— Je vous présente Bernice Jackson, déclara Robert, lors de la réunion hebdomadaire du conseil municipal.
La nouvelle venue, une grande et jolie rousse, se leva.
— Appelez-moi « Bernie », s’il vous plaît, rectifia-t-elle avec une grimace. C’est déjà assez difficile comme ça d’être comptable, alors s’appeler Bernice…
Gladys se pencha vers Charity.
— Combien d’experts-comptables judiciaires dans le monde sont de sexe masculin ? bougonna-t-elle à voix basse. Je dirais, la majorité. Croyez-vous que nous aurions eu la chance de voir débarquer un beau gars ? Eh bien, non !
Charity se retint pour ne pas rire. Gladys, avec ses soixante ans bien conservés, l’étonnerait toujours.
Pendant ce temps, Bernie Jackson avait ouvert un dossier.
— D’après les premiers résultats de mes recherches, commença-t-elle, plusieurs chèques ont disparu.
La jeune femme releva les yeux sur les membres du conseil municipal.
— Pour un total d’environ un million et demi de dollars.
Charity se redressa sur sa chaise.
— Tant que ça ? souffla-t-elle.
Marsha blêmit.
— Comment est-ce possible ? Seigneur, où a bien pu disparaître tout cet argent ?
— Je trouverai, promit Bernie. Mais avant de me mettre au travail, j’aimerais d’abord souligner un point essentiel de mon contrat. Il comporte une clause de confidentialité. Je ne dois divulguer aucun détail de cette affaire à qui que ce soit, sauf en cas d’assignation à comparaître. Mon travail consiste à protéger mes clients. Je propose que le juriste de la ville y jette un coup d’œil avant que vous ne signiez le contrat, madame le maire.
Marsha approuva d’un hochement de tête, visiblement satisfaite par le professionnalisme de la jeune femme.
Une fois la réunion terminée, Charity s’attarda quelques instants pour consulter le planning des réservations de la salle du conseil municipal et y inscrire son nom. Quand elle se retourna, elle fut surprise de voir Robert qui l’attendait.
— Bernie a l’air d’une femme compétente, dit-elle d’un ton enjoué.
— Elle jouit d’une excellente réputation. Et plus vite elle découvrira ce qui se passe, mieux ce sera pour moi, répliqua-t-il, l’air sombre.
— Vous ne pensez tout de même pas que les gens vous croient coupable de quoi que ce soit ?
— En tant que trésorier, j’ai accès à tout l’argent qui entre et sort de la municipalité. Mon service est chargé de vérifier chaque somme. Quand ce n’est pas moi, c’est l’un de mes employés. Je n’aime pas la tournure prise par cette affaire. Même si je suis incapable d’une telle escroquerie, personne n’est obligé de le croire.
— Allons, Robert, tout le monde connaît votre intégrité, s’efforça-t-elle de le rassurer.
Il haussa les épaules, puis la dévisagea avec une moue contrariée.
— Vous sortez avec Josh, n’est-ce pas ?
La question était inattendue. Charity se sentit rougir.
— Je vous ai vus dîner ensemble, dimanche soir, insista-t-il. Vous aviez l’air de… de bien vous entendre.
— Oui… nous sommes amis, bredouilla-t-elle.
— Remarquez, je ne suis guère surpris. Compte tenu de sa notoriété, Josh ne laisse aucune chance au reste de ses condisciples masculins.
Il parlait comme s’il était inévitable qu’elle tombe amoureuse de Josh Golden.
— Ce n’est pas parce qu’il est célèbre, se défendit-elle. Josh est vraiment quelqu’un de charmant. Il s’intéresse aux autres. Il vaut bien plus que sa seule réputation de champion.
Robert esquissa un sourire ironique.
— Croyez ce que vous voulez.
— Mais c’est vrai !
— D’accord. Quoi qu’il en soit, je vous considère toujours comme une fille bien, Charity. Quand Josh vous laissera tomber, nous pourrons de nouveau essayer de sortir ensemble.
Sur un dernier sourire, il sortit de la salle, sous le regard médusé de Charity.
