La session extraordinaire du conseil municipal fut annoncée trente minutes seulement avant le début. Elle n’était pas prévue au programme et Charity n’avait pas eu le temps de demander autour d’elle de quoi il s’agissait. Aussi fut-elle stupéfaite de trouver Josh dans la salle de réunion. Pourquoi était-il convoqué ?
Assise à côté de lui, Gladys battait des cils comme une midinette. Charity s’installa de l’autre côté de la table, quelques sièges plus loin, histoire d’éviter toute réaction physique excessive à une trop grande proximité avec Josh. Il lui adressa un bref sourire auquel elle essaya de répondre tout en essayant de dissimuler sa déception. Maintenant qu’ils couchaient ensemble, il aurait tout de même pu lui dire un petit mot, non ?
Quand tout le monde fut présent, Marsha déclara la session ouverte et donna aussitôt la parole à Josh.
— Merci d’être venus, commença-t-il, en faisant passer un dossier à chacun des participants. J’aimerais vous parler du projet d’ouverture d’une école de cyclisme à Fool’s Gold.
Charity le dévisagea, incrédule.
— Il y a déjà pas mal de temps que certaines personnes me le demandent, poursuivit-il. Jusqu’à présent, je n’y avais pas vraiment réfléchi. Mais depuis quelques semaines, j’ai commencé à m’y intéresser de plus près et à faire des recherches. Il apparaît clairement qu’il existe un réel besoin sur la région et qu’une école de cyclisme rapporterait beaucoup d’argent à la communauté. Pas seulement grâce aux impôts, mais aussi grâce à l’organisation de compétitions et à l’affluence de spectateurs.
— Ce qui nous permettrait de remplir nos hôtels, renchérit Pia. Nous avons besoin des recettes fiscales du tourisme.
— J’ai également contacté d’éventuels donateurs qui se disent très intéressés, reprit Josh.
Marsha n’avait pas l’air surprise, nota Charity. Sans doute en avait-il déjà discuté avec elle.
— Qu’est-ce qu’il vous faut ? demanda Gladys.
— Un terrain. Je dispose d’une parcelle de quelques hectares que je pourrais céder. Marsha en possède également deux voisines de la mienne. La dernière parcelle appartient à la ville.
Il se leva et baissa la lumière, avant de projeter sur l’écran une vue aérienne montrant le terrain en question. A l’exception de la portion appartenant à la ville, celles de Josh et de Marsha s’étendaient en dehors des limites du comté de Fool’s Gold.
— Marsha et moi demanderions à ce que nos terrains soient annexés au comté, expliqua Josh. Nos impôts seraient certes plus élevés, mais cette perte financière serait compensée par les services qu’offrirait la municipalité.
Une autre image apparut sur l’écran. La maquette d’un immense bâtiment.
— Nous pensons aménager un vélodrome extérieur ainsi qu’un vélodrome intérieur, des salles de musculation, des simulateurs. Il y aura aussi deux ou trois bâtiments plus petits pour y loger les élèves. Nous prévoyons également des salles de cours et des professeurs, afin que les futurs cyclistes puissent suivre une scolarité normale, parallèlement à leur entraînement.
Josh continua la présentation de son projet, et Charity l’écoutait, impressionnée, certes, mais aussi un peu vexée de ne pas avoir été mise dans la confidence.
Dès la fin de la réunion, elle regagna son bureau. Josh l’y rejoignit quelques minutes plus tard. Il souriait, visiblement satisfait de la façon dont son projet avait été accueilli.
— Alors, qu’en penses-tu ?
— Je dois avouer que je suis surprise, répondit-elle. Comment vas-tu faire pour diriger cette école, si tu ne peux pas monter à vélo avec d’autres cyclistes ?
— C’est impossible. Je vais être obligé de régler mon problème d’une façon ou d’une autre.
— En te mettant au pied du mur, c’est ça ?
— Pourquoi pas, si c’est le seul moyen.
Il s’approcha d’elle et l’étudia quelques secondes.
— Comment as-tu trouvé ma présentation ? C’était bien ?
Déconcertée, elle le dévisagea à son tour. Venant de Josh, une telle question était pour le moins surprenante. Un homme comme lui, admiré et adulé de tous, n’avait certainement pas besoin de son approbation, ni de ses louanges.
— Je n’ai pas voulu te parler de ce projet avant, pour ne pas te mettre dans l’embarras, précisa-t-il. Ton aide m’aurait certainement été précieuse pour le présenter, mais je ne voulais pas profiter de notre relation. Au cas où ce projet ne te plairait pas, je ne voulais pas que tu te sentes obligée de le soutenir.
