7

Marsha entra dans le bureau de Charity en secouant la tête, l’air exaspérée.

— Excusez mon retard. Je sors d’une entrevue avec Tiffany.

Elle se laissa tomber sur la chaise, face à Charity.

— Cette fille, quelle plaie ! grommela-t-elle, en agitant une liasse de papiers. Voici la liste de tous les gens qu’elle souhaite rencontrer pour les interroger sur leur vie intime, leurs projets et je ne sais quoi encore ! Et elle me demande de faire les présentations !

Charity se retint pour ne pas rire.

— Ce doit être difficile, en effet, avança-t-elle.

— Pire que ça ! C’est humiliant de voir les problèmes de notre ville exposés dans une thèse.

— Heureusement, nous ne sommes l’objet que d’un seul chapitre.

— Je sais et je devrais lui en être reconnaissante. D’un autre côté, j’ai envie de lui demander pourquoi nous ne sommes pas assez intéressants pour faire l’objet d’une thèse entière. Ce qui est parfaitement absurde, je vous le concède. Je crois que je devrais songer à me faire soigner.

Marsha prit une profonde inspiration.

— C’est bon. Assez parlé de Tiffany. Comment allez-vous ?

— Très bien Marsha. Merci. J’étais sur le point d’aller me chercher une bouteille d’eau au distributeur. Je vous apporte quelque chose ?

— Un martini, ce serait bien. Mais comme le distributeur ne délivre pas d’alcool, je me contenterai d’un thé glacé.

Marsha leva la main et la laissa retomber sur ses genoux.

— Je n’ai pas pris mon porte-monnaie.

— C’est moi qui vous l’offre. Je reviens tout de suite.

— Merci. Je vais rester sagement assise ici, à pratiquer des exercices respiratoires pour faire redescendre ma tension artérielle sous le seuil fatidique.

Charity n’avait pas eu l’occasion de discuter avec Tiffany, mais elle avait entendu dire que ses questions étaient inquisitrices, voire embarrassantes. Et même si Marsha lui avait présenté la chose avec humour, elle comprenait fort bien qu’elle puisse être embarrassée vis-à-vis de ses administrés.

Elle prit deux boissons dans le distributeur, et regagna son bureau.

— Merci, dit Marsha en prenant sa canette de thé. C’est nouveau, cette tenue ? J’aime beaucoup la jupe.

Charity se contenta d’accepter le compliment, sans donner d’explication. Marsha n’était pas censée savoir qu’elle avait très récemment pris conscience d’avoir trop longtemps négligé son apparence.

— Je suis allée faire des courses à Sacramento, pendant le week-end, répondit-elle. Je me suis laissé tenter.

Bien sûr elle n’avait pas fait de folies. La petite jupe noire restait très professionnelle, mais l’ourlet arrivait quelques centimètres au-dessus du genou au lieu de battre les mollets. Les escarpins avaient un talon plus fin et plus haut de deux centimètres que ceux qu’elle portait d’habitude. Le chemisier de soie ivoire possédait un très joli décolleté. Quant à la veste posée sur le dossier de sa chaise, la coupe mettait en valeur la finesse de sa taille et lui donnait l’air d’être à la fois féminine et très femme d’affaires.

Marsha approuva d’un hochement de tête.

— Vous êtes superbe. J’adore la mode. Pendant des années, j’ai eu un faible pour le cuir. Mais je suis trop vieille, maintenant. Les gens seraient terrifiés s’ils me voyaient porter un pantalon de cuir ou un jean frangé ! Et moi aussi, d’ailleurs.

— Vous pourriez créer votre propre ligne de vêtements.

— Oh non ! Je laisse ça aux moins de trente ans. Et maintenant, dites-moi s’il y a du nouveau sur le front des affaires. Avons-nous une installation d’entreprise en perspective, qui me permettrait d’annoncer à Tiffany que nous ne sommes plus un sujet de thèse ?

— Pas encore, mais j’y travaille. Il semble que le comité directeur du centre hospitalier de San Francisco ait été favorablement impressionné par sa visite. L’un des sites en compétition est déjà hors course. Nous ne sommes plus que deux. Des membres du comité vont revenir explorer Fool’s Gold et sa région. J’ai déjà prévu différents circuits à leur intention.

