Trente et un

Je crus d’abord que les étoiles bouleversaient à nouveau ma vision.

Le pré était désormais à découvert et chaque mètre carré de sol avait été creusé puis retourné, laissant le terrain bosselé et irrégulier : des touffes d’herbe alternant avec des mottes de terre nue et défoncée. Il brillait sous le faisceau des projecteurs mais ce n’étaient pas mes yeux qui inventaient les étoiles, me rendis-je compte : c’était les fleurs qui scintillaient.

Qui poussaient là par centaines. Des fleurs noires couvraient la pelouse tout entière, jaillissant de terre, leurs pétales fragmentés et manquants parfois. Elles ressemblaient à des oisillons, leurs cous maigrelets tendus, leurs becs grands ouverts pour accueillir la nourriture. Aveugles, dépenaillés et démunis.

Oh, mon Dieu.

C’était une immense fosse commune divisée en sections évidentes. C’est là que le vieil homme et sa famille enterraient leurs morts. Qu’ils cultivaient.

Une porte claqua quelque part à l’arrière de la maison.

Je regardai autour de moi, impuissant. Il n’y avait aucune pierre sur le sol qui me permette de briser le cadenas. Et même s’il y en avait eu une, je ne croyais pas avoir assez de force pour la soulever. Je n’avais rien pour me défendre.

Je retournai à la fenêtre d’un pas chancelant.

Ally pressait son visage contre les barreaux, pâle et effrayée.

« J’arrive pas à ouvrir la porte.

– Neil...

– Donne-moi tes mains. Je vais essayer d’enlever le scotch.

– Ça servira à rien. Je suis enchaînée à ce putain de truc.

– Quel truc ?

– Une sorte de table en acier. Elle est rivée au sol. »

Je pris appui contre le mur pour me redresser et trébuchai presque en longeant le bunker vers le mur face à la maison. Je gardai les yeux au sol. Je cherchais quelque chose, n’importe quoi. Je ne trouvai rien.

Je ne savais pas ce que nous allions faire.

Je suis désolé, Ally.

Tôt ou tard, il viendrait jusqu’ici. Il s’y rendrait peut-être directement. Je m’arrêtai au coin du bâtiment. Je n’avais qu’une seule idée, pour l’instant : attendre ici. Le faisceau du projecteur était bloqué par le bunker et n’éclairait pas cette section de terrain. Je pouvais me dissimuler dans l’ombre étroite pour essayer de l’attaquer à son arrivée, avant même qu’il m’ait repéré.

C’était une idée complètement conne. Je m’en rendis compte tandis qu’une décharge de douleur me transperçait. Le sang rendait mes mains glissantes, je voyais des arcs-en-ciel enflammés et dans mon ventre s’enroulaient des spirales de souffrance. Les paroles de Barbara me revinrent à l’esprit.

Le policier n’a jamais été torturé ni exécuté dans une ferme.

Une ombre s’étirait déjà dans le jardin. Elle semblait énorme et ondoyait sur les mottes de terre. Le bruit de ses pas me parvint : ses bottes martelaient le sol et écrasaient les pétales.

Je me préparai. J’inspirai lentement par le nez. Les étoiles avaient à nouveau disparu de mes yeux. Je n’aurais pas de meilleure occasion...

Mais l’ombre bifurqua dans les fleurs noires qui parsemaient l’herbe. Et quand l’homme apparut dans mon champ de vision, il était à plusieurs mètres du bunker. La distance était trop importante pour que je puisse la couvrir rapidement, même si j’avais été en mesure de me tenir droit sans le soutien du mur. Je n’avais aucune chance.

Je restai donc là, à le regarder. À attendre.

C’était un homme immense : sans aucun doute celui que j’avais vu dans la camionnette en bas de mon appartement. La moitié de son corps était éclairée par le projecteur surplombant le jardin ; l’autre moitié était dans l’ombre. L’unique œil que j’apercevais était fixé droit sur moi.

Et il portait un fusil.

Les yeux dans les yeux, nous nous sommes observés en silence un instant. Puis il se dirigea vers moi. Je me rendis compte que je n’avais plus la force de rester debout. Je m’affalai au sol et atterris sur le dos. Quelques secondes plus tard, il me surplombait de toute sa hauteur, dissimulant le monde derrière sa grande carcasse.

 

Marche vite, ne cours pas.

Essaye de ne pas courir.

Hannah sortit du sous-bois et rejoignit le chemin de terre au coin de la clôture. Il faisait désormais bien plus clair. Un projecteur surmontait le portail et jetait un faisceau de lumière sur le pré entrecoupé par les ombres irrégulières du grillage. Mais elle ne regarda le paysage qu’une seconde à peine, le temps de s’assurer que personne ne sortait. Personne. Elle emprunta aussitôt le chemin en direction de la route.

