OBSERVATIONS SUR L’HISTOIRE NATURELLE
LUES LE 20 NOVEMBRE 1724
I. Ayant observé dans le microscope un insecte dont nous ne savons pas le nom (peut-être même qu’il n’en a point, et qu’il est confondu avec une infinité d’autres qu’on ne connaît pas), nous remarquâmes que ce petit animal, qui est d’un très-beau rouge, paraît presque grisâtre lorsqu’on le regarde au travers de la lentille, ne conservant qu’une petite nuance de rouge ; ce qui nous paraît confirmer le nouveau système des couleurs de Newton, qui croit qu’un objet ne paraît rouge que parce qu’il renvoie aux yeux les rayons capables de produire la sensation du rouge, et absorbe ou renvoie faiblement tout ce qui peut exciter celle des autres couleurs ; et comme la principale vertu du microscope est de réunir les rayons, qui, étant séparés, n’auraient point assez de force pour exciter une sensation, il est arrivé dans cette observation que les rayons du gris se sont fait sentir par leur réunion, au lieu qu’auparavant ils étaient en pure perte pour nous : ainsi ce petit objet ne nous a plus paru rouge, parce que de nouveaux rayons sont venus frapper nos yeux par le secours du microscope1.
II. Nous avons examiné d’autres insectes qui se trouvent dans les feuilles d’ormeau dans lesquelles ils sont renfermés. Cette enveloppe a à peu près la figure d’une pomme. Ces insectes paraissent bleus aux yeux et au microscope ; on les croit de couleur de corne travaillée : ils ont six jambes, deux cornes et une trompe à peu près semblable à celle d’un éléphant. Nous croyons qu’ils prennent leur nourriture par cette trompe, parce que nous n’avons remarqué aucune autre partie qui puisse leur servir à cet usage.
La plupart des insectes, au moins tous ceux que nous avons vus, ont six jambes et deux cornes : ces cornes leur servent à se faire un chemin dans la terre, dans laquelle on les trouve2.
III. Le 29 mai 1718, nous fîmes quelques observations sur le gui. Nous pensions que cette plante venait de quelque semence qui, jetée par le vent, ou portée par les oiseaux sur les arbres, s’attachait à ces gommes qui se trouvent ordinairement sur ceux qui ont vieilli, surtout sur les fruitiers ; mais nous changeâmes bien de sentiment par la suite. Nous fûmes d’abord étonnés de voir sur une même branche d’arbre (c’était un poirier) sortir plus de cent branches de gui, les unes plus grandes que les autres, de troncs différents, placés à différentes distances ; de manière que si elles étaient venues de graines, il aurait fallu autant de graines qu’il y a de branches.
Ayant ensuite coupé une des branches de cet arbre, nous découvrîmes une chose à laquelle nous ne nous attendions pas : nous vîmes des vaisseaux considérables, verts comme le gui, qui, partant de la partie ligneuse du bois, allaient se rendre dans les endroits d’où sortait chacune de ces branches ; de manière qu’il était impossible de n’être pas convaincus que ces lignes vertes avaient été formées par un suc vicié de l’arbre, lequel, coulant le long des fibres, allait faire un dépôt vers la superficie. Ceci s’aperçoit encore mieux lorsque l’arbre est en sève, que dans l’hiver ; et il y a des arbres où cela parait plus manifestement que dans d’autres. Nous vîmes, le mois passé, dans une branche de cormier chargée de gui, de grandes et longues cavités : elles étaient profondes de plus de trois quarts de pouce, allant en s’élargissant du centre de la branche, d’où elles partaient comme d’un point, à la circonférence, où elles étaient larges de plus de quatre lignes. Ces vaisseaux triangulaires suivaient le long de la branche dans la profondeur que nous venons de marquer : ils étaient remplis d’un suc vert épaissi, dans lequel le couteau entrait facilement, quoique le bois fût d’une dureté infmie : ils allaient, avec beaucoup d’autres plus petits, se rendre dans le lieu d’où sortaient les principales branches du gui. La grandeur de ces branches était toujours proportionnée à celle de ces conduits, qu’on peut considérer comme une petite rivière dans laquelle les fibrilles ligneuses, comme de petits ruisseaux, vont porter ce suc dépravé. Quelquefois ces canaux sont étendus entre l’écorce et le corps ligneux ; ce qui est conforme aux lois de la circulation des sucs dans les plantes. On sait qu’ils descendent toujours entre l’écorce et le bois, comme il est démontré par plusieurs expériences. Presque toujours au bout d’une branche garnie de rameaux de gui il y a des branches de l’arbre avec les feuilles ; ce qui fait voir qu’il y a encore des fibres qui contiennent un suc bien conditionné. Nous avons quelquefois remarqué que la branche était presque sèche dans l’endroit où était le gui, et qu’elle était très-verte dans le bout où étaient des branches de l’arbre ; nouvelle preuve que le suc de l’une était vicié, et non pas celui de l’autre. Ainsi nous regardons ce gui qui paraît aux yeux si vert et si sain, comme une production et une branche malade formée par des sucs de mauvaise qualité, et non pas comme une plante venue de graines, comme le soutiennent nos modernes. Et nous remarquerons, en passant, que de toutes les branches que nous en avons vues, nous n’en avons pas trouvé une seule sur les gommes et autres matières résineuses des arbres, sur lesquelles l’on dit que les graines s’attachent ; on les trouve presque toujours sur les arbres vieux et languissants, dans lesquels les sucs perdent toujours.