— Excellent.

— J’ai également rencontré les dirigeants d’une entreprise d’informatique. Le siège social est à San Francisco, mais ils souhaitent s’agrandir. Une bonne partie du personnel serait d’accord pour s’installer en province. J’ai donc bon espoir de les convaincre de venir chez nous.

— Une entreprise d’informatique, c’est bien ça ?

— Oui. Naturellement, la plupart des employés sont des hommes.

— Parfait. Les informaticiens et les ingénieurs sont généralement des hommes raisonnables et stables, sur lesquels on peut compter. Qualités essentielles pour faire un bon mari.

Charity ne put s’empêcher de glisser un coup d’œil sur la main gauche de Marsha. Il n’y avait pas trace d’alliance.

Marsha surprit son regard et répondit à la question non formulée.

— Comme beaucoup de femmes de ma génération, je me suis mariée jeune. John était un homme adorable. Nous étions heureux…

Elle se tut un instant, comme si elle replongeait dans son passé.

— Nous avons eu une petite fille, reprit-elle. Elle avait trois ans et j’étais enceinte de notre deuxième enfant, quand John a été tué dans un accident de voiture. Le choc de sa disparition a été tel que j’ai fait une fausse couche. Cela a été terrible. J’ai cru que je ne survivrais pas à cette double perte. Heureusement, il y avait ma petite fille. Elle m’a obligée à m’en sortir. Et puis il y avait Fool’s Gold…

Marsha esquissa un sourire empreint de mélancolie.

— John était comme moi un enfant du pays. Nous étions nés ici. Alors, quand je l’ai perdu, c’est toute la communauté qui a été touchée et qui m’a soutenue. Un an après sa disparition, quelqu’un a inscrit mon nom sur la liste des candidats à l’élection municipale. Je crois que c’était pour m’obliger à sortir de ma dépression. Je n’ai pas fait campagne, mais j’ai été élue. Je suis allée à ma première réunion de conseil municipal, décidée à donner ma démission. Au lieu de ça, je me suis laissé prendre au jeu. Et me voilà, quarante ans après, toujours au service de Fool’s Gold.

— Une chance pour la ville. Vous faites un boulot formidable, Marsha.

— C’est gentil de me dire ça.

Charity aurait bien aimé la questionner à propos de sa fille, mais comme elle ne lui en avait jamais parlé, elle s’abstint, craignant qu’il ne lui soit arrivé malheur à elle aussi.

— Parlez-moi un peu de vous, reprit Marsha. Vous commencez à vous faire des amis ?

— Je suis allée chez Jo, l’autre soir, faire la fête avec Pia et ses copines. J’ai également fait la connaissance de Crystal.

Marsha secoua la tête, la mine sombre.

— Une jeune femme adorable qui traverse bien des épreuves. Elle a surmonté la disparition de son mari avec beaucoup de courage. Nous étions toutes tellement contentes quand elle nous a annoncé qu’elle allait se faire implanter leurs embryons. C’est alors que les médecins ont découvert qu’elle était atteinte d’un cancer. C’est vraiment injuste.

— Je sais, murmura Charity. Jo m’a mise au courant.

— Nous espérons qu’elle va s’en sortir et qu’elle pourra porter ses enfants. Malheureusement, les médecins ne semblent guère optimistes. Je me demande parfois à quoi Dieu pense, là-haut. Mais parlons de choses plus gaies. Je vous ai vue dîner avec Robert, l’autre soir. C’était bien ?

Charity n’avait pas l’habitude de parler de sa vie privée avec ses patrons. Mais elle n’avait pas non plus l’habitude de se montrer impolie.

— Robert est un homme charmant, dit-elle simplement.

— Il ferait un bon mari.

— C’est un peu tôt pour penser mariage.

— Exact, mais c’est plus fort que moi. J’ai une âme d’entremetteuse. J’adore regarder les gens tomber amoureux. Robert est un garçon extrêmement sérieux, précisa Marsha avec un petit rire. Ce qui peut paraître affreusement ennuyeux. Mais vous voyez ce que je veux dire. Robert est quelqu’un de fiable, parfaitement prévisible. Extrêmement discret.