Il avait donc agi ainsi par égard pour elle ? Son explication se tenait. Elle sentit le soulagement l’envahir.
— Tu t’es très bien débrouillé tout seul, lui dit-elle. C’est un projet formidable. Et qui devrait nous amener pas mal d’hommes, non ? Notre chère Gladys va être aux anges
— Je ne vis que pour la rendre heureuse.
— Elle sera ravie de l’apprendre ! lança-t-elle en riant.
Reprenant son sérieux, elle ajouta :
— Cela dit, je ne suis pas certaine que te mettre au pied du mur soit le meilleur moyen de résoudre tes crises de panique.
— Rien n’a marché jusqu’à présent. Je crois que j’ai besoin d’aller au bout de moi-même. Je suis ainsi fait. Je suis ce gars qui court pour gagner. Et même si je n’ai pas l’intention de faire ça jusqu’à la fin de mes jours, je tiens à quitter ce sport à ma façon, la tête haute. Si je tombe et que je me blesse, je pourrai l’accepter. Ce sont des choses qui arrivent. Même aux meilleurs. Mais l’essentiel pour moi est de prouver qu’il n’y a rien qui cloche chez moi. Du moins, en apparence.
Charity lut la détermination dans son regard et lui sourit.
— D’accord. Fool’s Gold aura donc son école de cyclisme. Elle va porter ton nom ?
— Bien sûr ! Je pensais à quelque chose du genre le « Golden Institute ».
— Magnifique ! Ça fait penser à un centre de bronzage.
— Un peu de respect, mademoiselle Jones, sinon je cours raconter à Gladys que tu es méchante avec moi.
— Pfft ! Tu te sers d’une femme de soixante ans pour me menacer ?
— Fais attention, elle pourrait avoir le dessus sur toi.
— Oh ! mais sûrement !
Josh contourna le bureau pour déposer un rapide baiser sur ses lèvres.
— Je te laisse travailler. Cela te dirait de sortir dîner, ce soir ?
— Avec le directeur du Golden Institute ? Pourquoi pas ?
— 19 heures, ça te va ?
— Dès que je serai prête, je viendrai frapper à ta porte.
Elle le regarda s’éloigner, puis s’installa derrière son bureau, songeuse.
Elle était heureuse de voir Josh déterminé à surmonter son problème, mais elle ne pouvait s’empêcher de se demander si sa décision était réellement motivée par le désir de quitter le sport à sa façon, comme il le prétendait, ou par le désir de redevenir le champion d’autrefois. Celui de l’affiche. La star mondiale du cyclisme.
Parce qu’un champion ne se contenterait pas de rester à Fool’s Gold. Il s’en irait à travers le monde. Loin, très loin d’elle…
* * *
A 19 heures, Charity quitta sa chambre pour parcourir les quelques mètres qui la séparaient de la chambre de Josh. Comme elle refermait sa porte, elle vit une ravissante adolescente frapper chez lui.
La jeune fille portait une robe d’été à froufrous. Elle avait l’air inquiète.
Josh ouvrit la porte.
— Tu es pile à…
Son sourire s’effaça.
Charity les rejoignit et haussa un sourcil interrogateur.
— Aucune idée, répondit-il à sa question non formulée, avant de reporter son attention sur la nouvelle venue. Oui, c’est pour quoi ?
La jeune fille esquissa un rapide sourire.
— C’est moi, Emily.
— D’accord.
— Emily. Tu ne te souviens pas ? Nous nous sommes rencontrés au Bar à Jo, il y a quelques semaines. Tu m’as offert un verre. Et nous sommes venus ici…
La jeune fille s’interrompit pour jeter un coup d’œil agacé sur Charity.
— On peut savoir qui vous êtes ? demanda-t-elle.
— Oui. Je suis sa petite amie.
L’espace d’une seconde, Emily parut déstabilisée, mais se ressaisit très vite.
— Il s’agit d’une conversation privée, dit-elle. Vous pourriez peut-être revenir plus tard.
— Jamais de la vie ! intervint Josh. Entrez donc toutes les deux.
Charity respira lentement, s’efforçant de ne pas sauter trop rapidement à la pire des conclusions. Comme elle hésitait à suivre Emily dans la chambre, Josh lui tendit la main, l’air parfaitement serein.
— Ce n’est pas ce que tu crois, dit-il.