Les liqueurs se corrompent dans les végétaux, ou par le défaut des fibres ligneuses dans lesquelles elles circulent, ou bien les fibres ligneuses se corrompent par la mauvaise qualité des liqueurs. Ces liqueurs, une fois corrompues, deviennent facilement visqueuses ; il suffit pour cela qu’elles perdent cette volatilité que la chaleur du soleil, qui les fait monter, doit leur avoir donnée. On dira peut-être que ce suc qui entre dans la formation du gui devrait avoir produit des branches plus approchantes des naturelles que celles du gui ne le sont ; mais si l’on suppose un vice dans le suc, si on fait attention aux phénomènes miraculeux des entes3, on n’aura pas de peine à concevoir la différence des deux espèces de branches.
Mais, ajoutera-t-on, le gui a des graines que la nature ne doit pas avoir produites en vain. Nous nous proposons de faire plusieurs expériences sur ces graines ; et nous croyons qu’il est facile de découvrir si elles peuvent devenir fécondes, ou non. Mais, quoi qu’il en soit, il ne nous paraît point extraordinaire de trouver sur un arbre dans lequel on voit des sucs différents, des branches différentes ; et, les branches une fois supposées, il n’est pas plus difficile d’imaginer des graines dans les unes que dans les autres.
Ceci n’est qu’un essai des observations que nous méditons de faire sur ce sujet : nous regarderons avec le microscope s’il y a de la différence entre la contexture des fibres du gui et celle des fibres de l’arbre sur lequel il vient ; nous examinerons encore si elle change selon la différence des sujets dont on la tire. Nous croyons même que nos recherches pourront nous servir à découvrir l’ordre de la circulation du suc dans les plantes ; nous espérons que ce suc, si aisé à distinguer par sa couleur, nous en pourra montrer la route4.
IV. Ayant fait ouvrir une grenouille, nous liâmes une veine considérable, parallèle à une autre qui va du sternum au pubis, le long de la linea alba ; et cette dernière tient le milieu entre ce vaisseau que nous liâmes, et un autre qui lui est opposé. On fit une incision à un doigt de la ligature : nous n’avons pas remarqué que le sang ait retrogradé, comme M. Leidde dit l’avoir observé. Mais nous suspendons notre jugement jusqu’à ce que nous ayons pu réitérer notre observation.
Nous n’aperçûmes point de mouvement péristaltique dans les boyaux : nous vîmes seulement une fois un mouvement extraordinaire et convulsif qui les enfla, comme l’on enfle une vessie avec un souille impétueux ; ce qui doit être attribué aux esprits animaux, qui, dans le déchirement de l’animal, furent portés irrégulièrement dans cette partie.
Ayant ouvert une autre grenouille, nous ne remarquâmes pas non plus de mouvement péristaltique ; mais nous regardâmes avec plaisir la trachée-artère et sa structure ; nous admirâmes ses valvules, dont la première est faite en forme de sphincter ; et l’autre, à peu près semblable, qui est au-dessous, est formée de deux cartilages qui s’approchent les uns des autres, et ferme encore plus exactement que la première, de manière que l’eau et les aliments ne sauraient passer dans les poumons. Il y a apparence que les grenouilles doivent la voix rauque qu’elles ont à cette valvule, par les trémoussements qu’elle donne à l’air qui y passe.