Tout le contraire de Josh, ne put s’empêcher de songer Charity, tout en essayant de ne pas repenser à leur bref, mais incroyable baiser…

Marsha prit une gorgée de thé et ajouta :

— Cela dit, un homme qui sait vous surprendre a du bon.

Charity cligna des yeux, surprise.

— Pardon ? Vous voulez parler de Josh, je suppose.

— Bien sûr. Je considère Josh comme mon fils. Je lui souhaite de trouver l’âme sœur.

— N’a-t-il pas été marié ?

— Oui, mais ce n’était pas la femme qu’il lui fallait. J’ai essayé de le mettre en garde. Naturellement, il n’a rien voulu entendre. Il raisonnait alors avec la mauvaise partie de son anatomie, si vous voyez ce que je veux dire.

— Je vois très bien, répondit Charity avec un sourire amusé.

— Il vaut tellement mieux que ce que les gens s’imaginent. Je me souviens encore de la première fois où je l’ai vu. Lui et sa mère arrivaient de l’Arizona. Josh avait été victime d’un grave accident, une chute dans un ravin. Ses pauvres jambes étaient si abîmées qu’il pouvait à peine marcher.

Charity tenta de concilier l’image de l’enfant blessé avec celle de l’homme qu’elle connaissait.

— J’ai du mal à le croire, murmura-t-elle. Il est si… parfait.

Marsha laissa échapper un petit rire.

— On peut dire bien des choses de Josh, mais « parfait » n’est certainement pas le qualificatif que j’emploierais. Même si je comprends ce que vous entendez par là, si on s’en tient à l’apparence physique. Mais quand il était gamin, c’était une autre histoire. Il était plutôt mal en point, et il a terriblement souffert de l’abandon de sa mère.

— Sa mère l’a abandonné ? répéta Charity, incrédule.

— Oui. Elle l’a abandonné quatre mois après s’être installée ici. Un après-midi, elle est montée dans sa voiture, et elle est partie. J’ai trouvé Josh assis dehors, devant leur chambre de motel. Il l’attendait. Naturellement, nous avons d’abord pensé qu’elle allait revenir. Mais non. Nous l’avons cherchée en vain dans tout le pays. Sans succès. Il est très facile de disparaître, quand on ne veut pas être retrouvé.

Charity avait détesté la vie de nomade que lui imposait sa mère, en déménageant sans cesse de ville en ville. Mais si cette dernière avait été égoïste et excentrique, jamais elle ne l’aurait abandonnée. C’était terrible de perdre un parent de maladie, mais le perdre parce qu’il vous avait abandonné, jeté comme un vulgaire déchet… Comment pouvait-on se remettre d’une telle atrocité ?

— Que s’est-il passé ensuite pour Josh ? demanda-t-elle.

— Personne ne savait que faire. Il y avait bien le système du placement en orphelinat, mais nous n’étions pas très enthousiastes. Finalement, Denise Hendrix a proposé de prendre Josh chez elle. A l’époque, elle avait déjà six enfants, dont des triplées. Un enfant de plus ou de moins ne poserait pas de problème, nous a-t-elle dit. L’aîné, Ethan, était du même âge que Josh. Ils sont devenus les meilleurs amis du monde. Ils faisaient du vélo ensemble.

Charity fronça les sourcils.

— Ethan Hendrix… C’est bien lui qui gère la fabrique d’éoliennes ? Son nom figure sur ma liste des personnes à rencontrer.

— C’est lui, acquiesça Marsha. Il dirige aussi une entreprise de construction que lui a léguée son père. Je suis certaine qu’il vous plaira, ajouta-t-elle avec un clin d’œil. Il est célibataire, lui aussi. Veuf.

Charity éclata de rire.

— Ne cherchez pas à me caser trop vite, Marsha. Ma première tâche est de m’installer ici et d’y faire venir des entreprises. Ma vie amoureuse peut attendre.

— Il n’est pas interdit de concilier les deux. Au fait, vous songez toujours à acheter une maison dans le coin ?

— Oui, j’ai l’intention d’en visiter quelques-unes, ce week-end.

