que, si cela arrivait, il ne me resterait plus qu’à boire davantage. Je me laissai glisser par terre, adossée contre l’îlot, et relevai les genoux contre ma poitrine en tentant de respirer calmement. J’obligeai mon cerveau à s’accorder avec mon corps, à accepter ce dont ce dernier avait besoin.
Accepter ce que j’étais.
Une vampire.
Une Initiée Cadogan.
C’est dans cette position – assise sur le sol de la cuisine, des poches de plastique vides à mes pieds – que Mallory me trouva, quelques minutes avant que le soleil se lève. Prête à aller travailler, elle portait un tailleur noir, des talons, de gros bijoux et un sac à main voyant, ses cheveux bleus encadrant son visage.
Son sourire s’effaça. Elle s’accroupit en face de moi.
—Merit ? Tu vas bien ?
— Je viens juste de vider trois poches de sang.
Laissant tomber son sac à ses pieds, Mallory ramassa un sachet de plastique vide du bout des doigts.
— Je vois ça. Comment tu te sens ?
Je gloussai.
—Bien. Je crois.
— Tu viens de glousser ?
Je gloussai de nouveau.
— Non.
Elle écarquilla les yeux.
— Tu es soûle ou quoi ?
—De sang ? Non. (Je balayai cette idée d’un geste de la main.) C’est du petit-lait pour moi.
Mallory ramassa l’autre poche et alla les jeter dans la poubelle.
—Ben voyons.
—Et toi, comment ça va ? Tu te sens d’humeur sorcière ?
Elle sortit une canette de soda du réfrigérateur.
— Je m’adapte. J’imagine que je peux en dire autant te concernant ?
Les sourcils froncés, je me mis à énumérer les événements de la nuit en comptant sur mes doigts.
— Alors, j’ai découvert que mon grand-père me ment depuis quatre ans au sujet de son boulot. J’ai rencontré un sorcier et un métamorphe d’une origine indéterminée, je me suis fait draguer par ledit métamorphe, j’ai découvert que j’ai failli être victime d’un tueur en série, j’ai manqué de me prendre des sortes de boules d’électricité magique en pleine poire, j’ai sauté sur Ethan, embrassé Ethan puis repoussé Ethan et, pour finir, j’ai été menacée par Ethan. (Je haussai les épaules.) Une journée banale, quoi.
Elle resta un moment bouche bée avant de refermer le bec avec un claquement de dents.
— Je ne sais par où commencer. Pourquoi pas par le fait que ton grand-père t’a menti ?
Je me relevai et posai les mains sur le comptoir pour garder l’équilibre. Il fallut un moment avant que ma tête cesse de tourner – les effets secondaires, j’imagine, d’une importante et brutale consommation de sang.
— À boire, s’il te plaît.
Mallory prit un soda dans le réfrigérateur, me le montra et, une fois que j’eus acquiescé, l’ouvrit.
J’en bus une longue gorgée, découvrant à mon grand émerveillement que le jus de raisin sans sucre chassait de son goût frais celui de trois pintes de sang humain. Je remerciai Mallory puis lui parlai de l’Agence de médiation et de ses employés. Je ne lui confiai pas que Catcher avait recommandé que Mallory s’entraîne. Je décidai que le plus simple serait de s’arranger pour les mettre tous les deux dans la même pièce –toute cette beauté et cette obstination – et d’observer le grabuge qui s’ensuivrait.
—Il faut que je m’entraîne, ce soir, lui dis-je. Je retrouve Catcher dans une salle de sport du North Side. Tu veux venir ?
Elle haussa les épaules.
— Pourquoi pas ?
—Est-ce que tu veux qu’on parle ? Je veux dire… tu ne m’en veux pas ?
Mallory sourit d’un air contrit.
—Ça va. Ce n’est pas ta faute si je suis… ce que je suis.
— Je parie que Catcher pourra t’apporter des réponses.
—Ce serait chouette.
Je finis ma canette et la jetai à la poubelle.
— Je dois être à la salle d’entraînement à 20 h 30. Mais d’abord, il faut que je dorme. L’aube approche, tu sais. (Je bâillai.) Tu ne m’as pas demandé ce que ça faisait d’embrasser Ethan.
Elle leva les yeux au ciel.
— Pas besoin de demander. C’est évident que ce type te plaît.
—Ce n’est pas vrai.
Elle m’adressa un regard sceptique, auquel je répondis par un haussement d’épaules. Je n’avais pas l’énergie de débattre de ce sujet avec elle… ce qui aurait requis pas mal de mensonges et une bonne dose de déni.
—Très bien, dit-elle. Je cède parce qu’on a peu de temps que tu es une morte-vivante. C’était bien ?
— Malheureusement, oui.
—De la technique ? du talent ? Et ses mains ?
—Bonnes notes dans toutes les matières. Bien sûr, au bout de quatre cents ans, il a forcément de l’expérience.
— J’imagine le tableau de chasse, convint-elle. Et cela n’aurait aucune importance s’il était incompétent. Rien que de rester tous les deux dans la même pièce, vous mettez le feu aux rideaux. Vu comme c’est chaud entre vous, ce n’est pas étonnant que vous en soyez venus aux mains, ajouta-t-elle. Tu as pu toucher ta cible ?
Je restai muette.
—Merit ?
—Il m’a demandé d’être sa maîtresse.
Elle se contenta de me dévisager, bouche bée.
— Eh ouais.
On resta un moment sans parler puis elle sortit un pot de crème glacée du réfrigérateur. Elle trouva une cuillère, fit sauter le couvercle du pot et me tendit les deux.
—Personne n’a jamais autant mérité ça que toi.
Je n’étais pas certaine que ce soit vrai mais je pris le pot et la cuillère pour me servir une dose de Chunky Monkey.
Mallory s’appuya au comptoir en le tapotant d’un doigt manucuré.
— Tu sais, c’est plutôt flatteur, d’une manière un peu réac.
Même s’il livre une bataille intérieure, il te trouve clairement à son goût.
Je hochai la tête au-dessus d’une cuillère de crème glacée.
—Ouais, mais il ne m’aime pas. Il l’a admis. Il est, comme qui dirait, attiré par accident.
—Et tu as été tentée ?
Je haussai les épaules.
—Ça ne répond pas à ma question, Merit.
Qu’aurais-je pu dire ? Que même au beau milieu de la scène, une minuscule partie de moi, une petite pièce secrète de mon cœur (ou plus précisément de mon bas-ventre) avait désiré dire oui ? et prolonger ce baiser de caresses et de plus encore, plutôt que de passer une journée seule sous les draps froids d’un lit vide ?
—Pas vraiment.
Elle inclina la tête en paraissant considérer ma réponse.
— Je n’arrive pas à savoir si tu mens ou pas.
— Moi non plus, admis-je, la bouche pleine de crème glacée.
Elle se leva, en soupirant et me tapota le dos avant d’attraper son sac à main et de se diriger vers la porte d’entrée.
—Réfléchis-y un peu pendant que tu hibernes. On se voit ce soir.
J’irai m’entraîner avec toi.
— Merci, Mallory. Passe une bonne journée.
—C’est prévu. Dors bien.
Ça n’aurait pas dû m’étonner mais ce ne fut pas le cas.
6
Si tu ne réussis pas du premier
coup, retombe, encore et encore
Il pleuvait quand je me réveillai, le soir du quatrième jour de ma nouvelle vie, bien bordée sous le vieil édredon qui couvrait mon lit. Je m’étirai avant d’écarter le rideau en cuir noir qui préservait mon corps du soleil pendant mon sommeil. La soirée était grise, la fenêtre froide contre la paume de ma main. De lourdes gouttes de pluie printanière cognaient contre la vitre. Il était environ 19 h 30 et la nuit s’étalait devant moi. Je n’avais rien de prévu à part l’entraînement avec Catcher, planifié la veille.
Je m’obligeai à ne plus penser de manière obsessionnelle au baiser. Après tout, j’aurais dû me féliciter de ne pas avoir été faible au point d’accepter la proposition d’Ethan. J’étais toujours Merit, l’amie de Mallory et la petite-fille de mon grand-père. Je remisai l’idée derrière moi et me concentrai sur la nuit qui m’attendait.
Je n’étais pas certaine de la tenue appropriée pour ma première séance d’entraînement en tant qu’Initiée de la Maison Cadogan, surtout étant donné la météo. J’optai donc pour un pantalon de yoga, un tee-shirt, des chaussures de course et une veste en polaire pour parer à la fraîcheur. Quand nous nous retrouvâmes dans le salon, Mallory avait troqué son tailleur contre un jean et un tee-shirt. Elle passa son bras dans le mien et on sortit sur le perron, adressant un signe de tête aux gardes avant de filer vers le garage.
Mallory ouvrit la porte et on pénétra à l’intérieur.
— Tu es prête pour ta grande aventure de vampire ?
— Tu es prête à découvrir qui tu es ? répliquai-je.
—Honnêtement. Je ne suis pas encore sûre d’avoir envie de savoir.
J’approuvai par un grognement, déverrouillai la portière de la voiture et me glissai derrière le volant. Mallory me rejoignit quand j’eus ouvert de son côté. La voiture démarra du premier coup – ce qui n’était pas toujours garanti avec un véhicule presque plus vieux que moi – et je sortis avec précaution en marche arrière jusque dans la rue.
—Franchement, tu y crois, toi ? Qu’on se retrouve fourrées dans cette histoire, je veux dire ? demanda-t-elle. Il n’y a même pas un an, personne ne savait que les vampires existaient. Et nous voilà aujourd’hui au milieu de tout ça. Et ce Catcher, il est quoi ?
— Il a dit qu’il était un sorcier de quatrième niveau jusqu’à ce qu’on le vire de l’Ordre. Je ne sais pas ce que…
—C’est l’instance qui gouverne les sorciers, intervint Mallory.
Je lui glissai un rapide coup d’œil.
—Et comment sais-tu ça ?
— J’ai bossé mon sujet, passé quelques coups de fil.
— Je vois. Et un sorcier de quatrième niveau ? Qu’est-ce que c’est exactement ?
— Le haut de gamme.
Pas vraiment étonnant vu la démonstration de feux d’artifice que Catcher m’avait faite la veille. Un peu effrayant mais pas étonnant.
—Pas mal.
Une fois dans le quartier des entrepôts, je trouvai une place de stationnement devant le bâtiment en briques dont Catcher m’avait donné l’adresse. L’édifice à trois étages était couronné de fenêtres carrées disposées à intervalles réguliers, tel un diadème de verre. Une imposante porte rouge s’ouvrait au centre de la façade. On dut esquiver les gouttes de pluie pour l’atteindre avant de pénétrer dans un atrium duquel on voyait toute la hauteur du bâtiment. Derrière un bureau d’accueil déserté en forme de demi-lune, l’espace était divisé par un long couloir en son centre.
