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Ambiguë, et parfois jusqu’au vertige, est la condition du confesseur ! Il n’est que le truchement de Dieu en face du pénitent. L’oreille qu’il tend à ses aveux, à ses révélations n’est pas humaine. Aussi bien le devoir de secret absolu auquel il est tenu – et qu’aucune pression ni séduction, aucune menace ni promesse, aucune torture ne peut rompre – découle de cette situation équivoque. Dès qu’il est sorti du confessionnal, dès qu’il a déposé son étole, le confesseur redevient un homme, un pauvre homme comme les autres. Non seulement il ne peut divulguer ce qu’il vient d’entendre, mais a-t-il même le droit de s’en souvenir dans son commerce avec ses pénitents redevenus des compagnons ordinaires, des subordonnés, des maîtres ? Et pourtant, pourtant… son oreille de chair a entendu et se souvient !
Gilles avait fait à Eustache Blanchet des aveux qui, rapprochés de certaines rumeurs entendues ou de certaines scènes entrevues, auraient pu éclairer le confesseur. Mais Blanchet se refusait à mêler ce qu’il avait entendu en confession à ce que la vie profane lui apportait dans son flot impur. Et puis la vérité qu’il sentait rôder autour de lui était si terrible, elle aurait exigé de lui des décisions si bouleversantes qu’il préférait aussi longtemps que possible – mais pour combien de jours encore ? – Se replier frileusement sur son ministère d’aumônier et de chapelain.
Tout avait commencé avec ces petits chanteurs qu’il fallait recruter et examiner pour la manécanterie de la collégiale. Peu à peu Gilles avait pris tant de goût à cette sorte de prospection qu’il la poursuivait au-delà des besoins de la collégiale, au-delà de toute mesure, allant jusqu’à renoncer aux plaisirs de la chasse – qui tenaient jadis tant de place dans sa vie – pour ne plus courir que ce gibier-là, si particulier et si délicieux. Et comme il était puissant, et puissamment servi, il avait eu vite autour de lui une poignée de rabatteurs et d’hommes de main qui sillonnaient les bois et les campagnes. Des récits fantastiques couraient de bouche à oreille. Des scènes noires et cruelles s’inscrivaient avec force de légende dans l’imagerie populaire.
On se montrait par exemple sur fond de ciel orageux la silhouette sombre d’un cavalier galopant à travers plaines et forêts. Il traverse un hameau : les habitants se sauvent et s’enferment. Une femme court précipitamment après un gosse, le saisit et l’emporte dans sa maison. Le cavalier est enveloppé dans un grand manteau qui flotte autour du cheval. Il passe à grand bruit de sabots le pont-levis du château. Il se tient maintenant debout, immobile, jambes écartées au seuil de la salle d’armes. On entend la voix du seigneur.
— Alors ?
Le cavalier ouvre son manteau. Un enfant est agrippé à lui. Il tombe à terre, cherche à se relever gauchement.
— Bravo ! dit la voix.
Ou alors, le seigneur et sa suite traversent lentement à cheval un misérable hameau. Des paysans ébahis les regardent passer. On leur jette une poignée de piécettes qu’ils se battent pour ramasser. Certains viennent baiser la main ou le pied de Gilles. La troupe passe à côté d’un groupe d’enfants qui jouent dans la poussière. Gilles les observe passionnément en retenant son cheval. Il fait signe à son valet Poitou. Du bout de son fouet, il lui désigne l’un des enfants.
— Celui-là !
Poitou se trompe.
— Le blond qui tient la balle ?
Gilles s’impatiente.
— Mais non, imbécile, le roux qui ne fait rien !
Le lendemain, on voit un cavalier qui donne de l’argent à des artisans. Le petit roux est là avec son baluchon, tout heureux de partir. On aide l’enfant à monter en croupe. Le cheval part au galop. La mère se signe en pleurant. Le père recompte l’argent.