— Il y a du choix. Vous devriez en parler à Josh. Il est toujours le premier à savoir quand une nouvelle propriété est mise sur le marché.

Charity fronça les sourcils.

— Oh ! Je disais cela sur un plan purement pratique, se défendit Marsha, l’air innocent. Loin de moi l’idée de vous caser !

— Je ne vous crois pas.

— Vous avez raison.

Une fois de plus, Charity se dit qu’elle avait bien fait d’accepter ce poste. Travailler avec Marsha Tilson était un plaisir, et toutes deux s’entendaient à merveille.

Un coup frappé à la porte leur fit tourner la tête. Robert s’avança dans le bureau.

— Désolé de vous interrompre, dit-il en tendant une lettre à Marsha. Cela vient de l’Etat de Californie. Ils veulent savoir si la subvention octroyée à la municipalité pour la réfection des routes a bien été utilisée à cet effet.

— Une subvention pour la réfection des routes ? répéta Marsha, interloquée. Je n’ai jamais entendu parler de cet argent.

— Moi non plus, dit Robert.

— De quelle somme s’agit-il ?

— Sept cent cinquante mille dollars.

*  *  *

— C’est gentil d’avoir accepté de remplacer Crystal, déclara Pia en entrant dans le parc qui était un raccourci pour rejoindre le centre de loisirs.

— Je suis ravie de pouvoir apporter ma contribution aux festivités de Fool’s Gold, répondit Charity.

— Tu dis cela maintenant. Attends de voir comment ça se passe. De toute façon, tu n’as plus le droit de faire marche arrière.

Charity éclata de rire.

— C’est donc si terrible ?

— On en reparlera dans trois mois quand tu devras pointer les quinze cents participants à la course pédestre pour la lutte contre le cancer !

— Sans blague ! Une course va avoir lieu ? fit mine de s’étonner Charity.

— Très drôle !

— Ne t’en fais pas. Je m’en sortirai très bien.

— Tu as intérêt. Tu es nouvelle et pleine d’énergie, et je vais t’exploiter sans vergogne. Au fait, j’adore ta veste. Le rouge te va bien.

— Merci. J’ai renouvelé ma garde-robe.

Le pantalon noir était neuf lui aussi. Ainsi que ses bottes à talons hauts et le pull à manches courtes, à porter sous la veste style équitation d’un beau rouge foncé.

Pia s’immobilisa et se tourna vers elle, horrifiée.

— Oh Seigneur ! s’exclama-t-elle. J’ai dit quelque chose à propos de ta façon de t’habiller, l’autre soir, chez Jo, n’est-ce pas ?

— Tu m’as juste fait remarquer que mes tenues étaient démodées.

Pia fit une grimace désolée.

— J’ai dû dire des horreurs sous l’effet de l’alcool. Tu veux bien me pardonner ?

— Il n’y a rien à pardonner. Tu avais raison, je m’habillais plus vieux que mon âge. Merci de m’avoir ouvert les yeux.

— Note à mon intention : « Ne plus boire d’alcool. »

— Pendant combien de temps ?

— Au moins… une semaine, décréta Pia, en poussant la porte du centre de loisirs.

C’était la première fois que Charity y entrait. Elle remarqua, à l’entrée, un petit snack-bar comportant une douzaine de tables. Le hall se prolongeait ensuite par un large couloir desservant plusieurs salles. Dans l’une d’elles, se déroulait un atelier de patchwork. Dans la suivante, des enfants s’initiaient aux arts martiaux.

— On peut tout apprendre, ici, expliqua Pia. L’année dernière, un prof de Los Angeles est venu donner des cours de feng shui. Passionnant. J’ai entièrement transformé ma chambre pour y attirer l’amour. Malheureusement, cela n’a toujours rien donné. J’aurais peut-être mieux fait de l’aménager pour y attirer l’argent.

— Pas dans ta chambre, tout de même.

Pia éclata de rire.

— Tu as raison ! Ce serait illégal.

Elles gagnèrent l’auditorium, à l’arrière du bâtiment. Il y avait là une vingtaine de personnes qui discutaient.

Pia se tourna vers elle.

— Tu connais tout le monde ?

— La plupart, oui.