N’ayant pas d’autres informations que l’heure et l’adresse, je regardai Mallory avec un haussement d’épaules et on avança dans le couloir. Les murs comportaient plusieurs portes mais rien n’indiquait la présence de notre sorcier ou d’une salle de sport. Plutôt que d’essayer chaque porte, ce qui nous aurait un peu trop fait penser à Alice au pays des merveilles, on décida d’attendre en espérant que quelqu’un finirait par venir nous chercher. Et on prit les paris pour savoir de quel côté on viendrait.
—Gauche ? proposai-je.
Mallory secoua la tête.
—Droite. La perdante paie le dîner.
— D’accord, dis-je quelques secondes trop tôt.
Mallory l’emporta : une porte s’ouvrit sur la droite et Jeff passa la tête dans le couloir. Il me sourit, me fit un signe de la main et écarquilla les yeux quand il vit mon amie.
—Tu as apporté la magie, dit-il d’une voix un peu rêveuse avant de nous inviter à entrer.
Mallory marmonna quelques reparties acerbes concernant la
« magie » mais on le suivit docilement.
La pièce était immense. Les murs étaient en béton et le sol était recouvert de tapis de gymnastique bleus. Des sacs de frappe de différentes tailles étaient suspendus dans un coin. Le contraste entre cette pièce – stérile, équipée pour l’exercice de précision –et la salle d’entraînement de la Maison Cadogan – cérémoniale, conçue pour la parade – était flagrant. Cet endroit manquait de gravité mais également d’ego. Là-bas, on crânait. Ici, on suait.
On se préparait. La musique, cependant, était étrangement douce. You Talk Too Much de John Lee Hooker.
— Moi, c’est Jeff, dit-il en tendant la main à Mallory qui la serra.
— Mallory Carmichael.
— Je suis un métamorphe. Et vous avez la magie.
—C’est ce qu’on m’a dit, répondit-elle sèchement.
— As-tu déjà rejoint l’Ordre ?
Elle secoua la tête. Jeff acquiesça.
—Parle avec Catcher. Mais ne te laisse pas embobiner quand il t’expliquera qu’il vaut mieux se syndiquer.
Une porte s’ouvrit alors au fond de la pièce dans un grattement métallique. Catcher en émergea et se dirigea à grands pas vers nous. Il était pieds nus et vêtu d’un jean et d’un tee-shirt sur lequel était inscrit « Les vrais hommes utilisent des clés ». Ça lui allait bien – il était sexy, rude, un peu dangereux. C’était l’apparence d’un homme qui venait juste de sortir du lit en laissant derrière lui une femme comblée.
Je l’observai parcourir la salle des yeux, puis son regard se posa sur Jeff, sur moi puis sur Mallory. Ce fut alors que je perçus le minuscule tressaillement dans son attitude quand il découvrit sa silhouette menue, ses cheveux bleus et son superbe visage. Je me tournai pour découvrir la même expression de choc sur les traits de mon amie. Ils ne se quittaient pas des yeux. La force de leur attirance semblait réchauffer l’air. Je souris.
— Tu es en retard, dit Catcher quand il nous rejoignit, croisant les bras sur le torse.
Jeff, cet amour, défendit mon honneur.
—Elle était à l’heure. Je les ai trouvées dans le couloir à admirer l’architecture.
—Ce bâtiment est superbe, dis-je.
—Merci, répondit Catcher, les yeux toujours rivés sur Mallory.
Je n’ai pas le temps de m’occuper de toi, ce soir.
J’imaginais que les présentations étaient inutiles.
Mallory prit la mouche.
— Je ne me rappelle pas t’avoir demandé de l’aide.
L’air semblait crépiter autour de nous, provoquant une vague de chair de poule sur mes bras. Jeff recula de deux pas. Puisqu’il en savait sans aucun doute plus que moi, je l’imitai.
— Tu n’as pas besoin de demander, dit Catcher. Tu débordes de pouvoir et tu n’as de toute évidence aucune idée de ce que tu pourrais en faire.
Mallory croisa les bras d’un air excédé.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles.
— Je sais que tu es sorcière de quatrième niveau, poursuivit Catcher en la regardant, les paupières mi-closes. Et je sais que tu sais ce que cela signifie. Je sais que tu as passé un coup de fil.
Merit, elle, n’a pas la magie et je dois m’assurer, avant toute chose, qu’elle va pouvoir affronter ce qui l’attend. Alors pas maintenant, d’accord ?
Le regard de Mallory lança des étincelles. Puis elle finit par hocher la tête.
Catcher se tourna vers moi et pinça la manche de ma veste en polaire.
— Ça ne va pas aller. Tu es trop couverte. Tu as besoin de voir ton corps bouger, d’apprendre comment fonctionnent tes muscles. (Il désigna une porte au fond de la salle.) Va dans le vestiaire, il y a de quoi te changer. Et enlève tes chaussures.
—Tu plaisantes ?
— Tu veux que je te fasse un discours ?
Aucune envie, mais j’en avais un peu ma claque de recevoir des ordres de mecs surnaturels avec des problèmes d’ego. Je me contentai donc de marmonner quelques jurons bien sentis en revenant sur mes pas.
Le vestiaire était lumineux, vide et propre mais, comme dans tous les vestiaires, il y planait une odeur omniprésente de sueur et de détergent. Je ramassai une tenue en tissu noir posée sur un banc.
Catcher ne plaisantait pas quand il parlait de voir mes muscles travailler. Ces vêtements étaient à peine plus que des bouts de tissu : une bande de vingt centimètres de large de lycra pour couvrir ma poitrine et un short en lycra qui ne descendrait pas plus bas que le haut de mes cuisses.
On aurait dit une tenue de beach-volley même si, à mon avis, les joueuses portaient plus que ça.
— C’est une blague, marmonnai-je en me déshabillant malgré tout pour enfiler mes deux bouts de tissu.
Cela m’allait bien, du moins pour le peu de peau que ça couvrait. Je pliai et empilai mes vêtements, rangeai mes chaussures sous le banc puis attachai mes cheveux en queue-de-cheval. Un coup d’œil rapide dans le miroir au-dessus d’une rangée de lavabos révéla un corps d’une pâleur de vampire, mais l’effet n’était pas vilain. J’avais toujours été très mince mais mes muscles paraissaient plus dessinés à présent, les gènes de vampire étant visiblement plus efficaces sur mon corps que des kilomètres de jogging. Je soufflai sur les mèches qui me tombaient dans les yeux et me souhaitai bonne chance avant de retourner dans la salle de sport.
Pour ma peine, j’eus droit à des sifflements de la part de Mallory et Jeff qui se sourirent d’un air ravi. Je leur fis une petite révérence puis me dirigeai vers Catcher qui m’attendait debout au centre des tapis de sol, les bras croisés sur la poitrine et l’air mauvais.
— Commence par des pompes, dit-il en désignant le sol. Vas-y.
Je m’installai par terre, bras et jambes tendus et commençai à soulever mon corps. Ce mouvement ne me demanda quasiment aucun effort ; même si je n’aurais pas été capable de faire des pompes indéfiniment, mon torse était nettement plus fort. Je sentais mes muscles se tendre et plier et je savourais la sensation du sang qui courait plus vite dans mes veines. Je vis des pieds se rapprocher puis me tourner autour.
Catcher demanda à Jeff de changer de musique. I ,c nouveau morceau était plus dur, plus fort, plus rythmé.
— La première étape, c’est l’évaluation, expliqua Catcher au-dessus de moi. Les pouvoirs des vampires s’appuient sur le physique : force, vitesse, agilité. La capacité à sauter plus haut que ta proie, à la devancer. Un odorat, une vue et une ouïe améliorés, également, mais ces derniers ont parfois besoin de mûrir avant d’être actifs. Et le plus important, la capacité de guérir de tes blessures, ce qui t’assure que ton corps reste au sommet de sa forme.
D’où la peau intacte de mon cou malgré la morsure.
Alors que je me soulevais et m’abaissais en cadence, Catcher, accroupi devant moi, m’immobilisa au beau milieu d’une pompe en posant un doigt au-dessous de mon menton. Son regard plongé dans le mien, il appela Jeff.
— Jeff ?
— Elle vient juste de finir sa 132 e pompe.
Catcher hocha la tête.
— Tu es plus forte que la moyenne. (Les mains sur les genoux, il se releva.) Et maintenant, des abdos. Allez.
Je pivotai pour me mettre en position et commençai une série.
Qui fut suivie de fentes, de génuflexions, puis de quelques positions de yoga destinées, d’après Catcher, à tester ma souplesse et mon agilité. Tous ces mouvements étaient relativement faciles, mon corps s’adaptant à des positions qui auraient dû m’être impossibles, même lorsque j’étais au mieux de ma forme de danseuse. Mais je pris les postures du danseur, du guerrier, de la roue et du shirshasana en fournissant autant d’efforts que si je m’étais simplement tenue debout. Mes muscles se contractaient pour me maintenir en équilibre, mais la sensation était merveilleuse, comme un étirement langoureux après une longue sieste.
— Je crois qu’on peut d’ores et déjà affirmer que tu as une dominante physique très forte, commenta-t-il.
J’étais alors en équilibre sur la tête et je reposai les pieds au sol pour me relever.
—Ce qui signifie ? demandai-je en resserrant ma queue-de-cheval.
—Ce qui signifie que, si l’on tient uniquement compte de ton évidente force physique, tu te places déjà sur l’échelon le plus élevé. Les vampires sont classés selon trois domaines.
Physique : force, résistance, technique. Psy : toutes les capacités psychiques et mentales. Strat : les considérations de stratégie et d’alliance. Qui sont tes amis, expliqua-t-il. Et au sein de ces catégories, il existe des niveaux. Très fort en haut, très faible en bas, et tout un éventail entre les deux.
Je fronçai les sourcils.
— Donne-moi un point de comparaison. Où se placent les humains ?
— En matière de Psy et Strat, ils sont très faibles, selon les critères des vampires. En matière de force physique, cela peut varier de faible à très faible. Beaucoup de vampires sont à peine plus forts que les humains. Ils ont besoin de sang et ils ont ces vilains problèmes d’allergie au soleil, mais leur musculature demeure essentiellement la même. Certains vont acquérir des pouvoirs, mais cela arrive plus tard. Ça ne fait que – quoi ? –quatre jours que tu as été transformée ? Bien sûr, même les vampires qui ne deviennent pas plus forts bénéficient d’un coup de pouce métaphysique : possibilité de charmer les humains et transmission de pensée, une fois que le Maître établit le lien.
Je campai mes mains sur mes hanches.
— La transmission de pensée ? Tu veux dire, comme de la télépathie ?
—Exactement, confirma-t-il. Ethan t’appellera et nouera le lien.
Tu ne seras capable de communiquer qu’avec lui, en tant que Maître, mais c’est un don très pratique.
