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La Transformation
Début avril Chicago, Illinois
Au début, je me demandais s’il ne s’agissait pas d’une punition karmique. J’avais considéré avec mépris la mode des vampires et, comme frappée d’une sorte de châtiment cosmique, j’en étais devenu une. Une vampire. Une prédatrice.
Une Initiée dans l’une des plus anciennes
des douze Maisons des États-Unis.
Et je n’étais pas seulement l’une d’entre eux.
Je faisais partie des meilleurs.
Mais je brûle les étapes. Laissez-moi vous raconter comment je suis devenue ce que je suis. Cette histoire commence quelques semaines avant mon vingt-huitième anniversaire, la nuit où ma transformation s’est achevée. La nuit où je me suis réveillée à l’arrière d’une limousine, trois jours après avoir été agressée alors que je traversais le campus de l’université de Chicago.
Je ne me rappelais pas tous les détails, mais je m’en souvenais suffisamment pour me réjouir d’être en vie. A vrai dire, je n’en revenais pas.
A l'arrière de la limousine, je fermai les yeux et tentai d’analyser le souvenir de l’agression. J’avais entendu des bruits de pas étouffés par l’herbe couverte de rosée, puis il m’avait attrapée. J’avais hurlé et balancé des coups de pieds, essayé de me débattre, mais il m’avait poussée à terre. Il était fort – d’une force surnaturelle – et il me mordit au cou avec une férocité de prédateur qui me laissa peu de doutes sur qui il était. Ce qu’il était.
Un vampire.
Mais même s’il me déchira peau et muscles, il ne but pas mon sang ; il n’en eut pas le temps. Il s’arrêta subitement et bondit, pour s’enfuir en courant entre les bâtiments en lisière du campus.
Je portai la main au creux de mon cou, et sentis quelque chose de chaud et poisseux. Ma vue était trouble mais je distinguai assez clairement la tache couleur de vin sur mes doigts.
Puis il y eut du mouvement autour de moi. Deux hommes.
Ceux qui avaient fait peur à mon agresseur.
Le premier avait l’air inquiet.
— Il était rapide. Vous allez devoir faire vite, Sire.
Le second répondit avec une confiance inébranlable.
— Je vais m’en occuper.
Il passa derrière moi et me mit à genoux, puis me cala contre lui, un bras autour de ma taille pour me soutenir. Il sentait l’eau de Cologne, le savon et la propreté.
J’essayai de bouger, de résister un peu, mais j’étais affaiblie.
— Ne bouge pas.
— Elle est jolie.
— Oui, convint-il.
Il téta à la blessure de mon cou. J’eus un mouvement de recul, et il me caressa les cheveux.
— Ne bouge pas.
J’ai très peu de souvenirs des trois jours suivants, de la restructuration génétique qui me transforma en vampire.
Aujourd’hui encore, je n’en garde qu’une poignée de sensations.
Une douleur lancinante et profonde, des décharges violentes qui me secouaient tout entière. Un froid engourdissant. Deux yeux d’un vert intense-Dans la limousine, je me tâtai le cou et les épaules à la recherche des cicatrices qui auraient dû s’y trouver. Le vampire qui m’avait agressée ne m’avait pas mordue proprement : il m’avait déchiré la peau comme un animal affamé. Mais, sous mes doigts, l’épiderme était lisse. Aucune cicatrice. Aucune bosse.
Aucun pansement. Je retirai ma main pour en examiner la pâleur impeccable – et les ongles courts, parfaitement vernis d’un rouge cerise.
Le sang avait disparu et j’avais eu droit à une manucure.
Luttant contre une vague de vertige, je me redressai sur la banquette. Je ne portais plus le jean et le tee-shirt du soir de l’agression. J’étais à présent vêtue d’une élégante robe noire –un fourreau qui me tombait juste en dessous des genoux – et de chaussures noires à talons de huit centimètres.
J’étais donc une victime de vingt-sept ans, propre, dénuée de toute séquelle visible et – c’en était absurde – habillée d’une robe de soirée qui n’était pas la mienne. Je compris aussitôt qu’ils avaient fait de moi l’une des leurs.
Les Vampires de Chicago.
Tout avait commencé huit mois plus tôt par une lettre, une sorte de manifeste d’abord publié dans le Sun-Times et le Chicago Tribune, puis repris par les journaux dans tout le pays. C’était une sorte de coming out, l’annonce de leur existence. Quelques humains crurent qu’il s’agissait d’un canular, du moins jusqu’à la conférence de presse qui suivit, au cours de laquelle trois vampires exhibèrent leurs crocs. La panique provoqua trois jours d’émeutes dans la Ville des vents ainsi qu’une pénurie d’eau et de conserves occasionnée par la peur d’une apocalypse.
Les fédéraux finirent par s’en mêler, requérant des enquêtes du Congrès, ainsi que des audiences destinées à glaner le moindre détail sur l’existence de ces créatures. Le tout était filmé de manière obsessionnelle et diffusé sur toutes les chaînes de télévision. Même s’ils avaient fait la démarche de se révéler au public, les vampires étaient peu loquaces quand il s’agissait de divulguer lesdits détails. Les crocs, le fait de boire du sang et de sortir la nuit demeuraient les seules informations dont on pouvait être sûr.
Huit mois plus tard, certains humains étaient encore sous le coup de la peur. D’autres étaient obsédés. Par le style de vie, l’attrait de l’immortalité et les vampires eux-mêmes. En particulier par Célina Desaulniers, la plus sophistiquée des habitants surnaturels de la Ville des vents qui avait apparemment orchestré le coming out et avait fait ses débuts dans le monde le premier jour des audiences au Congrès.
Ce jour-là, Célina – grande, mince, les cheveux noirs – portait un tailleur noir assez ajusté pour donner l’illusion qu’il avait été coulé sur son corps. Au-delà de son apparence, elle était de-toute évidence intelligente et rusée, et savait comment mener les humains par le bout du nez. Par exemple : le premier sénateur de l’Idaho lui avait demandé ce qu’elle comptait faire à présent que les vampires s’étaient montrés au grand jour.
Tout le monde se rappelait sa réponse :
— Je vais tirer le meilleur parti du côté obscur, avait- elle déclaré d’un ton suave.
Le vétéran aguerri par vingt années sur les bancs du Congrès avait alors eu un sourire et un regard de drogué, tellement lourd de désir qu’une photo de lui avait fait la une du New York Times.
Ma réaction avait été tout autre. J’avais levé les yeux au ciel et éteint la télévision.
Je m’étais moquée d’eux, d’elle et de leurs prétentions.
Et en retour, ils m’avaient rendue pareille à eux.
Le karma est vraiment une sale blague.
À présent, ils me renvoyaient chez moi, mais c’était une moi différente. Outre les changements que mon corps avait subis, ils m’avaient transformée en une femme élégante. Ils m’avaient déshabillée, lavée de toute trace de sang, puis prêté une tenue à leur image.
Tuée, guérie puis changée.
Une minuscule graine – cette pointe de méfiance envers ceux qui m’avaient faite – prenait racine.
La tête me tournait toujours quand la limousine s’arrêta devant la maison de grès brun de Wicker Park que je partageais avec ma meilleure amie, Mallory. Je n’avais pas envie de dormir mais j’étais sonnée, embourbée dans une brume qui semblait assez épaisse pour emplir ma conscience et s’y frayer un chemin. Les effets de la drogue peut-être, ou ceux, résiduels, du passage de l’état d’humaine à celui de vampire.
Mallory se tenait sur le perron, ses cheveux mi-longs et d’un bleu métallique brillant sous l’ampoule nue de la suspension.
L’air inquiet, elle paraissait m’attendre. Elle portait un pyjama en flanelle avec des petits singes dessinés dessus. Il devait être tard.
La portière de la limousine s’ouvrit et je regardai la maison avant que le visage d’un homme en uniforme et casquette noirs se penche pour jeter un coup d’œil vers la banquette arrière.
—Madame ?
Il tendit la main avec l’air d’attendre quelque chose.
Glissant mes doigts dans sa paume, je posai le pied sur l’asphalte, mes chevilles tremblant sur les talons aiguilles. Je portais rarement des chaussures à talons, le jean étant mon uniforme favori. La fac ne requérait pas plus.
Une portière claqua. Quelques secondes plus tard, une main agrippa mon coude. Mon regard remonta le long du bras pâle et fin jusqu’à un visage à lunettes. La femme qui me tenait le bras, celle qui avait dû sortir de l’avant de la limousine, me sourit.
—Bonjour, ma chère. Nous sommes à la maison. Je vais t’accompagner à l’intérieur et nous t’installerons.
J’étais trop engourdie pour protester et n’avais de toute façon pas de bonne raison de discuter. J’adressai donc un hochement de tête à la vampire qui paraissait approcher de la soixantaine.
Elle avait les cheveux gris coupés court, portait un tailleur coquet qui flattait sa silhouette svelte, et se déplaçait avec une assurance toute professionnelle. Quand on avança sur le trottoir, Mallory descendit avec précaution une puis deux marches du perron pour venir à notre rencontre.
— Merit ?
La femme me tapota dans le dos.
—Ça va aller, ma chère. Elle a juste la tête qui lui tourne un peu.
Je suis Helen. Vous devez être Mallory ?
Mallory acquiesça en gardant les yeux rivés sur moi.
— Jolie maison. Pouvons-nous entrer ?
Mallory hocha de nouveau la tête et remonta les marches. Je m’apprêtai à la suivre, mais la prise d’Helen sur mon bras m’arrêta.
—On t’appelle « Merit » ? bien que ce soit ton nom de famille ?
J’acquiesçai.
Elle sourit d’un air patient.
— Les nouveaux vampires utilisent juste un prénom. Si c’est ainsi qu’on t’appelle, « Merit » sera le tien. Seuls les Maîtres des Maisons sont autorisés à garder leur nom de famille. C’est une des nombreuses règles dont il faudra te souvenir. (Elle se pencha vers moi d’un air conspirateur.) Et il est considéré comme déplacé d’enfreindre ces règles.
Sa douce remontrance agit sur mon esprit comme le faisceau d’une lampe torche dans le noir. Je clignai des yeux.
—Certains considéreraient que transformer une personne sans son consentement est déplacé, Helen.
Le sourire d’Helen ne parvint pas jusqu’à son regard.
—On t’a transformée en vampire pour te sauver la vie, Merit.
Parler de consentement est hors de propos. (Elle se tourna vers Mallory.) Un verre d’eau lui ferait probablement du bien. Je vais vous laisser toutes les deux un moment.
Mallory acquiesça et Helen, munie d’une sacoche en cuir apparemment ancienne, la dépassa pour entrer dans la maison.
Je gravis toute seule les dernières marches et m’arrêtai devant mon amie. Ses yeux bleus étaient emplis de larmes, et elle affichait une moue désapprobatrice. Elle était jolie, d’une beauté à la fois extraordinaire et classique, ce qui était la raison pour laquelle elle avait pris l’habitude de teindre ses cheveux en bleu.
Elle prétendait que c’était sa façon de se distinguer. C’était inhabituel, bien sûr, mais ce n’était pas un look inadéquat quand on était cadre dans la pub et qu’on brillait par sa créativité.
— Tu es… (Elle secoua la tête avant de poursuivre.) Ça fait trois jours. Je ne savais pas où tu étais. Quand j’ai vu que tu ne rentrais pas, j’ai appelé tes parents. Ton père a dit qu’il s’en occupait. Il m’a demandé de ne pas prévenir la police.
Quelqu’un lui avait téléphoné et l’avait informé que tu avais été agressée mais que tu allais bien. Que tu récupérais. Ils ont dit à ton père qu’ils te ramèneraient à la maison quand tu irais mieux. J’ai reçu un coup de fil il y a quelques minutes, qui m’a avertie que tu arrivais. (Elle me serra fort contre elle.) Tu vas me le payer de ne pas avoir appelé.
Mallory s’écarta pour m’examiner des pieds à la tête.
— Ils ont dit que tu avais été changée.
Je hochai la tête, au bord des larmes.
— Alors tu es une vampire ? demanda-t-elle.
— Je crois. Je me suis réveillée et… je ne sais pas.
— Tu te sens différente ?
— Je me sens… lente.
Mallory acquiesça d’un air confiant.
— Les effets du changement, probablement. Il paraît que ça arrive. Tout va rentrer dans l’ordre.
Mallory était bien placée pour savoir ; contrairement à moi, elle suivait toute l’actualité vampire. Elle m’adressa un petit sourire.
— Hé, tu es toujours Merit, n’est-ce pas ?
Bizarrement, je sentis un picotement qui émanait de ma meilleure amie et colocataire. Comme un frisson électrique.
Mais j’étais encore engourdie et prise de vertige, et je repoussai cette sensation.
— Je suis toujours moi, lui dis-je.
Et j’espérais que c’était vrai.
La maison de grès brun avait appartenu à la grand- tante de Mallory jusqu’à sa mort, quatre ans auparavant. Mallory, qui avait perdu ses parents dans un accident de voiture quand elle était enfant, avait hérité de la maison et de tout ce qu’elle contenait, depuis les tapis moches qui couvraient les parquets jusqu’au mobilier ancien et aux tableaux de vases remplis de fleurs. Ce n’était pas chic, mais c’était chez nous et cela en avait l’odeur – celle de la cire pour bois parfumée au citron, des cookies, du confort poussiéreux. Le parfum était le même que trois jours plus tôt mais il me paraissait plus profond. Plus riche.
Les sens plus aiguisés des vampires, peut-être ?
Quand on entra dans le salon, Helen était assise sur le bord de notre canapé tendu d’imprimé vichy, les jambes croisées au niveau des chevilles. Un verre d’eau était posé sur la table basse devant elle.
— Entrez, mesdames. Asseyez-vous.
Elle tapota le canapé en souriant. Mallory et moi échangeâmes un regard avant de nous asseoir. Je m’installai à côté d’Helen.
Mon amie choisit la causeuse assortie qui faisait face au sofa.
Helen me tendit le verre d’eau.
Je le portai à mes lèvres mais marquai une pause avant de boire.
— Je peux… manger et boire autre chose que du sang ?
Le rire d’Helen tinta.
—Bien sûr, ma chérie. Tu peux manger ce que tu veux. Mais tu auras besoin de sang pour son apport nutritionnel. (Elle se pencha vers moi et toucha mon genou nu du bout des doigts.) Et si je peux me permettre, tu aimeras ça !
Elle prononça ces mots comme si elle me communiquait un délicieux secret ou partageait un potin croustillant concernant son voisin de palier.
En sirotant, je découvris que l’eau avait toujours le même goût d’eau. Je reposai le verre sur la table.
Helen tapa des mains sur ses genoux, puis nous gratifia toutes deux d’un sourire lumineux.
—Bon, allons-y, vous voulez bien ?
Elle plongea la main dans la sacoche posée à ses pieds et en sortit un livre relié de cuir, de la taille d’un dictionnaire. Sur la couverture bordeaux profond étaient imprimées des lettres d’or en relief : « Canon des Maisons d’Amérique du Nord, édition pratique. »
— Voici tout ce que tu as besoin de savoir quand tu rejoins la Maison Cadogan. Ce n’est pas le Canon complet, évidemment, car la série est volumineuse, mais cet ouvrage couvre les connaissances de base.
— La Maison Cadogan ? demanda Mallory. C’est vrai ?
Je considérai Mallory, puis Helen, d’un air déconcerté.
—Qu’est-ce que la Maison Cadogan ?
Helen me jeta un coup d’œil par-dessus ses lunettes à montures d’écaillé.
—C’est la Maison à laquelle tu vas être présentée. Une des trois Maisons de vampires de Chicago : Navarre, Cadogan, Grey. Seul le Maître de chaque Maison a le privilège de transformer de nouveaux vampires. Tu as été transformée par le Maître de Cadogan…
—Ethan Sullivan, intervint Mallory.
Helen hocha la tête en signe d’approbation.
— C’est exact.
Je haussai les sourcils à l’intention de ma colocataire.
—Internet, dit-elle. Tu serais surprise de ce qu’on y trouve.
— Ethan est le second Maître de la Maison. Il a suivi Peter Cadogan dans les ténèbres, pour ainsi dire.
Si seuls les Maîtres pouvaient transformer de nouveaux vampires, cet Ethan Sullivan devait être celui qui m’avait mordue au cours du deuxième round sur le campus de la fac.
— Cette Maison, commençai-je. C’est quoi, une sorte d’association de vampires ou un truc dans le genre ?
Helen fit « non » de la tête.
—C’est plus compliqué que ça. Tous les vampires légaux de ce monde sont affiliés à une Maison. Il existe actuellement douze Maisons aux États-Unis : Cadogan est la quatrième en termes d’ancienneté.
Voyant Helen se redresser davantage, je devinai qu’elle en était un membre représentatif.
Elle me tendit le livre, qui devait bien peser cinq kilos. Je le posai sur mes cuisses pour en répartir le poids.
— Tu n’as pas besoin de mémoriser les règles, bien sûr, mais tu dois lire les sections préliminaires et avoir au moins une vague connaissance du contenu. Et bien sûr, tu peux te référer au texte si tu as des questions particulières. Lis bien le chapitre concernant la Recommandation.
—C’est quoi, la Recommandation ?
—La cérémonie d’initiation. Tu deviendras un membre officiel de la Maison et tu prêteras serment à Ethan et au reste des vampires Cadogan. En parlant de cela, les versements débutent en général deux semaines après la Recommandation.
Je clignai des yeux.
—Quels versements ?
Elle m’adressa un autre regard par-dessus ses lunettes.
— Ton salaire, ma chérie.
J’eus un petit rire nerveux et étranglé.
— Je n’ai pas besoin de salaire. Je suis étudiante, et j’assure des cours de travaux dirigés. Je reçois une allocation.
J’en étais à la troisième année de mes études de troisième cycle, et au troisième chapitre de ma thèse sur la littérature médiévale courtoise.
Helen fronça les sourcils.
— Ma chérie, tu ne peux pas poursuivre tes études. L’université n’accepte pas les étudiants vampires et ils n’y sont certainement pas employés non plus. Nous ne sommes pas encore protégés par l’Article 7 des droits civils. Nous avons pris les devants et nous t’avons désinscrite pour éviter les soucis. Ainsi, tu n’auras pas à te préoccuper de…
Le sang afflua en grondant dans mes oreilles.
—Qu’est-ce que vous entendez par « nous t’avons désinscrite » ?
Son expression s’adoucit.
— Merit, tu es une vampire, une Initiée Cadogan. Tu ne peux retourner à cette vie-là.
Je passai la porte avant qu’elle ait fini de parler, sa voix résonnant derrière moi tandis que je me précipitais vers la chambre du rez-de-chaussée, lançais un moteur de recherche et me connectais au serveur de l’université. Le système me reconnut et mon estomac se dénoua de soulagement.
Puis je consultai mon dossier.
Mon statut avait été modifié deux jours plus tôt. J’étais enregistrée comme étant « Non inscrite ».
Le monde bascula.
Je retournai dans le salon, la voix mal assurée alors que je luttais contre la panique qui montait rapidement, et j’affrontai Helen.
—Qu’est-ce que vous avez fait ? Vous n’aviez aucun droit de me désinscrire de l’université !
Faisant preuve d’un calme irritant, Helen se tourna de nouveau vers sa sacoche et en sortit une liasse de papiers.
—Parce qu’Ethan a le sentiment que ton cas est… particulier, tu percevras ton salaire de la Maison dans les dix prochains jours ouvrables. Nous avons déjà organisé le virement. La Recommandation est prévue pour ton septième jour, donc dans six jours. Tu te présenteras quand on te le signifiera. A la cérémonie, Ethan t’assignera ta position de service dans la Maison. (Elle me sourit.) Peut-être quelque chose dans les relations publiques, étant donné le statut de ta famille dans cette ville.
— Aïe. Mauvaise idée de parler des parents, marmonna Mallory.
Elle avait raison. Mes parents étant l’un de mes sujets de discussion les moins prisés, c’était exactement ce qu’il ne fallait pas dire. Mais sa remarque eut au moins l’avantage de me secouer et de me sortir de mon état de stupéfaction.
— Je pense que nous en avons fini, lui dis-je. Il est temps que vous partiez.
Helen haussa un sourcil.
—Ce n’est pas ta maison.
C’était courageux de sa part de jouer avec les nerfs d’une vampire récemment transformée. Mais nous étions à présent sur mon territoire et j’avais des alliés.
Je me tournai vers Mallory avec un sourire mauvais.
— Et si nous essayions de mettre le mythe des vampires à l’épreuve ? Ne doivent-ils pas être invités pour entrer chez quelqu’un ?
— J’aime ta façon de penser, répondit Mallory avant de se diriger vers la porte et de l’ouvrir. Helen, dit-elle. Je veux que vous sortiez de ma maison.
On sentit un mouvement dans l’air, une brise soudaine qui souffla par la porte et ébouriffa les cheveux de Mallory – et me donna la chair de poule.