En effet, plusieurs visages lui étaient familiers, dont celui de Morgan, le libraire, qui lui fit un petit signe de la main. Il y avait aussi plusieurs membres du conseil municipal et…

Elle sentit son cœur s’accélérer. Un frisson la parcourut tout entière des pieds à la tête. Sans se retourner, elle sut que Josh était là, lui aussi.

Depuis leur baiser, elle avait réussi à l’éviter, mais il semblait que sa chance ait tourné.

Lentement, elle pivota sur elle-même. Il discutait avec un petit groupe de personnes. Même sous la lumière crue des néons, il était beau à croquer ! Un véritable danger public. D’autant plus qu’il embrassait avec un art, une passion qui l’avaient laissée sans force et sur le point de supplier pour en avoir davantage… Elle en rougissait encore.

Elle en était là de ses réflexions, quand il l’aperçut. Elle vit passer dans son regard quelque chose qui ressemblait à un clin d’œil, comme s’ils partageaient une plaisanterie connue d’eux seuls. Agacée, elle lui tourna le dos.

— Waouh ! s’exclama Pia. Tu ne peux vraiment pas encadrer Josh.

— Quoi ? Qu’est-ce qui te fait dire cela ?

— Tu viens de lui jeter un regard noir. Plus noir, ça n’existe pas. Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

Charity soupira. Il ne manquait plus que Pia se mette à poser des questions.

— Oh ! Il ne s’agissait pas de lui, mentit-elle. Je le connais à peine. Non, je pensais à autre chose. Il y a… un sérieux problème au boulot qui me préoccupe.

— Je sais.

Pia baissa la voix.

— Sept cent cinquante mille dollars volatilisés dans la nature. Marsha m’en a parlé. Ne t’inquiète pas, je n’en ai soufflé mot à personne. Excuse-moi, c’était ridicule de ma part d’imaginer que tu puisses être en colère contre Josh. Tout le monde l’adore. D’ailleurs, si tu cherches un peu de distraction, je crois qu’il est libre, en ce moment. Enfin, je pense. Avec toutes ces femmes qui lui tournent autour, c’est difficile à dire.

— Je ne fais pas partie de la foule de ses adoratrices.

— Il en vaut la peine, je t’assure. Au lycée, nous étions toutes folles de lui. A cette époque, il avait déjà quelque chose de spécial.

— Tu es sortie avec lui ? demanda Charity, d’une voix qu’elle espérait détachée.

— Non, mais j’aurais bien aimé.

Pia jeta un coup d’œil sur sa montre.

— Il est temps de commencer cette réunion.

Elle éleva la voix :

— Bonsoir, tout le monde ! Plus vite nous commencerons, plus vite nous serons rentrés chez nous pour suivre la Star Academy.

Quelques rires s’élevèrent, et tout le monde s’arrêta de parler.

Charity se dirigea vers la grande table de réunion, en prenant soin de ne surtout pas regarder où était Josh. Ce qui s’avéra être une erreur, puisqu’elle finit par trouver une place libre… près de lui.

Galamment, il lui avança la chaise. Elle ne put faire autrement que de s’y asseoir et le regretta, quand elle le vit s’installer… sur la chaise voisine.

Non pas qu’elle eût quoi que ce soit contre sa présence à ses côtés — l’homme était toujours aussi agréable à regarder —, mais elle était fatiguée et, par conséquent, moins apte à résister à son diabolique pouvoir de séduction. Elle devrait peut-être essayer une boisson énergisante avant leur prochaine rencontre. Mais elle ne savait jamais quand elle allait le croiser. Elle prendrait une boisson énergisante tous les jours.

— Comment vous êtes-vous laissé enrôler là-dedans ? demanda-t-il, en se penchant vers elle.

Son cœur s’emballa. Elle avait l’impression de ne voir que sa bouche, cette bouche sensuelle qui avait embrassé la sienne si ardemment, à peine quelques jours plus tôt…

— Crystal m’a demandé de la remplacer.

L’expression de Josh s’assombrit.

— La vie n’est pas tendre avec elle, murmura-t-il.

— En effet. Elle ne se sent pas assez bien pour continuer à participer à l’organisation des manifestations.

