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L’automne roussissait les hêtraies, noircissait les guérets éventrés par les charrues et lançait dans le ciel des nuées grises déchiquetées par le vent et la pluie. Gilles escorté d’une poignée d’hommes sillonnait le pays en compagnie de Prélat. Habitué au silence des sacristies, à l’ombre des cabarets et aux parfums des boudoirs, le Florentin découvrait les marais de Brière, les grèves océanes, l’île d’Yeu. Il suffoquait dans les rafales de l’équinoxe, et se sentait ivre de grandeur et de désolation dans ce pays où rien ne souriait au voyageur. Il apprenait que le Diable et le bon Dieu ne chuchotent pas seulement dans le silence des oratoires, mais que leurs voix formidables peuvent aussi souffler en tempête sur la face de la mer. Il y avait eu pour lui le temps du secret, de la larme et du soupir, mais voici que les marées de syzygie ouvraient l’âge des clameurs furieuses et des colères d’apocalypse.
Ce jour-là les cavaliers franchissaient avec effort un paysage de dunes semées de maigres pousses de genêts et d’ajoncs. Ils ne voyaient que les sabots de leurs chevaux qui faisaient crouler des pans de sable sec, mais l’air était rempli par le grondement lointain de l’océan. Ils se taisaient angoissés par cette présence invisible, abasourdis par la vaste clameur des flots, les lèvres salées par le souffle des embruns. Ainsi quand nous approchons de l’heure de notre mort, notre vie familière peut paraître inchangée, l’au-delà hurle à nos oreilles un chant profond qui tourne en dérision toutes nos petites préoccupations.
Ils arrivèrent enfin au sommet de la dernière dune, et découvrirent à leurs pieds une grève où galopaient des lambeaux de mousse et de varech, poursuivis par le vent et, plus loin, l’océan furieux, blanc d’écume. Il y eut un moment de contemplation muette qui figea le visage sombre de Gilles, la figure tourmentée de Prélat et la face apeurée de Blanchet. Chacun entendait à sa façon ce que disait la clameur océane. Pour François Prélat, c’était la révélation de la clé de cette terre désolée qu’il cherchait depuis son arrivée. Il se souvenait, comme d’autant de pressentiments confus, de ses premiers étonnements devant ces immenses futaies gauloises droites comme des flammes, peuplées de rares charbonniers au masque noir, ces cuisines ardentes et enfumées du château, et surtout cette immense cheminée où brûlaient des troncs entiers dans la salle de bal. Cela, c’était l’outil, l’arme que le Florentin avait entre les mains. Et à ses pieds, il voyait cette vaste plaine liquide brassée par la tempête, ce pays de lagunes et de marécages foulé par les embruns, cette humanité vautrée et humiliée. Le feu et l’eau. Pour arracher cette province et ses hommes à leur horizontalité, l’alchimie florentine leur envoyait le plus subtil de ses boutefeux…
Il savait maintenant le sens de sa mission : toucher d’une main ardente la plaie purulente de ce pays pour l’obliger à se lever, à se mettre debout, comme une vache prostrée se dresse tout à coup au contact du fer rouge. Sauver Gilles par le feu !
Blanchet ne se trompait donc pas complètement en pensant que Prélat influencerait son maître dans le sens du sacré. C’était bien ainsi que l’aventurier toscan concevait son rôle auprès du hobereau vendéen. Mais il était bien loin d’imaginer les voies terribles qu’emprunterait ce salut. Gilles, assommé par le supplice de Jeanne, se traînait sur le sol comme une bête. Prélat le relèverait. Mais pour l’encourager dans la vocation diabolique à laquelle Gilles se croyait appelé depuis la condamnation de Jeanne sous seize chefs d’accusation. Que Prélat ne songeât pas à détourner son maître de son destin criminel, c’est ce que montre une petite scène qui eut lieu un soir de novembre dans le bourg d’Elven.
Les deux cavaliers solitaires tranchaient par la richesse évidente de leur arroi sur les silhouettes faméliques qui rasaient les murs en cette heure crépusculaire. Un manant pourtant leur barra la route et les apostropha. Prélat se chargea de parlementer avec lui pour s’en débarrasser. Gilles passa outre, attiré par des exclamations enfantines, des rires et des chuchotements. Il poussa son cheval dans une ruelle obscure, s’arrêta indécis, repartit en entendant derechef des piaillements, puis un bruit de galopade.
Cependant Prélat, enfin libéré, cherche à le rejoindre. Lui aussi se laisse guider par les cris des enfants. Mais bientôt il n’entend plus rien. Pour n’être pas gêné par le bruit des sabots de son propre cheval, il met pied à terre et l’attache à une grille. Il débouche ainsi sur une placette où veille une statue si délabrée qu’on ne saurait dire s’il s’agit de la Vierge ou de Vénus.
Gilles est là, entouré par un groupe d’enfants loqueteux qui l’observent dans un silence de mort, le silence des oiseaux fixés par le serpent. Gilles tient, serré contre lui, un garçon de sept à huit ans. La main lourdement gantée du cavalier s’attarde sur ses cheveux, puis elle dégage ses vêtements et elle se referme sur le cou fragile.
C’est alors que retentit l’appel de Prélat.
— Seigneur Gilles !
Gilles a l’air d’un somnambule qu’on arrache à son rêve. Il regarde autour de lui avec égarement. Il lâche l’enfant qui aussitôt se fond dans le groupe des autres, et tous s’enfuient avec des hurlements dont on ne sait s’ils sont de triomphe ou de peur.
Les deux hommes se font face un instant. Puis Prélat prononce à mi-voix :
— Oui, je sais, j’ai tout compris…
Le visage de Gilles devient menaçant. Alors Prélat éclate de rire et, le prenant sans façon par le bras, il l’entraîne avec lui.
— J’ai tout compris, et je vous dis : bravo ! Bravo, seigneur Gilles ! Mais pas pour rien, je vous en supplie ! Je veux dire : pas pour le bon plaisir. Enfin… pas seulement.
Ils rejoignent leurs chevaux et se mettent en selle, et tandis qu’ils s’éloignent, on entend le discours décroissant de Prélat toujours disert.
— Cet homme qui nous a arrêtés tout à l’heure, savez-vous ce que c’était ? Un prêtre… tout bonnement. Un prêtre interdit, maudit, pourchassé par l’Église. Eh oui, le pauvre, il aimait trop les femmes, l’alcool, le jeu, l’argent. Mais prêtre, il l’est et le restera pour l’éternité. Le pouvoir qui lui a été donné de consacrer des hosties ou de remettre les péchés ne peut lui être retiré. Alors il nous offrait ses services : invocations, possessions, messes noires. Cela peut toujours servir, ne pensez-vous pas ?
Et tandis qu’ils s’enfoncent dans l’ombre, on entend encore des mots lourds et vagues :
— La mort… le sacrifice… il y a un au-delà radieux qui… la puissance et la gloire…