—C’est incroyablement grossier, déclara Helen, qui prit malgré tout sa sacoche d’un geste sec. Lis le Canon, signe les formulaires. Il y a du sang dans le réfrigérateur. Bois-le : une pinte tous les deux jours. Évite la lumière du soleil et les pieux en bois de tremble, et viens quand il te l’ordonnera.
Elle s’approcha de la porte puis, soudain, comme si quelqu’un avait mis un aspirateur en marche, elle fut happée vers l’extérieur.
Je me précipitai sur le seuil. Helen, sur la marche supérieure, échevelée et les lunettes de travers, nous regardait d’un air surpris. Au bout d’un moment, elle remit sa jupe et ses lunettes en place, tourna sèchement les talons et descendit l’escalier en direction de la limousine.
—Quelle… grossièreté, dit-elle. Ne crois pas que je ne vais pas en parler à Ethan !
Je lui adressai un salut majestueux, imitant la reine d’Angleterre.
—Faites donc ça, Helen, lança Mallory. Et pendant que vous y êtes, dites-lui qu’il aille se faire foutre !
Helen tourna vers moi ses yeux brûlant d’un feu argenté. Un feu surnaturel.
— Tu n’en étais pas digne, lâcha-t-elle.
— Je n’étais pas consentante, la corrigeai-je avant de claquer la lourde porte en chêne avec assez de force pour la faire trembler sur ses gonds.
Une fois que le crissement des graviers sur l’asphalte eut signalé que la limousine avait disparu, je m’appuyai contre la porte en regardant Mallory.
— Ils ont dit que tu te baladais toute seule sur le campus au beau milieu de la nuit ! dit-elle en me dévisageant. (Puis elle m’envoya un coup de poing dans le bras, l’air dégoûté.) Bon sang, mais à quoi pensais-tu ?
Mallory se libérait de la panique qu’elle avait ressentie jusqu’à ce qu’elle apprenne que je rentrais à la maison. Ma gorge se serra : elle m’avait attendue, elle s’était inquiétée pour moi.
— J’avais du travail.
— Au milieu de la nuit ? !
— Je t’ai dit que j’avais du travail ! (Je levai les mains, l’agacement grandissant en moi.) Je n’y suis pour rien, Mallory, tu le sais très bien !
Mes genoux se mirent à trembler. Je retournai dans le salon et m’assis sur le canapé. Une fois la peur réprimée, je fus submergée par l’horreur du viol que j’avais subi. Je me couvris le visage des mains tandis que les larmes commençaient à couler.
—Ce n’était pas ma faute, Mallory. Ma vie, mes études, tout a disparu et ce n’est pas ma faute.
Je sentis le coussin s’enfoncer à côté de moi et un bras passer autour de mes épaules.
—Oh, mon Dieu, je suis désolée. Excuse-moi, je suis à cran. J’ai eu si peur, Merit. Je sais que ce n’est pas ta faute.
Elle me serra dans ses bras pendant que je sanglotais et me frotta le dos tandis que je faisais le deuil de ma vie et de mon humanité.
On resta assises là un long moment, ma meilleure amie et moi.
Elle me tendit des Kleenex pendant que je racontais les quelques choses dont je me souvenais : l’agression, l’arrivée des autres vampires, le froid et la douleur, le trajet embrumé en limousine.
Quand j’eus pleuré toutes les larmes de mon corps, Mallory écarta les cheveux qui cachaient mon visage.
—Ça va bien se passer. Je te le promets. Je vais appeler l’université dans la matinée. Et si tu ne peux pas y retourner…
nous trouverons une solution. En attendant, tu devrais appeler ton grand-père. Je suis sûre qu’il aimerait savoir que tu vas bien.
Je secouai la tête, je n’étais pas encore prête à avoir cette discussion. L’amour de mon grand-père avait toujours été inconditionnel, mais jusque-là j’étais un être humain. Je n’étais pas prête à tester ses limites.
— Je vais commencer par mes parents, promis-je. Ensuite je répandrai la nouvelle au compte-gouttes.
—Quel choix de mots douteux, me reprocha Mallory sans insister davantage. J’imagine que c’est quelqu’un de la Maison qui m’a contactée, mais je ne sais pas qui d’autre ils ont appelé.
La communication a été brève. « Merit a été attaquée sur le campus il y a deux nuits. Pour lui sauver la vie, nous l’avons transformée en vampire. Elle rentre chez vous ce soir. Comme il se peut qu’elle se sente mal à la suite du changement, nous vous demandons d’être présente afin de l’assister au cours de ces premières heures cruciales. Merci. » Pour être honnête, on aurait dit un enregistrement.
— Alors j’en conclus que cet Ethan Sullivan fait dans le bas de gamme. Ajoutons ça à la liste des raisons pour lesquelles on ne l’aime pas.
— La première raison étant qu’il t’a changée en une créature de la nuit buveuse de sang ?
J’acquiesçai d’un air contrit.
—C’est définitivement la raison numéro un. Ils ont fait de moi une créature à leur image. Ce Sullivan a fait de moi l’une des leurs.
Mallory émit un bruit de frustration.
— Je sais. Je suis tellement jalouse.
Elle était passionnée par le paranormal : depuis que je la connaissais, elle s’était toujours intéressée aux bestioles à crocs ou qui fichaient la trouille. Elle posa une main sur sa poitrine.
— Je suis l’occultiste de la famille et pourtant c’est toi, la fana de littérature, qu’ils transforment ? Même Buffy serait piquée au vif. Je ne doute pourtant pas que tu fasses un sujet d’étude de premier choix, dit-elle avec un regard appréciateur.
Je ricanai.
— Mais un sujet pour quel genre d’étude ? Bon sang, qui suis-je maintenant ?
— Tu es Merit, dit-elle avec une conviction qui me réchauffa le cœur. Mais une sorte de Merit version 2.0. Et je dois dire que, le coup de téléphone mis à part, ce Sullivan n’est pas bas de gamme en tous les domaines. Les chaussures que tu portes sont des Jimmy Choo et cette robe doit coûter la peau du cul. (Elle fit claquer sa langue.) Il t’a habillée comme son mannequin privé.
Et franchement, Merit, tu es superbe.
Superbe, pensai-je, c’est relatif. Je baissai les yeux sur la robe de soirée et passai la main sur le tissu noir et brillant.
— J’aimais bien qui j’étais, Mallory. Ma vie n’était pas parfaite, mais j’étais heureuse.
— Je sais, ma chérie. Mais peut-être vas-tu aussi aimer celle-ci ?
J’en doutais. Sérieusement.
2
Les gens riches ne sont pas
plus beaux, ils ont juste de plus grosses voitures
Mes parents étaient des nouveaux riches de Chicago.
Mon grand-père, Chuck Merit, avait servi comme flic dans cette ville pendant trente-quatre ans. Il avait patrouillé dans le quartier sud avant de rejoindre le Bureau des services d’investigation. C’était une légende au sein de la police de Chicago.
Mais même s’il gagnait de quoi assurer un niveau de vie de classe moyenne, l’ambiance était tendue à la maison. Ma grand-mère venait d’un milieu aisé, mais elle avait refusé la succession de son père dominateur, issu d’une vieille famille riche de Chicago. Même si c’était elle qui avait pris cette décision, mon père considérait que c’était à cause de mon grand-père qu’il n’avait pas été élevé selon le style de vie auquel il aurait dû être habitué. Rongé par cette trahison qu’il avait imaginée, et agacé par une enfance passée à vivre chichement grâce au salaire d’un flic, mon père s’était fixé comme but personnel d’amasser autant d’argent que possible, aux dépens de tout le reste.
Et il excellait dans ce domaine.
Mon père était le propriétaire de Merit Properties, une société de promotion immobilière qui gérait des tours et des complexes d’appartements dans toute la ville. Il était également membre du puissant comité de croissance de Chicago, qui était constitué de représentants de la communauté des affaires et qui conseillait le maire récemment réélu, Seth Tate, sur les questions d’urbanisme et de développement. Mon père était très fier de sa relation avec Tate et y faisait souvent allusion.
Franchement, d’après moi, ça desservait plus le maire qu’autre chose.
Bien sûr, parce que j’avais grandi en étant une Merit de Chicago, j’avais pu profiter des avantages inhérents à ce nom : une grande maison, les colonies de vacances, les leçons de danse, les beaux vêtements. Mais alors que les avantages financiers étaient importants, mes parents – et particulièrement mon père –n’étaient pas les personnes les plus chaleureuses qui soient.
L’ambition de Joshua Merit était de bâtir un héritage, au mépris de tout le reste. Il voulait la femme parfaite, les enfants parfaits et la position parfaite au sein de l’élite sociale et financière de Chicago. Pas étonnant que je vénère mes grands-parents qui savaient, eux, aimer sans réserve.
Difficile d’imaginer que mon père se réjouirait de ma nouvelle identité de vampire. Mais comme j’étais une grande fille, après avoir essuyé mes larmes, je montai dans ma voiture – une vieille Volvo disgracieuse que j’avais payée avec mes économies – et me rendis au domicile de mes parents, à Oak Park.
Là-bas, je garai la Volvo dans l’allée qui formait un arc devant la maison. La demeure était un imposant cube en béton postmoderne, complètement déplacé au milieu des bâtisses plus délicates datant de la fin du XIXe siècle qui l’entouraient. L’argent n’achetait pas le bon goût, de toute évidence.
La porte d’entrée s’ouvrit avant que je puisse frapper. Un immense vieillard très maigre me toisait de ses yeux gris et austères.
— Mademoiselle Merit.
— Salut, Peabody.
— Pennebaker.
— C’est ce que j’ai dit.
Bien sûr, je connaissais son nom. Pennebaker, le majordome, était la première grosse acquisition de mon père. Le domestique fonctionnait selon la devise « qui aime bien châtie bien » en matière d’éducation, et il prenait toujours le parti de mon père contre nous. Il se mêlait des affaires des autres, cafardait et ne négligeait généralement aucun détail concernant mon enfance, qu’il imaginait rebelle. Soyons réaliste, je n’étais probablement pas la plus virulente des rebelles, mais j’avais un frère et une sœur parfaits : ma sœur aînée, Charlotte, était mariée à un chirurgien du cœur et pondait des enfants à la chaîne, et mon frère aîné, Robert, se préparait à reprendre les affaires de famille. Moi qui n’étais qu’une étudiante célibataire de vingt-sept ans – même si j’étudiais dans une des meilleures universités du pays –, j’étais une Merit de seconde classe. Et je débarquais à la maison avec une sale nouvelle.
J’entrai et sentis l’air se déplacer dans mon dos quand Pennebaker ferma la porte d’un geste sec avant de me précéder.
— Vos parents se trouvent dans le petit salon de devant, entonna-t-il. Vous êtes attendue. Ils se sont excessivement inquiétés pour votre bien-être. Votre père se fait du souci au sujet de ces… (il baissa les yeux d’un air méprisant) choses dans lesquelles vous êtes impliquée.
Je m’offusquai de cette remarque, mais décidai de ne pas le corriger même s’il ne comprenait certainement pas que je n’avais pas consenti à ma transformation. Il ne m’aurait pas crue de toute façon.
Je le dépassai, suivant le couloir jusqu’au petit salon et poussai la porte coulissante. Ma mère, Meredith Merit, se leva d’un austère canapé cubique. Même à 23 heures, elle portait des talons, une robe en lin et un rang de perles autour du cou. Ses cheveux blonds étaient parfaitement coiffés, ses yeux d’un vert pâle.
Maman se précipita vers moi, les mains tendues.
— Tu vas bien ? (Elle prit mon visage entre ses doigts aux ongles longs et m’examina.) Tu vas bien ?
Je souris poliment.
—Oui, je vais bien.
Une vérité toute relative, fondée sur ce qu’ils étaient capables de comprendre.
Mon père, grand et mince comme moi, avec les mêmes cheveux noisette et les mêmes yeux bleus, était assis sur le canapé d’en face, toujours en costume malgré l’heure tardive. Il me regarda par-dessus les verres demi-lune de ses lunettes, un mouvement qu’il aurait pu emprunter à Helen mais qui n’était pas moins efficace venant d’un humain. Repliant d’un coup sec le journal qu’il était en train de lire, il le posa sur le siège près de lui.
—Des vampires ?
Il parvint à faire de ces deux mots à la fois une question et une accusation.
— J’ai été agressée sur le campus.
Ma mère suffoqua, une main sur le cœur, et se tourna vers mon père.
— Joshua ! Sur le campus ! Ils attaquent les gens !
Mon père avait le regard braqué sur moi, et je pus y déceler de la surprise.
— Agressée ?
— J’ai été agressée par un vampire, mais c’est un autre qui m’a transformée. (Je me rappelai les quelques mots que j’avais entendus, la peur dans la voix du compagnon d’Ethan Sullivan.) Je pense que le premier a été mis en fuite, et les vampires qui sont arrivés ensuite ont eu peur que je ne meure.
Ce n’était pas vraiment la vérité : alors que son compagnon craignait que cela arrive, Sullivan, quant à lui, en semblait plus que certain. De même qu’il savait qu’il pourrait alors changer ma destinée.
— Deux groupes de vampires ? à l’université de Chicago ?
Je haussai les épaules, m’étant posé la même question.
Mon père croisa les jambes.
— Et en parlant de ça, que fabriquais-tu à traîner sur le campus toute seule au milieu de la nuit, pour l’amour de Dieu ?
Une étincelle s’enflamma dans mon estomac : la colère, peut-
être teintée d’une pointe d’apitoiement, des émotions pas si extraordinaires quand il était question de mon père.
Habituellement, j’adoptais un comportement docile, craignant que le fait de hausser le ton pousse mes parents à formuler devant moi le désir qu’ils nourrissaient depuis longtemps d’avoir une fille cadette différente. Mais il faut un début à tout, non ?
— Je travaillais.
Son soupir en guise de réponse en disait long.
— Je travaillais, répétai-je en laissant percer dans ma voix vingt-sept années de confiance en moi refoulée. J’allais récupérer des papiers et j’ai été attaquée. Ce n’était pas un choix et ce n’était pas ma faute. Il m’a déchiré la gorge.
Mon père parcourut du regard la peau claire de mon cou et afficha une expression dubitative – Dieu me garde si une Merit, une Merit de Chicago, ne pouvait se défendre –, mais il devança ma réaction.
— Et cette Maison Cadogan. Elle est ancienne, mais pas autant que la Maison Navarre.
Puisque je n’avais pas encore mentionné la Maison Cadogan, je supposai que celui ou celle qui avait appelé mes parents avait fait mention de l’affiliation. Et mon père avait apparemment effectué quelques recherches.
— Je ne sais pas grand-chose de ces Maisons, admis-je en pensant que c’était plus le registre de Mallory.
L’expression de mon père montrait clairement que ma réponse ne le satisfaisait pas.
— Je suis revenue seulement ce soir, dis-je pour me défendre.
On m’a déposée à la maison il y a deux heures. Je ne savais pas si vous étiez au courant ni même si vous pensiez que j’étais blessée ou autre chose. C’est pourquoi je suis venue.
— Nous avons reçu un appel. (Son ton était sec.) De la Maison.
Ta colocataire…
— Mallory, l’interrompis-je. Elle s’appelle Mallory.
— … nous a prévenus quand tu n’es pas rentrée. Une personne de la Maison nous a contactés et nous a informés que tu avais été attaquée. On nous a dit que tu récupérais. J’ai téléphoné à ton grand-père, à ton frère et à ta sœur, alors il n’y avait pas besoin d’alerter la police. (Il marqua une pause.) Je ne veux pas que la police soit impliquée dans cette affaire, Merit.
Outre le fait que mon père ne souhaitait pas qu’il y ait une enquête concernant l’agression de sa fille, mes cicatrices avaient de toute façon disparu. Je me touchai le cou.
— Je pense que c’est un peu tard, pour la police.
Mon père, pas impressionné du tout par mon analyse de médecin légiste, se leva du canapé et s’approcha de moi.
— Je suis parti de rien et j’ai travaillé dur pour élever cette famille. Je ne la verrai pas de nouveau démolie.
Ses joues étaient cramoisies. Ma mère, qui s’était avancée pour se placer à côté de lui, lui toucha le bras en prononçant calmement son nom.
Je me hérissai au « de nouveau » mais je résistai à l’envie de discuter l’opinion de mon père quant à l’histoire de notre famille.
— Je n’ai pas choisi de devenir une vampire, lui rappelai-je.
— Tu as toujours eu la tête dans les nuages. Tu as toujours rêvé de charabias romantiques. (Je supposai que c’était un coup porté à mon sujet de thèse.) Et aujourd’hui, ça. (Il s’éloigna à grands pas vers une vaste baie vitrée pour regarder au dehors.) Je te demande juste de rester dans ton quartier. Et évite d’avoir des ennuis.
je pensais qu’il en avait fini et que l’avertissement était sa manière à lui de mettre un terme à la discussion, mais il se tourna pour me dévisager de ses yeux étrécis.
— Et si tu fais quoi que ce soit qui ternisse notre nom, je te déshérite assez vite pour que la tête t’en tourne.
Mesdames et messieurs, je vous présente mon père !
Quand je revins à Wicker Park, j’avais les yeux gonflés et le visage rouge d’avoir pleuré tout le long du trajet jusqu’à la maison. Je n’aurais pas dû être surprise par le comportement de mon père. Il était tout à fait conforme au but principal de sa vie : améliorer sa situation sociale. Le fait que j’aie frôlé la mort puis que je sois devenue une suceuse de sang n’importait pas autant, dans son petit monde bien rangé, que la menace que j’incarnais pour le statut de la famille.
Il était tard, presque 1 heure du matin, quand je garai la voiture dans le garage étroit jouxtant la maison. Elle était plongée dans le noir, le quartier était calme et je supposai que Mallory devait dormir dans sa chambre à l’étage. Contrairement à moi, elle avait toujours un boulot dans son agence de pub de Michigan Avenue et elle était habituellement dans le quartier du Loop dès 7 heures. Mais quand j’ouvris la porte d’entrée, je la trouvai sur le canapé à regarder la télévision d’un air vide.
— Il faut que tu voies ça, dit-elle sans lever les yeux.
Je me débarrassai de mes chaussures à talons et la rejoignis. Le titre qui figurait au bas de l’écran disait « Les vampires de Chicago nient leur implication dans le meurtre ».
Je me tournai vers Mallory.
—Un meurtre ?
—On a découvert le cadavre d’une fille dans Grant Parle. Elle s’appelait Jennifer Porter. Elle a eu la gorge arrachée. On l’a trouvée ce soir, mais la police pense qu’elle a été tuée il y a une semaine, trois jours avant ton agression.
—Oh, mon Dieu. (Je me laissai tomber sur le canapé et remontai les genoux.) La police pense que les vampires sont responsables ?
— Regarde, dit Mallory.
Sur l’écran, quatre hommes et une femme – Célina Desaulniers – se tenaient derrière un pupitre en bois. Des journalistes de la presse et de la télévision, micros, appareils photo, magnétos et carnets de notes en main, se serraient devant le podium.
Dans un parfait ensemble, le petit groupe s’avança.
L’homme qui se trouvait au centre, grand avec une crinière de cheveux noirs lui tombant sur les épaules, se pencha vers le micro.
— Je m’appelle Alexander, dit-il d’une voix chaude et veloutée.
Voici mes amis et associés. Comme vous le savez tous, nous sommes des vampires.
La salle fut inondée de lumière quand les journalistes mitraillèrent le groupe avec leurs appareils photo.
Apparemment peu perturbés par les flashs, les cinq vampires se tenaient d’un air stoïque, l’un à côté de l’autre, parfaitement calmes.
—Nous sommes ici, dit Alexander, pour exprimer notre sympathie à la famille et aux amis de Jennifer Porter, et pour promettre de faire tout notre possible pour assister la police de Chicago et d’autres agences des forces de l’ordre. Nous proposons notre aide et condamnons les actes de ceux qui prennent des vies humaines. Une telle violence ne mène à rien et cela fait longtemps que ces débordements sont abhorrés par les plus civilisés d’entre nous. Comme vous le savez, bien que nous ayons besoin de sang pour survivre, nous respectons des règles établies depuis des siècles et nous épargnons ceux qui ne partagent pas notre besoin afin qu’ils ne deviennent pas nos victimes. Le meurtre n’est perpétré que par nos ennemis. Et soyez assurés, mes amis, que ce sont autant vos ennemis que les nôtres.
Alexander marqua une pause avant de poursuivre d’une voix plus crispée :
—Nous avons appris qu’un pendentif d’une des Maisons de Chicago, Cadogan, a été retrouvé sur la scène du crime.
—Oh, mon Dieu, murmura Mallory.
Je gardai les yeux rivés sur l’écran.
— Même si nos camarades de la Maison Cadogan boivent le sang des humains, poursuivit Alexander, ils s’assurent que les humains qui acceptent d’être donneurs le font en toute connaissance de cause. Et les autres vampires de Chicago ne boivent jamais, en aucune circonstance, directement le sang des humains. Nous avons donc toutes les raisons de croire, même si ce n’est qu’une hypothèse à ce stade, que ce médaillon a été placé sur les lieux du crime dans le seul but d’impliquer les résidents de la Maison Cadogan. Envisager toute autre possibilité ne serait que supposition injustifiée.