Quand il lui avait affirmé ne pas avoir eu de relation intime avec une femme depuis un bout de temps, elle l’avait cru. Le croyait-elle encore maintenant ? Devait-elle se fier aux apparences ou à son cœur ?
Dès qu’elle mit sa main dans la sienne, il l’attira contre lui.
— Merci, lui chuchota-t-il à l’oreille, avant de la faire entrer dans sa chambre.
Debout derrière le canapé, Emily avait l’air moins sûre d’elle et terriblement jeune, malgré ses grands yeux bleus soigneusement maquillés.
— Tu tiens vraiment à ce qu’elle reste ? demanda-t-elle, le regard rivé sur Josh. Tu risques de le regretter.
— Je prends le risque.
Rejetant la tête en arrière, la jeune fille prit une profonde inspiration.
— Je suis enceinte.
Charity voulut retirer sa main, mais Josh resserra son étreinte sur ses doigts.
— Je n’ai jamais couché avec vous, dit-il d’une voix calme.
— Tu étais ivre, mais je ne pensais pas que c’était à ce point, gémit Emily, les yeux soudain pleins de larmes. Je ne peux pas croire que tu aies oublié. Je sais bien que tu couches avec un tas de filles, mais cette nuit était pour moi quelque chose d’unique. Et maintenant, je suis enceinte.
Les larmes se mirent à rouler sur ses joues.
— J’étais censée entrer à l’université, cet automne. Comment vais-je faire, maintenant ? C’est ton enfant, Josh. Tu dois assumer tes responsabilités.
Sentant la nausée la gagner, Charity retira sa main de celle de Josh, reconnaissante à Emily d’avoir choisi de se manifester avant le dîner. Parce que si elle avait avalé quoi que ce soit, elle serait en train de vomir.
— Depuis combien de temps ? demanda Josh, sans s’émouvoir.
— Sept… sept semaines.
— Vous vous souvenez de la date de cette fameuse nuit passée ensemble ?
Il y avait comme une pointe d’ennui dans sa voix. Aucune inquiétude. De toute évidence, il ne croyait pas un mot de ce que lui racontait cette fille, constata Charity, stupéfaite.
Josh avait peut-être des défauts, mais il n’avait rien d’un irresponsable. Surtout au lit. Il savait parfaitement ce qu’il faisait. Par conséquent, s’il disait qu’il n’avait pas couché avec Emily, elle devait le croire.
— C’était un mardi, répondit Emily, toujours en larmes.
Josh croisa les bras.
— Bon, voilà ce que nous allons faire. Nous allons descendre tous les trois acheter un test de grossesse. Puis vous reviendrez ici faire le test.
Il marqua une pause avant d’ajouter :
— Naturellement, Charity ne vous quittera pas des yeux une seconde.
— Quoi ? s’indigna Emily.
— Je tiens à m’assurer que le test est bien fait sur votre urine, pas sur celle d’une autre. Une femme m’a déjà fait le coup, il y a quelques années, précisa-t-il. Elle est sortie de la salle de bains avec un test positif. Par la suite, il s’est avéré qu’elle avait caché dans son sac un flacon contenant l’urine d’une copine enceinte.
— Ça t’est déjà arrivé ? s’étonna Charity.
— Tu n’as pas idée, répondit Josh d’une voix lasse.
Elle sourit. Ses derniers doutes venaient de s’évanouir. Cette fois, ce fut elle qui lui prit la main.
— Allons chercher ce test, déclara-t-elle.
— Je ne ferai pas pipi devant elle, protesta Emily.
— Vous préférez que ce soit devant moi ? rétorqua Josh.
N’ayant d’autre choix, Emily les suivit. Ils se rendirent tous trois à la pharmacie voisine de l’hôtel. La pharmacienne, une femme d’une quarantaine d’années, jeta un regard sur Emily et leva les yeux au ciel. Apparemment, elle savait pertinemment ce qui allait suivre, se dit Charity.
— Lisa. Nous aurions besoin d’un test de grossesse. Mets-le sur ma note, s’il te plaît.
Quelques instants après, ils étaient de retour dans la chambre. Josh tendit le test à Charity, qui secoua la boîte d’un air amusé en souriant à Emily.
— On y va ? demanda-t-elle.
Emily les fusilla du regard.
— Non. Je ne ferai pas ce test.
Josh haussa les épaules.
— Dans ce cas, revenez me voir après la naissance du bébé et nous procéderons à un test ADN.
La détermination d’Emily sembla soudain voler en éclats. Elle s’effondra sur le canapé et cacha son visage dans ses mains.