On parlait aussi d’une sorte de sorcière. Elle s’appelait Perrine Martin, mais on l’avait surnommée La Meffraye (celle qui fait peur). Passant dans un village, elle attirait un enfant, comme un petit animal, avec une brioche ou un morceau de lard jusque dans un lieu désert. Là des hommes en embuscade se jetaient sur lui, le ficelaient, le bâillonnaient et l’emportaient dans un sac.
Il y avait eu encore celui qui ne voulait pas être pris et qui avait de bonnes jambes. Ses parents l’ayant vendu aux hommes de Gilles, il a fui la maison paternelle. On le cherche vainement. Gilles exaspéré par la déception se lance à sa poursuite avec une meute de chiens. Quelle ivresse de renouer avec ces plaisirs de jadis, mais cette fois pour courre une proie humaine ! Il y a d’ailleurs, comme dans une traque classique, débûcher, rabat, forlonge, va-l’eau et finalement abois au pied d’un hêtre dans les branches duquel l’enfant s’est juché.
La plus terrible de ces histoires qui se colportaient à mi-voix devait plus tard entrer dans le trésor des contes de fées français.
Cela débute dans la chaumière misérable d’une famille de bûcheron. À l’intérieur grouillent sept enfants, dont trois paires de jumeaux et un petit dernier, si chétif qu’on l’appelle Poucet. Les parents ont la face bestiale que donne la pauvreté à ceux qui ne sont pas des saints. Un ventre proéminent soulève le tablier crasseux de la femme. Le mari lui flatte la bedaine en ricanant.
— Pour tant que je te connais, toi, c’est core une paire de marmots que tu vas nous faire !
La femme se débarrasse de lui d’une secousse.
— Alors avec ceux-là, ça va faire neuf. Et toi tu causes comme si que tu y étais pour rien.
Il a un ricanement de mâle satisfait.
— Toi, si peu qu’on te touche, ça y est, c’est core parti pour des bessons.
— Oui, mais faudrait voir ensuite à les nourrir, rappelle la femme.
— I sont grands. I n’ont qu’à se débrouiller.
— Poucet a tout juste six ans.
— Le bon Dieu qui nous les envoie n’a qu’à en prendre soin. Ou alors qu’il vienne les chercher !
— Laisse le bon Dieu, veux-tu !
Peu après, toute la famille part faire la cueillette dans les bois. Des animaux petits et grands soudain figés par l’alerte les observent à travers les taillis et les frondaisons. On fait des tours et des détours. Rassemblement dans une petite clairière. Avec des grognements de patois forestier, le père distribue des petits paniers, plus quelques taloches à ceux qui se déclarent déjà fatigués. Puis on se disperse pour ramasser des champignons et des myrtilles. Quand le dernier a disparu, l’homme fait un signe à la mère qui répond par un geste de protestation. Il la prend d’autorité par le bras et l’entraîne. Plus tard les enfants se retrouvent dans la clairière. Ils sont épuisés et affamés. Des cris d’animaux – chouettes, renards, loups – les environnent et les épouvantent. Ils forment un groupe lamentable au pied d’un arbre énorme. Le plus courageux est Poucet. Il regarde autour de lui pour trouver une issue.
— Je vais monter dans l’arbre, dit-il enfin. Aidez-moi. De là-haut je verrai peut-être une lumière.
Ses frères l’aident à grimper. Il a bientôt une vision crépusculaire de la forêt qui moutonne à l’infini. Pourtant très loin à l’horizon, il aperçoit la silhouette noire et massive d’une forteresse. Une fenêtre rougeoie. C’est le château de Tiffauges. Poucet dégringole parmi ses frères.
— Nous sommes sauvés, annonce-t-il, il y a là-bas un grand château illuminé. On y va !
Le groupe s’enfonce dans la forêt conduit par Poucet. Bientôt ils arrivent à l’entrée du château. Ils frappent à une poterne. La porte s’ouvre comme par magie. Ils entrent à la queue leu leu. La porte se referme sur eux.