Elle s’obligea à reporter son attention sur Pia, tout en s’efforçant de ne pas regarder à la dérobée Josh, dont le bras était dangereusement proche du sien. Devait-elle laisser les choses en l’état ou s’écarter légèrement comme si de rien n’était ? Elle soupira, agacée. Allait-elle passer toute la réunion à surveiller chacun des mouvements de Josh ? Ou les siens ? Le temps promettait d’être long.

— La course à pied pour la lutte contre le cancer a lieu uniquement sur la journée, déclara Pia. Ce qui ne nous arrange pas.

— Pourquoi cela ne nous arrange pas ? murmura Josh en se penchant vers Charity.

— Parce qu’une manifestation en journée ne permet pas de remplir les hôtels de Fool’s Gold pour la nuit, contrairement aux manifestations en soirée ou sur le week-end.

— Aah, merci.

Pia poursuivit, et peu à peu le planning s’organisa. Charity fut surprise de voir que les bénévoles étaient nombreux et prenaient plaisir à offrir de leur temps. Elle se proposa pour participer au comité de promotion de la course pédestre.

— J’en fais également partie, lui dit Josh, à la fin de la réunion. C’est facile. Il suffit de trouver des entreprises pour sponsoriser la course.

— Ça tombe bien ! Si je ne me trompe pas, vous êtes à la tête de plusieurs entreprises, n’est-ce pas ?

— Exact. Et je promets d’être généreux.

— J’en ai, de la chance !

— Vous pouvez le dire.

Ils sortirent ensemble de l’auditorium.

— Vous avez commencé à chercher un endroit où vous installer ? lui demanda-t-il.

— Je vais visiter quelques maisons, ce week-end. Je n’ai pas d’idée arrêtée sur ce que je recherche. Je verrai à l’instinct.

— Vous êtes du genre à acheter sur un coup de cœur ?

— Un peu. Je n’avais encore jamais songé à devenir propriétaire. A ma sortie de l’université, il a d’abord fallu que je rembourse mes prêts étudiants et que je fasse des économies. Ensuite, quand j’ai déménagé à Henderson, les prix de l’immobilier avaient tellement grimpé que c’était hors budget pour moi. Puis les prix ont dégringolé et je me suis dit que j’allais attendre qu’ils soient au plus bas. Après…

Pourquoi lui racontait-elle tout ça ?

Il l’écoutait avec attention, immobile face à elle, les mains dans les poches. Elle pouvait sentir l’intensité de son regard posé sur elle. Et même s’il ne faisait rien pour la séduire, elle sentait l’excitation la gagner.

— Après, j’ai rencontré quelqu’un, confessa-t-elle malgré elle.

Elle rougit.

— Et vous avez préféré attendre, histoire de voir si vous pourriez acheter un logement ensemble, conclut Josh. Si vous êtes là, j’imagine que vous n’avez pas conclu le point à la fin du match.

En dépit de sa gêne, elle ne put s’empêcher de rire.

— Vous les hommes, il faut toujours que vous fassiez référence au sport.

— Normal. C’est dans nos gènes.

— En effet, je n’ai pas conclu le point. Nous avons rompu il y a quelques mois, et j’ai déménagé ici pour le travail. Ce sera donc mon premier achat immobilier.

— Je vous imagine bien dans une maison.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Vous seriez superbe sur une balancelle.

Il laissa son regard errer sur elle avant d’ajouter :

— En short.

Elle sentit de nouveau ses joues s’enflammer.

— S’il s’agit d’un compliment, merci, répliqua-t-elle d’un ton sec.

— De rien. Vous êtes également superbe dans cette veste rouge.

Sur ce, il posa la main sur ses reins et la guida dehors.

Elle s’efforça d’ignorer le contact de ses doigts mais en vain ; elle en sentait la brûlure à travers le tissu.

— Une maison va être mise sur le marché, reprit-il. Elle se situe dans un joli quartier de la ville. Construite en 1910, elle a été entièrement restaurée. L’électricité et la plomberie ont été mises aux normes. Elle n’est pas bien grande, mais je crois qu’elle vous plaira. Comme je connais le propriétaire, je peux facilement avoir les clés. Vous voulez que je vous la fasse visiter ?

