Cinq

Mon appartement était trop petit pour me permettre de stocker beaucoup de livres, c’est pourquoi je n’avais pas tous les romans de mon père, mais je possédais Les Poupées d’inquiétude. Comme tous mes autres livres, il était rangé en pile sur une étagère de mon armoire. Je le fis glisser et l’ouvris délicatement à la page de dédicace. Le dos émit un craquement : un son doux et rassurant. Il me fit penser à un vieil homme s’asseyant dans un fauteuil en cuir.

Pour Laura.

Je ne veux pas vivre sans toi. Je te le répète chaque jour de vive voix. Je souhaite à présent te l’écrire.

Je notai l’emploi du présent, même si je savais que ma mère était morte avant la publication du livre et n’aurait jamais pu lire ces mots. Il s’adressait pourtant à elle comme si elle pouvait l’entendre, comme si elle était encore auprès de lui. Je te le répète chaque jour de vive voix. Je le croyais sur parole. Mon père avait continué à répéter ces mots qui le définissaient, bien que leur destinataire ne fût plus en mesure de les entendre.

Il a mal vécu la mort de maman, c’est sûr, mais il a canalisé ses sentiments dans ses écrits.

Ce que j’avais dit à Marsha le soir même me semblait à présent totalement crétin. En plus de me sentir coupable, j’avais l’impression d’être un putain d’idiot. Enfant, j’avais été absorbé par l’idée romantique du pouvoir de l’écriture ; adulte, j’avais entrepris de bâtir ma vie sur cette fondation. Mais dans les moments cruciaux, ces idées s’étaient avérées ineptes et vides de sens. Il a canalisé ses sentiments dans ses écrits. Sauf que non, parce que l’écriture n’était que l’écriture, pas un acte magique. Je me sentais si naïf – comme si j’avais passé ma vie entière à croire au Père Noël.

Je refermai le livre et en caressai la couverture une fois, comme pour la sceller. Les Poupées d’inquiétude. L’histoire d’un homme effrayé à l’idée de vivre et de mourir seul, et dont la femme revient lui tenir la main lorsqu’il décède. Je ne veux pas vivre sans toi, avait écrit mon père. Il ne semblait pas vain d’espérer que, dans ses derniers instants peut-être, il n’avait pas été seul.

« Salut, toi. »

Je sursautai presque lorsque Ally entra dans la pièce. Je n’avais pas entendu la porte s’ouvrir : les boums et les bangs de l’appartement du dessous avaient couvert le bruit. Je n’avais d’ailleurs même pas remarqué qu’il était plus de 17 heures et que la journée de travail des gens ordinaires était terminée. Le temps avait simplement... passé. Malgré tous les événements, il continuait sa course. Quand une épreuve terrible vous accable, vous imaginez qu’autour de vous tout devrait ralentir avec respect mais les choses ne fonctionnent évidemment pas ainsi. Les journées disparaissaient autour de moi.

« Salut. » Je reposai le livre. « Comment s’est passée ta journée ?

– C’était merdique. »

Elle laissa tomber son sac à main sur le lit puis soupira. Je me rassis à mon ordinateur et, un instant plus tard, elle s’approcha par-derrière et passa ses bras autour de moi. Après ma journée passée en solitaire, les effluves de son parfum me firent un choc. Son menton frotta ma joue lorsqu’elle se mit à parler.

« Les conneries habituelles, pour être plus précise.

– Rien de palpitant ?

– Ha ! Non. Enfin si, Ros a téléphoné. Elle veut savoir quand tu reviens. Elle compatit mais elle stresse.

– Lundi. Sûrement.

– Ouais, c’est ce que je lui ai dit. Mais tu sais bien comment elle est. »

Je levai la main et caressai l’avant-bras d’Ally : son duvet qu’elle détestait mais que j’adorais. Il y a quelque chose de particulièrement rassurant à être étreint par-derrière : peut-être parce que, par définition, le geste ne vient pas de nous et qu’il est toujours fait avec sincérité.