Sans un mot de plus, Alexander recula pour rejoindre ses camarades.
Célina avança. Tout d’abord, elle resta silencieuse, parcourant du regard l’assemblée de journalistes devant elle. Quand enfin elle sourit légèrement, on put presque entendre les soupirs de ces derniers. Mais l’expression de son visage était un peu trop innocente pour qu’on y croie. Un peu trop forcée.
— Nous sommes bouleversés par la mort de Jennifer Porter, dit-elle, et par les accusations qui ont été portées contre nos camarades. Même si les vampires de la Maison Navarre ne boivent pas directement le sang des humains, nous respectons les décisions des autres Maisons de faire perdurer cette pratique. Les membres de la Maison Navarre restent à la disposition de la ville. Ce crime nous offense tous. La Maison Navarre ne trouvera pas le repos tant que l’assassin ne sera pas arrêté et jugé.
Célina hocha la tête vers le rang de journalistes, puis se tourna et s’éloigna jusqu’à sortir de l’écran, le reste des vampires lui emboîtant le pas.
Mallory coupa le son.
—Bon sang, dans quoi tu t’es fourrée ?
—Ils disent que les Maisons ne sont pas impliquées, fis-je remarquer.
—Elle dit que Navarre n’est pas impliquée, corrigea Mallory.
Elle me semble toute prête à jeter les autres Maisons en pâture aux loups. De plus, des vampires étaient dans le coup quand tu as frôlé la mort. C’est un vampire qui t’a attaquée. Il y a trop de crocs dans cette affaire pour que ce soit une coïncidence.
Je suivis son raisonnement.
— Tu penses que je suis… quoi, le numéro deux ? que j’étais censée être la seconde victime ?
— Tu étais la seconde victime, dit-elle. Et je trouve que c’est une sacrée coïncidence qu’on ait tenté de t’égorger sur le campus. Ce n’est pas exactement un parc mais ça y ressemble. Regarde, dit-elle en désignant de nouveau la télévision.
Un portrait de Jennifer Porter, une petite photo d’identité, remplit l’écran. Des cheveux châtain foncé et des yeux bleus, comme moi.
Nous partageâmes un moment de silence.
— Et puisqu’on parle de gens odieux, dit enfin Mallory, comment s’est passée ta visite chez tes parents ?
Mallory n’avait rencontré mes parents qu’une seule fois, quand je n’avais pu éviter plus longtemps de les présenter. Elle venait juste d’adopter le look cheveux bleus. Inutile de dire qu’ils n’avaient pas été impressionnés. La créativité, même inoffensive, n’était pas tolérée dans la famille Merit. Après cette visite, au cours de laquelle Mallory s’était retenue de justesse de coller son poing dans la figure de mon père, j’avais décidé de ne plus lui imposer leur présence.
— Pas super.
— Je suis désolée.
Je haussai les épaules.
— Je n’avais pas grand espoir en arrivant, mais c’était déjà trop.
Je lançai un long regard vers le Canon géant relié de cuir, posé sur la table basse, puis je le pris sur mes genoux.
— Je suppose qu’ils étaient inquiets mais, en gros, ils m’ont fait la leçon sur le fait que j’allais mettre la famille dans l’embarras.
(Je levai les mains en agitant les doigts pour ajouter un effet dramatique.) Tu sais, les Merit de Chicago. Comme si ça voulait dire quelque chose.
Mallory ricana doucement.
— Malheureusement, oui, ça veut dire quelque chose. Il te suffit de jeter un coup d’œil au Trib pour le savoir. Est-ce que tu es allée voir ton grand-père ?
—Pas encore.
— Il faut que tu le fasses.
—Bientôt, répondis-je rapidement, dès que je serai prête.
—Arrête tes conneries, dit-elle en attrapant le téléphone sans fil sur son support près du canapé. Il a été davantage un père pour toi que Joshua. Et tu sais qu’il est toujours debout à cette heure-ci. Appelle-le.
Elle me tendit le combiné, que je serrai en baissant les yeux sur les touches bleues en caoutchouc.
—Bon sang, marmonnai-je avant de composer son numéro.
Le combiné à l’oreille, la main crispée pour éviter de trembler, je priais en silence pour qu’il se montre compréhensif. Le téléphone sonna trois fois avant que le répondeur se mette en marche.
— Salut, grand-père, dis-je après le « bip ». C’est Merit. Je voulais te dire que je suis à la maison et que je vais bien. Je passerai te voir dès que je peux.
Je raccrochai et rendis le combiné à Mallory.
— Tu as encore du chemin à faire pour te comporter en adulte, dit-elle en reposant le téléphone sur son support.
—Hé, je suis certaine que je peux encore te botter le cul, morte-vivante ou pas.
Elle ricana puis se tut un moment avant de suggérer avec précaution :
—Peut-être que quelque chose de bien pourrait découler de cette histoire.
Je lui glissai un regard en biais.
—Comme quoi, par exemple ?
—Par exemple, tu pourrais peut-être te trouver un mec ?
— Seigneur, Mallory. Ce n’est vraiment pas le moment, répondis-je, même si elle n’avait pas tort : ma vie amoureuse était un vrai désert.
Mallory me tenait pour responsable de ma longue période de célibat. Elle affirmait que je ne me montrais pas assez. Qu’est-ce que c’était censé vouloir dire ? Je sortais. Je traînais dans les cafés, j’allais aux pots du vendredi soir du département de littérature et je me rendais presque tous les week-ends à des concerts, Chicago étant un passage obligé pour les groupes indépendants en tournée. Mais je devais également me concentrer sur mon mémoire. J’aurais bien assez de temps pour les garçons ensuite. J’avais à présent l’éternité pour ça.
Mallory passa un bras autour de mes épaules et me serra contre elle.
—Écoute, tu es une vampire, maintenant. Une vampire, tu te rends compte ? (Elle apprécia du regard mon nouveau look Cadogan.) En tout cas, ils ont amélioré ton sens de la mode et tu auras bientôt le côté chic et gothique des morts-vivants.
Je haussai les sourcils.
— Je ne plaisante pas. Tu es grande, intelligente, jolie. Tu as des jambes de deux mètres de long. (Elle désigna ces dernières d’un geste de tête, la mine un peu boudeuse.) D’ailleurs, je te déteste un peu à cause de ça.
— Toi, tu as de jolis seins, avouai-je.
Et, comme chaque fois que nous avions cette conversation seins-contre-jambes, nous baissâmes les yeux sur nos poitrines respectives pour nous inspecter et nous comparer. Mes seins étaient corrects, bien qu’un peu trop petits. Les siens étaient parfaits.
—C’est vrai, dit-elle finalement avant d’agiter la main d’un air dédaigneux. Mais c’est hors sujet. Tu es superbe et, même si personnellement ça te contrarie, tu es la fille de Joshua Merit.
Tout le monde connaît son nom. Et malgré tout, tu n’as pas eu de rencard depuis quoi ? un an ?
Quatorze mois, mais on n’était plus à ça près.
—Si tu sors en faisant ton numéro de jolie vampire toute neuve, il est possible que cela t’ouvre de nouvelles perspectives.
—C’est vrai, Mallory. Je vais d’ailleurs passer un petit coup de fil chez moi. (J’imitai la forme d’un combiné avec mes doigts.) Salut, papa. C’est la fille que tu tolères tout juste. Ouais, je sais, tu es déçu que je sois une morte- vivante mais les vampires mâles sont vachement sexy. (Je fis mine de raccrocher le téléphone.) Non merci. Je ne sortirai pas avec un vampire.
Elle posa la tête sur mon épaule.
— Ma puce, tu es une vampire, je te rappelle.
Je me frottai les tempes, qui commençaient à me lancer.
— Je sais, et ça craint. Je ne veux plus en parler.
Mallory eut un soupir exaspéré mais n’insista pas. Elle s’enfonça dans les coussins du canapé et tapota du doigt la couverture du guide du parfait petit vampire, toujours fermé sur mes genoux.
— Alors ? Tu vas le lire ?
—Il faut probablement que je comprenne les règles de base. Et puisque j’ai toute la nuit…
—Eh bien, pas moi. (Elle se leva et s’étira.) Il faut que je dorme un peu. J’ai une réunion tôt demain matin. Amuse-toi bien avec ta bible des vampires.
—Bonne nuit, Mallory. Merci de m’avoir attendue.
—Pas de problème. J’appellerai l’université demain et je te ferai savoir s’ils envisagent de te réembaucher. (Elle sortit de la pièce, mais passa de nouveau la tête à la porte, en se tenant d’une main à l’encadrement en chêne.) Juste pour être sûre : tu es dégoûtée d’être une vampire et on déteste cet Ethan Sullivan, c’est bien ça ?
Je feuilletai les pages épaisses et visiblement anciennes du Canon, parcourant les remerciements et la table des matières, mon regard s’immobilisant sur le titre du chapitre deux :
« Servir votre Seigneur ».
—Oh, oui, lui assurai-je. On le déteste.
Je m’endormis sur le canapé, le livre entre les mains. J’avais passé les dernières heures de la soirée plongée dans le Canon, longtemps après que Mallory se fut traînée à l’étage. J’étais, pour ma part, complètement éveillée pour ma séance de lecture – la transformation en vampire inversant déjà mes horaires de sommeil – du moins jusqu’à ce que la vague d’épuisement me frappe au lever du jour. Comme l’aube approchait, je sentis le soleil se lever doucement, se préparant à ouvrir une brèche dans l’horizon. Quand il apparut, il entraîna à sa suite une lourde somnolence. Qu’est-ce que Cari Sandburg avait dit au sujet du brouillard ? qu’il rampait comme un chat ?
Ce fut ainsi que l’épuisement vint. Il s’immisça en moi en rampant, silencieux mais bien présent, et il m’enveloppa comme une lourde couverture de velours.
Alors que l’endormissement avait été progressif, je m’éveillai d’un coup recouverte d’un vieux couvre-lit qui sentait le moisi.
Après avoir déplié mes membres, je découvris Mallory, en jean et tee-shirt des Chicago Cubs, assise sur la causeuse et qui me regardait avec curiosité.
— Tu as essayé de me momifier ?
— Il y a des fenêtres dans cette pièce, je te signale, et tu étais trop lourde pour que je te porte à l’étage. Si je te laisse exposée au soleil toute la journée, je peux faire une croix sur le loyer de ce mois-ci. (Elle s’approcha pour m’examiner.) Pas de brûlures ?
Je rejetai la couverture et examinai mon corps. J’étais toujours habillée de la robe de soirée moulante et ce que je voyais de ma peau paraissait normal, peut-être même en meilleur état qu’avant ma transformation. Et une fois la torpeur dissipée, je me sentais beaucoup mieux que la veille. J’étais à présent suceuse de sang en pleine forme !
— Non, lui dis-je en lui épargnant mon monologue intime. Je crois que je vais bien. Merci.
Mallory se tapota la cuisse d’un air pensif.
— Je pense que nous devrions passer un peu de temps à nous assurer que tout va bien. Savoir à quoi tu as affaire, déterminer quels sont tes besoins et en dresser une liste.
Je haussai les sourcils d’un air sceptique. Mallory était brillante, sans aucun doute. Pour preuve : elle avait décroché son boulot de cadre dans l’agence de pub
McGettrick-Combs dès sa sortie de fac, littéralement le lendemain de la remise des diplômes à l’université de Northwestern. Imaginez la scène. Mal loi : y : « Monsieur McGettrick, je veux travailler dans votre agence. » Alec McGettrick, bougon mais enthousiaste : « Soyez là à 8 heures lundi matin. »
Mais Mallory était plus créative que pointilleuse, ce qui expliquait certainement pourquoi elle avait autant de valeur pour Alec et compagnie. Qu’elle me suggère de dresser une liste ne lui ressemblait pas du tout.
— Tu te sens bien, Mallory ?
Elle haussa les épaules.
— Tu es ma meilleure amie. C’est le moins que je puisse faire.
(Elle s’éclaircit la voix, les yeux dans le vague.) Cela étant, le frigo est désormais rempli de sang. Tu as été livrée pendant ton sommeil, et il y a un numéro de téléphone sur le côté de chaque poche si tu as besoin d’en commander davantage.
Je voyais bien qu’elle se retenait de rire.
— Eh ! On parle de ma nourriture, là. Qu’est-ce qui te fait glousser comme ça ?
Elle ferma les yeux.
— Tu sais comment s’appelle la société qui s’occupe de ces livraisons aux vampires ? Sang pour sang. Pas très original, non ? Je veux dire, ils ont un public captif, mais quand même, il ne faut jamais prendre sa marque à la légère, pour l’amour de Dieu…
Elle eut soudain l’air absent tandis que des logos possibles ou des mascottes dansaient probablement dans sa tête sur la bande sonore d’un jingle qu’elle avait déjà dû conceptualiser.
—Peu importe, finit-elle par dire en secouant la tête comme pour écarter cette idée. Je ne suis pas au boulot. Dans le registre des nouvelles importantes, je t’ai acheté un rideau en cuir pour ta chambre. Il est immense et couvre complètement la fenêtre.
Ça devrait te permettre d’avoir un endroit sûr où te réfugier, même si ça jure totalement avec la déco. (Elle regarda autour d’elle avec gravité.) Et quelle déco…
Quand Mallory avait emménagé dans cette maison, elle n’y avait rien changé, si ce n’est qu’elle avait réparti les chambres, rempli le réfrigérateur et pris une connexion Internet. Tout le reste demeurait donc dans le style de tante Rose. Cette femme, qui avait pris son nom très au sérieux, avait véritablement couvert toutes les surfaces de tapis ou de napperons fleuris. Même le papier peint était parsemé de roses aussi grosses que des choux.
—Encore une fois, merci.
— Tu dormais vraiment, je te signale.
Je lui souris.
— Tu as vérifié ?
— J’ai mis un doigt sous ton nez. Je ne savais pas si tu respirais, ou si tu étais en quelque sorte morte. Il y a des livres qui disent que les vampires font ça, tu sais, pendant la journée.
Et Mallory, en brillante étudiante de l’occulte, en savait quelque chose. Si elle n’avait pas été aussi comblée par son boulot dans l’agence de pub de Chicago, elle aurait sans doute consacré sa vie aux vampires et autres créatures du même genre – et cela avant même de savoir qu’ils existaient. Elle y passait d’ailleurs tout son temps libre.
Et à présent elle m’avait moi, son petit vampire domestique. Sa vampirette ?
—J’ai eu l’impression de dormir, en tout cas, confirmai-je. (Je me levai et posai le livre sur le sol entre nous, prenant soudain conscience de ma tenue.) Cela fait vingt-quatre heures que je suis dans cette robe. J’ai besoin de prendre une très longue douche et de changer de vêtements.
—Ne te gêne pas. Et n’utilise pas tout mon après- shampoing, espèce de morte-vivante.
Je ricanai en me dirigeant vers l’escalier.
— Je ne sais pas comment j’arrive à te supporter.
—Parce que tu as envie d’être un jour aussi cool et géniale que moi.
— Tu rigoles ? Tu es une totale obsédée des vampires.
Ses éclats de rire me parvinrent depuis le salon.
— Je crois qu’on va bien s’amuser.
Je n’en étais pas certaine, mais je m’étais déjà trop apitoyée sur mon propre sort. Je ravalai donc mes doutes et montai à l’étage.
J’évitai de me regarder dans le miroir de la salle de bains, de peur de ne pas y voir mon reflet. En revanche, je restai sous la douche jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’eau chaude, savourant le picotement chaud du jet sur ma peau et songeant à ma nouvelle… existence ? Helen avait évoqué les bases – les pieux, la lumière du soleil, le sang – mais elle avait omis la métaphysique. Qui étais-je ? Qu’étais-je ? Privée d’âme ?
morte ? morte-vivante ?
Me forçant à affronter au moins une partie du problème, je passai la main sur le miroir embrumé, priant pour y voir un reflet. La vapeur tourbillonna dans la petite salle de bains mais me révéla, trempée et enroulée dans un drap de bain rose, le soulagement lisible sur mon visage.
Je fronçai les sourcils devant le miroir en essayant de considérer ma situation dans son ensemble. Je n’avais jamais été ouvertement religieuse. L’église, pour mes parents, était juste un prétexte pour sortir exhiber leurs mocassins Prada et leur décapotable Mercedes dernier cri. Mais j’avais toujours été gentiment spirituelle. Je m’efforçais, malgré mes parents, d’être reconnaissante pour tout ce qui m’avait été donné, de remercier le ciel pour ces choses qui me rappelaient que je n’étais qu’un simple grain de sable : le lac Michigan sous un ciel nuageux ; la divinité gracieuse de L’Envol de l’alouette de Yaughan Williams ; la dignité paisible d’une toile de Cassat à l’Institut des arts.
Alors que je frissonnais, nue et mouillée, devant le miroir de la salle de bains, je levai les yeux vers le ciel.
— J’espère que nous sommes toujours en bons termes.
Je ne reçus aucune réponse, mais je n’en attendais pas vraiment. C’est le propre de la foi, je suppose.
Vingt minutes plus tard, je descendis au rez- de-chaussée, propre et sèche, et de nouveau en jean. J’avais opté pour mon taille basse préféré, et l’avais associé avec deux tee-shirts superposés, un blanc et un bleu clair assorti à mes yeux, et une paire de Puma Mihara noires. Avec mon mètre soixante-quinze, je n’avais pas besoin de talons. Le seul accessoire qui manquait à l’ensemble était l’élastique noir que je gardais à mon poignet droit pour les coiffures d’urgence. J’avais en effet déjà relevé mes cheveux bruns en une queue-de-cheval haute, laissant ma frange me couvrir le front.
Mallory se trouvait dans la cuisine. Elle était assise sur un tabouret près de l’îlot central, une canette de Coca Light sur le plan de travail devant elle et un exemplaire de Cosmo entre les mains.
—Qu’est-ce que tu as appris la nuit dernière dans ta bible des vampires ? demanda-t-elle sans lever les yeux.
M’apprêtant à tout lui raconter, j’attrapai un soda dans le réfrigérateur, fis sauter l’opercule et me glissai sur un tabouret près d’elle.
—Comme l’a dit Helen, il existe douze Maisons de vampires aux États-Unis, dont trois à Chicago. L’organisation d’une Maison ressemble un peu… eh bien, imagine l’Angleterre féodale. Sauf qu’à la place d’un baron tu as un Maître vampire qui est responsable de tout.
— Ethan, dit-elle.
J’acquiesçai en hochant la tête.
—Pour Cadogan, c’est Ethan. Il est le vampire le plus puissant de cette Maison. Les autres sont en gros ses sous-fifres. Nous devons prêter serment de le servir, jurer allégeance, ce genre de trucs. Il a même droit à un titre de noblesse.
Elle leva la tête en haussant les sourcils.
—Il est mon « Sire ».
Mallory essaya en vain de retenir un petit hennissement – qui finit par s’échapper étouffé et anémique – avant de retourner à la lecture de son magazine.
— Tu dois appeler Dark Sullivan « Sire » ?
—Seulement si j’attends une réponse de lui.
Elle ricana.
—Quoi d’autre ?
—Les Maisons sont comme… (je marquai une pause pour trouver une comparaison appropriée) tu sais, ces villes industrielles occupées uniquement par les employés d’une seule société. Certains vampires travaillent pour la Maison. En qualité de gardes, ou dans les relations publiques ou je ne sais quoi d’autre. Ils ont des administrateurs, des médecins qui pratiquent en dehors de la Maison, certains occupent même des positions historiques. Ils reçoivent tous une allocation.
Mallory but une gorgée de son Coca.
—Des positions historiques ?
—Ethan a un Second, un genre de lieutenant.
—Ooh, comme Riker dans Star Trek : La nouvelle génération ?
C’était une fan inconditionnelle.
—Bien sûr, il y a aussi une Sentinelle qui est comme un garde de la Maison.
— Qui protège l’intégrité de la marque ?
— Exactement. Et la Maison elle-même se trouve dans le quartier de Hyde Park. C’est plutôt un manoir.
Mallory eut l’air impressionné.
— Eh bien, quitte à se faire attaquer et transformer en vampire contre son consentement, autant que ce soit par une Maison riche et chic.
—C’est sûr.
—Combien y a-t-il de vampires Cadogan ?
— Trois cent huit au niveau national, dont quatre- vingt-six vivent actuellement dans la Maison elle-même. Ils logent dans des dortoirs ou un truc dans le genre.
— Alors ces vampires vivent dans une sorte de résidence universitaire de luxe et tu reçois une allocation juste parce que tu as des dents plus pointues. (Elle pencha la tête vers moi.) Combien tu touches, exactement ?
—C’est correct. Mieux qu’une chargée de TD.
— Le libre arbitre en moins.
—C’est ça.