Nous ne trouvâmes au cœur qu’un ventricule : remarque qui nous servira à expliquer une observation dont nous parlerons dans la suite de cet écrit5.
V. Au mois de mai 1718, nous observâmes la mousse qui croît sur les chênes ; nous en remarquâmes de plusieurs espèces. La première ressemble à un arbre parfait, ayant une tige, des branches et un tronc. Il nous arriva dans cette observation ce qui nous était arrivé dans une des précédentes : nous fûmes d’abord portés à croire, avec les modernes, que cette mousse était une véritable plante produite par des semences volantes. Mais, par l’examen que nous fîmes, nous changeâmes encore de sentiment : nous trouvâmes qu’elle était composée de deux sortes de fibres qui forment deux substances différentes : une blanche, et l’autre rouge. Pour les bien distinguer, il faut mouiller le tronc et en couper une tranche : on y voit premièrement une couronne extérieure, rouge, tirant sur le vert, et ensuite une autre couronne blanche, beaucoup plus épaisse ; et au milieu un cercle rouge.
Ayant regardé au microscope la partie intérieure de l’écorce sur laquelle vient cette mousse, nous la trouvâmes aussi composée de cette substance blanche et de cette substance rouge, quoique avec les yeux on n’y aperçoive guère que la partie rouge : cela nous fit penser que cette mousse pouvait n’être qu’une continuité de l’écorce ; et comme la partie ligneuse de la branche d’un arbre n’est qu’une continuité de la partie ligneuse du tronc, ainsi nous nous imaginâmes que cette mousse n’était aussi qu’une continuité et, pour ainsi dire, qu’une branche de l’écorce.
Pour nous en convaincre, ayant fait tremper cette mousse attachée à son écorce, afin que les fibres en fussent moins roides et moins cassantes, nous fendîmes le tronc de la mousse et de l’écorce en même temps, et nous ajustâmes une de ces parties à notre microscope, afin que nous pussions suivre les fibres des unes et des autres : nous vîmes précisément le même tissu. Nous conduisîmes la substance blanche de la mousse jusqu’au fond de l’écorce ; nous reconduisîmes de même des fibres de l’écorce jusqu’au bout des branches de la mousse : point de différence dans la contexture de ces deux corps ; mélange égal dans tous les deux de la partie blanche et, de la partie rouge, qui reçoivent et sont reçues l’une dans l’autre. Il n’est donc pas nécessaire d’avoir recours à des graines pour faire naître cette mousse, comme font nos modernes, qui mettent des graines partout, comme nous le dirons tout à l’heure. Comme cette mousse n’est pas de la nature des autres, il ne faut pas s’étonner si elle vient sur les jeunes arbres comme sur les vieux : nous en avons vu à de jeunes chênes qui n’avaient pas plus de neuf à dix ans, et qui croissent très-heureusement ; au contraire, elle est plus rare sur les arbres vieux et malades.
Outre cette mousse, nous en avons remarqué sur les chênes de trois sortes, qui naissent toutes sur l’écorce extérieure, comme sur une espèce de fumier ; car l’écorce extérieure, sujette aux injures de l’air, se détruit et pourrit tous les jours, tandis que l’intérieure se renouvelle. Sur cette couche naît : 1º une mousse verte, dont j’omets ici la description, parce que tout le monde la connaît ; 2º une autre mousse qui ressemble à des feuilles du même arbre qui y seraient appliquées ; je n’en dirai rien ici de particulier ; 3º enfin une mousse jaune, tirant sur le rouge, qui vient dans un endroit plus maigre que les autres, car on la trouve aussi sur le fer et sur les ardoises. Ayant fait tremper un morceau d’ardoise dans l’eau afin que la mousse s’en séparât plus facilement, nous avons remarqué qu’elle ne tient pas partout à l’ardoise, mais qu’elle y est attachée en plusieurs endroits par des pieds qui ressemblent parfaitement à des pieds de potiron, et que nous y avons vus très-distinctement à plusieurs reprises.
Ces sortes de mousses viennent-elles de graines, ou non ? je n’en sais rien ; mais je ne suis pas plus étonné de leur production que de celle de ces forêts immenses et de ce nombre innombrable de plantes que l’on voit dans une miette de pain ou un morceau de livre moisi, dans le microscope, lesquelles je ne soupçonne pas être venues de graines6.
