Seize
Hannah se tenait dans la cuisine de son père et sirotait une tasse de café. Le châssis de la fenêtre à guillotine était ouvert, découpant un carré noir de nuit, teinté par le reflet fantomatique et orangé d’Hannah et de la pièce autour d’elle. Au-delà, quelque part au fond du jardin, elle devinait la texture des feuilles d’arbres dans l’obscurité de minuit.
Elle parcourait encore l’album photos, ouvert sur l’îlot dans la cuisine. Dans sa tête, elle se justifiait en pensant y trouver un indice : un signe prouvant que son père n’avait jamais été l’homme qu’il avait prétendu être, mais le tueur qu’elle le soupçonnait désormais d’avoir été. Un éclair dans son regard, peut-être, ou une tache sur sa manche de chemise. C’était ridicule, bien entendu – mais il semblait tout aussi ridicule de croire qu’il n’y avait jamais eu aucun signe, que les deux facettes de la personnalité de Colin Price avaient été aussi distinctes et séparées que les deux côtés d’une pièce de monnaie.
Elle se justifiait ainsi. Mais elle cherchait surtout à retrouver ce sentiment rassurant de sécurité. Elle essayait de retrouver le père dont elle se souvenait, celui dont elle voulait se souvenir, et de se retrouver elle-même, aussi. Bizarrement, depuis qu’elle avait mis à nu une partie de la vérité, elle feuilletait l’album avec plus de sérénité que les jours précédents. Parce qu’à présent elle avait le sentiment que cela l’aidait. Aussi monstrueuse soit-elle, une chose est bien plus effrayante lorsqu’elle se tapit hors de vue dans votre dos.
Hannah tenait sa tasse presque vide entre ses mains.
Un fait n’avait pas changé : parmi toutes les photos, elle revenait toujours à la deuxième, celle où elle était blottie dans les bras de son père juste après sa naissance. L’heure et l’endroit de la prise de vue étaient à jamais perdus dans le passé. L’image avait saisi un instant auquel elle avait participé mais dont elle ne se souviendrait jamais. Une ligne irrégulière et invisible traversait pourtant le monde et les années, reliant le bébé de la photo à toutes les autres Hannah de l’album et finalement jusqu’à elle, debout dans la pièce en cet instant.
C’était quelque chose, pensa-t-elle. Cette ligne était importante. Il est réconfortant de pouvoir parcourir sa vie en marche arrière, comme le long d’une corde, une main par-dessus l’autre, lentement, et de savoir que notre personnalité possède une certaine cohérence.
Plus important encore, la photo devant elle prouvait à quel point elle avait compté aux yeux de son père. Quelques pages plus loin dans l’album, il lâchait son vélo pour qu’elle puisse pédaler toute seule. Il fallait qu’elle garde ces souvenirs-là en tête : qu’il l’avait toujours aimée, l’avait aidée et poussée dans le monde, lui avait dit de ne pas avoir peur, lui avait promis qu’elle pouvait tout faire, tout réussir. C’était donc un homme bien, quoi qu’il ait fait – quoi qu’en disent les cadavres de la rivière, et quoi qu’elle découvre ce soir-là. Cette idée était solide comme un roc. Elle s’y agrippa mentalement de toutes ses forces.
Tu étais un homme bien.
La tasse dans ses mains était tiède. Elle hésita à se refaire un café mais il était minuit et cela ne ferait que repousser l’échéance, reconnaître sa peur. Tu n’approuverais pas un tel comportement, pas vrai, papa ? Elle jeta le fond de café dans l’évier, posa la tasse sur le rebord et passa au salon.
Il y faisait chaud, ce soir-là. Plus tôt, elle avait apporté des bûches stockées dans l’abri au fond du jardin, chassant les araignées qui y couraient avant de les déposer d’un geste prudent sur les vieilles cendres de l’âtre. Les flammes jaillissaient désormais derrière le pare-feu, vacillantes et crépitantes, projetant une lumière incertaine et dessinant l’ombre du fauteuil vide de son père. Devant la cheminée, la chaleur était douce, comme une pression rassurante sur son visage.
Au fond de l’âtre, la carte routière n’était plus qu’un tas de cendres. Lorsqu’il avait pris feu en une flamme verte, le sac qui dissimulait le marteau avait émis un bref soupir avant de se recroqueviller et de fondre. Le marteau était réduit à l’état de métal nu et noirci. Les preuves qui avaient pu y rester accrochées avaient sifflé, brûlé, et avaient désormais disparu.
Voilà, papa.