Mallory s’éclaircit la voix, reposa sa canette sur le comptoir et croisa les mains avant de me regarder. Je devinai aussitôt que je n’allais pas aimer ce qu’elle s’apprêtait à me dire.
— J’ai appelé l’université.
Le ton de sa voix suffit à me briser le cœur.
—Est-ce que tu leur as dit que je n’avais pas choisi cette situation ?
Elle baissa les yeux vers le plan de travail.
— Merit, ils n’acceptent pas les vampires. Légalement, rien ne les y oblige, et ils craignent les poursuites judiciaires si l’un d’entre vous… tu sais… (Elle fronça les sourcils en agitant la main.) Ils ont peur d’avoir des histoires de morsures.
Honnêtement, si Helen ne s’en était pas chargée, l’université t’aurait laissé tomber dès qu’ils auraient découvert ta nouvelle nature.
La graine de méfiance se déploya et germa.
— Mais je ne leur aurais pas dit, insistai-je. Comment auraient-ils pu l’apprendre ? J’aurais pu arranger mon emploi du temps, j’aurais pris des cours du soir…
Mallory secoua la tête et me tendit, avec une expression encore plus sinistre, un journal qui était posé sur la table. C’était le Trib du matin, ouvert à une page qui portait le titre
« FÉLICITATIONS ! » en lettres gothiques.
J’ouvris le journal. Le gros titre surmontait une publicité occupant une page complète dans la section « Art de vivre ».
Une liste de noms, douze colonnes, une dizaine de noms par colonne. Le texte disait : « Le registre des vampires d’Amérique du Nord félicite les nouveaux Initiés suivants. Que votre service soit fécond et vous apporte une grande satisfaction. »
Je parcourus les Maisons : Navarre, McDonald, Cabot, Cadogan, Taylor, Lincoln, Washington, Heart, Lassiter, Grey, Murphy, Sheridan. Mon nom figurait dans la liste de la Maison Cadogan.
Mon estomac se noua.
— Des journalistes ont appelé, reprit calmement Mallory. Ils ont laissé des messages sur le répondeur. Ils veulent savoir ce que ça fait d’être une vampire. Une vampire Merit.
— Des journalistes ? (Je balançai le journal sur la table.) Je ne le crois pas. Je n’en reviens pas qu’ils aient fait ça. Qu’ils aient livré mon nom.
Je me frottai le visage, m’efforçant de réprimer la colère qui commençait à bouillir.
— Ça va ? demanda Mallory.
Laissant retomber mes mains, j’affrontai enfin son regard. Je voulais tellement qu’elle me comprenne.
— J’aurais pu faire semblant, m’assurer que personne ne l’apprenne. Tout ce que j’avais à faire, c’était prendre des cours du soir, ce qui n’aurait pas été difficile. Mon directeur de recherche aurait appuyé ma demande. Bon sang ! On ne m’a même pas laissé la chance d’essayer !
La fureur montait, forte, rapide, brûlante. Elle me démangeait comme si mon corps était trop petit d’une taille pour la contenir. Comme si ma peau ne m’allait plus, je haussai les épaules d’irritation, sans parvenir à endiguer la colère.
J’avais envie de frapper quelque chose. De me battre contre quelque chose. De mordre quelque chose. Tournant lentement la tête, je jetai un coup d’œil avide vers le réfrigérateur.
— Seigneur, Merit.
Mallory avait les yeux écarquillés, les mains agrippées au bord du plan de travail. J’entendis un drôle de roulement de tambour, rapide, à deux temps, et je compris soudain qu’il s’agissait des battements de son cœur.
— Quoi ? murmurai-je.
Elle tendit la main mais la retira aussitôt.
— —Tes yeux. Tes iris sont complètement argentés.
Je me précipitai dans les toilettes du rez-de-chaussée où j’allumai la lumière pour examiner mon reflet. Elle avait raison.
Le bleu de mes yeux était devenu d’un argenté luisant, mes pupilles réduites à deux têtes d’épingle.
Mallory se faufila derrière moi dans la petite pièce.
— Tu t’es mise en colère. Ça doit arriver quand tu es énervée.
Ou quand j'ai soif, ajoutai-je en silence, puisque je venais d’envisager de boire du sang pour soulager mon stress.
— Ouvre la bouche.
Nos regards se croisèrent dans le miroir. J’hésitai une seconde ; j’avais besoin de rassembler mon courage, sachant déjà ce que j’allais découvrir.
Je vis les crocs qui descendaient de ma mâchoire supérieure.
Mes canines s’étaient allongées et les extrémités en étaient plus longues, plus aiguisées. Cela avait dû se produire quand j’avais envisagé de piller le réfrigérateur. Je ne m’en étais même pas rendu compte… Qu’est-ce que cela révélait de ma nouvelle nature ? Je n’avais pas trop envie d’y penser.
Je murmurai un juron inquiet.
—Ces crocs n’étaient pas là avant.
— Je sais, dis-je d’un ton mordant.
— Je suis désolée mais, putain, c’est méchamment cool.
Je refermai la bouche d’un coup sec.
—Tu changeras d’avis quand j’aurais envie de faire de toi mon casse-croûte, fis-je remarquer à travers mes dents serrées.
— Tu ne ferais jamais ça.
Son ton était détendu, totalement confiant, mais je n’étais pas aussi convaincue qu’elle.
— J’espère que non.
Elle prit une mèche de mes longs cheveux raides entre ses doigts.
—Tes cheveux ont changé de couleur. (Elle pencha la tête.) Ils sont plus proches du noir que du châtain, maintenant. Et ta peau est plus pâle. Tu as cette sorte de teint de porcelaine qu’ont les morts-vivants.
J’examinai mon reflet. Elle avait raison : des cheveux plus sombres, une peau plus pâle… la vampire de base, quoi.
—Qu’est-ce que tu ressens d’autre ? Tu te sens plus forte ? Tu as l’ouïe plus fine ? La vue plus perçante ? Non ?
Je clignai des yeux, toujours face au miroir.
— Je vois les mêmes trucs et mon ouïe est la même. (Je songeai aux odeurs de la maison, à leur richesse.) Peut-être un meilleur odorat ? Et je ne me sens pas bombardée par quoi que ce soit mais, quand je m’énerve, j’ai l’impression d’être capable de nouvelles sensations.
Je ne mentionnai pas le picotement de l’air que j’avais perçu autour d’elle ou le fait que j’entendais désormais les battements de son cœur.
Mallory s’appuya contre le cadre de la porte.
—Puisque mon expérience pratique des morts-vivants est de dix-huit heures environ, c’est juste une supposition, mais je pense qu’il y a un moyen très simple de s’occuper de ce problème d’yeux argentés.
Je m’attendais au pire.
— Et ça consisterait en quoi ?
—Du sang.
Je déposai la poche en plastique sur l’îlot de la cuisine, à côté d’un verre à martini et d’un autre à jus de fruit, d’un thermomètre de cuisine, d’une bouteille de coulis de chocolat et d’un bocal d’olives, aucune de nous deux ne sachant réellement quoi faire. Mallory tapota le sachet avec l’extrémité émoussée d’une brochette en bambou. Le liquide fit des vagues en gargouillant dans la poche en plastique. Mallory émit un bruit dégoûté en m’adressant un regard compatissant.
— Oh putain, Merit.
Je baissai les yeux sur la poche de sang de groupe O. C’était une des sept qui avaient été livrées. 11 y avait un sachet par groupe sanguin – A, B, AB et O – plus trois sacs supplémentaires de type O. Ce dernier devait satisfaire un appétit universel.
— Du sang, du sang, partout du sang, et pas une goutte à boire, fis-je observer.
— Tu veux bien arrêter de jouer les intellos, oui ?
— Espèce d’oppresseur capitaliste.
— Rat de bibliothèque.
— Cinglée aux cheveux bleus.
— Je plaide coupable. (Elle me tendit le verre à jus de fruit.) C’est maintenant ou jamais, Merit. Helen a dit que tu avais besoin d’une pinte tous les deux jours.
—Ce doit être une moyenne. Tu sais, deux litres par semaine, grosso modo, ce qui correspond à une moyenne d’une pinte tous les deux jours. Et j’en ai probablement bu une avant qu’ils me déposent, hier. Alors je n’ai pas vraiment envie d’ouvrir ça avant demain.
Mallory fronça les sourcils.
— Tu ne veux même pas essayer ? C’est du sang et tu es une vampire. Tu devrais avoir envie de déchirer ce truc avec tes crocs salement aiguisés et de boire à grandes lampées. (Elle agita le sachet qu’elle tenait entre deux doigts.) Du sang. Miam, du délicieux sang.
Le liquide cramoisi se remit à faire des vagues dans son minuscule océan contenu. Et ça me donna le mal de mer.
Je posai une main sur mon ventre.
—Lâche cette poche, Mallory.
Elle s’exécuta et nous la regardâmes pendant quelques minutes jusqu’à ce que je lève de nouveau les yeux vers mon amie.
— Je pense que je n’en ai tout simplement pas envie. Sûrement que ce serait plus appétissant si j’en avais vraiment besoin.
—Est-ce que tu as envie de quelque chose d’autre ?
Je parcourus des yeux notre collection de boîtes de céréales alignées au-dessus du réfrigérateur, des provisions que nous devions, entre autres, aux préparatifs de Mallory pour la prétendue apocalypse des vampires.
—Donne-moi les Chunkee Choco. Ceux aux marshmallows.
—C’est comme si c’était fait, dit-elle en glissant de son tabouret.
Elle prit la boîte sur le dessus du réfrigérateur et me la tendit. Je l’ouvris et y glissai la main, attrapai une poignée de céréales, puis dénichai parmi elles les marshmallows, que j’avalai avidement.
— Tu n’en veux pas ?
— Mark va passer, annonça-t-elle avec précaution, si ça ne te dérange pas.
Mark était le petit ami, gentil mais indécis, de Mallory. Je leur donnais encore deux semaines.
—Pas de problème. Demande-lui de s’arrêter nous prendre quelque chose dans un resto chinois avant de venir. Mais s’il m’agace, je serai probablement obligée de le mordre.
Elle leva les yeux au ciel.
— Espèce de garce à crocs.
Je haussai les épaules avant d’attraper une autre poignée de céréales.
— Je te préviens, je sens que je vais être une vraie dure à cuire.
Mallory sortit de la cuisine en ricanant.
— Ouais, eh bien, la dure à cuire, elle a un marshmallow violet collé au menton.
Je le décollai et le balançai dans l’évier. Des trucs comme ça risquaient de ruiner ma réputation.
À vingt-cinq ans, Mark Perkins décida qu’il voulait traverser la Manche à la nage. A vingt-six ans, qu’il allait escalader l’Everest.
Puis ce fut le Machu Picchu, puis le basejump, la chasse aux fantômes à la Nouvelle-Orléans, enfin les courses de voiture sur le lac Salé, dans l’Utah. Contrairement à Mallory, qui n’aimait pas planifier, Mark prévoyait toujours de faire des trucs incroyables.
Sauf qu’il ne faisait jamais rien.
Grand, mince, les cheveux châtains courts, il franchit notre porte d’entrée telle une tempête, les bras chargés de guides, de cartes et de deux sacs en papier au fond graisseux.
—Cool, du chinois ! couina Mallory en bondissant vers la porte quand il entra.
Elle lui posa un baiser sur la joue, attrapa un des deux sacs et prit la direction de la cuisine. Je reposai le livre dans lequel j’étais plongée à sa place sur la table basse.
Mark m’adressa un signe de tête et laissa tomber ses propres bouquins sur la causeuse avant de suivre Mallory.
— Merit.
—Salut, Mark.
Je lui fis coucou de la main avant de me lever mais je marquai une pause pour voir ce qu’il lisait avant de lui emboîter le pas.
Les couvertures brillantes agrémentées d’illustrations de montagnes annonçaient : La Plus Grande Aventure de tous les temps, L’Alpinisme pour les nuls, et Votre Fabuleuse Escapade suisse. Le mont Cervin était apparemment l’objectif suivant sur la liste de Mark. Pauvre Mark… si gentil mais si bête !
—Fais gaffe, Mark, il lui a poussé des crocs, cria Mallory depuis la cuisine.
Il s’arrêta en plein élan et se tourna pour me faire face avec un grand sourire imbécile.
— Trop délire !
Je levai les yeux au ciel et lui arrachai des mains le second sac du restau chinois.
—Ouais, t’a raison… Tu as pris des beignets de crabes, au moins ?
Il fronça les sourcils.
—Quoi ? Les vampires se nourrissent de beignets de crabe, maintenant ? C’est nouveau, ça…
Dans la cuisine, je posai le sac sur le comptoir et farfouillai jusqu’à trouver la boîte de délices fourrés au crabe et au fromage blanc ainsi qu’une barquette de sauce aigre-douce. Je les ouvris toutes les deux et plongeai un beignet dans la sauce avant de mordre dedans. Ils étaient encore chauds et le goût me fit grogner de plaisir : c’était doux, salé, croustillant, crémeux.
Tout ce dont une vampire récemment transformée avait envie.
— Je ne sais pas si c’est nouveau mais, en tout cas, ça a l’air jouissif, railla Mallory en sortant ses propres barquettes.
Elle en ouvrit une, puis sépara une paire de baguettes, jeta un coup d’œil dans la boîte et y attrapa un morceau de brocoli.
— Alors depuis combien de temps es-tu morte-vivante ?
demanda Mark.
Mallory s’étrangla. Je lui tapotai dans le dos, toujours aussi serviable.
—C’est mon deuxième jour, lui répondis-je en saisissant un nouveau morceau de friture décadente et succulente. Jusqu’ici, il ne s’est rien passé de bien terrible.
Des paroles qu’on pourrait inscrire sur ma tombe un jour.
On dînait depuis dix minutes quand on entendit un bruit de verre cassé à l’avant de la maison. On tourna tous la tête avant de nous lever d’un seul élan mais je fis signe à Mallory et Mark de se rasseoir. Mallory écarquilla les yeux et je devinai ce qu’elle avait vu. Mon sang vibrait d’adrénaline et mes yeux avaient dû virer à l’argenté.
—Restez ici, dis-je en traversant la cuisine.
Après avoir éteint le plafonnier, j’avançai dans le couloir obscur.
Il n’y avait pas d’autres bruits dans la maison et je n’entendais rien au-dehors – pas de voiture en pleine accélération, pas de pneus qui crissent ni de sirènes assorties de gyrophares. Rasant les murs, je progressai dans le salon. La fenêtre de la pièce, une grande baie vitrée faite d’un seul panneau de verre, avait été brisée de l’extérieur. Une brique reposait par terre, entourée de papier blanc. Une légère brise faisait voleter un coin de la feuille. Chaque chose en son temps, pensai-je, ne tenant pas compte du projectile mais préférant me frayer un chemin au milieu des éclats de verre jusqu’à la porte d’entrée pour jeter un coup d’œil par le judas. Le jardin était calme et désert. Il faisait nuit noire. Théoriquement, nos agresseurs auraient très bien pu se cacher dans les arbustes, mais je savais qu’il n’y avait personne. Disons que je le sentais. Il n’y avait pas de bruit, pas d’odeur, aucun signe que quelqu’un se soit approché de la maison, à l’exception de la légère odeur âcre de gaz d’échappement. Ils étaient passés en voiture et avaient commis leur blague douteuse avant de déguerpir.
De retour dans le salon, je ramassai la brique et en détachai la feuille de papier. Le message était écrit en lettres noires difformes :
Tu te crois trop bien pour nous salope de Cadogan ?
La prochaine fois tu mourras.
La menace était on ne peut plus claire et sans doute méritais-je dorénavant le nom de « salope de Cadogan ». Mais j’avais du mal à comprendre le « trop bien pour nous ». Le message semblait évoquer un choix : comme si j’avais sélectionné Cadogan dans le catalogue des Maisons de vampires. C’était complètement faux et, malgré tout, un bon indice : les vandales ne me connaissaient pas, du moins pas assez pour comprendre à quel point cette déclaration était inappropriée. Je n’avais vraiment pas eu le choix.
La voix de Mark résonna dans la pièce.
— Merit ?
Je levai les yeux et les découvris blottis l ’un contre l’autre sur le pas de la porte. Mon cœur se serra d’un instinct protecteur. Il me fallut un moment – un long moment – pour me rendre compte que ce n’était pas la peur qui était la cause du fourmillement dans mes membres mais l’adrénaline. Je leur fis signe d’avancer.
— Ça va. Vous pouvez venir. Faites juste attention où vous mettez les pieds.
Mallory entra avec précaution dans la pièce et progressa sur la pointe des pieds parmi les fragments de verre brisé.
—Seigneur. La fenêtre. Qu’est-ce qui s’est passé ? —Quel merdier, convint Mark en constatant les dégâts. Mallory leva le visage vers moi, les yeux brillants
de peur.
— Que s’est-il passé ?
Je lui tendis la note. Elle la lut puis croisa mon regard. —C’est toi, la salope ? Je haussai les épaules.
— Je suppose, mais je ne comprends pas ce qu’ils me veulent.
Mark s’avança vers la porte, l’ouvrit lentement et regarda à l’extérieur.
—Rien à signaler, nous lança-t-il, à part un peu de verre. (Il se recula, son regard passant de Mallory à moi.) Tu as une planche ou autre chose que je puisse utiliser pour condamner la fenêtre ?
Mallory haussa les épaules.
—Il y a peut-être quelque chose dans le garage. —Je vais aller voir. Je reviens tout de suite. Quand la porte d’entrée se referma sur lui, Mallory
baissa les yeux sur la note qu’elle tenait à la main. —Tu crois qu’on devrait appeler les flics ? —Non, lui répondis-je en me rappelant l’avertissement de mon père.
Mais une idée me vint. Je lui repris la note et la fourrai dans ma poche.
— Je crois qu’on devrait aller à la Maison.
Dix minutes plus tard, Mark se tenait en équilibre sur le bord de la véranda, occupé à fixer un vieux panneau de contreplaqué aux montants de la fenêtre, et Mallory et moi sortions la voiture du garage, munies de l’adresse de Hyde Park. Mark n’était pas particulièrement ravi à l’idée que Mallory se rende dans un repaire de vampires au milieu de la nuit, mais je pense qu’il était surtout vexé de ne pas avoir été invité à nous accompagner. Ses fanfaronnades quant à la sécurité de Mallory ne paraissaient pas sincères étant donné l’air fasciné qu’il affichait.
Pour l’apaiser, on promit de garder nos téléphones à portée de main. Mais apparemment, des précautions supplémentaires lui paraissaient nécessaires. Alors qu’on descendait l’allée, Mark courut vers nous et, quand Mallory baissa la vitre passager, il lui fourra un porte- bonheur dans la main.
—Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle
—De l’ail. (Il glissa un regard dans ma direction, puis haussa les sourcils d’un air conspirateur.) Contre les vampires, murmura-
t-il les dents serrées, comme si le mouvement de ses lèvres était la pierre de Rosette qui allait me donner la clé de son code secret.
— Je ne suis pas sourde, Mark, lui rappelai-je.
Il rougit et haussa les épaules d’un air contrit. Mallory secoua sous mon nez la petite boîte en plastique renfermant des gousses d’ail biologique épluchées. Je reniflai, attendis une réaction, mais rien ne se produisit.
—Buffy ne se battait pas avec des légumes bio, mais merci d’y avoir pensé, mon chéri.
Elle souffla un baiser vers Mark et il retourna se poster près de la fenêtre. Pendant que je sortais la Volvo de l’allée, Mallory jeta la boîte en plastique sur la banquette arrière.
— je ne sais pas combien de temps cette histoire avec Mark va durer.
— Ah, fis-je remarquer ’en m’efforçant de rester gentiment neutre. Ça ne va pas entre vous ?
—C’est un type chouette, et nous passons de bons moments.
(Elle haussa les épaules.) Je ne sais pas. Il n’y a pas grand-chose à attendre de tout ça, mis à part la camaraderie, je veux dire.
Je hochai la tête.
— Je comprends.
—Nous avons d’autres problèmes plus importants à régler. (Elle pivota sur son siège pour me faire face.) Avant que nous arrivions à Hyde Park, je veux être certaine de ce que nous faisons. Est-ce qu’on botte le train de ces vampires ou est-ce qu’on se contente de leur demander de l’aide pour cette histoire de menace de mort ?
Je me mordillai la lèvre en réfléchissant à sa question. On s’apprêtait à mettre le pied dans un nid à problèmes, et on ne pouvait compter que sur nous-mêmes – à savoir, une cadre dans la pub et une vampire d’à peine deux jours – pour se défendre. Et même si Mallory passait une heure par jour à la salle de gym et que, de mon côté, j’avais dix ans de danse classique et pas mal d’heures de jogging à mon actif, je doutais que l’une de ces activités nous soit d’une très grande aide. En tout cas, cela ne m’avait pas aidée quelques jours plus tôt.
— Nous allons leur parler calmement et rationnellement, décidai-je.
— Tu ne vas pas dire à Dark Sullivan que tu rejettes sa conception fasciste de l’autorité ?