— Avec plaisir.

C’était uniquement la maison qui l’intéressait, se persuada-t-elle. En réalité, elle espérait secrètement qu’en se retrouvant seul avec elle, dans une maison déserte, Josh essaierait de faire ce qu’il voulait d’elle. Naturellement, elle ne céderait pas. Mais elle était impatiente de relever ce défi.

*  *  *

Le samedi matin, Charity retrouva Josh au Starbucks du coin de la rue. Elle commanda un café crème, pendant qu’il discutait avec deux femmes qui essayaient visiblement de le convaincre de quelque chose. Elle attendit qu’elles soient parties pour le rejoindre.

— La discussion avait l’air serrée, observa-t-elle en le suivant dehors.

— Elles me demandent d’ouvrir une école de cyclisme.

Songeant à ce qu’il lui avait confié de son passé, elle lui glissa un regard en coin.

— Et ?

— C’est une idée.

— Mais vous ne voulez pas vous engager ?

— Pas maintenant.

Ils commencèrent à marcher.

— Nous y allons à pied ? demanda-t-elle.

— C’est à un petit quart d’heure de marche. Vous préférez prendre la voiture ?

— Non. J’adore marcher. Vivre ici va me permettre de diminuer ma consommation de carburant.

Ils croisèrent un couple de joggeuses qu’ils saluèrent.

Charity grimaça en voyant la femme de gauche murmurer quelque chose à son amie.

— Tout le monde va croire que nous sortons ensemble, marmonna-t-elle. J’avais momentanément oublié les inconvénients de la petite ville.

— Vous vous inquiétez des ragots ?

— Non, sauf si on me demande des détails.

— Tout le monde s’attend à ce que vous disiez que je suis un dieu au lit.

— Vous l’êtes vraiment ?

Josh haussa un sourcil surpris.

— Vous voulez des références ?

— Vous en avez ?

— Je pourrais en obtenir quelques-unes.

— Merci, mais ce ne sera pas utile. J’improviserai si quelqu’un me pose la question, répliqua-t-elle, avant de terminer son gobelet de café d’un trait.

Un dieu au lit… Josh Golden… Certainement. Il était la tentation même. Une tentation à laquelle elle comptait bien résister. Il était adoré de tous, et elle n’était qu’une simple mortelle. Pour avoir étudié la mythologie à l’école, elle savait ce qui arrivait aux humbles mortels qui osaient s’aventurer dans le royaume des dieux. Et elle n’avait aucun goût pour l’aventure ; elle avait assez donné dans son enfance et son adolescence.

Ils continuèrent leur chemin en silence, et bientôt ils pénétrèrent dans un quartier résidentiel. L’endroit était des plus pittoresques avec ses réverbères d’époque et ses rangées d’arbres dont les branches s’entrelaçaient pour former une arche de verdure.

Josh désigna une maison blanche aux boiseries bleues, qui se dressait au milieu des ormes et des chênes.

— C’est celle-ci.

Un seul coup d’œil suffit à Charity pour tomber sous le charme. Le vaste porche et les hautes fenêtres semblaient vouloir lui souhaiter la bienvenue.

Josh tira une clé de sa poche et déverrouilla la porte. Il la fit entrer et ouvrit les volets des pièces du rez-de-chaussée.

Les fenêtres baignaient de lumière les parquets de bois blond soigneusement cirés. Le salon était vaste avec une cheminée et tout un pan de mur couvert d’étagères jusqu’au plafond. La salle à manger ainsi qu’une cuisine parfaitement aménagée s’ouvraient sur un jardin.

— J’adore cette maison, murmura Charity en tournant sur elle-même pour bien s’imprégner du lieu. Mais je crains qu’elle ne soit pas dans mes moyens.

— Je connais le propriétaire. Il sera certainement d’accord pour négocier.

— Vous connaissez tout le monde à Fool’s Gold ?

— Oui. A part un ou deux bébés dont je n’ai pas encore eu l’occasion de faire connaissance. Vous savez, la vie dans une petite ville n’a pas que des inconvénients.

— Je vois, répondit Charity, en admirant les ravissantes appliques, les portes d’origine. Vous n’êtes pas tenté d’acheter cette maison pour vous ?

