DISCOURS PRONONCÉ A LA RENTRÉE DE L’ACADÉMIE DE BORDEAUX
LE 15 NOVEMBRE 1717.
Ceux qui ne sont pas instruits de nos obligations et de nos devoirs regardent nos exercices comme des amusements que nous nous procurons, et se font une idée riante de nos peines même et de nos travaux.
Ils croient que nous ne prenons de la philosophie que ce qu’elle a d’agréable ; que nous laissons les épines pour ne cueillir que les fleurs ; que nous ne cultivons notre esprit que pour le mieux faire servir aux délices du cœur : qu’exempts, à la vérité, de passions vives qui ébranlent trop l’âme, nous nous livrons à une autre qui nous en dédommage, et qui n’est pas moins délicieuse, quoiqu’elle ne soit point sensuelle.
Mais il s’en faut bien que nous soyons dans une situation si heureuse : les sciences les plus abstraites sont l’objet de l’académie ; elle embrasse cet infini qui se rencontre partout dans la physique et l’astronomie ; elle s’attache à l’intelligence des courbes, réservée jusqu’ici à la suprême intelligence, elle entre dans le dédale de l’anatomie et les mystères de la chimie ; elle réforme les erreurs de la médecine, cette parque cruelle qui tranche tant de jours, cette science en même temps si étendue et si bornée ; on y attaque enfin la vérité par l’endroit le plus fort, et on la cherche dans les ténèbres les plus épaisses où elle puisse se retirer.
Aussi, messieurs, si l’on n’était animé d’un beau zèle pour l’honneur et la perfection des sciences, il n’y a personne parmi nous qui ne regardât le titre d’académicien comme un titre onéreux, et ces sciences mêmes auxquelles nous nous appliquons, comme un moyen plus propre à nous tourmenter qu’à nous instruire. Un travail souvent inutile ; des systèmes presque aussitôt renversés qu’établis ; le désespoir de trouver ses espérances trompées ; une lassitude continuelle à courir après une vérité qui fuit ; cette émulation qui exerce, et ne règne pas avec moins d’empire sur les âmes des philosophes, que la basse jalousie sur les âmes vulgaires ; ces longues méditations où l’âme se replie sur elle-même, et s’enchaîne sur un objet ; ces nuits passées dans les veilles, les jours qui leur succèdent dans les sueurs : vous reconnaissez là, messieurs, la vie des gens de lettres.
Non, il ne faut pas croire que la place que nous occupons soit un lieu de tranquillité ; nous n’acquérons par nos travaux que le droit de travailler davantage. Il n’y a que les dieux qui aient le privilége de se reposer sur le Parnasse : les mortels n’y sont jamais fixes et tranquilles, et s’ils ne montent pas, ils descendent toujours.
Quelques anciens nous disent qu’Hercule n’était point un conquérant, mais un sage qui avait purgé la philosophie des préjugés, ces véritables monstres de l’esprit : ses travaux étonnèrent la postérité, qui les compara à [a] ceux des héros les plus infatigables.
Il semble que la fable nous représentait la vérité sous le symbole de ce Protée qui se cachait sous mille figures et sous mille apparences trompeuses1.
Il faut la chercher dans l’obscurité même dont elle se couvre, il faut la prendre, il faut l’embrasser, il faut la saisir2.