Marchant vite.

Son cœur battant la chamade.

Tout va bien, pensa-t-elle. C’était simple : si elle pouvait revenir à sa voiture et s’éloigner, tout s’arrangerait. Car Neil Dawson était à l’intérieur de la propriété, bloqué. L’ancienne famille d’Hannah se chargerait de le faire disparaître, lui et tout ce qu’il savait. Ils s’occuperaient aussi de sa voiture. Tout serait effacé. Si quelqu’un se souvenait du message qu’il avait laissé au commissariat, elle inventerait un mensonge, qu’elle l’avait rappelé mais que la conversation n’avait mené à rien. Personne n’aurait besoin de savoir qu’elle était venue jusqu’ici. Personne n’aurait besoin de connaître l’existence de cet endroit.

Plus que tout, elle ne serait plus obligée de revenir ici.

Elle en était capable.

Hannah hésita mais s’obligea à continuer. L’obscurité, le silence semblaient se presser contre son dos. La peur la propulsait en avant. Elle aperçut le pylône devant elle, sur la droite : une armature métallique difforme, bien plus sombre encore contre le ciel nocturne. Elle entendait déjà son bourdonnement inquiétant.

Tu peux tout faire, tout réussir.

Elle hésita encore – cette fois, au sommet de la côte.

Elle tourna la tête et jeta un coup d’œil derrière elle.

La lumière au-dessus du portail était encore visible, plus petite et plus insignifiante, comme si quelqu’un avait laissé tomber une lampe torche. Mais malgré la distance, elle distingua une tache d’obscurité dans le pré. Une ombre minuscule.

Il y avait quelqu’un au portail.

Hannah s’immobilisa. N’y retourne pas. L’instinct dictait à son corps de faire demi-tour et de continuer sa route. Elle pouvait courir, à présent – la voiture était à moins d’une minute de marche. Les prés autour d’elle étaient déserts et morts. Personne ne se rendrait compte de sa présence.

N’y retourne pas.

C’était la voix d’une fillette terrifiée. Qu’on avait brutalisée toute sa vie, qu’on avait rabaissée, rendue insignifiante et apeurée. Qui n’avait jamais connu le sens du mot sécurité, jusqu’à ce qu’un homme, pendant des années et des années d’amour inconditionnel, souffle doucement sur les braises de la confiance. Hannah était sans doute cette fillette, mais elle était également une femme, à présent, avec toutes les nuances de personnalité entre les deux.

Hannah, tu peux tout faire, tout réussir.

Avant même d’avoir pu y réfléchir, elle redescendit la côte en courant. Le monde nocturne s’agitait autour d’elle, un brouillard vert foncé dansait dans la lumière crue, grandissant à mesure qu’elle approchait.

Quand elle atteignit le portail, la silhouette s’avança. Elle ne toucha pas le grillage mais s’approcha au maximum d’Hannah.

Une fillette. Elle n’était qu’une forme indistincte en contre-jour mais Hannah en voyait bien assez. Elle avait de longs cheveux blonds coiffés en deux couettes, elle portait une robe surannée et l’expression de son visage attira Hannah. Son cœur battait à tout rompre, mais pas d’épuisement après la course.

Elle s’approcha autant qu’elle put du grillage et s’accroupit. Son jean s’étira autour de sa cuisse.

« Salut, murmura-t-elle. Comment tu t’appelles ? »

La fillette ne répondit pas mais releva légèrement la tête.

« Tu peux me faire entrer ? » demanda Hannah.

L’enfant ne broncha pas. Quelques secondes s’écoulèrent, puis elle détourna le regard avant de dévisager Hannah. Elle acquiesça. Quand elle murmura à son tour, sa voix était si fluette et effrayée qu’Hannah mesura les risques que prenait la fillette, à faire ainsi confiance à une inconnue. Mais il y avait autre chose : une résolution bien affirmée, pour une fille de son âge.

Petite bête féroce.

« Vous pourrez m’aider ? » demanda la fillette.

Hannah acquiesça.

« Oui. Bien sûr. »

 

Après avoir ouvert le cadenas et la porte, l’homme m’avait traîné d’une seule main dans le bunker – il m’avait empoigné par la veste, m’avait tiré à l’intérieur et m’avait balancé dans le coin opposé à Ally. Le choc m’avait tant secoué que je m’étais évanoui.

Je me réveillai soudain, pris d’une toux si violente que je m’étouffai et faillis vomir. Je ne sentais que la douleur, je ne savais pas où j’étais ni ce qui m’arrivait. Les carreaux blancs sous mon corps étaient horriblement froids. Quand j’ouvris les yeux, je vis ma propre main repousser le mur avec force, laissant une traînée de sang derrière elle. Une ombre me surplombait et j’avais l’impression que mon ventre était en feu.