Je réprimai un rire.
—Peut-être pas au cours de cette première rencontre, non.
La circulation était fluide ; le trajet ne nous prit pas beaucoup de temps. Mallory faisait office de copilote et vérifiait les indications que nous avions imprimées sur Internet.
—On approche, dit-elle enfin avant de m’indiquer de tourner à gauche.
Parvenues à l’adresse, nous en restâmes bouche bée.
— Oh, mon Dieu !
— Je sais, j’ai vu.
Je me garai dans la rue – entre une BMW et une Mercedes, soit dit en passant – et on descendit de voiture. La Maison, qui était plutôt un manoir, occupait le centre d’une immense propriété entourée par une grille noire en fer finement forgé de trois mètres de haut, elle-même doublée d’arbustes et de haies afin de protéger la pelouse de la vue des passants. La Maison en ellemême était une gigantesque bâtisse en pierre calcaire de deux étages, sous un toit mansardé en ardoise. Elle comportait une tourelle et de hautes fenêtres rectangulaires. Des lucarnes à pignons et des belvédères donnaient une apparence gothique au dernier niveau. Mais, dans l’ensemble, même si la demeure était imposante et le terrain plus grand que ceux du quartier, la Maison ne détonnait pas au milieu de ses voisines de Hyde Park.
Mis à part le fait que ses habitants étaient des vampires.
Mallory me serra la main.
— Tu es prête ?
—Non, avouai-je. Mais il faut que je le fasse.
On longea la clôture jusqu’à une porte devant laquelle se tenaient deux types habillés de noir, tous les deux grands et minces, leurs longs cheveux noirs et raides attachés en queue-de-cheval. Ils portaient une épée à la taille. Les gardes aux traits légèrement émaciés se ressemblaient comme deux frères.
Celui de gauche chuchota dans son micro puis toucha son oreillette avant de hocher la tête en me regardant.
— Vous pouvez entrer, me dit-il avant de jeter un coup d’œil à Mallory. Mais pas elle.
La décision était simple.
—Elle entre, ou je n’entre pas.
Il nous tourna le dos et je l’entendis murmurer de nouveau.
Quand il pivota vers nous, un bref signe de tête fut la seule réponse à laquelle on eut droit.
Tandis que nous remontions l’allée, Mallory me prit la main.
—Quels bavards, ces deux-là. Tu as vu ? Ils avaient des épées.
Pas de simples épées, pensai-je en jetant un regard vers les minces fourreaux courbes et les longues poignées droites qui en dépassaient.
— Je pense que ce sont des katanas.
C’étaient les sabres des samouraïs. Je l’avais appris en effectuant des recherches sur les armes pour mon mémoire.
Même si c’était surtout l’aspect romantique de la littérature médiévale qui m’intéressait – comme Lancelot et Tristan –, ce genre regorgeait aussi de scènes de bataille et de descriptions d’armes.
— Tu penses que tu auras un ?
—Bon sang mais qu’est-ce que tu veux que je fasse d’un sabre ?
On atteignit la porte d’entrée, qui n’était pas gardée. Sur l’arche qui la dominait figuraient quatre symboles dont le plus bas était un « C » stylisé.
— Mmmm, fis-je. À ton avis, on frappe ou on entre comme ça ?
On n’eut pas le temps de décider. La porte s’ouvrit sur un grand homme d’une beauté exquise et à la peau couleur caramel. Ses cheveux étaient courts et ses yeux d’un vert clair. Il portait un costume sombre qui collait parfaitement à sa silhouette et une chemise d’un blanc éclatant. Il nous tendit la main.
—Malik.
C’était le deuxième vampire. Pas celui qui m’avait transformée, mais son collègue.
— Merit, dis-je en lui serrant la main. Et voici Mallory.
Il dilata les narines et haussa les sourcils en regardant Mallory.
— Serait-ce de la magie que je sens ?
J’échangeai un coup d’œil avec Mallory.
— Je vous demande pardon ? demandai-je.
Il ne répondit pas mais s’écarta pour nous laisser entrer.
L’intérieur de la Maison était aussi impressionnant que l’extérieur. Contrairement à ce que j’avais imaginé – voile noir partout, mobilier en cuir, bougies rouges et pentacles –, l’endroit était décoré avec goût. En fait, la Maison ressemblait à un hôtel cinq étoiles. Les sols étaient en parquet brillant, les hauts plafonds soutenus par de vieilles poutres en chêne. La déco – beaucoup de marqueterie, de vases de fleurs, d’éclairages choisis avec soin – était sophistiquée et d’inspiration française.
Malik nous fit traverser un petit salon avant de parvenir dans un second.
— Attendez ici, nous ordonna-t-il sur un ton qui ne souffrait aucune discussion. •
On obéit, debout épaule contre épaule sur le seuil afin d’avoir une vue générale de la pièce. Une dizaine de personnes, hommes et femmes confondus, tous habillés de costumes ou de tailleurs noirs à la mode, vaquaient à leurs occupations.
Certains manipulaient des tablettes numériques tandis que d’autres, assis sur les canapés, consultaient des ordinateurs portables. Je me sentis incroyablement déplacée en jean et tee-shirt, surtout quand ils levèrent les yeux vers nous.
— Tu es la nouvelle, chuchota Mallory. C’est comme ton premier jour à l’école.
Je hochai la tête.
— C’est au moins aussi agréable.
—Tu crois qu’il est dans cette pièce ? Sullivan, je veux dire ?
Je regardai autour de moi, ce qui était inutile.
—Peut-être, suggérai-je. Je ne sais pas à quoi il ressemble.
Je n’avais pas pu distinguer son visage quand il m’avait mordue et, s’il avait été présent au cours de ma convalescence, je ne m’en souvenais pas. Je ne gardais que le vague souvenir d’yeux d’un vert particulier, mais je n’étais même pas sûre que ce soient les siens.
—Utilise tes super pouvoirs.
Je gloussai.
— Même si j’avais les pouvoirs de Spiderman, je ne saurais pas quoi en faire.
Une voix résonna soudain au-dessus du murmure calme des vampires au travail.
— Merci, Célina. J’apprécie que tu m’aies appelé.
Téléphone portable à l’oreille, un homme passa la porte à l’autre bout de la longue pièce. Il était grand – pas loin d’un mètre quatre-vingt-dix – et élancé comme un nageur – taille mince, épaules larges, longues jambes. Ses cheveux mi-longs étaient d’un blond doré. Son visage était finement ciselé : des pommettes taillées à la serpe et une mâchoire déterminée, une arcade sourcilière affirmée, des lèvres qui valaient le détour. Il portait un costume noir qui lui allait comme un gant et une chemise d’un blanc impeccable, dont le bouton du col était défait, et pas de cravate.
— Il est plus mignon que David Beckham, me souffla Mallory.
Seigneur.
J’acquiesçai en silence. Il était incroyablement beau.
Le blond était accompagné d’une rousse tout aussi attirante, à la peau d’une pâleur lumineuse. Elle portait une robe de soirée étroite couleur rouille, et les ongles de ses pieds nus étaient vernis de rouge. Les bras croisés sur la poitrine, elle semblait très proche de l’homme blond et parcourait la pièce du regard avec une précision presque mécanique. Quand elle nous vit, Mallory et moi, elle se raidit avant de se pencher vers son compagnon pour lui murmurer quelque chose. Il leva la tête vers nous, une mèche de cheveux en travers du front.
Nos regards se croisèrent. Il me dévisagea et je fis de même.
Un frisson me parcourut la colonne vertébrale, comme la prémonition étrange de quelque chose que je ne parvenais pas bien à discerner. Les vampires avaient définitivement une sorte de super pouvoir, et le mien m’envoyait des signaux dignes d’un feu d’artifice du 4 juillet au bord du lac Michigan. Je repoussai cette sensation ainsi que l’impression troublante et croissante qu’il m’était familier. Je ne voulais pas de cette familiarité. Je ne voulais pas qu’il me connaisse, qu’il sache qui j’étais, qu’il soit à l’origine de ma transformation. Je voulais que cet homme magnifique soit nouveau dans la Maison, un vampire ordinaire vaquant à sa journée de dur labeur au service d’un Maître qu’il détestait en secret. Je voulais qu’il s’approche de moi pour se présenter, qu’il soit agréablement surpris de savoir que j’étais une nouvelle recrue dans ce club pour vampires super beaux et sophistiqués.
Je ne pouvais détacher mon regard de son visage, et il me dévisageait fixement, les lèvres entrouvertes sous le choc ou la surprise, les doigts crispés sur le dossier d’un fauteuil.
Les autres vampires nous observaient en silence, attendant probablement un signal . Doit-on bondir sur cette nouvelle fille ? se moquer d’elle parce quelle porte un jean et des baskets ? l’accueillir dans notre confrérie autour d’un bon petit déjeuner ?
D’un air décidé, le grand blond referma son téléphone portable et se dirigea vers nous d’une allure confiante et rapide. Il paraissait plus beau à chaque pas, ses traits parfaitement sculptés se révélant plus précisément.
Avant cet instant, avant de le voir s’approcher, j’étais une fille normale. Quand je voyais un garçon que je trouvais attirant, il m’arrivait de sourire. Je pouvais même, en de rares occasions, dire bonjour ou bien donner mon numéro de téléphone. Je n’étais pas une grosse dragueuse, mais je savais tenter ma chance quand j’étais intéressée. Cependant, quelque chose chez ce garçon – ajouté peut-être au fait que j’étais récemment devenue une vampire – faisait frissonner chaque molécule de mon corps. J’avais envie de plonger mes doigts dans ses cheveux et de coller mes lèvres aux siennes. Je voulais l’accaparer, et c’était comme le réveil d’un besoin profond et instinctif. Le temps sembla s’accélérer, filer, mon corps me conduisant vers un destin que ma tête ne comprenait pas. Mon cœur cognait comme un marteau dans ma poitrine et le sang rugissait dans mes veines.
Mallory se pencha vers moi.
— Pour ton information, tes yeux sont argentés. J’ajouterais
« excitation » à la liste des raisons pour lesquelles cela t’arrive.
Je hochai la tête d’un air absent.
Mon beau blond s’approcha davantage. Il se tenait à présent en face de moi et je distinguais la couleur de ses yeux.
Un vert improbable.
Mon cœur se serra et je pris conscience qu’ils étaient d’un vert familier.
« Merde », fut tout ce que je trouvai à dire.
Notre grand et élancé sosie de Beckham était mon ennemi juré.
3
Il faut se battre- pour ses droits
Merit ?
Tirée de mon rêve par un soudain afflux d’adrénaline, je serrai les poings. J’avais entendu parler du concept « la lutte ou la fuite », cette énergie animale qui poussait à attaquer et se battre, ou à s’enfuir et chercher refuge. Jusqu’à ce soir, c’était une abstraction. Des fadaises biologiques. Mais j’avais ressenti cet instinct après l’attaque de notre maison et, à présent que je faisais face à Ethan Sullivan pour la première fois, je le ressentais de manière encore plus intime. Une partie jusque-là absente de ma psyché se réveilla et commença à évaluer les environs, à débattre des choix qui se présentaient à moi : prendre mes jambes à mon cou et m’éloigner le plus possible de lui, ou l’affronter, lui résister et, même si mes efforts étaient voués à l’échec, voir de quoi j’étais capable.
C’était un de ces moments cruciaux qui déterminaient la direction de votre vie et vous rappelaient les notions de courage et de libre arbitre.
Je sentis un petit coup de coude dans mes côtes assorti d’un murmure virulent.
— Merit !
À côté de moi, Mallory me zyeutait d’un drôle d’air.
— Tu vas bien ? Ethan vient de te dire bonjour. Tu n’avais pas quelque chose à lui dire, par exemple au sujet de ce petit message que tu as reçu ?
Je regardai Ethan, qui me dévisageait avec soin, puis mon attention se tourna vers les vampires, tous au garde- à-vous dans la pièce. Ils avaient cessé de tapoter sur leurs claviers et nous observaient ouvertement.
— Pouvons-nous parler en privé ? demandai-je à Ethan en évitant son regard.
Il marqua un temps d’hésitation, apparemment surpris.
— Bien sûr, dit-il d’une voix assez douce pour déclencher un second frisson le long de ma colonne vertébrale.
Ethan me prit le bras et m’escorta à travers la foule de vampires, bouche bée, jusque dans la pièce voisine. C’était un bureau, masculin et bien aménagé. Son bureau. Sur ma droite, une grande table de travail en chêne ; à gauche, un espace meublé de fauteuils en cuir brun. Au bout de la pièce, devant une rangée de fenêtres garnies de rideaux en velours bleu marine, se trouvait une longue table de réunion ovale. Les murs étaient couverts de bibliothèques encastrées remplies de livres, de trophées, des photographies et de souvenirs.
Mallory nous suivit à l’intérieur et Ethan ferma la porte. Il nous invita d’un signe de la main à nous asseoir sur deux fauteuils qui faisaient face à son bureau, mais Mallory se dirigea vers les étagères au bout de la pièce et, les mains croisées dans le dos, commença à en parcourir le contenu. Elle nous laissait de l’intimité sans pour autant m’abandonner avec lui. J’appréciai son attention. Quant à moi, je restai debout.
Ethan, les bras croisés, me regardait avec un air interrogateur.
— Eh bien ? Que me vaut ce plaisir, Merit ?
Je le regardais bêtement, essayant de me rappeler en quoi venir dans le bureau de Hyde Park d’un Maître vampire était une bonne idée, quand soudain ma bouche, qui n’était de toute évidence pas au courant de mon débat intime, lâcha soudain :
— Je ne vous ai pas donné la permission de me transformer.
Ethan me dévisagea un moment avant de tourner la tête et de se diriger avec assurance vers le fauteuil en cuir derrière son bureau. Il n’avait pas besoin de ses vêtements faits sur mesure ni de sa beauté impeccable pour respirer le pouvoir. Il en vibrait carrément et, même si ses mouvements étaient précis et élégants, ils véhiculaient quelque chose de plus sombre, quelque chose qui menaçait sous la surface, comme un requin tournant en rond dans une eau calme mais trompeuse.
Il déplaça quelques documents sur son bureau puis croisa les jambes et leva ses yeux d’un vert indécent sur moi.
—Franchement, je ne m’attendais pas à entendre ça. J’espérais plutôt quelque chose du genre « Merci, Sire, de m’avoir sauvée.
J’apprécie tellement d’être en vie. »
—Si me sauver avait été votre véritable but, vous auriez pu m’emmener à l’hôpital. Un médecin aurait pu me sauver. Vous avez pris sur vous de faire de moi autre chose.
Il haussa les sourcils.
—Crois-tu que le vampire qui t’a mordue avait l’intention de te laisser en vie ?
— Je n’ai pas eu le loisir de lui poser la question.
— Ne sois pas si naïve.
J’avais vu la conférence de presse concernant la mort de Jennifer Porter et je savais que nos agressions étaient similaires. Incapable de réfuter cet argument, j’en avançai un autre :
—Ma vie ne sera plus jamais la même.
—En effet, Merit, dit-il, une pointe d’agacement dans la voix, ta vie d’humaine ne sera plus jamais la même. Elle t’a été enlevée, malheureusement. Mais nous t’en avons donné une autre.
— J’aurais dû pouvoir décider moi-même.
—Nous n’avions pas vraiment le temps, Merit. Et vu que tu es tout à fait consciente du choix que j’ai dû faire, cette attitude agressive est indigne de toi.
J’étais d’accord avec lui, mais qui était-il pour me parler ainsi ?
Ma gorge se serra sous le coup de l’émotion.
—Excusez-moi de ne pas avoir encore accepté que mon existence a été bouleversée. Excusez-moi de ne pas réagir avec élégance.
—Ou gratitude, marmonna-t-il et je me demandai s’il savait qu’il avait parlé assez fort pour que je l’entende. Je t’ai donné une vie, Merit. Et je t’ai rendue semblable à moi, au reste de tes frères et sœurs. Sommes-nous de tels monstres ?
J’aurais aimé pouvoir lui répondre que c’était le cas. Je voulais dire « oui », simuler l’horreur.
Malgré tout, une larme m’échappa sous le coup d’un mélange de fureur et de culpabilité. Ethan ne me répugnait pas autant que je l’aurais souhaité. J’essuyai la larme du revers de la main.
Il me dévisagea longuement et je lus la déception dans son regard. Cela m’ennuya plus que je ne voulais l’admettre.
Les mains jointes, les coudes appuyés sur le bureau, il se pencha en avant.
— Alors peut-être ai-je commis une erreur. La maison Cadogan avait le droit d’accueillir douze nouveaux vampires cette année, Merit, et je t’ai offert une de ces douze places. Penses-tu que tu le méritais ? Penses-tu pouvoir apporter à la Maison Cadogan une contribution qui suffira à rembourser cet investissement ?
Ai-je fait le bon choix en te faisant entrer dans la Maison ou bien aurais-je dû offrir cette nouvelle vie à quelqu’un d’autre ?
Je le regardai fixement. J’avais conscience de la valeur du don qu’il m’avait fait, même si je n’avais pas souhaité être l’une d’entre eux. Je m’assis dans le fauteuil devant moi. Ethan hocha la tête.
— Je pensais bien que cela t’assagirait un peu. Cela dit, je prends note de tes objections concernant ta transformation.
Pour le moment, disons qu’on passe à autre chose, d’accord ? Je ne veux pas de ça entre nous, même si tu as décrété que j’étais ton ennemi mortel.
Il haussa les sourcils d’un air de défi. Je ne pris pas la peine de nier.
— Vous « prenez note » ? demandai-je après un moment de silence.
Ethan sourit d’un air entendu.
— Je prends note de tes déclarations faites devant témoin. (Il se tourna vers le coin de la pièce pour observer Mallory avec curiosité.) Ton amie ne m’a pas été présentée.
— Mallory Carmichael, ma colocataire.
Mallory leva la tête du livre épais qu’elle feuilletait.
—Salut !
— Et elle te sert également de renfort, je suppose, dit-il.
Il se leva et se dirigea vers un bar intégré à la bibliothèque de gauche. Il se versa un alcool de couleur ambrée dans un gros verre puis m’observa par-dessus le bord pendant qu’il en sirotait le contenu.
— J’ai rencontré ton père.
— Je suis désolée de l’apprendre.
Il crispa les mains autour du verre.
— Tu n’es pas proche de ta famille ?
— Mon père et moi ne nous entendons pas. Nous avons des priorités différentes. Il se préoccupe uniquement de bâtir son royaume financier.
— Alors que ce n’est pas le cas de Merit, intervint Mallory. Elle se contente très bien de rêver de Lancelot et Tristan.
— Lancelot et Tristan ?
— Je… je travaillais sur mon mémoire de thèse, bégayai-je, gênée par l’allusion de Mallory à mon côté fleur bleue. Avant.
Ethan posa son verre sur le bar puis s’appuya contre le comptoir, les bras croisés.
— Je vois.
—Franchement, j’en doute fort. Mais si vous espériez que le fait de me transformer vous permettrait d’accéder à l’argent des Merit, vous n’avez pas de chance. Je n’ai aucun des deux, ni l’argent ni l’accès.
L’air momentanément surpris, il évita mon regard en revenant vers son bureau. Quand il fut de nouveau assis, il fronça les sourcils à mon adresse. Ce n’était pas de la colère ; il paraissait intrigué.
—Et si je t’énonçais tout ce que je peux te donner ? Est-ce que cela t’aiderait à mieux vivre la transition ?
Mallory grogna.
— Je ne suis pas comme mes parents, répondis-je.
Il m’adressa un long regard, empreint d’une lueur de respect, cette fois.
—C’est ce que je commence à comprendre.
Je commençais enfin à cerner le personnage – il avait beau être un vampire, il n’en restait pas moins sujet aux préjugés, comme n’importe qui d’autre –, aussi, je me détendis contre le dossier du fauteuil, croisant les jambes et les bras, et haussant un sourcil.
— C’est ce que vous avez pensé ? Un coup d’œil aux vêtements Armani et à l’adresse de Hyde Park, et je serais séduite au point d’en oublier que je n’avais pas donné mon consentement ?
—Peut-être avons-nous tous les deux mal appréhendé cette situation, admit-il. Mais si tu nourris autant d’animosité envers ta famille, pourquoi te fais-tu appeler « Merit » ?
Je jetai un coup d’œil à Mallory, occupée à arracher une peluche d’un des lourds rideaux de velours qui doublaient les fenêtres.
Seule une poignée d’amis – dont Mallory faisait bien entendu partie – connaissait toute l’histoire, et je n’étais pas près d’ajouter Ethan Sullivan à cette liste.
—C’est mieux que l’autre option, lui dis-je.
Ethan sembla considérer ma réponse avant de
reporter son attention sur une pile de papiers qu’il rangea sur son bureau.
