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Dès lors le Florentin ne négligea rien pour convaincre son maître que seul un rideau de flammes le séparait du ciel, et qu’il appartenait à la science alchimique de le lui faire franchir.

— Le feu, lui disait-il, est le pire des tyrans, mais le meilleur des serviteurs. Il n’est que de savoir l’apprivoiser.

Pour l’apprivoiser, il établit un laboratoire d’alchimie dans une vaste mansarde du château. Il y avait certes une forge avec sa hotte, son soufflet, son enclume, une fonderie avec ses moules et ses creusets, mais tous ses soins allaient au doux et fragile arsenal de la cuisson lente : alambics, cucurbites, cornues, serpentins, pélicans, et surtout un majestueux athanor, fourneau à réflecteur dont la combustion est si calme qu’elle ressemble à la vie elle-même.

Les deux hommes passaient là des nuits entières, sous la toiture de granit rose que caressaient les rayons argentés de la lune et les ailes des dames blanches. Prélat parlait toujours à mi-voix, sans que Gilles sache jamais s’il s’adressait à lui ou s’il prononçait des prières ou des formules magiques. Le Florentin semblait fonder ses expériences sur l’ambiguïté fondamentale du feu, lequel est vie et mort, pureté et passion, sainteté et damnation. Il professait que le pèlerin du ciel – ainsi se nomme l’alchimiste en quête – n’atteint l’un de ces pôles que pour se trouver aussitôt rejeté vers l’autre pôle par un phénomène d’inversion, comme l’excès de froid provoque une brûlure, ou comme le paroxysme de l’amour se confond avec la haine. Et cette inversion pouvait être bénigne ou maligne. Le pécheur, plongé dans les abîmes de l’Enfer, pouvait en rejaillir revêtu d’innocence pourvu qu’il n’ait pas perdu la foi. Le bûcher des sorcières n’était pas un châtiment et moins encore un expédient pour se débarrasser d’un être maudit – comme la peine de mort profane. C’était une épreuve purificatrice destinée au contraire à sauver une âme gravement menacée. La Sainte Inquisition ne torturait et ne brûlait que dans un esprit de sollicitude maternelle.

Entendant ces propos, Gilles ne cessait de penser au bûcher de Rouen où il avait vu Jeanne se tordre dans les flammes.

— Elle est sauvée ! affirmait Prelati. Les saints l’avaient menée de Domrémy à la cathédrale de Reims où, aux côtés du nouveau roi de France, elle avait connu une sorte d’apothéose. Puis ils l’ont abandonnée, et elle a chu de ce piédestal profane. Ensuite sa chute n’a cessé de s’accélérer jusqu’au fond du creuset d’abjection : ce bûcher et cette carcasse carbonisée sous le regard obscène de la populace. C’était le niveau zéro où devait s’amorcer une transmutation bénigne. Lavée par le feu des seize chefs d’accusation accumulés sur sa tête, Jeanne avait franchi le rideau ardent qui la séparait des champs célestes. Dès lors sa gloire allait à coup sûr éclater. Un jour elle serait réhabilitée, et confondus ses juges, qui n’avaient été pourtant que l’instrument docile du destin. Plus tard encore, elle connaîtrait la béatification, qui sait même peut-être la canonisation{3} Mais l’épreuve du feu constituait l’inéluctable charnière de ce retournement.

Dès lors Gilles comprenait que s’il voulait suivre Jeanne, il fallait qu’il poursuive la descente aux enfers qu’il avait commencée dès avant l’arrivée du Florentin.

— Barron vous attend, murmurait Prélat à son oreille, Barron vous appelle. Allez à lui, mais non pas les mains vides. C’est sa faim charnelle qui donne un sens au sacrifice que vous faites de tous ces enfants. Il faut que leur chair vous ouvre les portes incandescentes de l’Enfer !

Et il expliquait à Gilles que ce goût invétéré de Barron pour la chair venait de loin, venait de haut. Dès les premières pages de la Bible, ne voyait-on pas Yahvé repousser les céréales que lui offre Caïn et se régaler au contraire des chevreaux et des agneaux d’Abel ? Cela voulait bien dire, n’est-ce pas, que Dieu a horreur des légumes et raffole de la viande ?

Et le Florentin éclatait d’un rire dément.

— Misérable ! grondait Gilles, tu blasphèmes ! Et d’ailleurs quel rapport avec les enfants ?

— Quel rapport avec les enfants ? s’exclamait Prélat. Mais c’est que Yahvé a fini par se lasser de toutes ces bestioles dont les hommes le gavaient. Alors un jour, il s’est tourné vers Abraham. Il lui a dit : prends ton petit garçon, Isaac, égorge-le et offre-moi son corps tendre et blanc ! Sans doute au dernier moment un ange est venu arrêter le bras d’Abraham quand il brandissait un couteau sur la gorge d’Isaac. Cette fois, c’était raté, mais ce n’était que partie remise. Jésus, ah, cet enfant-là, Yahvé ne l’a pas manqué ! Flagellation, croix, coup de lance. Le père céleste riait aux anges.

Ces plaisanteries faisaient mal à Gilles qui répétait :

— Misérable, tu blasphèmes, tu blasphèmes !