Il avait certainement commis un crime – peut-être même quelque chose d’irréversible – mais à l’issue d’un après-midi entier de délibérations, elle avait pris sa décision : inutile de mettre quelqu’un d’autre au courant. À moins que cela soit absolument nécessaire. Si l’enquête sur les deux cadavres établissait un lien avec Colin Price, elle gérerait la situation au jour le jour, mais ce ne serait pas elle qui les mettrait sur la piste de ce lien. Pour l’instant, aucun élément physique ne rattachait son père au viaduc et, à l’exception du tas de cendres dans l’âtre, le monde n’était pas différent de ce qu’il était avant, quand elle s’était sentie en sécurité, rassurée, quand elle savait encore qui elle était.
Aucun élément physique – mais elle était au courant, elle. La question était maintenant de savoir si elle parviendrait à vivre avec cela, ou si les souvenirs de son père si chers à son cœur seraient à jamais abîmés. Elle aurait beau se répéter sans cesse qu’il avait été un homme bien, serait-elle en mesure d’y croire ? Elle ne pourrait pas répondre à cette question avant d’avoir découvert ce qu’il avait réellement fait.
Hannah se réchauffa les mains devant le feu et baissa les yeux vers les objets qu’elle avait récupérés. Impossible de savoir exactement ce dont elle aurait besoin car elle n’avait aucune idée de ce qu’elle s’apprêtait à trouver, ni de ce qu’elle était prête à faire pour le trouver. Aussi envisageait-elle le pire. En plus de la lourde lampe torche de son père, elle avait fouillé le jardin, le garage et le garde-manger pour en ressortir avec un grand seau, un long câble de remorquage et des sacs-poubelles. Plusieurs cintres, pour en récupérer les crochets métalliques.
La pelle se trouvait déjà sur la banquette arrière de sa voiture. En plus du jean noir et du sweat qu’elle portait, une paire de gants sombres et de bottes en caoutchouc attendaient d’être enfilés quand elle serait arrivée à destination.
Une matraque extensible pendait à sa ceinture.
Autre chose ?
Rien qui lui vînt encore à l’esprit. Elle garda les yeux rivés sur les flammes. Dans la chaleur de l’âtre, une bûche se fendit et une volute de fumée s’éleva en spirale dans le conduit de cheminée.
C’est maintenant ou jamais.
Hannah glissa les objets un à un dans le seau.
Une demi-heure plus tard, elle fit marche arrière sur la parcelle de graviers devant la bâtisse abandonnée de Wetherby Cottage.
Derrière elle, une étendue de champs noirs disparates s’étalait dans la nuit jusqu’à l’horizon. Les étoiles qui trouaient le ciel au-dessus d’elle étaient floues dans le rétroviseur. Devant, à moitié éclairées par les phares, les ruines du vieux cottage apparaissaient entre les arbres. Dans l’obscurité environnante, le blanc des murs lui évoquait encore plus la chair d’un poisson. Laissant le moteur tourner quelques instants, Hannah les observa et s’imprégna de l’atmosphère des lieux. Ils lui rappelaient la maison à la fin du Projet Blair Witch : un bâtiment délabré et abandonné au fond des bois. Elle se représenta des tapis de mousse caressés par le faisceau d’une lampe torche, les murs au plâtre lézardé couverts d’empreintes de mains d’enfants.
Elle coupa le moteur. Le monde fut réduit au silence et les restes de la structure plongèrent dans l’obscurité.
Hannah descendit de voiture et alla jusqu’au coffre d’où elle sortit ce dont elle avait besoin. Rien que sa lampe torche et ses gants. Elle ne s’embêta pas avec ses bottes, ni avec les outils et le câble, en partie parce qu’elle ne savait pas encore ce qu’elle allait devoir affronter, mais aussi parce qu’elle s’était convaincue qu’elle n’aurait rien à affronter. Rien qu’une variante de ce qu’elle avait vu au parc ou sur Mulberry Avenue, où la croix resterait un mystère à ses yeux.
Dans un cliquetis, elle alluma la torche. Le faisceau semblait maigrichon, après celui des phares de la voiture. Mais cela lui suffirait.
Quelques insectes voletèrent dans le rayon lumineux.
Voyons ce qu’il y a là-dedans.
Il n’y aurait rien.
Hannah traversa d’un pas lourd les herbes hautes et les ronces devant la maison. Elle approcha des ruines par un trajet détourné ; les fenêtres noires paraissaient la suivre du regard, avec leurs chambranles fissurés envahis par le lierre qui y ruisselait comme des larmes. À l’exception du craquement léger sous ses semelles, l’endroit était parfaitement silencieux. Mais elle sentait pourtant une présence. L’air était teinté de tristesse et de regret, comme si les lieux avaient été témoins d’une tragédie et qu’ils ne parvenaient pas à l’oublier.