—Que les choses soient claires : tu n’es pas ni morte-vivante ni une zombie, et Buffy n’est pas une série documentaire. Tu n’es pas morte, cette nuit-là. Ton sang t’a été pris puis remplacé. Ton cœur n’a jamais cessé de battre. Tu es en meilleure forme aujourd’hui que tu l’étais auparavant. Tu es une prédatrice, au sommet de la chaîne alimentaire. Je t’ai rendue immortelle, à supposer que tu te tiennes à l’écart des ennuis. Si tu respectes les règles, tu peux mener une longue existence productive en tant que vampire Cadogan. D’ailleurs, Helen t’a-t-elle donné tout ce dont tu as besoin ? Tu as reçu un exemplaire du Canon ?
Je hochai la tête.
— Est-ce que tu as déjà bu du sang ?
—On m’a livré des poches de divers groupes sanguins mais je n’en ai pas encore pris. Pour être franche, ça n’avait pas l’air très appétissant.
— Tu en as reçu beaucoup pendant la transition, c’est pourquoi tu ne ressens pas encore la soif. Nous verrons dans un jour ou deux. Tu seras bien contente de les trouver quand tu seras frappée par la Première Faim. (Les lèvres d’Ethan s’étirèrent en un sourire, une expression troublante : il avait l’air plus jeune, plus heureux, plus humain.) Du sang en poche…
—C’est ce qui a été livré à la maison. Pourquoi est-ce si amusant ?
—Parce que tu es une vampire de la. lignée des Cadogan. Tu peux boire directement aux humains ou à d’autres vampires.
Assure-toi surtout seulement de ne tuer personne.
je posai une main sur mon ventre afin d’apaiser les beignets de crabe qui se rappelaient à mon bon souvenir.
— Je ne mordrai personne. Je ne veux pas boire de sang, que ce soit en poche ou sous une autre forme, qu’il vienne directement d’une personne ou pas. Ça ne se fait pas de… mâchouiller les gens, comme ça, dis-je en agitant la main.
Ethan fit claquer sa langue.
— Et dire qu’on a failli avoir une conversation normale. Merit, tu es une adulte, je te conseille de t’adapter à ta situation, et rapidement. Que tu le veuilles ou non, ta vie a changé. Il faut que tu acceptes la personne que tu es devenue.
— Je sais qui je suis, lui assurai-je.
— Non, tu sais qui tu étais. Moi, je sais qui tu es, Merit, et qui tu vas devenir.
— C’est-à-dire ?
Son expression était complètement sereine et confiante.
— Tu vas devenir mienne. Ma vampire. Mon sujet.
Son ton possessif réveilla ma colère et elle gonfla, s’épanouit et afflua dans mon corps avec une chaleur qui me fit crisper les orteils. Cette chaleur était délicieuse, et pourtant l’émotion était : étrange – lointaine, presque. Comme s’il ne s’agissait pas de ma colère mais d’une colère à l’intérieur de moi. Quelle qu’en soit la source, elle était convaincante, forte et saisissante.
— Voudriez-vous tester cette théorie ? lui demandai-je, d’une voix plus rauque, plus grave, en me levant.
Le regard d’Ethan tomba sur mes lèvres et il humecta les siennes mais, quand il me répondit, quelques secondes plus tard, son ton était glacial. Contenu. Le ton d’un Maître qui soumet un sujet rebelle.
— Tu t’égares, Initiée. Tu n’es âgée que de deux jours. J’ai trois cent quatre-vingt-quatorze ans. Souhaites-tu réellement tester ton courage sur moi ?
J’étais complètement stupide. Je savais que ma réponse à cette question aurait dû être un « non » tonitruant. Mais cela n’empêcha pas mon corps qui, d’après ce que je commençais à comprendre, fonctionnait sur une fréquence complètement différente du reste de mon cerveau, de réagir avec toute la bravoure dont il était capable.
—Pourquoi pas ? demandai-je.
Un lourd silence s’abattit sur la pièce, le seul bruit audible étant les battements de mon cœur. Ethan repoussa son fauteuil.
—Suis-moi.
—Qu’est-ce que tu viens de faire ?
Mallory et moi traversâmes le rez-de-chaussée de la Maison Cadogan à la suite d’Ethan.
— Je ne sais pas, murmurai-je. Merit la vampire est beaucoup plus courageuse que Merit tout court.
— Ouais, eh bien, tu ferais mieux de trouver un moyen de te réconcilier avec tes nouveaux gènes, parce que Merit la vampire vient de te mettre sacrément dans la merde.
On prit à droite, descendit une volée de marches et suivit Ethan dans un autre couloir jusqu’à deux anciennes portes en bois. La pièce dans laquelle on entra était immense et lumineuse, le centre du parquet était couvert de tatamis. Les murs de six mètres de haut étaient lambrissés sur leur moitié inférieure ; le reste, jusqu’à un balcon soutenu par des colonnes en bois, était agrémenté d’une impressionnante collection d’armes anciennes comprenant des sabres, des masses, des arcs, des haches et des couteaux à la lame impressionnante.
C’était une salle d’entraînement.
Il me fallut un moment pour comprendre ce que cela impliquait.
— Vous plaisantez, n’est-ce pas ? demandai-je en me tournant vers lui. Vous ne croyez pas vraiment que je vais me battre contre vous ?
Ethan me considéra froidement en déboutonnant sa chemise.
Voilà sa réponse, pensai-je, et je détournai les yeux après le premier aperçu de son torse.
Je m’avançai jusqu’au centre de la pièce, dans l’espoir que je me sentirais mieux si j’avais une meilleure appréhension de mon environnement. L’arsenal d’Ethan était impressionnant : une série de piques croisées, ornées de rubans bleus ; un glaive massif ; un bouclier en bois noir frappé d’un chêne doré dont les glands étaient peints en rouge ; des rangées de katanas sans fourreau.
— Ton expérience ?
— Danse classique et jogging. Et la force supplémentaire acquise en deux jours avec des crocs.
Je fis l’erreur de me retourner au moment où il passait sa chemise encore boutonnée par-dessus la tête. Ma bouche devint sèche. Ses épaules étaient larges et parfaitement sculptées, comme le reste de son torse. Sa poitrine était ferme, son ventre plat et fin, ponctué uniquement par le froncement du nombril et une fine ligne de poils blond foncé qui disparaissait sous la ceinture de son pantalon. Autour de son cou, une fine chaîne en or à laquelle était accroché un minuscule ovale décoré d’un poinçon. On aurait dit une médaille de saint, bien que je doute qu’un saint aurait approuvé qu’un Maître vampire porte une médaille à son effigie.
Ethan me surprit à l’observer et haussa un sourcil. Je détournai aussitôt les yeux. Mallory hurla mon nom, me faisant signe comme une folle de la rejoindre à l’endroit où elle se trouvait, au bord des tatamis. Quand je fus près d’elle, elle secoua la tête.
— Tu ne penses pas sérieusement te battre contre ce type, encore moins avec tous ses pouvoirs de vampire. Il pourrait te botter le cul avec un bras attaché dans le dos. Il est probablement plus fort que toi, plus rapide que toi. Il peut probablement sauter plus haut. Bon sang, il peut probablement te jeter un sort pour que tu t’envoies en l’air avec lui sur ces tatamis.
Nous nous tournâmes en même temps vers l’endroit où Ethan, à demi nu, se débarrassait de ses mocassins en cuir noir. Les muscles de son abdomen se contractaient quand il bougeait.
Ainsi que ceux de ses épaules.
Mon Dieu, qu’il était beau !
Je plissai les yeux.
Beau mais mauvais. Vicieux. La lie répugnante de l’odieuse malveillance. Ou un truc dans le genre.
— Seigneur, murmura Mallory. Je veux bien te soutenir dans ta quête de vengeance et tout ça, mais peut-être devrais-tu simplement te laisser charmer. (Je vis qu’elle se retenait de rire.) Soit tu es baisée soit tu baises, non ?
Je soupirai d’un air agacé.
— Tu ne m’aides pas beaucoup.
Un bruit de pas emplit la salle et on leva les yeux. Les vampires se rassemblaient sur le balcon, tous habillés de noir, et nous jetaient des regards haineux. Même si je comprenais leur mépris évident, le risque que je prenais s’imposa soudain à moi.
D’après le bien nommé Canon, la société des vampires était fondée sur des notions antiques de féodalisme impliquant une loyauté inconditionnelle à la Maison et au Maître. J’étais entrée dans ma Maison – dans la Maison d’Ethan –, j’avais fait la maligne et l’avais défié dans un combat. Après vingt-sept années passées à essayer d’échapper à la vigilance de mes parents, de ne jamais leur causer assez d’ennui pour qu’ils le remarquent, je venais de commettre deux très grosses erreurs en quelques jours. Traverser le campus avait failli me coûter la vie. Défier Ethan… Eh bien, nous le saurions bien assez tôt.
—Ce n’était probablement pas la meilleure décision, admis-je.
— Non, m’accorda Mallory dont les yeux brillaient d’estime.
Mais c’est gonflé. Et tu avais besoin de prendre une décision gonflée.
— Il y a une minute, tu disais…
—Oublie. Je sais ce que j’ai dit, me coupa-t-elle. Mais j’ai changé d’avis. C’est le privilège des génies. Tu as fait le bon choix. C’est la nouvelle Merit. (Elle me serra rapidement dans ses bras.) Fous-lui une branlée, Vampirella.
Ethan nous rejoignit et nous adressa une révérence galante.
Quand il se redressa, il me fit une pichenette sous le menton.
— Ne perds pas ton courage, Initiée.
—Ce n’était pas mon courage à moi, c’est la vampire en moi qui vous a défié.
— La vampire, c’est toi, Merit. Maintenant et à jamais. Mais il faut parfois que l’esprit se mette au diapason des gènes, admit-il.
Je jetai un regard inquiet vers le balcon.
— J’espère que ça va bientôt arriver.
— Je ne te ferai pas de mal et, en dépit du fait que tu as enfreint pratiquement toutes les règles du Canon, je vais te proposer un marché.
Les mains tremblantes, je me tournai de nouveau vers lui en m’obligeant à affronter ses yeux verts, même si mes mains tremblaient follement.
—Quoi ?
—Si tu parviens à me porter un coup, je te dégagerai de tes obligations envers moi.
C’était le contraire de ce que j’avais prévu, qui était plutôt du style « Si tu survis à ça, je te laisserai récupérer avant de te punir de m’avoir défié. » En comparaison, c’était plutôt un marché honnête, même s’il semblait improbable. Je le dévisageai ; j’avais du mal à croire qu’il soit sérieux.
—Comment puis-je être sûre que vous tiendrez parole ?
Ethan leva les yeux vers les vampires amassés sur le balcon.
— Ils sont au courant.
Quand nos regards se croisèrent de nouveau, je hochai la tête.
Je tendis à Mallory la feuille froissée sur laquelle figurait la menace de mort, que j’avais oublié de mentionner tant j’avais été occupée à me comporter comme une imbécile. Puis je tirai sur le bas de mon
tee-shirt avant de suivre Ethan jusqu’au centre de Sa pièce. Il se tourna et m’adressa un bref salut.
— Un coup. C’est tout ce dont tu as besoin.
Sans plus de cérémonie, il lança un élégant coup de pied circulaire qui m’aurait projeté son pied nu droit dans la figure si je ne m’étais pas jetée en arrière. Je percutai le tatami sur le dos, le souffle coupé par l’impact.
J’étais allongée, toute la galerie gloussant sottement au-dessus de moi, et je ne savais pas ce qui me faisait le plus peur : le fait qu’il m’avait presque asséné un coup de pied dans la figure ou le fait que j’avais été assez rapide pour l’éviter.
J’avais changé, c’était certain.
— Jolis réflexes.
À quelques mètres, Ethan me considérait avec curiosité. Il n’était pas le seul à se poser des questions. Je me demandais de quoi je pouvais encore être capable. Je me redressai, les paumes bien à plat sur le tatami, remontai les jambes, roulai en arrière et me retrouvai soudain sur mes pieds après un bond fulgurant.
— Très joli.
J’écartai son compliment d’un haussement d’épaules mais j’étais excitée par le mouvement. Cela faisait des années que je n’avais pas pratiqué la danse classique, mais j’avais toujours savouré les quelques secondes que je passais en l’air lors de l’exécution du grand jeté, la brève sensation de défier la gravité… et de gagner. Cela y ressemblait, mais c’était infiniment plus satisfaisant. Mon corps paraissait encore plus léger, encore plus alerte que lorsque j’avais été au sommet de ma forme de danseuse. Peut-être y avait-il des avantages à être vampire, après tout.
—C’était une petite figure d’essai, lui dis-je en souriant.
Puis je décrivis un cercle autour de lui, à la recherche d’une faille. Ethan, sur la pointe des pieds, m’invita à attaquer d’un geste de la main.
— Alors voyons ce dont tu es capable.
Quelqu’un mit de la musique et The Hand ThatFeeds des Nine Inch Nails remplit la pièce.
—C’est approprié, marmonna-t-il en me faisant de nouveau signe.
NIN était un choix intéressant pour un vampire de près de quatre cents ans. Quels que soient ses défauts, je ne pouvais critiquer ses goûts musicaux.
Je reportai aussitôt mon attention sur le défi qui m’attendait et tentai ma chance. Je lui lançai un coup de poing, faisant tourner mon poignet pour le percuter de côté ; mais il évita mon attaque, suivit le mouvement de ma main et projeta sa jambe en un mouvement rasant qui faillit me faucher les pieds. Je bondis juste à temps et me cambrai pour effectuer un saut de mains qui me propulsa à quelques mètres de lui, hors de portée.
C’était du moins ce que je croyais jusqu’à ce qu’il se jette en avant si vite que son mouvement fut brouillé. Je fis un nouveau flip arrière, puis un autre, me livrant à cette pirouette sans aucun effort. Mais il continuait à avancer. Quand je me redressai la dernière fois, je m’accroupis aussitôt, ce qui me mit hors de portée du coup qu’il essaya de m’envoyer à la mâchoire.
Son poing frappa l’air et je tentai de lui saisir les genoux, mais il s’envola au-dessus de moi, atterrissant dans mon dos avec un bruit sourd.
Je poussai de nouveau sur mes pieds et me tournai pour le découvrir en train de sourire, ses yeux verts jetant des éclairs.
— Je suis impressionné. Reprenons.
Puis son expression se fit plus grave et il sautilla sur place, m’invitant de nouveau de la main. Levant les yeux au ciel devant cette reprise de Matrix, je tentai un coup de pied papillon.
J’avais vu une fois un prof de kick-boxing pratiquer cette figure mais, en tant qu’humaine, je n’avais eu ni la force ni la détente pour l’exécuter.
Être une vampire changeait la donne. À présent, j’avais la force de me propulser dans les airs, de balancer mes jambes et de faire pivoter mon corps à l’horizontale.
Malgré tout, les réflexes d’Ethan demeuraient plus rapides que les miens et je le manquai une nouvelle fois. Il rejeta son torse en arrière de presque 180°, tout en restant debout, et il évita mes jambes tendues.
—Presque, concéda-t-il d’une voix essoufflée.
—Presque, mais pas assez près.
Je souriais néanmoins, excitée d’avoir réussi ce coup. La foule parut s’en réjouir également et ils sifflèrent d’un air appréciateur.
— Attention, Sire ! cria quelqu’un. Elle pourrait abîmer ce joli visage.
Ethan éclata d’un rire bon enfant.
—Que Dieu m’en garde ! dit-il à l’intention des spectateurs sur la galerie. Il ne me resterait plus alors qu’une richesse fabuleuse et mon intelligence.
Les vampires gloussèrent de concert et il inclina la tête pour sourire à la foule.
C’était ma chance et je la saisis. Ethan était distrait. Je fondis sur lui, mais ce salopard sournois anticipa mon assaut. Il glissa sur la gauche juste avant que je puisse le pousser à terre. Je tendis les bras pour amortir ma chute en le dépassant dans les airs mais avant que j’atterrisse, il me saisit par un bras, me fit tourner en l’air et me plaqua au sol. J’atterris à plat dos, Ethan au-dessus de moi, son corps allongé sur le mien. Il me cloua les poignets – malgré mes efforts pour lui échapper – sur le tatami au-dessus de ma tête.
La foule explosa en sifflements et en suggestions obscènes.
— Vous m’avez trompée ! l’accusai-je.
Il me sourit d’un air vorace, ses lèvres à quelques centimètres à peine de mon visage.
—Et si facilement.
Je me débattais toujours mais il me colla plus fort contre le tatami et glissa un genou entre les miens.
—Initiée, tu peux deviner exactement où cela va nous mener.
Je grognai d’irritation.
Du moins, je me dis que c’était parce que j’étais agacée, et pas du tout parce qu’il sentait délicieusement bon, une odeur propre de lin, de coton et de savon. Pas non plus parce que son poids contre moi semblait complètement naturel – une chaleur languissante afflua soudain dans ma poitrine, comme si l’union de nos deux corps venait de fermer un circuit électrique.
Je m’efforçai de résister à cette sensation et, embarrassée par mes yeux qui devenaient argentés – j’éprouvais soudain de la compassion pour ces hommes qui étaient obligés de cacher leur excitation –, je fermai les paupières. Ethan me laissa le temps de me calmer et, quand j’ouvris enfin les yeux, l’expression de son visage était neutre.
— Es-tu d’accord sur le fait que tu n’as pas réussi à me porter de coup ?
Je hochai la tête pour toute réponse.
— A moins que tu veuilles me donner un petit cadeau ?
Pendant une seconde, son regard tomba sur mes lèvres. Je me demandai s’il allait m’embrasser, s’il y pensait, s’il en ressentait l’envie autant que moi. Mais il détourna les yeux puis relâcha sa prise sur mes poignets avant de se relever. Il me tendit la main et je le laissai me hisser debout… sous les huées de déception du poulailler.
— Est-ce la raison pour laquelle tu es venue ? demanda- t-il quand on fut tous les deux debout. Pour me combattre ?
Mallory avait dû entendre sa question par-dessus les marmonnements de la foule, car elle s’avança en tenant la note.
— Nous sommes venues pour ça.
Ethan s’essuya le front du revers de la main avant de prendre le message.
— Où avez-vous eu ça ?
— Ce papier enveloppait une brique qui a fracassé la fenêtre de notre salon, dis-je.
Il leva les yeux d’un coup.
— As-tu été blessée ? demanda-t-il en m’inspectant du regard à la recherche de blessures.
— Nous allons bien. Nous étions trois dans la maison et nous allons bien.
— Trois ?
— Le petit ami de Mallory était présent.
— Ah.
Je tapotai la note du doigt.
—Qu’est-ce que ça veut dire ? Existe-t-il une guerre entre vampires dont je ne serais pas au courant ? Est-ce que ma transformation a énervé quelqu’un ?
Il fronça les sourcils en lisant le message une seconde fois.
—Peut-être que ton premier agresseur est en colère car il n’a pas pu finir son œuvre ou parce que je l’ai fait à sa place. Nous pensons que celui qui t’a mordue est un Solitaire, un vampire qui vit en dehors du système des Maisons. La note confirmerait cette hypothèse. Il est aussi possible qu’il y ait un lien entre ton agression et la mort de Jennifer Porter.
Ce n’était pas la première fois que j’envisageais cette éventualité, mais l’idée était encore plus troublante dans sa bouche. Cela appuyait la théorie selon laquelle j’étais la cible première d’un vampire devenu tueur en série. Mais cela soulevait aussi d’autres questions.
— Vous savez, c’est une sacrée coïncidence que vous vous soyez trouvé sur le campus au moment même où je me faisais attaquer par un vampire.
Il leva ses yeux d’un vert profond.
—Il y a en effet une grande part de chance.
Nous nous dévisageâmes un moment.
—Ethan, dis-je doucement. Vous n’avez pas tué Jennifer Porter, n’est-ce pas ?
Il ferma les paupières, ses longs cils blond foncé ombrant sa peau dorée.
— Non, je ne l’ai pas tuée. Ce n’est pas non plus un vampire de ma Maison.
Je n’étais pas certaine de le croire, même si je n’avais aucune raison de douter de son honnêteté, pas quand il s’était comporté avec moi – je devais bien l’admettre – avec générosité. J’avais ouvertement défié le chef de ma Maison et tout ce que j’avais subi pour punition, c’était un peu d’embarras devant un public de vampires que je ne connaissais pas. J’ouvris la bouche pour l’interroger sur le message mais, avant que j’aie eu le temps de dire quoi que ce soit, on s’agita sur le balcon. Les vampires nous hurlaient après. Selon l’opinion générale, je méritais d’être battue.
— Sire ! cria l’un d’entre eux. Vous ne pouvez pas la laisser s’en sortir comme ça après vous avoir défié !
— Vous avez raison. Je vais l’envoyer dans sa chambre sans dessert et lui confisquer son téléphone portable !
La foule ricana doucement mais Ethan leva la main et, comme s’il conduisait la symphonie de leurs voix, les vampires se turent aussitôt. J’avais sans doute des problèmes avec l’autorité, mais ce n’était de toute évidence pas le cas de tout le monde.