Prélat prenait alors des airs innocents. Bien loin de blasphémer, il ne faisait que réciter les Saintes Écritures.

— Seulement voyez-vous, seigneur Gilles, ajoutait-il, si Yahvé aime la chair fraîche et tendre des enfants, le Diable, qui est l’image de Dieu, partage ces goûts. Comment en serait-il autrement ?

Il s’approchait tout contre lui, il le prenait familièrement par le bras, il lui soufflait à l’oreille :

— Réussissez pour Barron le sacrifice d’Isaac ! Offrez-lui la chair de ces enfants que vous immolez. Alors au lieu de vous avilir avec eux, vous vous sauverez, et eux avec vous. Vous descendrez, comme Jeanne, au fond du gouffre ardent, et vous en remonterez, comme elle, dans une lumière radieuse !

Ce qui se perpétra alors jour après jour, nuit après nuit sous les combles de Tiffauges dépasse en horreur ce que l’imagination la plus dépravée peut concevoir. Le maître et le serviteur – mais qui menait ce jeu maudit, qui obéissait ? – avaient fait le vide autour d’eux, et à part deux hommes de main, Henriet et Poitou qui couraient la campagne et hantaient le laboratoire – nul ne savait ce qui se tramait. Pourtant des rumeurs sinistres couraient le pays, et le jour de la Saint-Nicolas{4} un intrus de marque perça leur secret.

Gilles et Prélat étaient penchés sur les travaux sublimes de la transmutation, quand un soldat fit irruption dans les combles. Prélat fut d’un bond sur lui, pour l’empêcher de voir ce qui se passait.

— Maraud ! cria-t-il, tu risques ta tête ! L’entrée de ces lieux est formellement proscrite, tu le sais pourtant ?

— Seigneur, balbutia l’homme, c’est le père Blanchet qui m’envoie. Une troupe. Une troupe nombreuse et riche chemine vers le château. Dans moins d’une heure ils seront là.

— C’est bien, va-t’en, gronda Prélat en le poussant dehors.

Il paraissait accablé tandis qu’il parcourait des yeux la pièce encombrée de tous les vaisseaux chargés de liqueurs, prêts à appareiller pour l’au-delà. Puis il ramassa une barre de fer, et commença à briser cornues, bocaux, cucurbites. Gilles le crut devenu fou.

— Que fais-tu donc ? C’est la fin du monde ?

— Dans un sens, oui, répondit Prelati. Il faut tout détruire. Il faut que tout disparaisse.

Et il frappait, frappait. Le mercure se répandait sur les dalles en nappes d’argent. Des grimoires se tordaient en noircissant dans la forge.

— Mais enfin, m’expliqueras-tu ?

Prelati s’arrêta un instant.

— Hélas, seigneur Gilles, cette troupe qui s’avance vers Tiffauges, je la connais. Depuis une semaine je fais surveiller son cheminement par mes hommes, et j’espérais qu’elle nous épargnerait sa visite. Eh bien voilà : dans une heure ils seront là. Rien ne pourra les arrêter, les beaux messieurs de la cour.

— Les messieurs de la cour ?

— Le dauphin Louis, le futur Louis le Onzième, si je compte bien. Il n’a que seize ans, mais il a la réputation d’une âme retorse dans un corps chétif. Déjà il intrigue contre son père, le roi Charles.

En effet, le dauphin Louis a fait sa résidence du château de Montaigu. Le roi l’a envoyé en Poitou avec pour mission officielle de mettre fin aux exactions de gens de guerre malades de la paix, en vérité pour l’éloigner de la cour.

— Ce chat maigre est un bigot, poursuit Prelati. Il se couvre de médailles et de reliques. Son long nez ne connaît que deux odeurs : l’odeur de sainteté et l’odeur de fagot.

Plus tard le Dauphin marche d’un pas circonspect dans les salles du château, accompagné par Gilles et sa suite. Il flaire, semble-t-il, un air qui ne lui paraît pas catholique. Il s’arrête devant une cheminée où fument des lambeaux de parchemin et des débris d’os.

— Qu’est donc cela ? s’étonne-t-il. Pourquoi les cheminées fumaient-elles à torrents tout à l’heure comme nous approchions de Tiffauges ?

Gilles s’efforce de l’entraîner, mais il résiste et s’absorbe dans la contemplation d’un fragment de cornue.

— Il y a comme une odeur de soufre dans ces murs…

— Monseigneur, c’est la vapeur qu’on emploie pour chasser la vermine, s’empresse le Florentin.

— La vermine, vraiment ? dit Louis en regardant avec insolence Gilles, Prelati et les hommes du château.

Puis il reprend son inspection à petits pas, en poursuivant comme pour lui-même :

— Il y a en effet beaucoup de vermine au royaume de France. Mais elle n’est pas de la sorte qui s’extermine avec des vapeurs de soufre. Il y a, il est vrai, une vermine d’un genre particulier qui se détruit elle-même par ses propres poisons. Il n’est que de la laisser faire.

Lorsque le cortège, lentement reformé, s’éloigne en silence, on n’entend que les appels rauques des choucas tournoyant autour du donjon. Mais Gilles et ses compagnons ont la certitude qu’une menace mortelle pèse désormais sur eux.