Je jetai un coup d’œil à Mallory en repensant aux paroles similaires qu’elle avait eues avant que je prenne la parole devant Ethan à la Maison Cadogan. Elle acquiesça.
— Tu as déjà le Physique, poursuivit Catcher. Tu auras le Psy, peut-être. Ces pouvoirs ne sont pas encore connectés, et ne le seront certainement pas avant qu’Ethan et toi le soyez. (Catcher s’approcha et plongea son regard dans le mien, sourcils froncés, comme s’il regardait à travers mes pupilles.) Tu auras quelque chose, dit-il calmement avant que ses yeux se focalisent de nouveau et qu’il recule. Et ces pouvoirs te permettront de monter dans la hiérarchie. Tu seras une Maîtresse vampire, Merit. Un jour, tu auras ta Maison.
— Tu es sérieux ?
Il haussa les épaules d’un air désinvolte, comme si la possibilité que je sois un jour une des vampires les plus puissants au monde n’était pas grand-chose.
—Ça dépend de toi, bien sûr. Tu pourrais rester une Novice sous l’aile d’Ethan.
— Toi, tu sais comment motiver une fille.
Il gloussa.
—Pourquoi ne ferais-tu pas une pause de cinq minutes, puis nous commencerons à travailler les attaques ? Il y a une fontaine à eau dans le couloir.
Je me dirigeai vers Mallory qui se releva, m’attrapa par le coude et m’entraîna dans le couloir désert. Là, je me ruai à la fontaine avec l’impression soudaine de mourir de soif. Elle choisit ce moment pour se mettre à hurler.
— Tu as dit « sorcier » ! Sorcier ! cria-t-elle en désignant la porte de la salle d’entraînement. Je n’appelle pas ça un sorcier, moi.
Sa rencontre avec Catcher avait dû lui faire de l’effet. Je relevai la tête en m’essuyant le menton puis je jetai un coup d œil dans la pièce où Catcher s’entraînait au combat avec un Jeff étonnamment alerte.
— Euh, pourtant c’en est un. Et crois-moi, je le sais. J’ai failli être la victime d’un de ces petits trucs qu’il envoie avec ses doigts.
— Mais il est jeune ! Quel âge a-t-il ? vingt-huit ans ?
—Il a vingt-neuf ans. Et à quoi tu t’attendais ?
Elle haussa les épaules.
— Eh bien, tu sais bien, je pensais que ce serait un vieux monsieur grisonnant, avec une longue barbe blanche et une robe miteuse, sympathique et intelligent mais un peu professoral et distrait.
Je réprimai un sourire.
— J’ai dit « sorcier », pas « Dumbledore ». C’est vrai qu’il est sexy. Ne te plains pas, ça pourrait être pire. Tu aurais pu avoir affaire à un vampire prétentieux, vieux de plusieurs siècles et qui a décidé que tu es sa dernière idée fixe.
Mallory me tapota le bras.
—Tu as gagné. C’est pire.
— Oh oui ! admis-je en la précédant dans la salle d’entraînement.
On travailla encore deux heures. Catcher me positionna devant une rangée de miroirs et commença à m’apprendre comment me déplacer, me protéger. On passa – enfin, je passai – la première heure à apprendre à tomber.
Je ne plaisante pas.
Prévoyant que je risquais de me blesser, soit en me faisant jeter à terre par un adversaire, soit en effectuant un saut maladroit, Catcher m’enseigna comment ne pas me blesser en touchant le sol : comment rouler, équilibrer mon poids, me servir de l’élan de la chute pour enchaîner un nouveau déplacement. Au cours de la deuxième heure, on travailla les bases : coups de pied, coups de poing, blocages, attaques à mains nues. Ces mouvements étaient comme des briques qui, enchaînées, finissaient par construire des katas, ces combinaisons qui étaient la base de la technique de combat vampire. Les figures trouvaient leurs origines dans différents arts martiaux asiatiques – judo, iaido, kendo et kenjutsu –, les vampires européens ayant appris ces disciplines d’un épéiste nomade.
Catcher m’expliqua que les attaques avaient évolué vers une forme particulière de combat parce que, comme il le disait, « les vampires ont une relation particulière avec la gravité ». Ils pouvaient sauter plus haut et rester en l’air plus longtemps que les humains. Aussi les mouvements étaient-ils plus compliqués que les katas pratiqués par les humains. Le côté tape-à-l’œil était vivement encouragé.
Catcher attendit la fin de la deuxième heure, après m’avoir enseigné les figures de défense du combat au sabre, pour daigner me montrer une arme. Celle qu’il dévoila avec soin et concentration était enveloppée dans de la soie indigo. C’était un katana, assez similaire à ceux portés par les gardes devant la Maison Cadogan. Il était glissé dans un fourreau noir laqué d’où seul dépassait son long manche entouré de corde blanche.
Catcher dégaina le katana dans un chuintement d’acier et la longue lame légèrement courbée renvoya la lumière des suspensions.
J’admirai l’arme, suivant la ligne de la lame de mon doigt sans oser la toucher, comme si je répugnais à en souiller la surface.
— Pourquoi un sabre ? demanda Mallory. Je veux dire, si les vampires peuvent être tués, pourquoi ne pas utiliser une arme à feu, tout simplement ? C’est plus rapide, et certainement plus facile à trimballer qu’un sabre d’un mètre de long. Ces trucs-là ne sont pas vraiment discrets.
—L’honneur, répondit Catcher en prenant le katana d’une main ferme pour lui faire décrire un huit. (Il me jeta un regard.) Tu es immortelle, ce qui veut dire que tu vivras à jamais si tu arrives à ne pas te faire tuer. Mais si quelqu’un décide que ta dernière heure est venue, il a trois options à sa disposition. La lumière du soleil est évidemment le moyen le plus simple. (Il saisit le sabre à deux mains, lame vers le sol, avant de lui imprimer un mouvement vif vers le bas.) Deux : il te perce le cœur avec un pieu. Détruis le cœur du vampire et il meurt.
Traditionnellement, on utilise des pieux en tremble.
—Pourquoi le tremble ? demandai-je.
Mallory leva le doigt.
—Selon une théorie, les substances chimiques contenues dans ses fibres empêchent le cœur de se régénérer.
—Et comment tu sais ça ?
—Oh, je t’en prie, dit-elle en écartant ma question d’un geste de la main. Tu sais bien que je lis beaucoup.
Catcher balança le sabre au-dessus de sa tête avant de trancher l’air de la lame en faisant siffler l’acier.
— Trois : détruire le corps. Coupe la tête et les membres, et le vampire meurt. Découpe le corps en morceaux et je te garantis que cela l’affaiblira, comme une arme à feu. Mais les armes à feu, les balles, c’est trop facile. Quand on veut tuer un immortel, il faut le faire soigneusement, précisément et après un combat à la loyale. Tu élimines un immortel parce que tu l’as affronté en utilisant les bonnes vieilles méthodes et que tu en as gagné le droit.
Le pommeau vers le haut, il abattit le sabre à côté de son corps, un coup qui aurait éventré un ennemi posté dans son dos. Puis il leva les yeux vers moi.
— Les loups ne se mangent pas entre eux, conclut-il.
Je me demandai – et ce n’était pas la première fois – comment Catcher en savait autant sur les vampires et ce qui faisait briller cette lueur résolue dans son regard.
Il se tourna vers Mallory.
— Voilà pourquoi ils n’utilisent pas d’armes à feu.
— Comment sais-tu tout ça ? demanda-t-elle.
— Les armes, c’est mon domaine.
— C’est comme ça qu’il travaille son pouvoir magique, intervint Jeff.
—C’est la deuxième Clé, ajoutai-je en appréciant l’air étonné de Catcher. J’apprends, tu sais.
— Je suis surpris, déclara-t-il en s’agenouillant pour ranger le sabre dans son fourreau avant de le déposer sur le sol devant lui.
D’un air solennel, il se courba devant l’arme avant de l’envelopper dans la soie.
—La prochaine fois, je te laisserai la tenir.
—La prochaine fois ? et ton boulot ? mon grand-père ?
—Ça ne dérange pas Chuck que je me charge de ta sécurité.
Quand le fourreau fut de nouveau recouvert, il se leva, son paquet dans les bras, et nous regarda tous.
—Qui a envie d’une petite omelette ?
7
Qu’y a-t-il dans un nom ?
On fait de « petite omelette », on eut droit à un petit-déjeuner délicieusement gras. Je me douchai et me rhabillai, puis Mallory et moi suivîmes Catcher et Jeff dans une minuscule gargote en aluminium située dans l’ombre des rails surélevés du métro aérien, dans un quartier commerçant qui avait connu des jours meilleurs. Une enseigne en néon bleu annonçant « ChezMolly »
clignotait à l’une des fenêtres rondes.
À l’intérieur, on s’entassa dans un box pour parcourir le menu des petits déjeuners. Une serveuse en uniforme vichy prit notre commande – œufs, saucisses et toasts pour tout le monde – et on s’abandonna à un silence complice, uniquement perturbé par les regards intenses que Mallory et Catcher semblaient ne pouvoir s’empêcher d’échanger.
Quand nos assiettes arrivèrent quelques minutes plus tard, chargées de nourriture grasse, je mordis aussitôt dans une saucisse. J’en avalai ainsi trois d’affilée avant de faire les yeux doux à Mallory, qui m’en donna une quatrième.
Catcher gloussa.
— Tu as besoin de protéines.
—Comme un métamorphe, déclara jeff avec un sourire vorace.
Je mordillai le bord d’un toast.
—D’ailleurs, Jeff, en quel genre d’animal tu te transformes ?
Catcher et lui échangèrent un regard, assez prudent pour que je devine que j’avais commis une nouvelle gaffe. Je notai mentalement pour la seconde fois qu’il me fallait absolument acquérir un guide pratique. Bon sang, j’étais prête à en écrire un moi-même, s’il fallait en arriver là.
—Quoi, j’ai encore posé la mauvaise question ? demandai-je en mordant dans mon toast.
Clairement, ma maladresse n’affectait pas mon appétit.
—Demander à un métamorphe en quel animal il se transforme revient au même que demander à un type de sortir sa queue pour la mesurer, dit Catcher.
Là, le toast se coinça dans ma trachée. Je m’étranglai et dus boire la moitié de mon verre de jus d’orange pour reprendre ma respiration.
— Ça va, dis-je en faisant un geste de la main à Mallory. Je vais bien. (J’adressai un sourire contrit à Jeff.) Désolée.
Il tourna vers moi un visage épanoui.
—Oh, je ne suis pas blessé. Je pourrais te montrer, tu sais. Je pense que ça te plairait assez.
Je levai une main.
— Non.
Jeff haussa les épaules, imperturbable, et s’attaqua à une nouvelle bouchée. Catcher but une gorgée de son café puis trempa un coin de son toast dans le reste de jaune d’œuf de son assiette.