— Mes amis, elle a fait un effort sincère pour me battre. Et puisqu’elle n’a pas encore prononcé ses vœux, elle n’a pas – il me jeta un regard – techniquement enfreint le Canon. De plus, elle s’est réveillée il y a peine deux jours et elle l’a presque emporté sur moi. Elle sera indéniablement un atout pour notre Maison, et nous savons tous combien nos alliances sont délicates.
Quelques gloussements suivirent, assortis de hochements de tête réticents.
— Plus important encore, elle est venue à nous parce qu’elle craignait pour sa vie. (Il montra le message.) Elle s’est réveillée il y a deux jours et elle a déjà reçu des menaces.
La rousse qui l’avait accompagné dans le petit salon s’avança jusqu’au bord de la galerie.
— Étes-vous certain qu’elle ne nous apporte pas la guerre, Sire ?
Si je m’interrogeais sur ce qu’elle était pour lui, sa hanche avancée avec provocation et son regard sexy étaient des réponses suffisantes. Sa petite amie. Sa maîtresse. Sa consorte si nous en restions à la terminologie féodale. Je m’attendais à voir les yeux émeraude d’Ethan se balader sur ses courbes généreuses mais, quand je me retournai vers lui, son regard était posé sur moi, un sourire effronté aux lèvres, comme s’il savait que j’étais en train d’évaluer sa maîtresse.
Je haussai les épaules.
—Elle est pas mal, dans le genre Jessica Rabbit.
— À mon grand désarroi (cela s’entendait clairement dans le ton irrité et plat de sa voix), je me découvre une attirance soudaine pour les brunes obstinées, souples et dotées d’un sens approximatif de la mode.
Il aurait tout aussi bien pu déclamer des tirades d’ Orgueil et préjugés tant sa voix résonnait de mépris et d’une répulsion évidente pour son attirance envers une femme aussi déclassée que moi. Je me sentais vaguement mal à l’aise dans ma tenue décontractée, mais je savais également que ce style m’allait bien, aussi je me retins de tirer sur mon tee-shirt ou mon jean. Je préférai glisser mes pouces dans les passants de ceinture en tapotant des doigts mes hanches plates. Ethan observa le mouvement avec intensité. Quand il releva les yeux, je haussai un sourcil.
— Même pas dans vos rêves, Sullivan.
Il se contenta de grogner. Je lui adressai un petit sourire satisfait.
La porte de la salle d’entraînement s’ouvrit et Malik entra en compagnie d’un homme de grande taille. Ce dernier semblait mal à l’aise dans son pantalon et sa chemise et, au vu de ses mâchoires puissantes, ses épaules larges et ses cheveux ébouriffés blondis par le soleil, je supposai qu’il se sentirait plus à l’aise dans un jean et des bottes de cow-boy. Je baissai les yeux pour vérifier ce qu’il portait comme chaussures. Comme de bien entendu, il s’agissait de Santiag en alligator noir au bout argenté. Tiens donc.
Il me vint également à l’esprit que je n’avais pas encore croisé de vampires qui ne soient pas attirants. Ils étaient tous en pleine forme, grands, impeccablement pomponnés, indéniablement beaux. C’était plutôt flatteur, je suppose, qu’ils aient choisi de me faire l’une des leurs, si je ne réfléchissais pas trop aux circonstances de ma transformation.
Ethan s’approcha des deux hommes pour leur donner le message. Ils le lurent chacun leur tour puis tous trois se mirent à discuter en jetant de temps en temps un coup d’œil dans notre direction. Mallory passa un bras dans le mien.
— Je sens que le spectacle va me plaire. (Je lui glissai un regard douteux.) Je te connais depuis trois ans. Tu as passé tout ce temps à tourner en rond dans la tour d’ivoire que tu t’es construite. Tu as besoin d’être sauvée. Et si tu ne peux pas être sauvée par un prince grand, sexy et vivant… (elle jeta un regard vers le trio de vampires qui discutaient et détailla le corps à demi nu d’Ethan) alors il est certainement ce qu’il y a de mieux.
(Elle émit un gloussement coquin.) Et toi qui te plaignais de tes examens oraux. Ce garçon va être le plus grand défi de ta vie.
—Considérer que c’est un « défi » suppose que je sois intéressée.
Et je ne tournais pas en rond. Je rédigeais un mémoire.
—Tu es intéressée, déclara-t-elle. Et vu le regard possessif qu’il pose sur toi, je dirais que lui aussi.
—Il pense que je suis ordinaire.
— Tu es toi-même, tout simplement. Et il ne peut pas trouver mieux que ça.
Je l’embrassai sur la joue.
—Merci, Mallory.
— De nada.
Elle me relâcha pour reluquer les trois vampires qui formaient un groupe serré devant nous et discutaient de notre destin. Puis elle se frotta les mains.
—Bon, lequel je vais récupérer, moi ? Qu’est-ce que tu penses du cow-boy ?
Je n’eus pas le loisir de lui donner ma réponse – qui, soit dit en passant, aurait été quelque chose du genre « Mais tu n’as pas déjà un petit copain ? » – car Ethan nous fit signe d’approcher.
Quand on eut rejoint le groupe, il désigna ses camarades.
—Malik, mon Second, que vous avez déjà rencontré, je crois, et voici Luc, le Capitaine de la Garde. (Il nous désigna.) Merit, Initiée depuis deux jours, et Mallory, sa colocataire, qui semble avoir la patience d’une sainte.
Mallory gloussa, la traîtresse, mais elle récolta exactement ce qu’elle avait mérité. Même si les deux hommes hochèrent la tête pour la saluer, Luc fronça les sourcils dans sa direction depuis son mètre quatre-vingts et des poussières.
— Tu as la magie.
Mallory cligna des yeux.
—Qu’est-ce que ça veut dire ?
Ethan fit délicatement courir son doigt sur les cheveux de Mallory et elle tressaillit à ce contact.
— Ah, dit-il en hochant la tête. Je me demandais.
—Quoi donc ? demanda-t-elle.
—Qui avait apporté la magie, déclara Malik si naturellement qu’on aurait cru qu’il parlait de la météo.
Mallory mit les poings sur les hanches.
— Non mais de quoi vous parlez, là ?
Luc inclina la tête vers Mallory tout en regardant Ethan.
—Est-ce possible qu’elle ne le sache pas ?
— Qu’elle ne sache pas quoi ? (Je sentais l’agacement monter.) Qu’est-ce qui se passe, bon sang ?
Sans me prêter attention, Malik haussa les épaules.
—Si elle n’est pas encore syndiquée, il est possible que l’Ordre ne l’ait pas encore détectée dans sa postadolescence. On est à Chicago, après tout.
—C’est vrai, admit Ethan. Nous devrions appeler le Médiateur et l’informer qu’il y a une nouvelle sorcière en ville.
— Une nouvelle sorcière ? demanda Mallory en pâlissant. On arrête tout, là, mon grand. C’est qui, la sorcière ?
Ethan lui jeta un regard blasé, et le ton de sa voix n’aurait pu être plus neutre.
— Toi, bien entendu.
Pendant que Mallory se faisait à cette petite révélation, Ethan et son équipe m’informèrent de l’état actuel des relations parmi les vampires de Chicago. Alors que la plupart des vampires dans le monde – tous les vampires enregistrés – étaient affiliés à des Maisons, une minorité entrait dans la catégorie des Solitaires, des vampires qui n’avaient ni lien avec une Maison ni loyauté envers un Maître en particulier. Il existait plusieurs façons de devenir un Solitaire : se faire mordre par un vampire qui n’était pas un Maître et donc pas assez puissant pour commander l’être nouvellement transformé ; s’enfuir d’une Maison ; ou être transformé par un vampire sans affiliation qui ne demandait aucun serment de loyauté ni d’allégeance.
Parce qu’ils incarnaient un danger implicite pour la structure des Maisons, les Solitaires étaient traités comme des exclus. Et parce qu’ils étaient rarement assez forts individuellement pour s’attaquer aux vampires des Maisons, ils étaient habituellement oubliés par ces dernières à moins qu’ils ne choisissent – non sans une certaine ironie – de se regrouper en unités anarchiques.
Les vampires de Chicago pensaient que la mort de Jennifer Porter était l’œuvre d’un Solitaire, insatisfait peut-être de vivre dans l’ombre des Maisons. Cette hypothèse posait deux problèmes.
Premièrement, les humains ignoraient tout de l’existence des Solitaires. Ils connaissaient celle des Maisons et semblaient rassurés par le fait que leurs membres soient organisés en corps politiques, se soumettent au contrôle d’un Maître et vivent selon un code – le Canon. C’était un style de vie que les humains pouvaient comprendre. Et c’était pour cette raison que les vampires ne souhaitaient pas parler des Solitaires et du fait que des individus de leur espèce n’appartenant à aucune Maison, sans aucun contrôle et sans aucune loi, vivaient parmi les humains.
Deuxièmement, comme la conférence de presse l’avait souligné, une médaille des Cadogan, similaire à celle qu’Ethan – et, je m’en rendis compte tardivement, le reste des vampires Cadogan – portait autour du cou sur une courte chaîne, avait été retrouvée sur le lieu de l’agression de Porter. Ethan paraissait convaincu qu’aucun vampire de sa Maison n’était impliqué et il avait accepté de collaborer pleinement avec la police de Chicago. Il avait été interrogé et avait accepté de soumettre quelques questions à tous les vampires résidant à la Maison Cadogan pour s’assurer que ses sujets étaient innocents et rassurer les inspecteurs de police. Il soupçonnait, tout comme les représentants de la Maison Navarre avec qui il avait discuté (y compris Célina Desaulniers, la Maîtresse de Navarre), qu’un Solitaire était responsable de la mort de Porter. Mais cela n’expliquait pas pourquoi elle avait été tuée, et il était nécessaire de le savoir puisque le Présidium de Greenwich, l’organisation qui réglementait les vampires d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale, infligerait son propre châtiment au criminel.
Jusqu’à la mort de Jennifer Porter, la simple menace d’une peine capitale par coup de pieu en bois de tremble avait suffi à protéger les humains. À présent, qu’en était-il ?
Qui que soit celui qui avait commis ce crime, Ethan et ses deux compagnons étaient persuadés que mon agression avait été la seconde tentative du tueur et que le message montrait à quel point il était furieux d’avoir échoué.
— Mon nom était cité dans le journal d’aujourd’hui, leur rappelai-je. La personne qui a jeté la brique n’était donc pas nécessairement celle qui m’a mordue.
— Mais ce n’était que ton nom de famille, fit remarquer Malik.
Je doute qu’il ait été capable de découvrir qui tu étais simplement à cause de ça.
Ethan secoua la tête.
— C’est une Merit. Comme la famille apparaît souvent dans les journaux, n’importe qui aurait été en mesure de deviner de quel membre il s’agissait. Robert et Charlotte sont plus âgés et ont des enfants. Ce ne sont pas des candidats typiques pour la transformation.
Troublant, pensai-je, qu’il en sache autant sur ma famille.
—Mais s’il avait l’intention de me tuer, pourquoi ce message ?
demandai-je. Il fait allusion à un choix, comme si j’avais préféré Ethan au vampire qui m’a attaquée, comme si j’avais préféré Cadogan au groupe auquel il serait affilié. Quelle importance, s’il comptait me tuer de toute façon ?
Luc fronça les sourcils.
— Alors peut-être n’est-ce pas lié à la mort de la fille Porter.
—Peut-être que ça l’est, ou peut-être pas, déclara Ethan fort utilement. En l’absence d’informations supplémentaires, nous ne pouvons écarter aucune hypothèse. Nous savons que nous sommes arrivés en second sur la scène de l’agression. Le contenu du message suggère que, quels qu’aient été les plans concernant Merit – la tuer ou autre –, ceux qui les avaient échafaudés n’ont pu les poursuivre jusqu’au bout. Ce vampire la rend responsable de cet échec et, par conséquent, c’est nous qu’il accuse.
Vu le ton du message, c’est peut-être même le système des Maisons en général.
— Alors tout désigne définitivement des Solitaires, résuma Malik, ou une Maison qui nourrirait une animosité inexprimée à notre égard. Grey ?
Luc ricana.
—La saison de baseball a commencé la semaine dernière.
L’attention de Scott est concentrée sur un sujet complètement différent en ce moment, à savoir la possibilité que les Cubs remportent la flamme. Il est peu probable qu’il soit impliqué dans tout ça, quand bien même les Grey se préoccuperaient de la politique des Maisons, ce qui n’est pas le cas. Et que pensez-vous de Navarre ?
Ethan et Malik échangèrent un regard énigmatique.
— J’en doute, dit Ethan. Prestigieuse et ancienne comme l’est Navarre…
—C’est du moins ce que pensent ses membres, l’interrompit Malik.
— Navarre n’aurait pas grand intérêt à entrer en guerre contre nous, poursuivit Ethan avec une expression amusée. Célina est forte, le Présidium de Greenwich l’apprécie, et elle est devenue de fait la représentante des vampires de Chicago. Elle n’a tout simplement aucune raison de se sentir menacée par Cadogan.
—Ce qui signifie que nous devons enquêter, conclut Luc.
Ethan m’adressa un signe de tête.
—Luc va poster des sentinelles chez toi. Nous allons continuer à nous renseigner au sujet de cette menace et peut-être qu’au fur et à mesure que nous glanerons des
informations au sujet de la mort de Porter nous en saurons plus sur cette histoire. Si tu vois quelque chose de suspect ou si tu es de nouveau agressée, appelle-moi tout de suite.
Il sortit une carte de la poche de son pantalon et me la tendit.
C’était écrit en élégantes lettres majuscules : Maison Cadogan
(312) 555-2046
navr n°4 Chicago, Illinois
— NAVR N° 4 ? demandai-je en faisant jouer la carte entre mes doigts.
—C’est notre numéro de registre, expliqua Malik et je me rappelai la mention NAVR sous l’annonce dans le Sun Times.
Nous sommes la quatrième Maison de vampires instaurée aux États-Unis.
— Ah, dis-je en glissant la carte dans ma poche. Merci. Nous appellerons s’il se passe quelque chose.
—Bon, cette visite a été très instructive, dit Ethan, le regard posé sur Mallory, mais nous devons retourner travailler. Je crois que nous avons eu assez de distractions pour la soirée.
Il donna congé à Luc et Malik et nous fit signe de nous diriger vers la porte de la salle d’entraînement.
Les regards des vampires que nous dépassâmes étaient toujours empreints d’hostilité, mais au moins étaient-ils modérés par la curiosité. D’un autre côté, je ne savais pas si c’était mieux ou pire ; je préférais en général ne pas me faire remarquer par des prédateurs suceurs de sang.
Enfin, j’aurais préféré, si j’avais pu prendre le temps d’y réfléchir.
Ethan nous raccompagna jusqu’à la porte d’entrée, où il posa une main sur mon bras.
— Mallory, est-ce que je pourrais dire un mot à Merit, s’il te plaît ?
— À vous de tirer, répondit-elle avant de descendre les marches du perron en sautillant.
Il me regarda.
— Tirer ?
—C’est un truc de foot. Qu’est-ce que vous vouliez me dire ?
Sa bouche se crispa en une ligne sinistre et je sentis qu’il était sur le point de me faire la morale.
— Ce qui s’est passé ce soir était très inhabituel, dit-il. Qu’une Initiée défie le Maître est véritablement inédit, tout comme l’est le fait que le Maître ne punisse pas un individu qui a défié son autorité. Je te laisse tranquille parce que tu n’as pas choisi d’être élevée au rang de vampire, parce que nos lois prônent le consentement et que tu n’étais pas en position de donner le tien.
(Il baissa son regard glacial sur moi.) Cela étant dit, si tu t’avises de refaire un coup pareil, tu seras punie. Si tu lèves encore une fois la main sur moi, tu regretteras amèrement cette décision. Je suis le Maître de cette Maison et je suis à la tête de trois cent huit vampires. Ils comptent sur moi pour les protéger et, en échange, ils me sont loyaux. Au cas où tu ne comprendrais pas ce marché qui est passé entre nous, je suis rapide, je suis fort et je suis tout à fait prêt à démontrer ces qualités. La prochaine fois, je ne ferai pas semblant de frapper. Tu comprends ce que je te dis ?
Son ton était tellement froid que j’en oubliai d’être sarcastique.
J’acquiesçai.
—Bien. (Il m’invita à sortir d’un geste de la main.) Il te reste encore cinq jours avant la Recommandation.
Tu trouveras dans le Canon tout ce que tu dois savoir sur les serments, la cérémonie et la manière dont je t’appellerai à servir. Prépare-toi.
Après un nouveau hochement de tête, je descendis vers l’allée.
— Et fais quelque chose pour ton look, m’ordonna- t-il juste avant de refermer la lourde porte en chêne derrière moi.
On retourna en silence vers la voiture, où je trouvai une publicité pour une boîte de nuit glissée sous l’essuie-glace. Je lus le prospectus qui faisait la réclame du Red, un club dans le quartier de River North. Puis je montai dans la voiture, déverrouillai la portière de Mallory et fourrai le prospectus dans la boîte à gants. Je n’avais vraiment pas la tête à faire la fête.
Le trajet du retour fut calme. Nous ressassions chacune de notre côté les événements de la nuit, j’imagine. C’est en tout cas ce que je faisais, me concentrant particulièrement sur l’énigme qu’était Ethan Sullivan. Pendant les quelques secondes où je n’avais pas su qui il était, j’avais été subjuguée par son visage et sa silhouette, intriguée par son autorité et sa détermination presque palpables.
Que je le trouve mignon était une chose. Il était infiniment plus déconcertant qu’après avoir découvert qui il était – et même en sachant ce qu’il m’avait pris –, il m’attire encore. Son arrogance était agaçante mais il était beau, intelligent et respecté par ses sujets. Ethan portait son pouvoir – sa parure de confiante maîtrise de soi – avec la même élégance que ses vêtements griffés. Mais le danger, je le savais, couvait sous cette façade parfaite. Ethan demandait une loyauté totale, sans condition, et il ne semblait pas prêt à faire des compromis. Il était talentueux, fort, rapide, souple et assez sûr de lui pour démontrer son expérience face à un adversaire inconnu devant une galerie de spectateurs. Et même s’il était possible qu’il m’ait trouvée attirante – sa manière de flirter avec moi en était la preuve –, cette attirance ne le réjouissait pas. Bien au contraire, il semblait aussi pressé de se débarrasser de moi que je l’étais de lui.
Malgré tout cela, je n’avais pas été fichue de chasser le premier souvenir que j’avais de lui. L’image rémanente de ses iris verts hantait mes rétines quand je fermais les yeux, et je savais que rien n’effacerait cette vision. L’impact avait été si fort, comme si une météorite avait ouvert un passage dans ma psyché, laissant un vide qu’il me semblait peu probable qu’un homme mortel puisse remplir.
Je marmonnai un juron quand je pris conscience de la direction que prenait ma réflexion et reportai mon attention sur les rues sombres de Chicago.
Mallory s’éclaircit la voix,
— Alors c’était Ethan.
J’engageai la Volvo dans une rue transversale alors que nous approchions de la maison.
—C’était lui.
—Et tu en penses quoi ?
Je haussai les épaules, pas certaine de vouloir avouer mes sentiments, même à Mallory.
— Je devrais le haïr, non ? Je veux dire, c’est lui qui est responsable de ce que je suis. Il a tout changé. Il m’a tout pris.
Mallory gardait le regard rivé à l’extérieur.
— Tu devais changer, Merit. Et il t’a sauvé la vie.
—Il a fait de moi une morte-vivante.
—Il a dit que tu n’étais pas morte. Que c’était juste une transformation génétique. Et il y a des avantages, que tu veuilles l’admettre ou non.
« Juste une transformation génétique »… comme si c’était un détail.
— Je dois boire du sang, lui rappelai-je. Boire. Du sang.
Mallory me glissa un regard déplaisant.
— Arrête, sois honnête : tu peux boire ce que tu veux, manger ce que tu veux, et pourtant ces jambes interminables ne prendront probablement jamais un gramme. Le sang, c’est juste… (elle agita la main) une nouvelle vitamine ou un truc dans le genre.
—Peut-être, concédai-je. Mais je ne peux pas mettre le bout du nez au soleil. Je ne peux ni aller à la plage ni rouler en décapotable.
C’est alors que quelque chose d’incroyablement troublant me vint à l’esprit.
— Je ne peux pas retourner à Wrigley Field, Mallory. Fini les matches des Cubs, les samedis après-midi d’été.
—De toute façon, tu es une vraie Irlandaise. Le soleil provoque chez toi de grosses plaques rouges et cela fait au moins deux ans que tu n’es pas allée à Wrigley, de toute façon. Tu regarderas les Cubs à la télévision dans ta chambre, comme tu l’as toujours fait.
— Je ne peux pas retourner à la fac. Et ma famille me déteste.
—Ma puce, tes parents ont toujours été odieux. Au moins, de cette manière, dit-elle doucement, tu vas pouvoir les choquer jour après jour avec ta vie de vampire décadente.