C’est le fruit de ton imagination, se dit-elle.
Il ne s’est rien passé.
Elle jeta un coup d’œil par une fenêtre, dirigeant lentement le faisceau de sa lampe alentour. Les cloisons intérieures étaient tombées mais elle voyait leur emplacement originel, pareil à des mâchoires de pierre à moitié enfouies dans le sol forestier. Tout le reste avait disparu. L’arrière du bâtiment s’était effondré. En dehors de la mosaïque du carrelage et de la végétation envahissante, il ne restait plus grand-chose au-delà du mur avant. Plus rien à l’intérieur. Un visage sans crâne.
Hannah éclaira aussi loin qu’elle put, dirigeant le faisceau avec lenteur d’un bout à l’autre de la bâtisse, à l’affût. Que cherchait-elle exactement ? Elle n’en savait rien.
La brise fraîche déposa un baiser dans son cou, soufflant doucement dans son oreille. Elle resta concentrée.
Rien de flagrant.
Mais il ne pouvait rien y avoir de flagrant, si ? Cela ne lui suffisait pas. Elle continua sa progression vers les restes du mur adjacent, tournant le faisceau de la lampe vers la végétation. Elle était si touffue, si enchevêtrée qu’elle fut obligée de lever haut les genoux pour la traverser ; à chaque pas, elle avait l’impression de poser le pied sur des fils barbelés et des nids de brindilles. Clic. Crac.
Elle s’arrêta devant une molaire en pierre jaillissant de terre, à l’endroit qui marquait la fin du bâtiment. La maison abandonnée replongea dans le silence.
C’est alors qu’elle l’aperçut.
Un instant plus tard, ses oreilles se mirent à siffler doucement.
Derrière la maison, les mauvaises herbes diminuaient. Le faisceau de la torche, incertain, traversait un monde de brume pâle mais révélait une sorte de clairière juste à l’orée du bois : un mur d’arbres et d’ombres tenait la lumière de sa lampe en échec. Mais juste avant, dans un coin de la clairière, se dressait un puits.
Le silence continuait à lui siffler à l’oreille.
Puis se brisa lorsque Hannah reprit sa progression dans les hautes herbes. Laissant derrière elle la maison. S’approchant de l’orée du bois.
Le puits était aussi ancien que le bâtiment, désormais presque invisible : un cylindre de briques enfoncé dans l’herbe. Les restes de trois entretoises en bois dépassaient de la végétation autour de l’ouverture circulaire, brisées à hauteur de genoux. La structure du puits s’était éboulée en divers endroits et s’il y avait eu une protection en bois, elle avait été depuis longtemps détruite par l’érosion. Le trou ne faisait qu’un mètre de large.
Avec prudence, Hannah se pencha au bord et dirigea la lampe dans la gorge moussue. Loin en contrebas, un demi-cercle d’eau reflétait la lueur du faisceau : une lune scintillante, aussi petite et distante que la vraie, brillant dans le ciel au-dessus d’elle. Elle balaya les profondeurs du puits et repéra un ensemble de brindilles. Elle ne parvenait pas à l’identifier. C’était comme un objet flottant rejeté par les vagues et échoué près d’un quai : une écume sale ponctuée d’éclats de bois.
Elle délogea une pierre qui ricocha à grand bruit contre les parois du puits avant de heurter la surface de l’eau. La lune en contrebas flotta un instant en plusieurs morceaux puis se reconstitua.
Très bien.
Et maintenant ?
Elle se redressa. Elle pourrait se servir du seau, pensa-t-elle – attacher le câble à l’anse pour le plonger dans le puits et voir si elle en sortait quelque chose. Ce n’était sans doute pas la meilleure méthode dans pareille situation mais que pouvait-elle faire d’autre ? Attacher le câble autour de sa taille et descendre en rappel ?
Peu importe qui était ton père, je t’interdis de faire ça.
Elle n’envisageait pas vraiment cette option mais elle dirigea néanmoins le faisceau de la lampe vers les bois, cherchant un endroit où fixer le câble. La torche éclaira brièvement l’homme qui se tenait là.
Il y eut un éclair de lumière. Hannah trébucha en arrière, sous le choc, et le faisceau s’abaissa vers les jambes de l’homme. Le mollet d’Hannah s’emmêla dans les hautes herbes et elle se sentit tomber. La scène se déroula au ralenti, elle ne put rien y faire. Putain. Elle atterrit sur le coude. Le tapis de végétation amortit sa chute et lui évita une blessure grave mais l’impact fit bondir son cœur dans sa poitrine.