Nous osons dire, quoiqu’on ait extrêmement éclairci dans ce siècle cette partie de la physique qui concerne la végétation des plantes, qu’elle est encore couverte de difficultés. Il est vrai que, quand nos modernes nous disent que toutes les plantes qui ont été et qui naîtront à jamais étaient contenues dans les premières graines, ils ont là une idée belle, grande, simple et bien digne de la majesté de la nature. Il est vrai encore qu’on est porté à croire cette opinion par la facilité qu’elle donne à expliquer l’organisation et la végétation des plantes : elle est fondée sur une raison de commodité ; et, chez bien des gens, cette raison supplée à toutes les autres.
Les partisans de ce sentiment avaient espéré que les microscopes leur feraient voir dans les graines la forme de la plante qui en devait naître ; mais jusqu’ici leurs recherches ont été vaines. Quoique nous ne soyons pas prévenus de cette opinion, nous avons cependant tenté, comme les autres, de découvrir cette ressemblance, mais avec aussi peu de succès.
Pour pouvoir dire avec raison que tous les arbres qui devaient être produits à l’infini étaient contenus dans la première graine de chaque espèce que Dieu créa, il nous semble qu’il faudrait auparavant prouver que tous les arbres naissent de graines.
Si l’on met dans la terre un bâton vert, il poussera des racines et des branches, et deviendra un arbre parfait ; il portera des graines qui produiront des arbres à leur tour : ainsi, s’il est vrai qu’un arbre ne soit que le développement d’une graine qui le produit, il faudra dire qu’une graine était comme cachée dans ce bâton de saule : ce que je ne saurais m’imaginer.
On distingue la végétation des plantes de celle des pierres et des métaux : on dit que les plantes croissent par intus-susception, et les pierres par juxtaposition ; que les parties qui composent la forme des premières croissent par une addition de matière qui se fait dans leurs fibres, qui, étant naturellement lâches et affaissées, se dressent à mesure que les sucs de la terre entrent dans leurs interstices.
C’est, dit-on, la raison pour laquelle chaque espèce d’arbre parvient à une certaine grandeur, et non pas au delà, parce que les fibres n’ont qu’une certaine extension, et ne sont pas capables d’en recevoir une plus grande. Nous avouons que nous ne concevons guère ceci. Quand on met un bâton vert dans la terre, il pousse des branches qui ne sont aussi qu’une extension des mêmes fibres, ainsi à l’infini, et on vient de la faire très-bornée. D’ailleurs cette extension de fibres à l’infini nous parait une véritable chimère : il n’est point ici question de la divisibilité de la matière ; il ne s’agit que d’un certain ordre et d’un certain arrangement de fibres, qui, affaissées au commencement, deviennent à la fin plus raides, et qu’on croit devoir parvenir enfin à un certain degré, après lequel il faudra qu’elles se cassent : il n’y a rien de si borné que cela.
Nous osons donc le dire, et nous le disons sans rougir, quoique nous parlions devant des philosophes : nous croyons qu’il n’y a rien de si fortuit que la production des plantes ; que leur végétation ne diffère que de très-peu de celle des pierres et des métaux ; en un mot, que la plante la mieux organisée n’est qu’un effet simple et facile du mouvement général de la matière.
Nous sommes persuadés qu’il n’y a point tant de mystère que l’on s’imagine dans la forme des graines, qu’elles ne sont pas plus propres et plus nécessaires à la production des arbres qu’aucune autre de leurs parties, et qu’elles le sont quelquefois moins ; que s’il y a quelques parties de plantes impropres à leur production, c’est que leur contexture est telle, qu’elle se corrompt facilement, se pourrissant ou se séchant aussitôt dans la terre, de manière qu’elles ne sont plus propres à recevoir les sucs dans leurs fibrilles ; ce qui, à notre avis, est le seul usage des graines.