Elle ne savait pas laquelle des suppositions de Robert la sidérait le plus. Celle selon laquelle Josh allait forcément la laisser tomber — ce n’était pas « si », mais « quand ». Ou l’hypothèse selon laquelle elle sortait avec Josh plutôt qu’avec lui, uniquement parce qu’elle était aveuglée par l’éclat du champion.
Elle avait pourtant pris sa décision de ne pas fréquenter Robert, avant de coucher avec Josh. Elle avait même fait son possible pour essayer de s’intéresser davantage à Robert qu’à Josh.
— Espèce d’imbécile égocentrique, marmonna-t-elle entre ses dents.
Cependant, alors qu’elle quittait la salle à son tour, elle ne put s’empêcher de se demander s’il n’y avait pas une part de vérité dans ce que venait de lui dire Robert. Peut-être était-elle aveuglée par Josh. Après tout, elle était la fille de sa mère. Et Sandra Jones avait toujours été attirée par les hommes beaux et séduisants.
Pour se rassurer, elle se répéta qu’elle avait la tête sur les épaules. Qu’elle savait ce qu’elle faisait. Et que Josh valait mieux que l’image qu’il voulait bien donner de lui. Cela dit, elle ferait bien de s’assurer qu’elle était attirée par l’homme et non par le personnage.
* * *
— Il y a un bout de temps qu’on ne t’a pas vu, déclara Bella en passant le peigne dans l’épaisse chevelure de Josh. Ta dernière coupe de cheveux était ratée.
Josh sourit.
— Tu dis ça chaque fois.
Bella, une femme entre deux âges au magnifique regard vert et à la volonté de fer, le dévisagea dans le miroir.
— Je parie qu’elle te dit la même chose quand tu vas chez elle.
— Je ne discuterai pas de ce sujet avec toi.
Bella haussa les épaules avec un reniflement dédaigneux.
— Tu sais très bien que je suis la plus douée.
— Ce sont de nouvelles boucles d’oreilles ? Elles sont jolies.
— N’essaie pas de détourner mon attention, bougonna Bella, tout en caressant avec coquetterie, du bout des doigts, les anneaux d’or accrochés à ses oreilles.
Bella Gionni et sa sœur Julia étaient les deux meilleures coiffeuses de Fool’s Gold. Malheureusement, elles étaient aussi à couteaux tirés depuis vingt-cinq ans. Elles tenaient des salons rivaux de chaque côté de la ville. Choisir d’aller se faire coiffer chez l’une ou l’autre, c’était prendre part à une vendetta familiale dont personne ne connaissait réellement l’origine, en dehors des deux sœurs.
Le moyen le plus sûr d’avoir la paix — en l’occurrence, celui choisi par Josh — consistait à se faire couper les cheveux tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre. Même si chacune d’elles se plaignait ensuite du temps qu’il passait avec sa rivale et de la médiocrité de la coupe.
Naturellement, il eût été plus simple de ne fréquenter aucun des deux salons de coiffure, il en était conscient. Mais il ne l’envisageait même pas. Parce qu’il devait énormément aux sœurs Gionni. Si l’Etat avait financé une bonne partie de ses études universitaires, c’était la ville qui avait payé tout le reste : entraînement sportif, équipement, frais de participation aux compétitions, transports. Marsha avait été la principale donatrice, suivie de très près par les sœurs Gionni.
— J’ai entendu dire que tu sortais avec Charity Jones, déclara Bella, en commençant à lui couper les cheveux.
Josh réprima une grimace ennuyée.
— Je ne tiens pas à en parler.
— Alors, c’est donc vrai, tu sors avec elle ! Cette fille est charmante. Il paraît qu’elle songe à se faire faire des mèches, précisa Bella, avec un sourire entendu. C’est certainement pour toi. Il est facile de deviner quand une femme veut se faire belle pour un homme.
Mal à l’aise, Josh se tortilla dans le fauteuil.
— Je… Nous nous sommes contentés de sortir dîner ensemble.
— Seulement dîner ? Ce n’est pas ce qui se dit, mon chou.
Il n’avait vraiment pas, mais alors vraiment pas envie de poursuivre cette conversation avec une femme suffisamment âgée pour être sa mère.
— Les gens racontent n’importe quoi.
— Peut-être, peut-être pas…, susurra Bella tout en continuant à tailler dans ses boucles dorées. Il y a un bout de temps que tu n’es pas sorti avec une femme.