— J’aime bien vivre à l’hôtel. Comme je vous l’ai déjà dit, pas d’entretien, un service d’étage pour le linge et les repas, cinéma à la carte.

« Parce que vous en êtes le propriétaire », se garda de rectifier Charity, tout en s’efforçant de concentrer son attention sur la maison plutôt que sur l’homme. Mais c’était difficile.

Elle se trouvait seule avec Josh Golden dans un endroit tranquille, totalement désert. Si elle ne restait pas concentrée, elle risquait de se précipiter sur lui pour lui arracher ses vêtements et vérifier par elle-même s’il était vraiment un dieu au lit.

— Vous n’en avez pas assez, du service d’étage ? demanda-t-elle.

— Il y a des avantages. Le personnel est aux petits soins.

— Et les inconvénients ?

— Il y en a également, répondit-il lentement en plongeant son regard dans le sien.

Elle sentit une chaleur traîtresse irradier dans ses reins. Déterminée à ne pas flancher, elle changea délibérément de sujet.

— Vous continuez à rouler seul à vélo, la nuit ?

Il hocha la tête.

— Avez-vous parlé avec quelqu’un de ce qui s’est passé ? insista-t-elle. Un psychologue spécialisé dans le sport, par exemple ?

Il détourna les yeux.

— Oui, tout de suite après l’accident, j’ai consulté un spécialiste, répondit-il. J’ai aussi vu les photos, les reportages télévisés. Et je sais que je n’aurais rien pu faire. Mais savoir et croire sont deux choses bien différentes.

Il y avait dans sa voix une sorte de résignation sans espoir, nota-t-elle. Comme si quelque chose d’essentiel avait été perdu.

— Vous avez pourtant envie de reprendre le cyclisme, fit-elle remarquer.

— Oui. Chaque jour, je rêve de redevenir celui que j’étais. Pas pour la célébrité, mais pour la compétition. L’entraînement, mes équipiers, l’excitation de la course, l’appréhension… Tout me manque.

La célébrité lui manquait sans doute aussi, supposa-t-elle. Mais elle se garda de tout commentaire à ce sujet.

— Vous avez essayé de rouler avec d’autres personnes ? demanda-t-elle.

Elle le vit se raidir. Peut-être devrait-elle abandonner le sujet. Mais c’était plus fort qu’elle ; il lui semblait qu’en parlant avec lui de son problème, elle allait l’aider à le surmonter.

— Plus d’une fois, répondit-il en jetant un coup d’œil ostensible sur sa montre. L’heure tourne. Allons visiter l’étage.

— Pardon. Je n’aurais pas dû vous importuner avec ça.

Il esquissa un sourire.

— N’ayez crainte, Charity. Je suis solide. Vous pouvez me dire ce que vous voulez.

Elle le dévisagea fixement, comme hypnotisée, incapable de détourner les yeux de sa bouche, de la courbe sensuelle de sa lèvre inférieure. Troublée, elle se souvint de la douceur de son baiser… Le pouvoir de séduction de cet homme était décidément trop fort. Elle devait à tout prix se ressaisir.

— Je sors avec quelqu’un, laissa-t-elle tomber.

L’air plus amusé qu’ennuyé, Josh demanda :

— Avec Robert ?

— Hum… Oui… Nous avons dîné ensemble.

— Il me semble vous avoir aperçus, en effet. Robert est quelqu’un de bien.

Elle se sentait à présent parfaitement stupide. Qu’avait-elle espéré ? Que Josh se montrerait jaloux ? Qu’il lui demanderait de cesser de voir Robert ? Qu’il la ferait taire d’un baiser ?

— Il est très gentil, dit-elle d’un ton guindé.

— Je vous souhaite d’être heureux ensemble. Venez, l’étage, c’est par ici.

Elle s’avança vers l’escalier avec l’envie de pleurer et de taper du pied. Elle ne fit ni l’un ni l’autre. Elle suivit sagement Josh, tout en essayant de se persuader que c’était aussi bien ainsi. S’amouracher d’un homme comme lui, ce serait la catastrophe assurée. Et en ce qui concernait les catastrophes, elle avait déjà donné.