Ce que nous avons dit semble nous mettre en obligation d’expliquer tous les phénomènes de la végétation des plantes, de la manière que nous les concevons ; mais ce serait le sujet d’une longue dissertation ; nous nous contenterons d’en donner une légère idée en raisonnant sur un cas particulier, qui est lorsqu’un morceau de saule pousse des branches, et, par cette opération de la nature, qui est toujours une, nous jugerons de toutes les autres : car, soit qu’une plante vienne de graines, de boutures, de provins ; soit qu’elle jette des racines, des branches, des feuilles, des fleurs, des fruits, c’est toujours la même action de la nature ; la variété est dans la fin, et la simplicité dans les moyens. Nous pensons que tout le mystère de la production des branches dans un bâton de saule consiste dans la lenteur avec laquelle les sucs de la terre montent dans ses fibres : lorsqu’ils sont parvenus au bout, ils s’arrêtent sur la superficie et commencent à se coaguler ; mais ils ne sauraient boucher le pore du conduit par lequel ils ont monté, parce qu’avant qu’ils se soient coagulés, il s’en présente d’autres pour passer, lesquels sont plus en mouvement, et en passant redressent de tous côtés les parties demi-coagulées qui auraient pu faire une obstruction, et les poussent sur les parois circulaires du conduit ; ce qui l’allonge d’autant, et ainsi de suite ; et comme cette même opération se fait en même temps dans les conduits voisins qui entourent celui-ci, on conçoit aisément qu’il doit y avoir un prolongement de toutes les fibres, et qu’ils doivent sortir en dehors par un progrès insensible. Nous le dirons encore, tout le mystère consiste dans la lenteur avec laquelle la nature agit : à mesure que le suc qui est parvenu à l’extrémité se coagule, un autre se présente pour passer.
Ceux qui feront bien attention à la manière dont reviennent les ailes des oiseaux lorsqu’elles ont été rognées ; qui réfléchiront sur la célèbre expérience de M. Perrault, d’un lézard à qui on avait coupé la queue, qui revint aussitôt après ; à ce calus qui vient dans les os cassés, qui n’est qu’un suc répandu par les deux bouts, qui les rejoint et devient os lui-même, ne regarderont peut-être pas ceci comme une chose imaginaire.
Les sucs de la terre, que l’action du soleil fait fermenter, montent insensiblement jusqu’au bout de la plante. J’imagine que, dans les fermentations réitérées, il se fait comme un flux et reflux de ces sucs dans ces conduits longitudinaux, et comme un bouillonnement intercadent : le suc porté jusqu’à l’extrémité de la plante, trouvant l’air extérieur, est repoussé en bas ; mais il la laisse, comme nous avons dit, toujours imprégnée de quelques-unes de ces parties, qui s’y coagulent, qui cependant ne font point d’obstruction, parce qu’avant qu’ils7 se soient coagulés, une nouvelle ébullition vient déboucher tous les pores. Et comme il y a ici deux actions : l’une, celle de la fermentation, qui pousse au dehors ; l’autre, celle de l’air extérieur, qui résiste ; il arrive qu’entre ces deux forces, les liqueurs pressées trouvent plus de facilité à s’échapper par les côtés ; ce qui forme les conduits transversaux que l’on a observés dans les plantes, qui vont du centre à la circonférence, ou de la moelle jusqu’à l’écorce, lesquels ne sont que la route que le suc a prise en s’échappant.
On sait que ces conduits portent le suc entre le bois et l’écorce : l’écorce n’est autre chose qu’un tissu plus exposé à l’air que le corps ligneux, et par conséquent d’une nature différente ; c’est pourquoi il s’en sépare. Or, les sucs arrivés par les conduits latéraux entre l’écorce et le corps ligneux y doivent perdre beaucoup de leur mouvement et de leur ténuité : 1º parce qu’ils sont infiniment plus au large qu’ils n’étaient ; 2º parce que, trouvant d’autres sucs qui ont déjà beaucoup perdu de leur mouvement, ils se mêlent avec eux ; mais comme ils sont pressés par l’ébullition des sucs qui se trouvent dans les fibres longitudinales et transversales du corps ligneux, ne pouvant pas monter, ils sont obligés de descendre ; et ceci est conforme à bien des expériences qui prouvent que la sève, c’est-à-dire le suc le plus grossier, descend entre l’écorce et le bois, après être montée par les fibres ligneuses. On voit par tout ceci que l’accroissement des plantes et la circulation de leurs sucs sont deux effets liés et nécessaires d’une même cause, je veux dire la fermentation.