Mais, messieurs, qu’il y a de difficultés dans cette recherche ! car enfin ce n’est pas assez pour nous de donner une vérité, il faut qu’elle soit nouvelle : nous faisons peu de cas de ces fleurs que le temps a fanées ; nous mépriserions parmi nous un Patrocle qui viendrait se couvrir des armes d’Achille ; nous rougirions de redire toujours ce que tant d’autres auraient dit avant nous, comme ces vains échos que l’on entend dans les campagnes ; nous aurions honte de porter à l’académie les observations des autres, semblables à ces fleuves qui portent à la mer tant d’eaux qui ne viennent pas de leurs sources. Cependant les découvertes sont devenues bien rares ; il semble qu’il y ait une espèce d’épuisement et dans les observations et dans les observateurs. On dirait que la nature a fait comme ces vierges qui conservent longtemps ce qu’elles ont de plus précieux, et se laissent ravir en un moment ce même trésor qu’elles ont conservé avec tant de soin et défendu avec tant de constance. Après s’être cachée pendant tant d’années, elle se montra tout à coup dans le siècle passé ; moment bien favorable pour les savants d’alors, qui virent ce que personne avant eux n’avait vu. On fit dans ce siècle tant de découvertes, qu’on peut le regarder non-seulement comme le plus florissant, mais encore comme le premier âge de la philosophie, qui, dans les siècles précédents, n’était pas même dans son enfance : c’est alors qu’on mit au jour ces systèmes, qu’on développa ces principes, qu’on découvrit ces méthodes si fécondes et si générales. Nous ne travaillons plus que d’après ces grands philosophes ; il semble que les découvertes d’à présent ne soient qu’un hommage que nous leur rendons, et un humble aveu que nous tenons tout d’eux : nous sommes presque réduits à pleurer, comme Alexandre, de ce que nos pères ont tout fait, et n’ont rien laissé à notre gloire.
C’est ainsi que ceux qui découvrirent un nouveau monde dans le siècle passé, s’emparèrent des mines et des richesses qui y étaient conservées depuis si longtemps, et ne laissèrent à leurs successeurs que des forêts à découvrir, et des sauvages à reconnaître.
Cependant, messieurs, ne perdons point courage : que savons-nous ce qui nous est réservé ? peut-être y a-t-il encore mille secrets cachés : quand les géographes sont parvenus au terme de leurs connaissances, ils placent dans leurs cartes des mers immenses et des climats sauvages ; mais peut-être que dans ces mers et dans ces climats il y a encore plus de richesses que nous n’en avons.
Qu’on se défasse surtout de ce préjugé, que la province n’est point en état de perfectionner les sciences, et que ce n’est que dans les capitales que les académies peuvent fleurir. Ce n’est pas du moins l’idée que nous en ont donnée les poëtes, qui semblent n’avoir placé les muses dans les lieux écartés et le silence des bois, que pour nous faire sentir que ces divinités tranquilles se plaisent rarement dans le bruit et le tumulte de la capitale d’un grand empire.
Ces grands hommes dont on veut nous empêcher de suivre les traces ont-ils d’autres yeux que nous3 ? ont-ils d’autres terres à considérer4 ? sont-ils dans des contrées plus heureuses5 ? ont-ils une lumière particulière pour les éclairer6 ? la mer aurait-elle moins d’abîmes pour eux7 ? la nature enfin est-elle leur mère ou notre marâtre pour se dérober plutôt à nos recherches qu’aux leurs ? Nous avons été souvent lassés par les difficultés8 ; mais ce sont les difficultés mêmes qui doivent nous encourager. Nous devons être animés par l’exemple du protecteur qui préside ici9 ; nous en aurons bientôt un plus grand à suivre ; notre jeune monarque10 favorise les muses, et elles auront soin de sa gloire.
Omnia transformat sese in miracula rerum,
Ignemque, horribilemque feram, fluviumque liquentum
VIRG., Georg., IV, v. 441-442.
Sed quanto ille magis formas se vertet in omnes,
Tanto, nate, magis contende tenacia vincla.
VIRG., Georg., IV, v. 411-412.
Centum luminibus cinctum caput.
OVID., Metam., lib. I, v. 626.
..... Terras alio sub sole jacentes
VIRG., Georg., lib. II, v. 512.
..... Locos lætos, et amœna vireta
Fortunatorum nemorum, sedesque beatas
VIRG., Æneid., lib. VI, v. 637-638.
..... Solemque suum, sua sidera, norunt
Ibid, 641
Num mare pacatum, num ventus amicior esset ?
OVID., Metam., XIII, v. 449.
Sæpe fugam Danai Troja cupiere relicta
Moliri.
VIRG., Æneid., lib. II, v. 108-109.
Le duc de La Force.
Louis XV.