Ally criait. Hurlait.

Je tournai la tête de côté et l’aperçus, dans la lumière glauque de la cellule. Elle se tenait près de la fenêtre, une cheville enchaînée au pied d’une table en acier, mais elle ne hurlait pas de douleur. Elle criait contre l’homme qui appuyait son pied sur mon abdomen blessé.

« Espèce de connard ! crachait-elle dans sa direction. Espèce de sale connard ! »

Il retira son pied et s’approcha d’elle. Elle se tut aussitôt, recula aussi loin qu’elle le put, levant ses mains ligotées en un geste défensif.

« Hé », lançai-je.

L’homme m’ignora. Son dos était presque aussi large que la porte par laquelle il m’avait traîné. Malgré la douleur, je m’efforçai de trouver quelque chose, n’importe quoi, pour attirer son attention.

« Hé, répétai-je plus fort. Ton père est mort. »

À ces mots, il s’immobilisa.

Très lentement, il fit demi-tour. Dans l’obscurité, je ne distinguais pas son visage. Il revint vers moi et me domina de toute sa hauteur.

« Je l’ai vu à l’hôpital. Il est mort. »

Il s’accroupit au-dessus de moi. Un relent de son odeur m’arriva jusqu’aux narines. C’était horrible. Il dégageait une puanteur de sous-bois et de tombes fraîchement creusées. La colère pulsait hors de lui en vagues brûlantes.

« Je lui ai collé un putain d’oreiller sur la tronche. »

Il ne m’était pas difficile d’inclure autant de haine dans mon mensonge, de le rendre convaincant. En cet instant, j’aurais aimé l’avoir fait : au moins, je ne regretterais pas de n’avoir rien fait.

Il posa les genoux sur mes bras, me plaquant au sol. Son poids était écrasant : j’eus la sensation qu’on venait de me broyer les biceps. La douleur était intolérable et mon corps tout entier hurla, mais j’étais totalement impuissant. Merde merde merde, c’est insupportable, c’est insupportable, va-t’en. Je ne parvenais qu’à battre des paupières, encore et encore, et je me disais que s’il restait là, sur moi, alors peut-être y aurait-il une chance que les renforts arrivent à temps pour aider Ally.

Le premier coup de poing n’était pas fort mais il envoya valser mes pensées hors d’atteinte. Il me fallut une seconde, même, pour comprendre qu’il m’avait asséné un coup. Ally se remit à crier – de simples hurlements inarticulés, cette fois. L’homme réarma son poing.

Je tournai la tête. Par la porte ouverte de la cellule, juste avant qu’il me frappe à nouveau, j’aperçus les fleurs qui poussaient dans le jardin.

Par la porte ouverte de la cellule, Sullivan aperçoit les fleurs qui poussent dans le jardin. Même dans les rayons du soleil, elles sont d’un noir d’ébène. Elles semblent coloniser la terre comme une traînée de moisissure, attirant son attention loin des pommiers qui se dressent en arrière-plan. Sans les fleurs et ce qu’elles représentent, le paysage serait curieusement idyllique – il entend les oiseaux chanter et ils paraissent heureux de vivre. Ils n’ont pas conscience de ce qu’il subit là, ligoté à une chaise.

L’homme le frappe à nouveau. La chaise bascule sur ses pieds arrière et tout se brouille.

La vue par la porte se fait un peu plus nette et il se rappelle où il se trouve. Il écarte le sang de son œil d’un clignement de paupière et entend un raclement, puis un bruit sec. L’homme vient de cracher sur le sol carrelé du bunker. La tête de Sullivan penche d’un côté, il voit le crachat puis se tourne avec difficulté vers l’homme qui se dresse devant lui et s’essuie la bouche d’un revers de main.

Leurs regards se croisent – Sullivan le soutient autant qu’il peut.

Derrière sa main, l’homme se met à ricaner.

Sullivan ne sait pas vraiment pourquoi. Peut-être est-ce devant les dommages qu’il vient de lui infliger et que Sullivan ne peut que ressentir dans tout son corps, qu’il ne peut que deviner. Une douleur si violente qu’elle n’importe déjà plus. L’homme l’a frappé à tour de bras – toujours au visage, c’est là que les vrais sadiques concentrent leur attention. Nos visages sont importants car ils définissent notre identité, c’est pour cela que les bourreaux défigurent leurs victimes. En partie parce que nous craignons les blessures avant même qu’on nous les inflige, et en partie parce que nous devenons inquiétants aux yeux des autres, une fois les blessures infligées. C’est d’ailleurs étrange, car l’homme ne compte pas laisser Sullivan en vie, ni lui donner l’occasion de montrer ses blessures aux autres. Sullivan comprend qu’une personne se résume à bien davantage qu’à son apparence physique.