Matraque matraque matraque matraque.
D’une main malhabile, elle tâta sa ceinture tout en dirigeant le faisceau de la torche vers les bois, balayant les lieux d’arbre en arbre. Rien.
Disparu.
Elle s’immobilisa aussitôt. Tendit l’oreille. Entre les battements sourds et rapides de son cœur, elle l’entendit : un craquement lointain. Celui d’une personne courant à travers la forêt d’un pas lourd.
Mais putain, reste pas allongée là, inspecteur Price.
Elle se hissa péniblement sur ses pieds. La matraque se déplia dans un cliquetis. Elle s’élança entre les arbres à sa poursuite, agitant sa torche de part et d’autre du bois, cherchant à l’entrapercevoir une fois encore. Elle distinguait des images furtives de troncs et de végétation épaisse. Des ombres pendues aux branches comme des chauves-souris, déployant leurs ailes tandis que la lumière s’éloignait.
Un instant plus tard, elle s’arrêta pour écouter.
Cette fois, plus aucun son.
D’accord.
Ne sois pas idiote.
Elle jeta un coup d’œil alentour, évaluant aussi vite que possible la qualité du terrain, puis appuya sur le bouton de sa lampe. L’obscurité s’installa brutalement – une obscurité presque totale – mais Hannah se déporta sans bruit sur le côté. À une distance courte mais suffisante pour que l’homme ne sache plus où elle se trouvait, même s’il avait suivi le faisceau de la lampe. Elle s’accroupit, entrouvrit les lèvres et attendit.
Une fois encore, aucun bruit.
Aucun bruit humain, du moins. Au-delà du martèlement sourd de son cœur, elle prit conscience des sons de la forêt. Les petits bourdonnements et cliquetis, le murmure de la brise à travers les branches.
Mais il était là, quelque part. Forcément.
Hannah resta accroupie, aussi immobile que ses muscles le lui permettaient, et elle essaya de se remémorer ce qu’elle avait vu. Elle n’avait pas eu le temps d’enregistrer grand-chose : elle avait entrevu un jean noir et des chaussures montantes, une veste sombre. Ce n’était pas un clochard. Non, cet homme était venu là pour une raison précise. Peut-être pour la même raison qu’elle. Il avait aperçu le faisceau de la lampe, entendu le bruit de ses pas le long de la maison, et il avait reculé de quelques mètres jusqu’à l’orée du bois. Pour l’observer. Ou alors...
Ou bien les bruits l’avaient attiré hors du bois.
Hannah frissonna à cette idée et resserra son étreinte autour de sa matraque. La femme qui avait accompagné Dawson au viaduc était toujours portée disparue. Était-elle certaine d’avoir vu un homme, à l’instant ? Elle en était presque sûre. Elle scruta la forêt obscure en quête d’un mouvement mais ne vit rien. Qui qu’elle soit, la personne avait certainement une lampe torche, non ? On ne pouvait pas évoluer sur ce terrain sans lampe. Mais elle ne voyait aucune lueur. La forêt était silencieuse, laissant seulement échapper quelques bruits naturels.
Elle évalua les options qui se présentaient à elle. Même munie de sa matraque et de sa lampe, elle n’avait pas envie de s’enfoncer davantage dans l’obscurité. Son alternative : attendre de voir qui, d’elle ou de lui, était le plus patient. Ou bien elle pouvait dégager de là, mais cette solution ne lui convenait pas.
Alors, va de l’avant.
Parfait. Elle se leva, prête à reprendre sa marche, quand des lumières rouges tremblotèrent non loin d’elle, entre les arbres. Elle entendit le bruit. Un moteur de voiture.
Un crissement de graviers.
Merde. Elle ralluma sa torche et avança d’un pas rapide dans le sous-bois, libérée de sa peur. Déterminée. Mais il était déjà trop tard. Elle atteignit un large sentier qui traversait la forêt. Le chemin était désert et obscur dans les deux directions, mais une odeur d’essence planait encore dans l’air.
L’éclair de lumière, pensa-t-elle.
Quand elle avait aperçu l’homme pour la première fois, elle avait vu un éclair de lumière. Provenait-il de la lampe torche qu’il tenait ? De son imagination ?
Ou d’autre chose ?
Hannah resta immobile un moment, le cœur battant, tandis qu’une éventualité terrifiante s’offrait à elle.
Était-ce le flash d’un appareil photo ?