— Pardon, sanglota-t-elle. Je suis désolée.
Lorsqu’elle releva la tête, le mascara de ses yeux avait coulé, lui donnant l’air d’une petite fille.
— Vous avez gagné. Je n’ai pas couché avec vous et je ne suis pas enceinte.
Charity n’était pas surprise, mais l’espace de quelques secondes, l’instant lui parut totalement surréaliste.
— Je suppose que vous avez besoin d’argent, laissa tomber Josh. On peut savoir pourquoi ?
— Pour l’université. Mon père a quitté la maison et j’ai deux jeunes frères. Maman se débrouille comme elle peut, mais elle n’a pas de quoi me payer des études. J’ai obtenu une bourse qui couvre uniquement les frais de scolarité, rien d’autre.
— Alors, vous avez pensé à moi. Vous vous êtes dit que je serais facile à plumer ? demanda Josh sur le ton de la conversation la plus banale.
— Tout le monde raconte que vous couchez avec un tas de filles. J’ai cru que je pourrais faire comme si, et que vous achèteriez mon silence.
Emily baissa les yeux.
— C’était stupide, hein ? marmonna-t-elle.
— En effet, il n’y a pas de quoi être fière, répondit Josh. C’est quoi, votre matière principale ?
Emily releva les yeux, l’air incrédule.
— Que voulez-vous dire ?
— Que souhaitez-vous étudier ?
— Oh. Les soins infirmiers. Je voudrais être puéricultrice, répondit Emily avec un petit sourire triste. J’adore les enfants.
— Vous avez déjà passé l’examen d’entrée à l’université ?
Le sourire de la jeune fille s’élargit.
— Oui. 625 en anglais, 630 en maths.
— Bravo.
Josh se tut quelques secondes avant de poursuivre :
— Lundi, après le lycée, passez donc à mon bureau. Vous savez où il se trouve ?
— Bien sûr.
— Vous discuterez avec Eddie, mon assistante. Surtout, ne vous laissez pas impressionner. Elle aboie plus qu’elle ne mord, mais elle est terriblement efficace. Elle vous aidera à faire des demandes de prêt. Pour le reste, vous pourriez travailler ici, cet été. L’hôtel recrute du personnel supplémentaire en période touristique. Soit je vous verse un salaire, soit je mets de côté vingt dollars pour chaque heure travaillée et à la fin de l’été, j’envoie l’argent à l’université de votre choix. Attention, si vous abandonnez votre job en cours de route, vous n’aurez rien. Vous avez tout compris ?
Emily écarquilla les yeux et mit quelques secondes à répondre.
— Vous allez m’aider alors que je vous ai menti ?
— C’est vous qui ferez tout le travail. Et si vous allez jusqu’au bout, je saurai que vous avez compris la leçon. Votre sort est entre vos mains. Pas entre les miennes.
Charity avait suivi cet échange, aussi surprise que la jeune fille. Elle s’était attendue à ce que Josh lui fasse la morale, puis la laisse partir. Au lieu de ça, il lui offrait une chance d’obtenir ce qu’elle voulait, tout en la responsabilisant.
D’un bond, Emily se leva et courut vers Josh pour le serrer dans ses bras. Puis elle recula d’un pas.
— Je serai lundi à votre bureau ! Je ferai tout ce que vous avez dit, promis juré !
Se tournant vers Charity, elle ajouta :
— Pardon. Je sais bien que ce n’est pas une excuse, mais j’étais désespérée. Alors, ne soyez pas furieuse contre lui.
— Je ne le suis pas, la rassura Charity.
— Merci. Merci mille fois ! lança Emily, avant de quitter la chambre en courant.
Josh ouvrit la porte du minibar d’où il sortit une bouteille de scotch.
— Tu en veux, pour te remettre de tes émotions ?
— Je préfère attendre et boire un peu de vin au dîner.
Il se servit un verre et prit une gorgée.
— Bienvenue dans mon monde, Charity.
— Ce genre d’aventure arrive souvent ?
— De temps en temps, sous différentes formes. Je suis une cible facile.
Il la regarda quelques secondes par-dessus son verre avant d’ajouter :
— Tu savais que je n’avais pas couché avec elle, n’est-ce pas ?
— Je le savais avant qu’elle avoue.
— Comment ?
— Tu m’as dit que tu n’avais pas eu de relation avec une femme depuis longtemps et je t’ai cru. Par ailleurs, Emily n’est pas vraiment ton type.