— Il existe un moyen facile de remédier à ton ignorance, tu sais.
—Lequel ? demandai-je en repoussant mon assiette.
J’avais dévoré cinq saucisses – trois des miennes et deux chapardées –, trois œufs et quatre tranches de pain grillé et j’avais tout juste apaisé ma faim. Mais deux mille calories et quelques de graisse, féculents et protéines représentaient mes limites pour un repas. Je mangerais un casse-croûte plus tard, décidai-je en me demandant déjà jusqu’à quelle heure Giordano’s était ouvert. Ou même Superdawg. Un hot-dog et des frites, bonne idée, non ?
—Lis le Canon, répondit Catcher, interrompant mes rêveries carnivores. C’est la meilleure source d’informations qui soit au sujet des surnaturels, y compris toutes les conneries que tu es déjà censée savoir sur les vampires. Tu sais, si on te l’a donné, c’est pour une bonne raison.
Je tapotai des doigts sur la table – déjà bien décidée à commander un Hackneyburger au bleu – et fis la grimace.
—Eh bien, disons que j’ai été un peu occupée à recevoir des menaces de mort, à botter le cul de mon Maître ou à m’entraîner.
— —Tu as enfin une excuse pour tacheter un Blackberry, fit remarquer Mallory en sirotant son jus d’orange.
Je lui adressai un regard furieux puis battis des cils en direction de Catcher.
—Et Mallory ? Qu’est-ce qu’elle devient, dans tout ça ?
Elle grogna sans que Catcher tienne compte de sa réaction.
—Maintenant qu’elle a été identifiée, l’Ordre va la contacter. Elle va recevoir une formation, on va lui désigner un tuteur. Pas moi, précisa-t-il en jetant un regard à Mallory. Elle va aussi devoir jurer de ne jamais se servir de sa magie au nom des forces du mal, mais uniquement pour le bien.
Il posa une main sur son cœur.
— C’est ce que tu as fait ? lui demandai-je. Tu t’es servi de ta magie pour faire le mal au lieu du bien ?
— Non, lança-t-il en jetant sa serviette dans son assiette.
— Pourquoi maintenant ? demanda Mallory. Si je suis si puissante que ça, pourquoi est-ce que je n’ai pas été identifiée plus tôt ?
— La puberté, déclara Catcher en se détendant sur son siège. Tu viens juste d’entrer en possession de tes pouvoirs.
Je ricanai.
— Et toi qui croyais que la puberté se limitait à avoir soudain des poils partout et des boutons sur la figure.
Mallory m’envoya un coup de coude dans le ventre.
—Quels pouvoirs ? Ce n’est pas comme si je me baladais en agitant une baguette magique.
—Le pouvoir d’un sorcier ne fonctionne pas ainsi. Nous ne sommes pas des lanceurs de charmes. Pas de formules magiques, pas de recettes, pas de chaudrons. Nous n’avons pas besoin d’invoquer ce pouvoir ni de le demander. Il ne nous vient pas d’une baguette ou d’une combinaison de mots et d’ingrédients. Nous le tirons de notre corps, par la force de notre propre volonté. (Catcher me montra du doigt.) C’est une prédatrice, une humaine génétiquement modifiée, altérée par un phénomène magique. Sa magie est accidentelle ; les vampires la remarquent davantage que les humains. Ils en ont une plus grande conscience mais ils ne peuvent la contrôler.
Nous, en revanche, sommes des vaisseaux de la magie. Nous la gardons, la canalisons, la protégeons.
Face au regard vide de Mallory, Catcher se sentit obligé de poursuivre.
—Ecoute, as-tu récemment désiré quelque chose juste avant de l’obtenir ? quelque chose d’inattendu ?
Mallory fronça les sourcils en mordillant le bout d’une saucisse, geste que Jeff observait d’un œil avide.
— Je ne vois pas. (Elle se tourna vers moi.) Quelque chose que j’aurais désiré et obtenu juste après ?
C’est alors que cela me frappa.
— Ton boulot, lui dis-je. Tu as dit à Alec que tu voulais le poste et, le lendemain, tu l’avais.
Mallory pâlit et se tourna vers Catcher.
—C’est possible ?
Son expression était empreinte de tristesse, et probablement de désarroi à l’idée qu’elle n’avait peut-être pas décroché son poste chez McGettrick grâce à ses qualifications ou à sa créativité, mais seulement parce qu’elle avait provoqué la chose par quelque force surnaturelle qu’elle pouvait déclencher à volonté.
—Ça se peut, dit Catcher. Quoi d’autre ?
On réfléchit, sourcils froncés.
—Helen, dit Mallory. Je voulais qu’elle sorte de la maison, je le désirais violemment. J’ai ouvert la porte, je lui ai demandé de sortir et « pouf », elle s’est retrouvée sur le perron. (Elle leva les yeux vers Catcher.) J’ai pensé que, quand on révoquait une invitation de vampire, il était aspiré à l’extérieur. Non ?
Catcher secoua la tête, le visage empreint d’une inquiétude muette. Ils iraient bien ensemble, pensai-je.
L’énergie de Mallory, son expressivité, son impulsivité, sa créativité s’opposaient parfaitement à la solidité ombrageuse de Catcher.
—Ils s’en vont lorsque la règle le leur dicte, pas parce qu’une formule leur impose. C’est ta magie qui l’a mise à la porte.
Mallory laissa retomber la saucisse dans son assiette.
— Tu peux essayer, si tu veux. Maintenant, pendant que je suis là.
La voix de Catcher était douce, rassurante. Les yeux rivés à la table, Mallory s’humecta les lèvres. Enfin, après un long silence, elle leva la tête.
—Qu’est-ce que je dois faire ?
— Suis-moi, dit-il en portant la main à la poche arrière de son jean.
Il sortit un portefeuille en cuir noir usé, d’où il tira quelques billets qu’il posa sur la table. Après s’être penché en avant pour ranger son portefeuille, il se leva du box et tendit la main à Mallory. Elle marqua une pause en observant celle-ci, puis accepta son aide. Ils gagnèrent la sortie.
Jeff avala d’un trait le reste de son jus d’orange puis on leur emboîta le pas.
Dehors, la pluie avait enfin cessé. Catcher entraîna Mallory derrière le restaurant. Je jetai un coup d’œil à Jeff, et on accéléra le pas pour les rattraper.
Catcher parcourut une cinquantaine de mètres, jusqu’à ce que Mallory et lui se tiennent directement sous les rails du métro, l’un en face de l’autre. A quelques mètres d’eux, Jeff posa une main sur mon bras pour que je m’arrête également.
—On est assez près, murmura-t-il. Laissons-leur de l’espace.
J’entendis Catcher dire à Mallory :
—Donne-moi tes mains et regarde-moi.
Elle hésita puis lui tendit les mains, paumes tournées vers le haut.
— Tu as le pouvoir de canaliser l’énergie, comme un conduit, dit-il.
Il plaça ses mains, paumes vers le bas, au-dessus de celles de Mallory, en laissant un peu d’espace entre elles.
Pendant une seconde, il n’y eut rien d’autre que les bruits de la ville : la circulation ; une conversation plus loin dans la rue ; le battement sourd des basses d’une chanson de hip-hop ; l’eau qui gouttait depuis les voies au-dessus de nos têtes.
— Attends, murmura Jeff. Regarde leurs mains.
Tout se produisit au même moment : le train passa en rugissant au-dessus de leurs têtes et une lueur commença à s’intensifier entre leurs doigts tendus.
Mallory écarquilla les yeux ; puis Catcher dit quelque chose et elle leva la tête. Ils se regardèrent pendant que Catcher prononçait des paroles que je ne parvenais à distinguer par-dessus le crissement et le grondement du métro.
La lueur grossissait, prenait la forme d’une sphère, d’un globe de lumière dorée entre Catcher et Mallory.
Le train s’éloigna, laissant derrière lui un silence soudain tel un trou noir aspirant tout le bruit.
— Je le sens, dit Mallory, les yeux baissés sur leurs mains et la lumière entre elles.
—Que sens-tu ? demanda Catcher.
Elle leva les yeux sur lui. Leurs deux visages étaient illuminés.
L’alchimie, pensai-je. Je souris en lisant un mélange de joie et de surprise dans l’expression de mon amie.
— La magie, murmura Jeff près de moi.
— Tout, répondit Mallory.
—Ferme les yeux, lui dit Catcher. Respire-le.
Elle eut un hochement de tête hésitant. Elle ferma les paupières puis sourit. Le globe gonfla, engloutit leurs mains, leurs bras, leurs torses jusqu’à ce qu’une bulle de lumière dorée les enveloppe tous les deux. L’air s’emplit d’électricité, la brise de magie faisant palpiter ma frange et la tignasse de Jeff.
Puis, avec un « pop », la lumière disparut et une nappe de brume se dissipa dans l’air autour d’eux.
Mallory et Catcher, les bras toujours tendus, s’observaient.
— Pas mal du tout, dit-il.
—Comme si tu avais déjà connu mieux.
Je souris. Ça, c’était la Mallory que je connaissais, entonnoir à magie ou pas. Elle s’en sortirait, décrétai-je.
Ils nous rejoignirent.
— Alors ? Qu’est-ce que c’était, au juste ? demandai-je.
— C’est top secret, bébé vampire, me répondit Catcher. Tu n’as pas besoin de savoir ça pour le moment.
On retourna à nos voitures, ma grosse Volvo, la berline branchée de Catcher et le vieux pick-up de Jeff.
—Vous avez quelque chose de prévu ? demanda Catcher.
Jeff sourit.
—C’est vendredi soir, je finis plus tôt. Je vais aller chatter avec cette jolie poulette de Buffalo, blonde et bien roulée. Il faut que je rentre chez moi pour me connecter. (Il fila un coup de coude à Catcher.) D’accord, C.B. ?
— Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler comme ça.
—C’est pour que nous ayons un truc rien qu’à nous, une complicité, tu vois ?
—Non, je ne vois pas, Jeff. Je ne vois vraiment pas. (Mais quand Jeff commença à s’expliquer, Catcher leva une main.) Et ça ne m’intéresse pas non plus. (Il se tourna vers Mallory et moi.) Alors, rien de prévu ?
Nous secouâmes la tête.
—Il y a un club dans le quartier de River North qui a l’air sympa, le Red. (Catcher sortit de sa poche un prospectus identique à celui que j’avais trouvé sous mes essuie-glaces quand je m’étais garée devant la Maison Cadogan.) Ce n’est pas très loin de la salle de sport.
Je montrai le flyer du doigt.
— J’en ai eu un aussi. Ils doivent arroser toute la ville.
Catcher haussa les épaules, replia le papier et le fourra dans sa poche.
—Quelqu’un a envie de danser ?