— Oui, c’est vrai, avoua-t-il malgré lui.
— Dans ce cas, il est temps de te remettre en selle.
C’était exactement l’image dont il avait besoin.
* * *
Pia s’avança dans le bureau de Charity et se laissa tomber sur une chaise, luttant visiblement contre les larmes.
— Tu as une seconde ?
— Bien sûr. Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Charity, en voyant la mine défaite de son amie.
— Il s’agit de Crystal. La dernière chimio n’a pas marché. Les médecins lui donnent deux mois. Peut-être trois.
Charity sentit le froid l’envahir.
— C’est affreux, murmura-t-elle.
Elle connaissait Crystal depuis peu, mais elle avait de la peine pour tout ce qu’elle endurait.
— Nous espérions tellement que ce dernier traitement la sauverait, reprit Pia. Il n’aura servi qu’à lui ôter ses dernières forces. Elle est si faible qu’elle ne pourra sans doute pas retourner chez elle. Elle a commencé les démarches pour obtenir une chambre en soins palliatifs.
Pia essuya ses larmes avant de reprendre :
— Je ne supporte pas l’idée qu’elle puisse mourir. C’est tellement injuste ! Et il n’y a rien que je puisse faire pour l’aider. Si. Prendre son chat chez moi. C’est la seule chose que je peux lui proposer. Tu parles d’une aide !
— Crystal s’inquiète certainement pour lui, lui fit doucement remarquer Charity. Elle sera soulagée de le savoir chez toi.
— Elle a déjà perdu son mari. Tout ce dont elle rêvait maintenant, c’était de porter leurs enfants. Et même ce dernier souhait lui aura été refusé. Elle se fait tellement de souci pour ces embryons. Il n’est pas question qu’elle les donne à la recherche, mais ils ne peuvent pas non plus rester éternellement congelés. Elle va devoir décider de leur sort. Tu t’imagines à sa place ? Mourante et devant décider du sort d’enfants que tu n’auras jamais ? L’horreur totale !
Charity secoua la tête. Prendre une telle décision était tout simplement inconcevable.
— A-t-elle de la famille, une sœur ou une cousine, qui pourrait vouloir ces embryons ?
— Non, il n’y a qu’elle. Excuse-moi, Charity. Ta journée avait sans doute bien commencé, avant que je débarque avec cette affreuse nouvelle.
— J’apprécie que tu sois venue m’en parler.
— Merci, murmura Pia.
Elle prit une grande inspiration et se redressa.
— Je ferais mieux de vite me remettre au travail. Je vais passer voir Crystal ce soir, pour qu’elle me parle de son chat. Je ne connais rien à ces petites bêtes.
— Tu feras une excellente maîtresse, la rassura Charity. Tu en prendras soin, c’est tout ce qui compte.
— J’espère, soupira Pia, en se levant. Merci encore d’avoir pris le temps de m’écouter. J’avais besoin d’une oreille attentive.
— Tu peux venir quand tu veux.
Pia hocha la tête et lui fit un petit signe de la main.
Charity la regarda s’éloigner, songeant combien la vie était injuste avec Crystal.
Réfléchissant à sa propre vie, elle prit soudain conscience de cette chance qui venait de lui être offerte : avoir une famille.
N’obéissant qu’à son cœur, elle se leva et courut jusqu’au bureau de Marsha.
Assise à sa table de travail, cette dernière l’accueillit d’un sourire.
Charity s’efforça de lui rendre son sourire. En vain. Les larmes qu’elle savait si bien retenir d’habitude roulèrent sur ses joues.
Marsha se dressa d’un bond.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien, répondit Charity en allant vers elle pour la serrer dans ses bras. Je suis heureuse que vous soyez ma grand-mère. Je voulais juste que vous le sachiez.
Marsha lui rendit son étreinte, visiblement aussi émue qu’elle.
— Moi aussi, je suis heureuse, chérie. J’attendais ce moment depuis si longtemps.
Charity se redressa.
— Je ne suis pas comme ma mère. Je ne vous quitterai jamais.
Marsha lui caressa la joue.
— Je le sais. Nous resterons toutes les deux ici. Ensemble.