Josh s’approcha d’elle et posa les mains sur sa taille.
— Quel est mon type ?
— Je ne sais pas exactement, mais je suis certaine que ce ne sont pas les lycéennes.
— Tu me connais bien.
Il l’embrassa. Et tandis que ses lèvres se faisaient exigeantes, Charity réalisa qu’elle découvrait l’homme un peu plus chaque jour. Ce soir, il aurait pu chasser Emily après ses aveux. Au lieu de cela, il lui avait offert son aide. Il n’avait pourtant aucune raison d’aider une inconnue qui avait essayé de le faire chanter.
Décidément, Josh Golden était un personnage complexe. C’était aussi un homme qu’elle aimait.
Cette pensée la terrifia. Il fallait être stupide ou parfaitement inconsciente pour tomber amoureuse d’un homme comme lui.
Mais il était trop tard pour courir se mettre à l’abri.
Josh releva la tête et lui sourit.
— Tu as faim ?
Elle noua les bras autour de sa nuque, étonnée par sa propre témérité.
— Le dîner attendra…
* * *
Josh s’échauffait avec l’équipe du lycée. Les garçons pédalaient tranquillement depuis quelques kilomètres, au milieu des rires et des bavardages. Lui ne participait pas à l’insouciance collective. Il ne pouvait pas. Il avait besoin de toute sa concentration, de tout son sang-froid, pour ne pas céder à la panique.
Les jeunes roulaient en peloton, ce qui n’avait rien d’inhabituel. En revanche, la situation était radicalement différente pour lui. Parce que cette fois, lui aussi faisait partie du peloton. Enfin, pas tout à fait, dans la mesure où il roulait sur l’extrême bord. Mais tout de même, il roulait avec les autres.
La vitesse réduite lui facilitait la tâche. Il n’avait aucune raison de paniquer. A cette vitesse, rien de grave ne pouvait arriver. Au pire, ce serait un genou ou un coude écorchés.
L’un des lycéens vint à sa hauteur. Le garçon était grand et maigre, avec cette allure d’adolescent qui ne sait pas quoi faire de ce corps trop vite grandi. Il lui sourit timidement.
— Brandon, c’est ça ?
Le garçon hocha la tête.
— Je n’en reviens pas que vous ayez accepté de vous entraîner avec nous, lui dit-il. Je fais du vélo avec d’autres coureurs amateurs du coin. Ils ne me croient pas.
— Eh bien la prochaine fois, nous prendrons des photos pour leur prouver que tu ne mens pas.
— Vrai ? Vous seriez d’accord ?
— Bien sûr. Je ne demande qu’une centaine de dollars par cliché.
Josh éclata de rire en voyant la mâchoire de Brandon s’affaisser.
— Je plaisante, Brandon. Je poserai gratuitement avec toi et tes camarades, et tu pourras télécharger les photos sur ton compte Facebook.
— C’est cool. Merci.
Brandon le regarda, puis détourna les yeux. Il semblait vouloir dire autre chose. Le peloton accéléra l’allure et Josh suivit sans difficulté.
— Vous… hum… vous faites de la musculation, n’est-ce pas ? demanda Brandon.
— Oui.
— L’entraîneur a beau me faire soulever des poids, je ne suis toujours pas…
Brandon jeta un coup d’œil sur ses camarades, comme s’il redoutait les oreilles indiscrètes, avant de conclure :
— … très musclé.
— Quel âge as-tu ?
— Dix-sept ans dans trois mois.
— Eh bien c’est maintenant que tu vas commencer à te faire du muscle. Ne force pas trop sur les poids tant que tu n’as pas terminé ta croissance. Beaucoup de jeunes font de la musculation sans savoir que toute cette masse musculaire empêche les os de grandir normalement. Ils perdent ainsi plusieurs centimètres. Et n’oublie pas qu’il n’y a pas que les poids pour se muscler. En hiver, pratique le vélo d’intérieur, en alternant rythme rapide et rythme lent. Le rythme rapide te permettra de te mouvoir plus facilement dans le peloton et d’aller puiser dans tes réserves d’énergie pour les sprints. Le rythme lent renforcera ta musculature.
Josh attrapa sa gourde et but une gorgée.
— Tu dois aussi travailler sur l’ensemble du corps en pratiquant d’autres sports. Le ski en hiver. Le yoga pour étirer tes muscles et améliorer ton équilibre et ta concentration.
— Le yoga ? Sérieux ?