—Oh, Seigneur, murmura Mallory.
—Danser ? lui demandai-je. Ça me dirait bien. Il faut que je me change mais je suis partante.
J’étais toujours d’accord pour danser. Mes hanches ne mentaient pas.
Mallory fit claquer sa langue avant d’adresser un regard d’agacement feint à Catcher.
—Bien joué, Gandalf. Elle va être tout excitée et je n’arriverai jamais à la coucher. Tu veux lui filer des bonbons et de la caféine pendant que tu y es ?
Catcher lui sourit et, même si le sourire ne m’était pas destiné, il était suffisamment sexy pour me donner des frissons.
— Je suis sorcier, pas magicien. Alors, c’est oui ?
Après un moment d’hésitation, elle acquiesça, les pommettes rouges.
J’aurais hoché la tête, moi aussi, si j’avais été à sa place. J’y serais peut-être même allée aussi d’un battement de cils coquet pour donner bonne mesure.
— Je vous laisse vous occuper de lui, dit Jeff en déverrouillant la portière de son pick-up. Dansez bien. Et si vous vous ennuyez plus tard… appelez-moi.
Il nous fit un clin d’œil avant de monter dans sa voiture.
—Un de ces jours, je vais l’embrasser juste pour le principe, dis-
je à Mallory alors que nous nous dirigions vers la Volvo.
— Tu aurais dû. Tu l’aurais comblé pour le week-end.
Je contournai la voiture et ouvris la portière.
— Mais sa jolie petite blonde aurait été délaissée. Ça ne se fait pas.
Mallory hocha la tête d’un air grave.
—C’est vrai. Tu es si magnanime.
Je m’installai au volant et attendis que Mallory et Catcher finissent de débattre de quelque chose. Le problème apparemment résolu, Mallory se glissa sur son siège, les pommettes de nouveau enflammées. Je faillis lui demander de quoi ils avaient parlé, mais elle porta ses doigts à ses lèvres d’un geste inconscient qui répondit amplement à ma question. Je réprimai un éclat de rire, démarrai et pris la direction de la maison.
Catcher, qui nous avait suivies jusqu’à Wicker Park, campa sur le canapé du salon pendant que Mallory et moi montions à l’étage nous changer. Nous redescendîmes toutes les deux en jeans branchés, talons et jolis petits hauts. Le mien était noir à petits pois blancs, avec de courtes manches en voile noir – une super affaire que j’avais dénichée dans une boutique vintage.
Mallory portait un chemisier sans manches, avec un petit col et une longue cravate qui brillait d’un éclat argenté à la lumière.
— Très joli, me dit-elle en touchant le tissu d’une de mes manches. On dirait que ton style s’est épanoui en un jour.
J’avais droit à de sacrés commentaires sur mes choix vestimentaires cette semaine, ce qui n’était probablement pas surprenant pour une fille qui se contentait habituellement de choisir les couleurs des tee-shirts qu’elle superposait. Je n’aimais pas faire les boutiques, au grand désespoir de ma mère… et de Mallory… et d’Ethan.
Mais je remerciai quand même Mallory et je la regardai avec amusement passer brièvement ses doigts dans ses cheveux d’un geste nerveux alors que nous approchions du salon.
— Je suis sûre qu’il aime beaucoup ta coiffure, lançai-je avant de prendre mes clés et de fourrer mon portefeuille dans un petit sac à main noir.
Mallory me tira la langue. On prit Catcher en passant – il abandonna d’un air coupable un film sentimental – et on sortit.
Le Red était situé dans un bâtiment indépendant, un édifice en briques à deux étages qui, d’un point de vue architectural, aurait très bien pu héberger un cabinet de design. La façade était dominée par trois rangées de hautes fenêtres voûtées, chacune d’elles coiffée par un relief finement sculpté. Je garai la voiture dans une rue transversale et, plus on approchait de la porte, plus les basses de la musique se faisaient entendre au travers des murs. Nous nous dirigions vers le bout de la petite file d’attente quand le videur – chauve, habillé d’un tee-shirt noir et d’un treillis, et équipé d’un casque avec micro – nous fit signe d’approcher.
— Nous ne sommes pas sur la liste, lui dit Catcher.
— Vos noms ? demanda-t-il quand même, d’une voix grave et neutre.
— Catcher Bell, Mallory Carmichael et Merit, lui répondit Catcher.
L’air concentré, le videur consulta la liasse de feuilles qu’il tenait à la main. Puis il leva les yeux et regarda dans le vague avant de hocher la tête comme si quelqu’un lui parlait dans l’oreillette. Il s’écarta alors de la porte et nous fit signe d’entrer.
Étrange, mais qui étions-nous pour protester alors qu’on nous offrait le traitement VIP ?
On pénétra au rythme cadencé des basses lentes qui étaient assez fortes pour faire vibrer tout mon corps. La musique braillait, mais le décor était chic, élégant. Le bar, immense, était situé à côté de l’entrée et adossé à une série de miroirs tandis que les murs de chaque côté étaient doublés de glaces bordées de rideaux et d’alcôves en cuir rouge dans lesquelles étaient placées des tables basses. La lumière de minuscules lampes se reflétait dans les miroirs, donnant à l’endroit un air de café à l’européenne.
Un escalier en fer forgé s’élançait en spirale près du bar et une petite piste de danse bondée dominait le fond de la salle. La clientèle était aussi classieuse que le décor. Des couples élégamment vêtus discutaient en buvant des martinis et des cosmopolitans. Tous étaient étrangement attirants. On voyait beaucoup de sacs Vuitton et de chaussures Manolo Blahnik, de coiffures soignées et de vêtements parfaitement coupés.
Certains, je le savais, étaient des vampires. Je le sentais sans trop savoir comment, même si le fait qu’ils soient presque tous sans exception d’une beauté surnaturelle était un indice fiable.
Mais, malgré l’atmosphère irréelle qui flottait autour d’eux, ils sirotaient des boissons à 10 dollars, flirtaient et se balançaient au rythme de la musique comme des gens normaux.
Catcher alla chercher nos boissons – une vodka tonic pour Mallory et un gin tonic pour moi – tandis que nous nous dirigions vers la dernière table disponible. On se glissa sur la banquette contre le mur en laissant la place vers la salle à Catcher.
— Superbe endroit, hurla Mallory par-dessus le vacarme. Je n’arrive pas à croire que nous ne soyons encore jamais venues ici.
Je hochai la tête en observant les danseurs, puis pris le verre que Catcher me tendait. La chanson se finit, pour enchaîner aussitôt sur une suivante, et les premières mesures à’Hysteria de Muse firent vibrer l’espace. Pressée de danser, je bus rapidement une gorgée et attrapai la main de Mallory pour l’entraîner vers la piste. On traversa la foule, se frayant une brèche dans la cohue des corps habillés de vêtements griffés avant de se mettre danser.
On se laissa submerger par la musique, avaler par elle, chassant les soucis de nos esprits au rythme du-synthétiseur déchaîné.
Après cette chanson-là, on resta pour la suivante, puis une autre, et une autre encore, avant de nous faufiler à travers la foule pour aller faire une pause, nous asseoir et boire un coup.
(Et comme nous avions confié nos sacs à main à Catcher, nous nous sentions un peu obligées de revenir.)
Mallory se glissa sur le fauteuil près de lui pour lui raconter notre fabuleuse expérience sur la piste de danse. Les yeux de Catcher s’illuminèrent d’amusement tandis qu’elle lui parlait d’un ton animé et plein de vie, tout en repoussant ses cheveux derrière ses oreilles. Je sirotai mon cocktail et me servis un verre de la carafe d’eau qui nous attendait sur la table.
Soudain, la chanson s’arrêta et le club fut plongé dans le silence, même si les stroboscopes continuaient à lancer des éclairs tout autour de nous. Une brume commença à affluer à nos pieds comme un prélude au tempo menaçant de Ramalama de Roisin Murphy qui se déversa soudain dans la salle. Les danseurs, qui avaient marqué une pause incertaine entre les chansons, attendant le signal de se remettre en mouvement, hurlèrent de joie avant de se déhancher sur la musique.
Nous nous reposions depuis quelques minutes, bavardant de tout et de rien, quand Catcher prit le verre de la main de Mallory, le posa sur la table et la conduisit de nouveau vers la piste de danse. Quand elle se retourna vers moi, éberluée qu’il ait eu le cran de supposer qu’elle allait le suivre sans faire d’histoires, je lui adressai un clin d’œil.
Tout en faisant tourner les glaçons dans mon verre, j’observais Mallory rougir alors que Catcher dansait tout contre elle, quand une voix s’adressa soudain à moi.
—Chouette morceau, non ?
Je me tournai, surprise de découvrir un homme souriant, le bras étendu sur le dossier de la banquette derrière moi. Ses courts cheveux châtain foncé un peu ondulés encadraient des pommettes bien marquées, un menton à fossette et une mâchoire affirmée couverte d’une barbe d’un jour.
Mais bien qu’il soit beau, ce furent ses yeux qui m’attirèrent et qui firent battre mon cœur plus vite. Ils étaient sombres et ourlés de longs cils noirs. Il me dévisagea en clignant lentement des yeux d’un air séducteur.
Œil de braise était vêtu d’une veste ajustée de cuir noir – des lignes sobres, un col Mao, très rock alternatif – sur une chemise noire qui moulait son torse mince. Il portait une montre au large bracelet en cuir. En somme, un look urbain, rebelle, dangereux et sacrément efficace sur un vampire. Car c’était sans aucun doute un vampire.
—Oui, c’est une chouette chanson, répondis-je après mon petit inventaire. Et tout le monde semble apprécier, ajoutai-je en désignant la piste.
Il hocha la tête.
—De toute évidence. Pourtant tu ne danses pas ?
— Je fais une pause. Je viens d’y passer presque une heure, lui dis-je en hurlant presque pour qu’il puisse m’entendre par-dessus la musique.
— Oh ? Tu aimes danser ?
— J’aime surtout m’abandonner. (Prenant conscience de ce que cela pouvait sous-entendre, j’agitai les mains.) Ce n’est pas ce que je voulais dire. J’aime ça, c’est tout.
Il éclata de rire et posa une bouteille de bière sur la table.
— J’étais prêt à t’accorder le bénéfice du doute, dit-il avec un joli sourire en m’offrant une vue complète de ses yeux.
Ils n’étaient pas marron, comme je l’avais tout d’abord pensé, mais d’une sorte de bleu marine chiné.
Et je fus frappée par la pensée que, lorsqu’il finirait par m’embrasser, ils s’illumineraient et deviendraient plus profonds, l’argenté puisant à la lisière des iris…
Une minute. Lorsqu’il finirait par m’embrasser ? Mon Dieu, d’où cette réflexion m’était-elle venue ?
Je plissai les yeux vers lui, devinant quelle était la cause de cette petite blague.