Sa tête roule à nouveau sur le côté, ses yeux se fixent sur la porte ouverte et les fleurs noires, si incongrues dans les rayons du soleil. L’homme recommence à lui asséner des coups – plus puissants, cette fois, il est déterminé à en finir – et l’esprit de Sullivan s’envole. Les fleurs noires, pense-t-il. Une fois la graine semée, la fleur s’épanouit, c’est inévitable. Il pense à Clark Poole, à ce qu’il a infligé à Anna Hanson. Au fait qu’il en revient toujours à cela. Il se demande comment les plantes qui poussent sur un sol si affreux peuvent devenir si élaborées, si étranges.

Et il se rend compte qu’il la voit.

Il croit d’abord rêver. Ou pire encore. Ses pensées sont entrecoupées par le flot de coups ininterrompus. Peut-être voit-il des fantômes ou des anges. Peut-être va-t-elle le prendre par la main et l’emmener avec elle.

Mais non, il la voit réellement. Elle est là.

Anna Hanson. Non, bien sûr, ce n’est pas elle. Charlotte. Elle est là, dans l’embrasure de la porte du bunker, elle lui dissimule les fleurs. L’homme ne l’a pas vue – il œuvre toujours, s’épuise. Mais tandis que la tête de Sullivan va et vient, il l’aperçoit. À chaque fois que son visage se tourne vers elle, elle s’est approchée un peu plus près du fusil que l’homme a posé contre le mur, à côté de la porte.

Plus près.

Elle affiche une expression terrorisée. Mais Sullivan lui sourirait, s’il le pouvait. Elle est si courageuse. Cela doit être bien difficile, il sait à quel point la fillette a peur de l’homme. Elle sait ce qui est arrivé, la dernière fois qu’elle a osé lui désobéir.

Plus près.

Personne n’a le droit d’exiger d’elle qu’elle soit à nouveau courageuse.

Mais elle l’est pourtant.

Sullivan ferme les yeux et perd connaissance presque en même temps. La dernière chose dont il se souvient, c’est de voir la fillette qui ramasse le fusil pour l’armer aussitôt. Anna Hanson. Charlotte Webb. Dans son esprit, il n’y a plus de différence. Cela n’a plus d’importance.

Avant qu’il ne parvienne à formuler une autre pensée, le monde de Sullivan explose, écarlate et noir.

Hannah abaissa le fusil.

Son tir avait été parfaitement contrôlé. Elle avait visé, serré, tiré. La crosse lui avait frappé l’épaule, la bousculant sans trop de dommages. Le bruit avait été pire que tout. La violente détonation semblait avoir aspiré tous les autres sons du monde et ses oreilles sifflaient, une fois le silence revenu.

Les sifflements s’estompèrent et les hurlements reprirent de plus belle.

Hannah jeta un coup d’œil à la femme, à l’autre bout du bunker – rien qu’une gamine, presque. La compagne de Dawson. Elle était accroupie près d’une table en acier, les mains ligotées, et paraissait vouloir se rouler en une boule minuscule, sans quitter la scène des yeux.

« Tout va bien », dit Hannah.

Elle avait encore du mal à entendre ses propres paroles, elle ne savait pas si elle chuchotait ou si elle criait.

L’homme qui avait dû jadis être son frère était étendu dans un coin du bunker. Sa tête avait été soufflée, ainsi qu’une grande partie de son épaule gauche. La puissance du tir avait projeté le reste de son corps loin de l’homme prostré à terre. Hannah devina qu’il s’agissait de Neil Dawson. Difficile à dire – il était sur le dos, immobile, son visage réduit à un masque sanguinolent.

Hannah scruta Dawson quelques instants, puis le cadavre de son frère. Son esprit était vide. Mais aussi atroce cela soit-il, pensa-t-elle, ce n’était pas si terrible : elle ressentait une étrange impression, comme si les choses se mettaient en place, hors de son champ de vision, des choses qu’elle ne comprenait pas mais qui n’était pas désagréables. Comme si la situation devait se terminer ainsi, quoi qu’il arrive. Comme s’il fallait qu’elle s’achève ainsi.

Elle réarma le fusil et la douille vide tourbillonna dans les airs. Elle s’agenouilla près de Dawson, s’assura que ses voies respiratoires étaient dégagées, puis le fit rouler doucement sur le flanc.

Elle sortit dans le jardin de fleurs noires silencieuses et appela une ambulance.