Si l’on pousse plus loin ces idées, on verra qu’il ne faut uniquement pour la production d’une plante qu’un sujet propre à recevoir les sucs de la terre, et à les filtrer lorsqu’ils se présentent ; et toutes les fois que le suc convenable passera par des canaux assez étroits et assez bien disposés, soit dans la terre, soit dans quelque autre corps, il se fera un corps ligneux, c’est-à-dire un suc coagulé, et qui s’est coagulé de manière qu’il s’y est formé en même temps des conduits pour de nouveaux sucs qui se sont présentés.
Ceux qui soutiennent que les plantes ne sauraient être produites par un concours fortuit, dépendant du mouvement général de la matière, parce qu’on en verrait naître de nouvelles, disent là une chose bien puérile ; car ils font dépendre l’opinion qu’ils combattent d’une chose qu’ils ne savent pas, et qu’ils ne peuvent pas même savoir. Et en effet, pour pouvoir avec raison dire ce qu’ils avancent, il faudrait non-seulement qu’ils connussent plus exactement qu’un fleuriste ne connaît les fleurs de son parterre, toutes les plantes qui sont aujourd’hui sur la terre, répandues dans toutes les forêts, mais aussi celles qui y ont été depuis le commencement du monde.
Nous nous proposons de faire quelques expériences qui nous mettront peut-être en état d’éclaircir cette matière ; mais il nous faut plusieurs années pour les exécuter. Cependant c’est la seule voie qu’il y ait pour réussir dans un sujet comme celui-ci ; ce n’est point dans les méditations d’un cabinet qu’il faut chercher ses preuves, mais dans le sein de la nature même.
Nous finissons cet article par cette réflexion, que ceux qui suivent l’opinion que nous embrassons peuvent se vanter d’être cartésiens rigides, au lieu que ceux qui admettent une providence particulière de Dieu dans la production des plantes, différente du mouvement général de la matière, sont des cartésiens mitigés qui ont abandonné la règle de leur maître.
Ce grand système de Descartes, qu’on ne peut lire sans étonnement ; ce système, qui vaut lui seul tout ce que les auteurs profanes ont jamais écrit ; ce système, qui soulage si fort la Providence, qui la fait agir avec tant de simplicité et tant de grandeur ; ce système immortel, qui sera admiré dans tous les âges et toutes les révolutions de la philosophie, est un ouvrage à la perfection duquel tous ceux qui raisonnent doivent s’intéresser avec une espèce de jalousie. Mais passons à un autre sujet.
VI. Depuis la célèbre dispute de Méry et de Duverney, que l’Académie des sciences de Paris n’osa juger, tout le monde connait le trou ovale et le conduit botal ; tout le monde sait que, le fœtus ne respirant point dans le ventre de la mère, le sang ne peut passer de l’artère dans la veine du poumon : ainsi il n’aurait pu être porté du ventricule droit dans le ventricule gauche du cœur, si la nature n’y avait suppléé par ces deux conduits particuliers, qui se bouchent après la naissance, parce que le sang abandonne cette route pour en prendre une nouvelle.
Mais ces conduits ne s’effacent jamais dans la tortue, les canards et autres animaux semblables, parce, dit-on, qu’alors qu’ils sont sous l’eau, où ils ne respirent point, il faut nécessairement que le sang prenne une route différente de celle des poumons.
Nous fîmes mettre un canard sous l’eau pour voir combien de temps il pourrait vivre hors de l’air, et si la circulation qui se fait par ces conduits pouvait suppléer à la circulation ordinaire ; nous remarquâmes une effusion perpétuelle de petites bulles qui sortaient de ses narines : cet animal perdant insensiblement tout l’air qu’il avait dans ses poumons, sept minutes après nous le vîmes tomber en défaillance et mourir. Une oie que nous y mîmes le lendemain ne vécut que huit minutes. On voit que le trou ovale et le conduit botal ne servent point à donner à ces animaux la facilité d’aller sous l’eau, puisqu’ils ne l’ont point, et qu’ils ne font pas ce que le moindre plongeur peut faire ; ils ne plongent même qu’à cause de la constitution naturelle de leurs plumes, que l’eau ne touche point immédiatement ; et comme ils y trouvent des choses propres à leur nourriture, ils s’y accoutument autant de temps qu’on peut y être sans respirer, et y restent plus longtemps que les autres animaux, dont le gosier se remplit aussitôt qu’ils y sont enfoncés. Cela nous fit faire une réflexion, qui est qu’il y avait de l’apparence que le sang des animaux aquatiques était plus froid que celui des autres : d’où on pouvait conclure qu’il avait moins de mouvement, et que par conséquent les parties en étaient plus grossières ; à cause de quoi la nature pourrait avoir conservé ces chemins pour y faire passer les parties du sang qui, n’ayant pas encore été préparées dans le ventricule gauche, n’auraient pas eu assez de mouvement pour monter dans la veine du poumon, ou assez de ténuité pour pénétrer dans la substance de ce viscère. C’est très-légèrement que nous donnons nos conjectures sur cette matière, parce que nous y sommes extrêmement neufs : si les expériences que nous avons faites là-dessus avaient réussi, nous avancerions comme une vérité ce que nous ne proposons ici que comme un doute ; mais nous n’avons que des observations manquées par le défaut des instruments. Nous attendons de petits thermomètres de cinq ou six pouces, avec lesquels nous les pourrons faire avec plus de succès : ceux qui font des observations, ne pouvant se faire valoir de ce côté-là que par le mince mérite de l’exactitude, doivent au moins y apporter le plus de soin qu’il est possible.