—Est-ce que tu viens juste d’essayer d’user de tes pouvoirs sur moi ?
—Pourquoi me poses-tu cette question ?
Il prit un air innocent. Trop innocent, mais un sourire s’invita au coin de mes lèvres.
— Parce que ça ne m’intéresse pas de savoir de quelle couleur sont tes yeux quand tu embrasses.
Il eut un rictus coquin.
—Qu’est-ce qui t’intéresse, alors ? ma bouche ?
Je levai les yeux au ciel d’un air théâtral et il éclata de rire, inclinant sa bière pour boire une gorgée.
— Tu blesses mon ego, tu sais.
Je jaugeai d’un coup d’œil la partie de son corps qui n’était pas cachée par la table.
— J’en doute, lui dis-je en sirotant à mon tour mon gin tonic.
Un rapide tour d’horizon dans la salle confirma mes soupçons, me révélant plus d’une femme – et une poignée d’hommes –dont le regard ne quittait pas mon compagnon. Étant donné l’intensité de leur attention – et mon penchant pour les bourdes –, je me demandai si c’était une sorte de célébrité vampire que j’aurais dû connaître. Je craignais de commettre une nouvelle gaffe, et j’hésitais à lui poser directement la question. Je décidai donc de dévier avec précaution vers des présentations.
— Tu viens ici souvent ?
Il s’humecta les lèvres et détourna brièvement les yeux avant de pivoter de nouveau vers moi, me souriant comme s’il détenait un secret.
— Je passe pas mal de temps ici, en effet. Je ne me rappelle pas t’avoir déjà vue.
—C’est la première fois que je viens, admis-je.
Je désignai Mallory et Catcher, qui dansaient au bord de la piste, littéralement collés de la taille jusqu’aux pieds, les mains agrippées aux hanches l’un de l’autre. Ça n’a pas traîné, pensai-je en souriant à Mallory quand son regard croisa le mien.
— Je suis venue avec des amis, lui dis-je.
— Tu es nouvelle. Récemment transformée, je veux dire.
—Quatre jours. Et toi ?
—C’est mal élevé de demander son âge à quelqu’un.
J’éclatai de rire.
— Tu viens juste de le faire !
— Ah, mais je suis chez moi.
Ce qui expliquait son sourire mystérieux mais, puisque je ne savais rien de ce club, qui ne m’en disait pas plus sur qui il était.
— Je peux aller te chercher un verre ?
Je levai le mien, encore à demi plein.
—Ça va. Merci quand même.
Il hocha la tête et sirota sa bière.
— Que penses-tu de la condition de vampire ?
—Si c’était une maison, répondis-je après mûre réflexion, je dirais qu’il y a des rénovations à faire.
Il ricana puis se couvrit le nez du revers de la main en me glissant un regard amusé. Je souris à l’idée que même les plus sexy des vampires pouvaient avaler leur bière de travers.
—Bien dit.
—On fait ce qu’on peut. Et toi, que penses-tu de ta condition ?
Il croisa les bras, sa bière coincée contre le torse, et me jeta un petit coup d’œil.
—Il y a de beaux avantages.
— Oh, arrête. Tu peux certainement faire mieux que ça.
Il prit un air vexé.
— Je te sers ce que j’ai de mieux.
— Alors je détesterais entendre ce que le moins bon réserve.
Posant une main sur mon épaule, il se rapprocha, son geste provoquant des étincelles sur ma peau, puis il tendit un bras devant nous.
—Imagine un paysage uniquement constitué de références astrologiques et de vilaines comptines. C’est à ça que tu vas me réduire.
Je posai une main sur mon cœur en feignant la compassion.
— Je suis désolée de l’apprendre, mais surtout j’ai pitié des femmes qui doivent l’entendre.
— Là, tu me tues.
— Ah non, je refuse de porter le chapeau, m’esclaffai-je. C’est ton petit speech qui demande à être retravaillé.
—Pourtant, je t’en veux, répondit-il d’un air grave. À cause de toi, je vais mourir seul…
— Tu es immortel.
—Alors je vais mener une longue existence solitaire, se reprit-il aussitôt en s’affalant un peu plus sur la banquette, parce que tu as été trop dure envers ma technique de drague.
Je lui tapotai le bras, sentis le muscle ferme sous ma main, et mes joues s’embrasèrent.
—Ecoute, lui dis-je. Tu es plutôt pas mal. (Une litote) Je doute que tu aies besoin d’une telle technique. Il y a probablement ici une femme qui attend désespérément que tu viennes la voir.
Il fit mine de s’arracher un couteau planté dans le cœur.
—Pas mal ? Pas mal ! Tu me portes le coup fatal. Et tu penses que je ne peux rien trouver de mieux qu’une femme désespérée ?
Il émit un grognement frustré dont l’effet fut amorti par sa moue espiègle. Reposant sa bouteille de bière sur la table, il se leva. Je pensais être parvenue à le décourager, jusqu’à ce qu’il me tende la main. Je haussai les sourcils d’un air interrogateur.
—Puisque tu m’as blessé, je suppose que tu me dois une danse.
Déclaration sans appel, et sans ambiguïté.
Je me demandais si c’était le propre du vampire mâle d’exclure toute possibilité de discussion, de refuser d’admettre qu’on puisse défier son autorité. Ou peut-être était-ce justement un problème d’autorité. D’après ce que je savais de son obsession pour le sport, il ne pouvait s’agir que de Scott Grey, le chef de la Maison qui portait son nom. Quelle que soit son identité, ce vampire irradiait le même sentiment de détermination qu’Ethan. Il était haut placé, quelle que soit la Maison à laquelle il appartenait.
Et je n’étais, bien sûr, qu’une Initiée de bas étage. Mais une Initiée de bas étage célibataire. Je me levai donc et acceptai sa main.
— Bien, dit-il, les yeux étincelants, avant de passer ses doigts entre les miens et de me conduire vers la piste de danse, ce qui me donna une nouvelle occasion de le détailler.
Il mesurait quelques centimètres de plus que moi, peut-être un mètre quatre-vingt-cinq. Ce que je découvris était aussi rock and roll que ce que j’avais déjà pu voir. Un jean noir délavé, retenu sur ses hanches par une large ceinture en cuir, moulait parfaitement ses longues jambes et, cerise sur le gâteau, mettait parfaitement en valeur un divin petit cul. Ce type était une pub vivante pour Diesel.
Quand il nous eut trouvé un petit espace, il se tourna vers moi et porta mes mains à son cou, posa les siennes sur mes hanches et se mit à bouger en cadence parfaite avec la musique. Il ne s’essaya pas à des pas de danse compliqués – pas de pirouettes, pas de courbettes, pas de démonstrations de ses prouesses. Mais il bougeait ses hanches contre les miennes, sans me quitter des yeux avec un demi-sourire malicieux. Puis il s’humecta les lèvres et se pencha en avant. Je crus qu’il voulait m’embrasser et je tressaillis, mais il approcha sa bouche de mon oreille.
— Merci de ne pas m’avoir refusé cette danse. J’aurais été obligé de quitter mon propre club la queue entre les jambes.
— Je suis certaine que ton ego l’aurait supporté. Tu es un grand vampire baraqué, après tout.
Il gloussa.
—Comme tu n’as pas l’air très impressionnée par la condition de vampire, je n’étais même pas sûr que cela joue en ma faveur.
—C’est normal. Mais tu as vraiment de belles… chaussures.
Il cligna des yeux puis jeta un regard dubitatif vers ses bottes noires.
— Oh, j’ai pris ce que j’ai trouvé dans mon placard.
Je ricanai en tirant sur la manche de sa veste.
— Arrête. Je suis sûre que tu as réfléchi toute la semaine à ce que tu allais porter ce soir.
Il éclata de rire, rejetant la tête en arrière pour savourer ce moment. Quand il se calma, secoué encore de temps à autre de petits gloussements, il m’adressa un sourire sincère.
— J’avoue. Je suis très à cheval sur mon apparence. (Puis il tira à son tour sur la manche fine de mon petit haut.) Mais regarde ce que j’ai gagné au change.
Je répondis à son compliment par un sourire lumineux. Il réagit de la même manière et posa de nouveau les mains sur mes hanches tandis que j’accrochai les miennes aux courbes fermes de ses épaules. Lorsque cette chanson laissa la place à une autre plus rapide, plus forte, on continua de danser en silence, avec intensité, tandis que les corps se mouvaient autour de nous.
Je pris soudain conscience que les vibrations qui parcouraient mes membres n’étaient pas dues à la musique qui braillait. Cela venait de lui, du bourdonnement palpable de pouvoir qui traversait sa silhouette élancée. C’était un vampire, et il était puissant.
La musique changea encore et il se pencha vers moi.
—Et si je te demandais ton numéro de téléphone ?
Je lui souris.
—Tu ne veux pas savoir comment je m’appelle, d’abord ?
Il acquiesça d’un air pensif.
—C’est probablement une information importante.
— Merit, lui dis-je. Et toi ?
Sa réaction ne fut pas celle que j’attendais. Son sourire joyeux s’effaça et il s’immobilisa, même si les gens continuaient à danser autour de nous. Ses mains quittèrent mes hanches et j’ôtai les miennes de ses épaules d’un geste gauche.
—Morgan. Navarre, je suis le Second de Célina Desaulniers. De quelle Maison es-tu ?
Voilà donc qui expliquait ces vibrations de pouvoir. J’eus un mauvais pressentiment concernant sa réaction à ma réponse, mais je lui donnai tout de même d’un ton hésitant.
—Euh… Cadogan.
Silence.
—Comment es-tu entrée ici ?
Je clignai des yeux.
—Quoi ?
— Comment es-tu entrée ici ? Dans mon club. Comment y es-tu entrée ?
Son regard se teinta d’un éclat métallique. Le temps du flirt et des approches était fini. Puis je me rappelai les paroles de Catcher. Il m’avait avertie que les vampires Cadogan étaient méprisés parce qu’ils buvaient le sang des humains.
Je dévisageai Morgan en essayant de déchiffrer son expression, de savoir si c’était là la raison de sa soudaine colère, une démonstration irrationnelle de la discrimination entre Maisons.
— Tu plaisantes, là ?
Il me saisit la main et me tira violemment hors de la piste de danse. De retour dans la salle, il m’arrêta et me lança un regard furieux.
— Je t’ai demandé comment tu es entrée ici.
— Je suis entrée par la porte, comme tout le monde. Est-ce que tu pourrais me dire ce qui se passe ?