— Oui. Sérieux. C’est une discipline complète. Sans compter que c’est un excellent moyen pour rencontrer des filles. Elles sont nombreuses dans les cours de yoga. Et elles adorent les fesses musclées des cyclistes.
Les joues de Brandon virèrent à l’écarlate.
— Bon à savoir, marmonna-t-il, tandis que Josh se mordait les lèvres pour ne pas rire.
Un des garçons les rejoignit pour lui demander son avis concernant une bicyclette qu’il envisageait d’acheter. Ils discutèrent ainsi technique et matériel, jusqu’à ce que l’entraîneur Green donne un coup de sifflet.
La conversation cessa aussitôt et les adolescents se mirent à rouler plus vite. Comme ils abordaient une route de montagne, le peloton s’étala. Resté sur le côté gauche, Josh observait ses compagnons. Mais cette fois, au lieu de ne penser qu’à essayer d’éviter la crise de panique, il se mit à noter leurs erreurs techniques. L’un d’eux promenait son vélo de gauche à droite, gaspillant son énergie et perdant du terrain. Brandon pédalait avec force et concentration, mais il était systématiquement en retard sur les changements de vitesse. La plupart de ses camarades présentaient le même défaut.
Sans réfléchir, il leur cria :
— Pied à terre, tout le monde ! Arrêtez-vous et restez où vous êtes !
Les garçons se lancèrent des regards interloqués, avant de ralentir et de descendre de leur bicyclette. Josh s’avança entre eux et signala à chacun ses défauts, en leur indiquant ce qu’il fallait faire et ne pas faire.
— Maintenant, nous allons profiter de cette côte pour travailler les changements de vitesse.
Le peloton reprit la route. Mais cette fois, Josh était au centre pour donner ses instructions aux jeunes qui se pressaient autour de lui. L’un d’eux faillit lui rentrer dedans.
Aussitôt, il sentit son cœur rater un battement. La vague de panique enfla dans sa poitrine, se répandant dans tout son corps, bloquant sa respiration.
« Nom de Dieu, pas maintenant ! » jura-t-il silencieusement.
— Ecureuil ! lança l’un des garçons, tandis qu’une boule de poils roux détalait sur la route, devant leurs roues.
— Faites attention à vos camarades ! cria Josh. Evitez l’écureuil, mais restez sur votre bicyclette. Pensez à regarder sur les côtés avant de changer de trajectoire, sinon c’est la chute assurée.
Ils se rapprochaient du sommet. Josh savait qu’ensuite, ce serait la descente vers la ville.
— Quand nous amorcerons la descente, je veux que vous mainteniez votre vitesse en dessous de cinquante kilomètres-heure.
— Quoi ?
— Pas question !
— La descente, c’est le meilleur moment !
Ignorant les protestations, Josh poursuivit :
— Vous allez vous entraîner à sortir du peloton. Donnez-vous des numéros.
Brandon s’octroya le numéro un, et les autres suivirent.
— Vous évoluerez dans cet ordre, déclara Josh. Chacun à votre tour, vous démarrerez au milieu du peloton, puis vous vous fraierez un chemin en tête pour y gagner votre minute de gloire, avant de revenir à l’arrière. C’est compris ?
Tout le monde hocha la tête.
Au sommet de la crête, dès que la route amorça la descente, Brandon se plaça au centre du peloton. Josh surveilla les mouvements de chacun. Les gamins ne roulaient pas suffisamment proches les uns des autres pour se gêner, mais ce serait tout de même un bon exercice pour leurs courses futures.
Josh continuait de pédaler, quand son esprit marqua un temps d’arrêt. « Attends une seconde ! Tu étais à deux doigts d’une crise de panique. Et maintenant… tout va bien. »
Que s’était-il passé ?
Il réalisa très vite que l’irruption de l’écureuil sur la route lui avait fait momentanément oublier les signes précurseurs de la crise de panique. De toute évidence, c’était son extrême tension qui alimentait ces symptômes. Sans cette tension, ils disparaissaient d’eux-mêmes.
En deux ans, c’était sa première lueur d’espoir. L’espoir de s’en sortir, l’espoir de redevenir celui qu’il avait été. Il n’avait plus à avoir peur.
Se redressant sur sa bicyclette, il éclata de rire. Les montagnes alentour lui renvoyèrent son écho. L’un des adolescents proche de lui jeta un coup d’œil entendu à son camarade.
— Les vieux sont bizarres, marmonna-t-il entre ses dents.
Josh sourit.
— Pour sûr, nous sommes bizarres !