Nous fîmes prendre des grenouilles de terre, que nous jugeâmes, par le lieu où on les avait trouvées, n’avoir jamais été sous l’eau, et avoir toujours respiré : on les mit au fond de l’eau près de deux fois vingt-quatre heures ; et lorsqu’on les tira, elles n’en parurent point incommodées. Ceci ne laissa pas de nous surprendre : car, outre que nous avions lu le contraire chez des auteurs qui assurent que ces animaux sont obligés de sortir de temps en temps de dessous l’eau pour respirer, nous trouvions cette observation si différente de la précédente, que nous ne savions que croire de l’usage du trou ovale et du conduit botal. Enfin nous nous ressouvînmes que nous avions observé, plusieurs mois auparavant, que le cœur des grenouilles n’a qu’un ventricule, de manière que le sang va, par le cœur, de la veine cave dans l’aorte, sans passer par les poumons ; ce qui fait que la respiration est inutile à ces animaux, quoiqu’ils meurent dans la machine pneumatique, dont la raison est qu’ils ont toujours besoin d’un peu d’air qui, par son ressort, entretienne la fluidité du sang : mais il en faut si peu, que celui qu’ils prennent dans l’eau ou par les aliments leur suflit.
VII. On sait que le froment, le seigle, et l’orge même, ne viennent pas dans tous les pays ; mais la nature y supplée par d’autres plantes : il y en a quelques-unes qui sont un poison mortel, si on ne les prépare, comme la cassave, dont le jus est si dangereux. On fait, en quelques endroits de Norwége ou d’Allemagne, du pain avec une espèce de terre, dont le peuple se nourrit, qui se conserve quarante ans sans se gâter : quand un paysan a pu parvenir à se faire du pain pour toute sa vie, sa fortune est faite ; il vit tranquille et n’espère plus rien de la Providence8. On n’aurait jamais fait, si l’on voulait décrire tous les moyens divers que la nature emploie, et toutes les précautions qu’elle a prises, pour subvenir à la vie des hommes. Comme nous habitons un climat heureux, et que nous sommes du nombre de ceux qu’elle a le plus favorisés, nous jouissons de ses plus grandes faveurs sans nous soucier des moindres : nous négligeons et laissons périr dans les bois, des plantes, qui feraient une des grandes commodités de la vie chez bien des peuples. On s’imagine qu’il n’y a que le bled qui soit destiné à la nourriture des hommes, et on ne considère les autres plantes que par rapport à leurs qualités médicinales ; les docteurs les trouvent émollientes, diurétiques, dessiccatives ou astringentes ; ils les traitent toutes comme la manne qui nourrissait les Israélites, dont ils ont fait un purgatif9 ; on leur donne une infinité de qualités qu’elles n’ont pas, et personne ne pense à la vertu de nourrir qu’elles ont.
Le froment, l’orge, le seigle, ont, comme les autres plantes, des années qui leur sont très-favorables : il y en a où la disette de ces grains n’est pas le seul malheur qui afflige les peuples ; leur mauvaise qualité est encore plus cruelle. Nous croyons que, dans ces années si tristes pour les pauvres, et mille fois plus encore pour les riches, chez un peuple chrétien, on a mille moyens de suppléer à la rareté du bled ; qu’on a sous ses pieds dans tous les bois mille ressources contre la faim ; et qu’on admirerait la Providence, au lieu de l’accuser, si l’on connaissait tous ses bienfaits.