Avant qu’il puisse répondre, ses troupes débarquèrent, une escorte de vampires qui l’entourèrent aussitôt. En première ligne et au centre se tenait Célina Desaulniers, la vampire la plus célèbre de Chicago. Elle était aussi belle en vrai qu’à la télévision. Une silhouette de pin-up de bande dessinée : élancée, avec de longues jambes, une taille minuscule et une poitrine voluptueuse. Ses longs cheveux noirs ondulés faisaient ressortir ses yeux bleu vif et son teint de porcelaine. Elle cachait d’ailleurs très peu de cette peau sous un court fourreau en satin couleur Champagne froncé en plis complexes au niveau du buste. Ses escarpins étaient parfaitement assortis.
Elle m’adressa un regard de mépris ostensible.
—Qui est donc cette personne ?
Sa voix était comme un flot de miel onctueux, et me faisait même de l’effet à moi, qui étais résolument hétéro. Je ressentis le désir fugace mais insistant de me jeter à ses pieds, d’implorer son pardon, de m’approcher d’elle juste pour pouvoir effleurer sa peau qui, je le savais, devait être aussi douce que la soie. Mais je serrai les poings pour résister à ce que je compris – un peu tard – être une nouvelle tentative des Navarre pour me charmer. La résistance que j’opposais fut renforcée par l’arrivée de Catcher et Mallory, qui se postèrent près de moi en renfort.
Célina écarquilla les yeux, probablement surprise que son pouvoir n’ait pas fonctionné.
—Merit, répondit Morgan la commère d’une voix crispée.
Cadogan.
—Quelqu’un pourrait-il m’expliquer où est le problème ?
demandai-je.
Je n’eus droit à aucune réponse. Mais Célina me détailla du regard en arquant un sourcil délicatement dessiné. Elle prononça le nom de Morgan comme une requête implicite.
— Tu dois t’en aller, me dit Morgan. Il y a des humains ici et nous n’acceptons pas les vampires Cadogan.
Qu’est-ce qu’ils croyaient ? que j’allais me mettre à croquer les danseurs ?
—Écoute, le videur à l’entrée nous a laissés passer, mes amis et moi, dis-je avec l’intention de démonter leurs préjugés aveugles.
Nous ne causions aucun problème, nous dansions. Nous n’étions certainement pas en train de harceler des humains.
Je l’implorai du regard de me soutenir, mais il détourna la tête.
Ce petit geste de rejet, de déni, me blessa.
La frustration commença à laisser la place à la colère et mon sang s’enflamma. J’allais avancer d’un pas mais une main sur mon coude m’arrêta.
— Ça ne vaut pas le coup de se battre, me murmura Catcher. Pas pour ça. (Il me tira doucement en direction de la porte.) On s’en va.
Célina me regarda de nouveau et, l’espace d’une seconde, nous fûmes les deux seules vampires dans la salle. Quel que soit son pouvoir – et il allait bien au-delà de ce que j’avais pu rencontrer jusque-là –, je le sentis lentement ramper vers moi comme de fins tentacules invisibles. En une fraction de seconde, il m’enveloppa. Au début, je n’étais pas certaine de ce qu’elle tentait de faire ; cette impulsion n’était pas une menace physique, pourtant je la ressentais comme une agression. Je ne pensais pas qu’elle puisse me blesser mais elle essaya de se glisser à l’intérieur de moi, cherchant mes faiblesses tout autant que mes forces. Elle me jaugeait, là, devant son Second et ses suivants, devant Catcher et Mallory. Elle m’évaluait, me testait, attendait que je pousse un cri, recule et m’effondre sous le déluge de son pouvoir.
Je savais ne pas être assez forte pour dresser un mur entre elle et moi et il était hors de question de craquer et de la supplier d’arrêter, de déclarer forfait. Même si j’en avais eu la force, je ne savais comment la combattre, ni comment lui résister. Aussi, je ne trouvai qu’une chose à faire : rien. Je fis le vide dans mon esprit, pensant que, si je n’opposais aucune résistance, son pouvoir glisserait sur moi. Plus facile à dire qu’à faire. Je dus lutter pour continuer de respirer alors que l’air autour de moi s’épaississait en puisant littéralement d’énergie.
Mais je parvins à garder la tête claire et plongeai mon regard dans les yeux bleus de Célina en lui adressant un demi-sourire.
Ses iris s’embrasèrent d’un feu argenté.
— Célina.
La voix de Morgan rompit le charme. Je sentis sa concentration vaciller et son corps se détendre tandis que la magie se dissipait autour de nous. Elle inspira et jeta un regard à Morgan, les traits figés en une expression imperméable et hautaine.
—On dirait que tu as de la concurrence, avec le nouveau joujou d’Ethan, trésor.
Je m’apprêtais à bondir sur elle en grondant (et Dieu seul sait ce que j’aurais bien pu lui faire) mais les doigts de Catcher se refermèrent autour de mon bras.
— Merit, me dit-il doucement. Laisse tomber.
—C’est un sage conseil, petit joujou, ajouta Célina à mon intention. Tu ferais bien de l’écouter.
J’eus envie de lui montrer les dents mais c’était ce qu’elle attendait. Je décidai de ne pas répondre par la colère ou des propos agressifs. Non, c’était l’occasion de montrer que j’étais une meilleure vampire qu’elle, de faire preuve de calme et de sérénité. De jouer l’Initiée qui n’avait pas encore oublié sa part d’humanité.
Sans quitter Célina des yeux, je reproduisis un geste que j’avais vu Ethan faire : je mis mes mains dans mes poches, dans une attitude très posée, et donnai à ma voix une tonalité grave et profonde.
— Je ne suis pas un jouet, Célina. Mais sois sûre d’une chose : je sais exactement qui je suis.
J’avais repris, presque mot pour mot, les paroles d’Ethan, mais cela ne me vint à l’esprit que beaucoup plus tard.
—C’est bien, murmura Catcher en me tirant par le bras pour m’éloigner.
Je le suivis avec le peu de fierté qui me restait et réussis à ne pas me retourner pour adresser un regard furieux au beau gosse aux cheveux châtains qui m’avait dénoncée à sa Maîtresse.
Je ne pipai mot jusqu’à ce que nous nous trouvions à un pâté de maisons de la boîte de nuit.
—Vas-y, lâche-toi, me dit alors Catcher, jugeant apparemment que nous nous étions suffisamment éloignés.
Et c’est ce que je fis.
— Je n’arrive pas à croire qu’on puisse se comporter comme ça !
On est au XXIe siècle, pour l’amour de Dieu. Comment peut-on trouver normale une pareille discrimination ? Et qu’est-ce que c’est que cette histoire de Célina qui cherche à me tester ? (Je me tournai vers Catcher, les yeux probablement emplis de fureur, et le pris par le bras.) Tu as senti ça ? ce qu’elle a fait ?
—Il aurait fallu être complètement insensible, intervint Mallory.
Cette femme est un sacré numéro.
— Je croyais que tu avais dit que les vampires n’avaient pas de pouvoirs magiques ? demandai-je à Catcher. Qu’est-ce que c’était, alors ?
Il secoua la tête.
—Les vampires sont incapables de manier la magie, la modeler ou lui donner forme. Mais tu es bien née de cette magie, de ce pouvoir, que tu appelles ça des gènes de vampires ou autre. Tu peux la sentir, la tester. Et s’il y a une chose que les vampires savent faire mieux que personne, c’est manipuler.
Il sortit de sa poche le prospectus du Red.
—Ils nous ont appâtés, compris-je. Ils ont identifié nos voitures et y ont laissé les prospectus.
Catcher hocha la tête et rangea le papier.
—Elle voulait voir.
—Quoi ? moi ?
— Je ne sais pas, dit-il, les yeux tournés vers Mallory. Peut-être.
Peut-être pas.
—Et puis il y a Regard de braise, dis-je. Je n’arrive pas à croire que j’aie pu me laisser embobiner par ce type : j’ai même dansé avec lui ! Tu crois que tout ça était un stratagème ?
Catcher soupira et joignit les mains au-dessus de la tête avant de se retourner vers le Red.
— Je n’en sais rien, Merit. Tu crois qu’il complotait quelque chose ?
Il m’avait paru sincère, vrai. Mais comment en être sûre ?
— Je ne sais pas, répondis-je. Mais tu connais la morale de cette histoire ?
Nous avions atteint la voiture et je marquai une pause afin de m’assurer que j’avais bien toute leur attention.
— Ne faites jamais confiance à un vampire. Jamais, dis-je une fois qu’ils se furent tous les deux tournés vers moi.
J’allais monter dans la voiture quand je remarquai que le gros Hummer garé devant ma Volvo arborait une plaque d’immatriculation marquée « NVRRE ». Avec un sourire malicieux, je filai droit vers le véhicule et décochai un coup de pied dans un des pneus surdimensionnés. Quand l’alarme se mit à couiner sauvagement, je grimpai aussi vite que possible dans la Volvo, démarrai et appuyai sur le champignon.
Le Hummer ne subit pas de grands dégâts, mais ce fut cathartique.
Quand on fut à plusieurs rues de la boîte de nuit, je croisai le regard de Catcher dans le rétroviseur.
— Tout ce drame parce que nous buvons du sang humain ?
— En partie, répondit-il. Le prospectus t’a attirée dans ce club pour qu’ils puissent voir qui tu étais, et le fait que tu boives du sang t’a fait jeter de la même boîte. C’est une façon pratique pour Célina de surveiller la ville, d’amener les gens à sa porte malgré eux.
— Les attirer dans sa toile, oui, marmonna Mallory.
J’acquiesçai. Inutile, supposai-je, de regretter mon appartenance à Cadogan, mais quelle drôle de manière d’entrer dans le monde des vampires. Quatre jours avaient passé depuis ma transformation et une partie des habitants de Chicago avaient déjà décidé qu’ils ne m’aimaient pas à cause de mon affiliation. A cause de ce que les autres faisaient. Ça puait les préjugés humains à plein nez.
Catcher s’étira sur la banquette arrière.
—Si ça peut te soulager, ces deux-là vont récolter ce qu’ils méritent.
Je tapotais des doigts sur le volant.
—Ça veut dire quoi exactement ?
Il haussa les épaules et détourna le visage vers la vitre.
Apparemment, notre ancien sorcier de quatrième niveau était également médium.
—Catch, est-ce que tu savais ce qui allait arriver ? Tu savais que c’était un établissement Navarre ?
« Catch » ? Je jetai un coup d’œil à Mallory, surprise qu’ils en soient déjà arrivés à se donner des petits noms. De toute évidence, ces deux-là s’étaient sacrément rapprochés sur la piste de danse. Mais son visage ne trahissait rien.
—Oui, Catch, répétai-je pour l’imiter. Est-ce toi qui as monté ce coup ?
— Je voulais aller jeter un coup d’œil dans ce club, dit-il. Je savais qu’il était affilié à Navarre, mais il ne .m’est pas venu à l’idée que nous avions été appâtés. Je n’avais certainement pas prévu que nous nous fassions virer, ni prévu de jouer un rôle quelconque dans le numéro de moralité de Célina, même si cela ne m’étonne pas. Les vampires sont épuisants, ajouta-t-il avec un soupir las.