Si agréable que soit cette pensée, elle ne soulagea pas complètement mon chagrin. Je savais qu’il fallait que je me secoue, que je renonce à ce que j’avais perdu et que je trouve un moyen de survivre et de réussir dans mon nouveau monde. Mais comment renonce-t-on à toute une vie de projets ? d’hypothèses sur votre vie, votre présent et votre avenir ?
Même si Mallory était plus que disposée à me distribuer des conseils et à me pousser à dépasser ma « petite contrariété »
d’avoir été changée en vampire, elle ne souhaitait apparemment pas discuter de la conclusion bizarre d’Ethan, Malik et Luc selon laquelle elle était une sorcière qui avait fait entrer la magie dans la Maison Cadogan. Je ne savais rien de la magie mis à part ce que j’en avais appris à la télévision et d’après les quelques bribes que Mallory, dans son obsession pour l’occulte, parvenait à glisser dans la conversation. Et cela m’effrayait que ma colocataire habituellement bavarde évite la discussion. Au moment de rentrer la voiture dans le garage, je tentai de nouveau ma chance.
— Tu veux qu’on aborde l’autre sujet ?
— En ce qui me concerne, il n’y a pas d’autre sujet.
— Allez, Mallory. Ils ont dit que tu avais la magie. Tu te sens…
différente ? Je veux dire, s’ils ont raison, tu as dû ressentir quelque chose.
Elle descendit de la voiture et je la suivis sans qu’aucune de nous tienne compte des deux gardes en noir qui flanquaient la porte d’entrée. Ils ressemblaient comme deux gouttes d’eau à ceux qui gardaient le portail de la Maison Cadogan. Grands et émaciés, un sabre brillant au côté. Quels que soient les défauts d’Ethan, il était fichtrement efficace.
On entra dans la maison, qui était calme et rassurante et, ma présence exceptée, vide de vampires. Mallory feignit un bâillement et traîna des pieds vers l’escalier.
— Je vais me coucher.
— Mallory.
Elle s’immobilisa sur la première marche, se tourna et me regarda avec une patience visiblement limitée.
— Quoi ?
— Euh… fais attention. Nous ne sommes pas obligées d’en parler maintenant mais, si cette histoire de menace continue ou si Ethan en apprend davantage sur qui tu es…
—Oui, oui.
Comme elle commençait à monter l’escalier, je ressentis le besoin de la rassurer comme elle l’avait fait pour moi.
—Ce pourrait être une bonne chose, Mallory, lançai-je. Tu pourrais avoir des pouvoirs spéciaux.
Elle s’immobilisa, un sourire sardonique aux lèvres.
— Vu mon état, je peux seulement présumer que le fait de te sortir les mêmes platitudes à la noix n’a pas dû t’être d’une grande aide.
Elle monta l’escalier et j’entendis la porte de sa chambre claquer. Je me rendis dans la mienne et m’allongeai sur le lit double, les yeux rivés sur le ventilateur du plafond jusqu’à ce que l’aube vienne me bercer.
4
Les créatures surnaturelles
sont probablement inscrites sur les
listes électorales de cook county
Ayant évité d’accomplir mon devoir de petite-fille pendant deux jours, quand je me réveillai au coucher du soleil, le soir suivant dans une maison déserte, je me douchai, enfilai un jean et un tee-shirt moulant avec un ninja dessiné dessus –
qui aurait certainement embarrassé Ethan – et je pris la direction de la maison de mon grand- père, située dans le West Side.
Malheureusement, même la combative vampire Merit craignait d’être rejetée. Je me tenais sur le perron étroit de la maison, incapable de frapper à la porte, quand elle s’ouvrit dans un grincement. Mon grand-père jeta un coup d œil à travers la moustiquaire en aluminium.
—Ben alors, tu en as mis du temps à venir parler à ton papi !
Des larmes – de doute, de soulagement et d’amour – se déversèrent aussitôt. Je haussai les épaules d’un air penaud.
—Oh, Seigneur, mon bébé. Ne commence pas.
Il retint la moustiquaire avec son pied et m’ouvrit les bras. Je me blottis contre lui et le serrai fort. Il toussa.
— Doucement. Tu as plus de force dans ces petits bras que la dernière fois.
Je le relâchai et essuyai mes larmes.
— Désolée, grand-père.
Prenant mon visage entre ses grosses pattes d’ours, il m’embrassa sur le front.
— Ne t’en fais pas. Entre donc.
Je pénétrai dans la maison et entendis les deux portes se fermer derrière moi.
La maison de mon grand-père – autrefois celle de mes grands-parents – n’avait pas changé depuis des années. Le mobilier était simple et accueillant, les murs décorés de photos de famille représentant mes oncles et tantes – le frère et les deux sœurs de mon père ainsi que leurs familles. Mes oncles et tantes avaient supporté leur enfance avec beaucoup plus de grâce que mon propre père, et j’enviais la simplicité des relations qu’ils entretenaient avec leurs enfants et mon grand-père. Aucune famille n’est parfaite, je le sais bien, mais j’étais prête à échanger l’imperfection contre la farce qu’incarnaient mes parents, en quête d’ascension sociale.
— Assieds- toi, ma chérie. Tu veux des cookies ? J’ai tes préférés.
Je m’assis sur le canapé tendu de tissu à fleurs en lui souriant.
— Non merci, grand-père. Je n’ai pas faim.
Il s’installa dans un vieux fauteuil à dossier réglable, placé en diagonale du canapé, et il se pencha en avant, les coudes posés sur les genoux.
—Ton père m’a appelé après avoir reçu un coup de fil de la Maison. (Il marqua une pause.) Tu as été attaquée ? mordue ?
Je hochai la tête.
Il m’examina.
— Mais tout va bien maintenant ? Tu vas bien ?
— Je suppose, enfin, je ne me sens pas mal. Je suis la même, à l’exception de la partie vampire.
Il gloussa, mais sa bonne humeur se dissipa assez vite.
— Tu es au courant du meurtre de Jennifer Porter ? Elle a été agressée de la même façon que toi, tu le sais, n’est-ce pas ?
— Mallory et moi avons vu la conférence de presse à la télévision.
— Bien sûr, bien sûr.
Mon grand-père s’apprêta à parler puis sembla se raviser. Dans le long silence qui suivit, on n’entendit que le « tic-tac » de la pendule murale. Il leva finalement un regard inquiet vers moi.
— Ton père a demandé que la police n’enquête pas sur ton agression. Mais ton nom était dans le journal, donc toute la ville doit être au courant que tu as été transformée et que tu es une vampire, à présent.
— Je sais, lui dis-je. Les journalistes ont déjà appelé.
—Bien sûr. Je m’y attendais, vu la notoriété de ton père.
Franchement, Merit, je ne vais pas entraver une enquête de police, pas pour des crimes de cette ampleur. En toute conscience, je ne peux pas m’y résoudre, pas quand l’assassin court toujours. Mais j’ai assez d’influence pour ne pas dévoiler la nature de ta transformation, si ce n’est à quelques inspecteurs que j’aurai choisis.
Si nous pouvons limiter l’accès à cette information aux cas d’extrême nécessité, tu ne seras pas appelée à comparaître en tant que victime potentielle de ce même tueur. Nous pouvons empêcher les journalistes de s’acharner sur toi et tu pourras apprendre à vivre en tant que vampire et oublier cette agression. D’accord ?
Je hochai la tête, les larmes commençant à poindre de nouveau.
On pouvait dire ce qu’on voulait de mon père, une chose était sûre : j’aimais l’homme que j’avais en face de moi.
— Cela étant, même si je peux éviter de te faire parader dans un bureau du département de police, nous avons quand même besoin d’une déclaration officielle pour le rapport. (Il posa une main noueuse sur mon genou.) Alors pourquoi ne me raconterais-tu pas ce qui t’est arrivé avec tes propres mots ?
Mon grand-père, éternel flic.
Je lui rapportai toute l’histoire, depuis ma traversée du campus jusqu’à ma conversation avec Ethan, Luc et Malik, y compris leur hypothèse du vampire solitaire. Le public pouvait bien ignorer l’existence des Solitaires, mais je n’allais pas cacher ce fait à mon grand-père. Il me posa ensuite des questions sérieuses, principalement afin que je retrace une nouvelle fois les quelques jours passés, mais cette fois en extrayant des détails qu’Ethan, Malik et Luc n’avaient pas pris en compte. Par exemple : le fait que l’agresseur avait fui en voyant Ethan, apparemment au courant de son identité et ne souhaitant pas risquer un face-à-face. Après ce compte-rendu, il se carra dans son fauteuil en se grattant le peu de cheveux qu’il lui restait autour du crâne. En dépit de son impeccable vivacité d’esprit, il ressemblait vraiment à un grand-père : une chemise en flanelle rentrée dans un pantalon en velours côtelé, de grosses chaussures confortables, un crâne chauve et brillant.
Il reposa les coudes sur ses genoux.
— Alors comme ça, les vampires de Cadogan ont conclu que la mort de Porter était liée à ton agression ?
— Je pense qu’ils sont prêts à envisager cette hypothèse.
Après avoir hoché la tête d’un air pensif, grand-père se leva et disparut dans la cuisine. Quand il revint, il tenait une enveloppe Kraft. Il se rassit et l’ouvrit puis feuilleta quelques documents.
— Femme blanche de vingt-sept ans. Étudiante. Brune. Mince.
Yeux bleus. Elle a été agressée juste après le crépuscule alors qu’elle promenait son chien dans Grant Park. Elle a été vidée de son sang et laissée pour morte. (Ses yeux bleu clair, de la même couleur que les miens, me regardaient avec intensité.) Il y a des similitudes incontestables.
J’acquiesçai, pas franchement réjouie que grand- père soit d’accord avec la théorie d’Ethan. Pire encore, le premier vampire avait eu l’intention de me tuer. Ce qui signifiait que j’étais censée être sa seconde victime et l’aurais été – morte par exsanguination au milieu du campus – si Ethan n’était pas passé par là.
Je lui étais vraiment redevable de m’avoir sauvé la vie.
Et je n’avais vraiment pas envie de lui devoir quoi que ce soit.
Mon grand-père me tapota le genou de sa grosse main calleuse.
— J’aimerais vraiment savoir à quoi tu penses à ce moment.
Je fronçai les sourcils en grattant de l’ongle un petit morceau de tissu.
— Je suis en vie. Et je dois remercier Ethan Sullivan pour ça, ce qui est… troublant. (Je levai les yeux vers mon grand-père.) Quelqu’un a essayé de me tuer parce que je ressemblais à Jennifer Porter ? Si c’est le cas, pour quelle raison balancer une brique dans ma fenêtre ? Ce type me voulait morte, peut-être pour lui, peut-être pour le compte de quelqu’un d’autre. Et il court toujours. (Je secouai la tête.) Des vampires qui sortent du placard, c’était déjà bien assez. La ville n’est pas préparée à ça.
Grand-père tapota encore une fois ma main puis se leva de son fauteuil et attrapa une veste qui reposait sur l’accoudoir.
— Viens, Merit, allons faire un tour en voiture.
Mon grand-père, l’homme qui s’était le plus occupé de moi pendant mon enfance, avait annoncé à la famille quatre ans plus tôt, après la mort de ma grand-mère, qu’il prenait une retraite partielle. Il déclara à mon père sarcastique qu’il ne voulait plus être sur le terrain et qu’il travaillerait pour le Bureau des services d’investigation de la police de Chicago en aidant les inspecteurs en service sur des homicides non résolus.
Mais, alors que nous roulions vers le sud dans sa gigantesque Oldsmobile – imaginez un intérieur en veloutine rouge –, il m’avoua qu’il ne nous avait pas dit la stricte vérité au sujet de son rôle dans la police de Chicago. Il travaillait toujours pour la ville mais sous un titre complètement différent.
Lorsque les vampires avaient révélé leur existence au public quelque huit mois plus tôt, mon grand-père n’avait pas été surpris du tout.
— Les vampires sont établis à Chicago depuis un siècle, dit-il, les mains campées sur le volant pendant que nous parcourions les rues sombres de la ville. Navarre existait bien avant l’incendie. Bien sûr, l’administration n’a pas toujours été au courant, on ne le sait que depuis quelques décennies. Mais quand même, certains maires le savaient, les Daley père et fils, par exemple. Tate aussi. Il n’y a pas beaucoup de personnalités haut placées qui ne soient pas au courant. (Le regard fixé sur la route, il se pencha légèrement sur le côté.) Au fait, la vache de Mme O’Leary n’avait rien à voir là-dedans.
— Et pendant tout ce temps-là, personne n’a pensé à informer les habitants de la ville qu’ils vivaient parmi des vampires ?
Tout ce temps et il n’y a pas eu de fuites ? à Chicago ? C’est impressionnant, je dois dire.
Mon grand-père gloussa.
— Si tu trouves ça impressionnant, tu vas adorer ce que je vais te dire. Les vampires ne sont que la partie visible de l’iceberg surnaturel. Métamorphes, nymphes, démons, fées, trolls… La Ville des vents accueille presque tous les genres qui figurent dans l’annuaire du surnaturel. Et c’est là que j’entre en scène.
Je lui jetai un regard abasourdi.
—Qu’est-ce que tu entends par « c’est là que j’entre en scène » ?
— Je commence depuis le début ?
J’acquiesçai.
— Tous ces contingents surnaturels vivent aussi des conflits.
Des coups fourrés entre Maisons, des désertions de fées, des querelles concernant les frontières de territoires entre nymphes de la rivière.
—Par « rivière », tu veux dire la Chicago River ?
Mon grand-père engagea la voiture dans une rue calme d’un quartier résidentiel.
—Comment crois-tu qu’elle devient verte pour la Saint-Patrick ?
— Je pensais qu’ils la teintaient.
Il étouffa un pouffement sardonique.
—Si seulement c’était aussi simple. Pour faire court, les nymphes contrôlent les affluents et les canaux. Si tu as des travaux à faire dans la rivière, tu les appelles d’abord. (Il leva la main.) Vois-tu, il ne s’agit pas seulement de querelles domestiques et de petits larcins. Ce sont des problèmes sérieux, pour lesquels la majorité des flics ne sont pas formés ; ils n’ont pas l’expérience. Donc Tate a cherché un moyen de rassembler tout ça sous l’égide d’un même bureau, et de le confier à des personnes capables de gérer ces disputes avant que tout cela n’affecte le reste de la ville. Alors, il y a quatre ans, il a créé l’Agence de médiation.
Je hochai la tête, me souvenant qu’Ethan l’avait mentionné.
—Ethan en a parlé, il a dit que Mallory devrait rencontrer le Médiateur. Ils pensent qu’elle a la magie, que c’est une sorcière ou un truc dans le genre.
Grand-père émit un petit sifflement.
—Ça alors ! Catcher sera intéressé de l’apprendre.
— Catcher ? demandai-je. C’est le Médiateur ?
Mon grand-père gloussa.
— Non, mon bébé, c’est moi le Médiateur.
Je me pétrifiai et tournai la tête pour le regarder.
— Quoi ?
—Le maire aime penser que je sers de « relais » entre les humains ordinaires et les surnaturels. Personnellement, je trouve que « relais » est une connerie de vocabulaire bureaucrate. Mais le maire m’a demandé de prendre ce poste et j’ai accepté. Je l’avoue, je n’avais jamais croisé de vampires ni de métamorphes lors de mes patrouilles et j’étais curieux comme tout de rencontrer ces gens. J’aime cette ville, Merit, et je m’assure que tout le monde y soit traité équitablement.
Je secouai la tête.
— Je n’en doute pas, mais je t’avoue que tout ça me cloue le bec.
Tu étais à la retraite, grand-père. Tu nous as dit… tu m’as dit que tu avais pris ta retraite.
— J’ai essayé la retraite, dit-il. J’ai même accepté un boulot dans le placard à pièces à conviction, un emploi de bureau. Mais j’ai été flic pendant trente ans, et je n’étais pas prêt à abandonner.
Les flics ont pas mal de talents, Merit. Nous ne faisons pas qu’enquêter, nous résolvons des problèmes. (Il haussa les épaules.) Je continue de faire la même chose mais pour des personnes un peu plus compliquées. J’ai commencé par occuper un bureau à l’hôtel de ville et aujourd’hui j’ai ma propre équipe.
Il m’expliqua qu’il avait embauché quatre personnes. La première était Marjorie, sa secrétaire, une quinquagénaire endurcie par vingt-cinq années passées à prendre les appels d’urgence dans un des quartiers où le taux de criminalité était le plus élevé de la ville. La deuxième personne était Jeff Christopher, un prodige de l’informatique de vingt et un ans et, en passant, un métamorphe d’une forme non encore identifiée.
Le troisième de l’équipe était Catcher Bell. Catcher avait vingt-neuf ans et, comme disait mon grand-père, il était bourru. Il m’avait avertie : « Il est mignon mais rusé. Méfie-toi de lui. »
—Ça ne fait que trois, fis-je remarquer quand mon grand-père marqua une pause.
Un silence. Puis :
—Il y a aussi un vampire. Il appartient à une Maison mais ses collègues ne savent pas qu’il travaille pour moi. Il ne vient au bureau que quand c’est absolument nécessaire. Mes gars s’occupent du boulot sur le terrain, poursuivit mon grand-père, alors tout ce que j’ai à faire, c’est entrer en scène et jouer le rôle du brave flic.
Je doutais fort que son implication se réduise à ça, mais –particulièrement quand on le comparait à mon père – son humilité faisait du bien à entendre.
— Si incroyable que ça puisse paraître, dit-il dans un gloussement rocailleux, je ne suis plus aussi alerte qu’avant.
—Non ! m’exclamai-je en feignant la surprise, et il éclata de rire.
Je n’arrive pas à croire que tu aies pu nous cacher tout ça. Ça fait quatre ans que tu trempes dans la magie et tu ne m’as rien dit. A moi ! La fille qui écrit sur le roi Arthur pour gagner sa vie.
Il me tapota la main.
— Ce n’est pas à toi que j’essayais de dissimuler cette information.
Je hochai la tête d’un air entendu. Si mon père avait découvert le secret de mon grand-père, cela aurait eu deux conséquences possibles : il se serait arrangé pour que mon grand-père soit viré ou bien il aurait tenté de le manipuler pour se rapprocher du maire. Mon père calculait toujours ses actions.
—Quand même, dis-je en regardant la ville qui défilait derrière la vitre, tu aurais pu me le dire.
—Si ça peut te soulager, je suis maintenant ton Médiateur. Et je te conduis à notre quartier général secret.
Je le regardai tenter en vain de dissimuler un sourire.
— Secret, hein ?
Il hocha la tête de façon très officielle.
— Tu as raison, dis-je, je me sens déjà beaucoup mieux.
Les bureaux de l’Agence de médiation étaient situés dans un modeste immeuble en briques dans un quartier de classe moyenne du South Side. Les maisons y étaient sans prétention mais bien entretenues et les cours entourées de grillage. Mon grand-père gara la Olds et je le suivis le long d’une étroite allée.
Il appuya sur les boutons d’un clavier d’alarme sur le mur puis déverrouilla la porte d’entrée avec une clé. L’intérieur de l’immeuble était tout aussi modeste et le décor semblait ne pas avoir subi d’amélioration depuis les années 1960. Il y avait beaucoup d’orange. Vraiment beaucoup.
— Ils travaillent tard, dis-je en remarquant l’intérieur bien éclairé malgré l’heure.
—Ce sont des créatures de la nuit au service des créatures de la nuit.
— Tu devrais mettre ça sur tes cartes de visite, suggérai-je.
On dépassa un accueil et suivit un couloir central avant d’entrer dans une pièce sur notre droite. La salle contenait quatre bureaux métalliques disposés à intervalles réguliers le long des deux murs opposés. Au fond et de chaque côté de l’entrée se trouvaient des placards à dossiers gris. Des affiches étaient accrochées au-dessus, figurant pour la plupart des femmes superbes chichement vêtues et pourvues de chevelures flottantes. Les tirages semblaient faire partie d’une série : chacun représentait une femme portant un minuscule morceau de tissu stratégiquement placé, mais les « robes » étaient taillées dans des couleurs différentes, assorties aux fanions que les femmes brandissaient. L’une d’elles était blonde et portait une robe bleue, sur son fanion était écrit « Goose Island ». Une autre, aux longs cheveux d’un noir de jais, était habillée en rouge. Son fanion annonçait « North Branch ». Ces femmes, présumai-je, étaient quelques-unes des nymphes de la Chicago River.
— Jeff Catcher.
En entendant la voix de mon grand-père, les deux hommes qui étaient assis aux bureaux levèrent les yeux de leur travail. Jeff ressemblait tout à fait au geek de base. Un grand type élancé avec une tignasse désordonnée de cheveux châtains, un visage frais et mignon. Il portait un pantalon et une chemise blanche, déboutonnée au col, les manches remontées sur ses bras fins, ses longs doigts posés sur toute une série de claviers.
Catcher avait franchement l’air d’un ancien militaire : un corps musclé sous un tee-shirt moulant kaki sur lequel était inscrit