Dans cette idée, nous avons conçu le dessein d’examiner les végétaux, les écorces et une infinité de choses qu’on ne soupçonnerait pas par rapport à leur qualité nutritive. La vie des animaux qui ont le plus de rapports à l’homme serait bien employée pour faire de pareilles expériences. Nous en avons commencé quelques-unes qui nous ont réussi très-heureusement. La brièveté du temps ne nous permet pas de les rapporter ici ; d’ailleurs nous voulons les joindre à un grand nombre d’autres que nous nous proposons de faire sur ce sujet. Notre dessein est aussi d’examiner en quoi consiste la qualité nutritive des plantes : il n’est pas toujours vrai que celles qui viennent dans une terre grasse soient plus propres à nourrir que celles qui viennent dans un terrain maigre. Il y a dans le Quercy un pays qui ne produit que quelques brins d’une herbe très-courte, qui sort au travers des pierres dont il est couvert ; cette herbe est si nourrissante, qu’une brebis y vit, pourvu que chaque jour elle en puisse amasser autant qu’il en pourrait entrer dans un dé à coudre10 ; au contraire, dans le Chili, les viandes y nourrissent si peu, qu’il faut absolument manger de trois en trois heures, comme si ce pays était tombé dans la malédiction dont Dieu menace son peuple dans les livres saints : J’ôterai au pain la force de nourrir11.
Je me vois obligé de dire ici que le sieur Duval12 nous a beaucoup aidés dans ces observations, et que nous devons beaucoup à son exactitude. On jugera sans doute qu’elles ne sont pas considérables ; mais on est assez heureux pour ne les estimer précisément que ce qu’elles valent.
C’est le fruit de l’oisiveté de la campagne. Ceci devait mourir dans le même lieu qui l’a fait naître ; mais ceux qui vivent dans une société ont des devoirs à remplir ; nous devons compte à la nôtre de nos moindres amusements. Il ne faut point chercher la réputation par ces sortes d’ouvrages, ils ne l’obtiennent ni ne la méritent ; on profite des observations, mais on ne connaît pas l’observateur : aussi de tous ceux qui sont utiles aux hommes, ce sont peut-être les seuls envers lesquels on peut être ingrat sans injustice.
Il ne faut pas avoir beaucoup d’esprit pour avoir vu le Panthéon, le Colisée, des pyramides ; il n’en faut pas davantage pour voir un ciron dans le microscope, ou une étoile par le moyen des grandes lunettes ; et c’est en cela que la physique est si admirable : grands génies, esprits étroits, gens médiocres, tout y joue son personnage : celui qui ne saura pas faire un système comme Newton, fera une observation avec laquelle il mettra à la torture ce grand philosophe ; cependant Newton sera toujours Newton, c’està-dire le successeur de Descartes, et l’autre un homme commun, un vil artiste, qui a vu une fois, et n’a peut-être jamais pensé.
L’insecte rouge, s’il eût été pris dans l’eau, était un monocle ou puce d’eau. (Note de VALMONT DE BOMARE dans l’édition des ŒUVRES POSTHUMES. Paris, 1798, in-12.)
Les insectes qui se trouvent enfermés dans une enveloppe pomiforme sur les feuilles d’ormeau, sont des pucerons dans leur galle. (VALMONT DE BOMARE.)
Ou greffes.
Le gui vient de semence de son espèce ; il végète sur les plantes vivantes ou mortes, même sur des morceaux de terre cuite. Il ne faut à ces semences qu’un point d’appui. (VALMONT DE BOMARE.)
Ce qui concerne la grenouille a souffert quelques contradictions. (VALMONT DE BOMARE.)
Ce que Montesquieu dit sur les mousses est hypothétique. (VALMONT DE BOMARE.)
C’est-à-dire les sucs.
Il est fâcheux que Montesquieu ne dise pas où il a trouvé ce fait, plus que miraculeux.
A-t-on jamais prétendu que la manne du désert fût la même chose que le purgatif qui porte ce nom ?
Il est permis de douter de ce fait merveilleux.
Isaïe, III, 1.
L’abbé Duval était secrétaire de Montesquieu ; ce fut lui qui porta le manuscrit des Lettres persanes en Hollande, et l’y fit imprimer.