J’échangeai un regard avec Mallory tandis qu’elle entortillait une mèche de cheveux autour de son doigt.
—Oh, oui, très chère, dit-elle en affectant un accent de grande bourgeoise. Les vampires sont ééépuisants.
Je feignis de sourire et nous rentrâmes à la maison.
J’étais en train de me brosser les dents, vêtue d’un pyjama miteux – un tee-shirt vert clair laissé par un ancien petit ami et où on pouvait lire « JE SUIS UN ZOMBIE » et un caleçon usé –, quand Mallory, toujours dans sa tenue de soirée, entra avec précipitation dans la salle de bains de l’étage et claqua la porte derrière elle. Je m’arrêtai, la brosse à dents dans la bouche, et la dévisageai.
—Bon, il faut que je rompe avec Mark.
Je souris.
—Il se peut que ce ne soit pas une mauvaise idée, admis-je en reprenant mon brossage.
Mallory se plaça à côté de moi et croisa mon regard dans le miroir.
— Je ne plaisante pas.
— Je sais. Mais tu parlais déjà de rompre avec Mark avant de rencontrer Catcher.
Je me rinçai la bouche. Merci, mon Dieu, il existe des amies assez proches pour vous regarder vous brosser les dents sans être débectées.
— Je sais. Ce n’est pas le mec qu’il me faut. Mais il est vraiment tard et j’ai besoin de dormir, et je me sens toute bizarre de savoir que j’ai obtenu mon boulot juste parce que je l’ai souhaité. Et puis il y a Catcher.
Elle se calma, apparemment perdue dans ses pensées, et le silence s’emplit des bruits provenant de la télévision au rez-de-chaussée. Un narrateur décrivait la situation critique d’une femme meurtrie qui avait surmonté l’adversité, le cancer et un dénuement presque total pour recommencer une nouvelle vie avec ses enfants.
Je m’essuyai la bouche sur une serviette.
—Et le fait qu’il est de nouveau en bas en train de regarder la chaîne sentimentale.
Elle se gratta la tête.
— Tu crois que ça l’inspire ?
J’appuyai une hanche contre le lavabo.
—Fonce.
—C’est juste que je ne suis plus très sûre, tout à coup. Le boulot, ça, je sais. Tes crocs, ça va aussi. Mais ce type… Il a du bagage, il est sorcier et je ne sais pas…
Je la serrai dans mes bras, comprenant qu’il ne s’agissait pas seulement de Catcher, mais de sa vie qui prenait une nouvelle forme. Son intérêt pour l’occulte et la magie était devenu quelque chose de beaucoup plus intime.
—Quoi que tu fasses, je serai là, lui dis-je.
Mallory se recula en reniflant et tamponna soigneusement les larmes sous ses yeux bleus.
—Ouais, mais tu es immortelle, toi. Tu as le temps.
— Va te faire voir, grosse vache ! lançai-je avant de sortir de la salle de bains en éteignant la lumière, histoire de la laisser seule dans le noir.
—Euh… qui c’est qui a mangé son poids en saucisses tout à l’heure ?
J’éclatai de rire et gagnai ma chambre.
— Amuse-toi bien avec Roméo, lui dis-je en fermant la porte derrière moi.
Dans la chambre fraîche et calme, avec encore quelques heures avant l’aube, je rejetai les couvertures, allumai ma lampe de chevet et choisis un livre de contes. Il ne me vint pas à l’esprit qu’étant donné l’état actuel de ma vie, je n’avais pas besoin de lire ce genre d’histoires. J’en vivais une.
8
Quand on a des crocs, on ne s’excuse pas
Ce fut l’odeur de tomate et d’ail qui me réveilla au coucher du soleil et je descendis au rez-de-chaussée en pyjama. La télévision braillait mais le salon était vide. J’entrai en traînant les pieds dans la cuisine et trouvai Mallory et Catcher installés à l’îlot central en train de manger des spaghetti à la bolognaise.
Mon estomac gronda.
— Je suppose qu’il n’en reste pas ?
— Sur la cuisinière, répondit Catcher en mordant un morceau baguette. Nous t’en avons laissé. On se doutait que tu aurais faim.
Nous ?pensai-je avec un sourire en gagnant la cuisinière. Je n’étais pas certaine d’avoir vraiment envie de spaghetti pour le petit déjeuner – même pris à presque 20 heures –, mais mon estomac, qui n’avait aucun scrupule, gargouilla bruyamment pendant que je versais le contenu de la casserole dans une assiette. J’allai me chercher une boisson dans le réfrigérateur mais ma main se posa sur les poches de sang et mes dents m’élancèrent soudain de l’envie de mordre dedans. Promenant ma langue dans ma bouche, je sentis la pointe de mes crocs. Je n’éprouvais plus, pourtant, cette faim violente et agressive que j’avais connue deux jours plus tôt. Je sortis malgré tout une poche de sang de groupe A en évitant de regarder Mallory et Catcher.
— J’ai besoin de sang, dis-je, mais je peux aller le boire ailleurs si ça vous dégoûte.
Mallory gloussa en mâchant une fourchetée de spaghetti.
— Tu me demandes la permission de me mordre ? Parce que tu devrais savoir que ton autre manière de te nourrir ne me fait ni chaud ni froid.
Je lui adressai un sourire reconnaissant et, puisque j’en avais la permission, je sortis un verre du placard et le remplis. Ne sachant pas vraiment combien de temps il fallait réchauffer le sang, je programmai le micro-ondes sur quelques secondes.
Quand la sonnerie retentit, je me jetai presque dessus pour en sortir le verre que je vidai d’un trait. Le sang avait un léger arrière-goût de plastique, probablement à cause de la poche, mais cela valait quand même la peine. Je répétai l’opération –verser, réchauffer et boire – jusqu’à finir le contenu du sac, puis je me tapotai le ventre d’un air heureux, pris mon assiette de spaghetti et m’installai sur un tabouret à côté de Catcher.
— À peine trois minutes, me fit-il remarquer en saupoudrant du piment rouge sur ses pâtes.
— Et c’était un peu décevant, ajouta Mallory. Tu t’es contentée de garder les yeux rivés au micro-ondes pendant tout ce temps.
J’imaginais que tu allais au moins réciter une sorte d’invocation ou bien ronger le plastique de la poche. Que tu allais grogner (elle prit une nouvelle fourchette de spaghetti), griffer le sol, aboyer.
— Je suis une vampire, pas un berger allemand, lui rappelai-je en m’attaquant à mon assiette. Bon, fis-je après avoir avalé quelques bouchées. (On pouvait dire ce qu’on voulait du comportement de Catcher, ce type savait cuisiner.) Qu’est-ce qui s’est passé, aujourd’hui ?
—Mark se met au parachutisme, annonça Catcher. Fort heureusement, nous n’avons plus à nous en soucier.
Mallory le fusilla du regard.
— J’aimerais autant que tu ne parles pas de lui de cette manière.
Il a des sentiments, tu sais.
—Oui, oui.
—Tu pourrais également modérer cette attitude, avertit Mallory en se laissant glisser de son tabouret.
Elle balança son assiette dans l’évier et sortit de la cuisine.
—Des problèmes au paradis ? demandai-je.
Il haussa une épaule.
—Elle a demandé à Mark de venir pour pouvoir rompre avec lui en personne. Il était bouleversé. Ils ont pleuré tous les deux.
— Ah.
On finit de manger en silence, et il déposa nos assiettes dans l’évier.
—Laissons-la tranquille. Il est temps d’aller à la salle de sport.
Je vais m’occuper de toi pendant deux heures. Puis il faudra que je passe au bureau.
—Un samedi ?
Il se contenta de hausser les épaules. Catcher, je commençais à m’en rendre compte, savait garder un secret.
Ce talent le rendait sans aucun doute inestimable pour mon grand-père.
— Est-ce que je pourrais tenir ton sabre aujourd’hui ? lui demandai-je en sortant de la cuisine.
Catcher me jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule et arqua un sourcil.
— Enfin… le sabre, me repris-je.
— On verra.
On s’entraîna pendant deux heures, abordant directement les mouvements de base que Catcher avait commencé à m’enseigner la veille. J’apprenais vite. C’était un talent que j’avais affiné à force de retenir rapidement des chorégraphies, mais ma mémoire musculaire se renforçait encore plus à présent et les mouvements m’étaient presque devenus automatiques à la fin de la séance. Cela ne voulait pas dire que j’étais élégante et gracieuse, mais au moins je savais quoi faire.
Catcher ne tint qu’à moitié sa promesse de me laisser prendre le sabre en mains. Il refusa de me laisser toucher la lame dénudée mais il me permit de passer la ceinture qui tenait le fourreau, avant de me reprendre le sabre pour me montrer comment le dégainer et le ranger en position agenouillée. Ces mouvements, m’expliqua-t-il, étaient identiques à ceux de l’iaido et étaient censés permettre au porteur du sabre de réagir à une attaque surprise – et donc déshonorante. Je faillis lui demander pourquoi, si une telle attaque était déshonorante, il avait besoin de m’enseigner comment m’en défendre. Mais je supposai que ma question l’agacerait, que sa réponse serait cinglante et que je ne récolterais qu’une tirade sur le manque d’honneur des vampires. Je ne pris donc pas la peine de l’interroger à ce sujet.
Quand Catcher en eut fini avec moi, j’enfilai mes vêtements de ville et pris congé. Catcher partit pour le bureau de mon grand-père, dans le South Side, et je décidai, pour ma part, de jouer la bonne petite vampire Cadogan. Je me rendis à Hyde Park avec l’intention de raconter à Ethan les événements de la veille. La perspective de le revoir ne me réjouissait pas vraiment, pas après notre dernière entrevue, mais je ne doutais pas une seconde qu’il avait déjà entendu parler de ce qui s’était passé au Red. Et cette histoire, il valait mieux qu’il l’entende de ma bouche. Je ne savais trop comment aborder le sujet de Morgan ni même s’il fallait que je dise à Ethan que j’avais flirté avec un vampire Navarre à peine vingt-quatre heures après le baiser que nous avions échangé avant qu’il me fasse son ignoble proposition. En entrant dans la Maison Cadogan, son domaine, je décidai qu’il valait probablement mieux ne pas en parler du tout.
Ethan, comme m’en informèrent les gardes, se trouvait dans son bureau. Je m’y rendis directement et frappai à sa porte, même si j’étais sûre qu’il avait été prévenu de mon arrivée. Il aboya un brusque « Entrez » et je pénétrai dans la pièce en refermant la porte derrière moi. Ethan, dans son uniforme Armani, était assis à son bureau, un dossier ouvert devant lui. Il semblait absorbé dans la lecture de son contenu.
— Regardez donc qui vient de son propre gré dans mon antre de l’iniquité.