Je n’avais rien eu à demander, ces derniers jours. Il devait sembler évident à Ally que j’avais besoin d’elle plus que tout, alors elle restait à mes côtés et prenait soin de moi de manière discrète et imperceptible depuis mon retour de Whitkirk. La nourriture surgissait de nulle part. Les appels téléphoniques et les arrangements avaient été réalisés sans que je me rende compte de rien. Toutes ces choses qui auraient facilement pu devenir accablantes – qui m’auraient fait craquer : je sortais de mon état d’hébétude et paniquais en y pensant, pour m’apercevoir qu’Ally s’en était déjà chargée.

« Je ne sais pas ce que je ferais sans toi, lui dis-je.

– Moi non plus. Heureusement qu’on n’a pas à s’en préoc-cuper. »

Sans cesser de lui caresser le bras, il me vint soudain à l’esprit qu’elle n’avait jamais rencontré mon père, et qu’elle ne le rencontrerait jamais. Il n’avait pas su qu’il s’apprêtait à devenir grand-père.

En aurait-il été autrement, s’il avait appris la nouvelle ?

S’il avait appris n’importe quoi d’autre ?

Les quelques articles de presse que j’avais lus sur sa mort mentionnaient tous Les Poupées d’inquiétude et la mort de ma mère, insistant lourdement sur ce dernier élément. J’avais encore du mal à y croire, mais les faits étaient là. Il avait perdu sa femme et avait connu un vague épisode de dépression ; sa voiture avait été retrouvée dans un lieu isolé près d’un pont ; son corps avait été repêché sur la berge, vingt mètres en contrebas ; la police ne recherchait personne en particulier. Le mot « suicide » ne figurait pas dans les journaux mais il transparaissait entre les lignes, à travers les détails évoqués. Je ne pouvais pas me voiler la face, même si, la plupart du temps, j’avais du mal à y croire.

Des journalistes m’avaient appelé ou envoyé des mails, me demandant un commentaire, mais je les avais ignorés. Quel intérêt – que voulaient-ils que je dise ? Que je n’avais pas été assez attentif à son bien-être ? Ou que j’avais du mal à accepter le fait qu’il se soit tué – ou qu’une part de moi refusait plus ou moins l’idée ? Je n’avais rien de sensé à leur dire. En conséquence de quoi j’étais réduit à une petite ligne en bas des articles.

Il laisse derrière lui son fils, Neil, âgé de vingt-cinq ans.

Une violente rafale de mitraillette explosa au rez-de-chaussée.

Ally soupira et s’écarta de moi.

« Tu permets, chéri ?

– Pas de problème. »

Cette fois, je l’entendis ouvrir la porte d’entrée – puis je perçus plusieurs martèlements. Quelques instants plus tard, la télévision fut réduite au silence. Pas d’éclats de voix. Au bout de quelques secondes encore, Ally remonta, claquant délibérément la porte derrière elle, et la télé ne broncha plus en bas.

« Ça fait du bien. Je vais prendre une douche. »

Elle sifflota en chemin vers le couloir et je parvins à afficher un demi-sourire avant de retourner à mon ordinateur. Il fallait que je réponde à un nouveau mail.

Les messages avaient commencé à affluer le jour où la nécrologie était parue dans les médias, puis avaient augmenté à mesure que la nouvelle de son décès s’était répandue dans la blogosphère. Je ne savais pas comment ils m’avaient trouvé, mais ils avaient réussi. Les amis de mon père, ses collègues, ses fans, exprimèrent tous leur bouleversement et m’envoyèrent leurs condoléances. Les textes étaient tous des variations d’un même thème.

J’ai un jour eu le plaisir de rencontrer Christopher.

Son œuvre était une véritable source d’inspiration pour moi.

C’était un auteur incroyable, une personne incroyable.

Je suis terriblement désolé de votre perte.

Quelques-uns évoquaient des anecdotes personnelles – des histoires de rencontres lors de conventions ou de séances de dédicaces. C’était d’ailleurs le plus bizarre, dans tout cela : les récits de beuveries nocturnes où les bars d’hôtels étaient vidés, où l’on trébuchait contre les meubles à 6 heures du matin ; des aventures en pays étrangers, des rues sinueuses, des tavernes ouvertes tard dans la nuit, des repaires secrets pour boire. Ils donnaient à mon père un côté exotique et passionnant, comme s’il avait vécu une existence d’espion, et j’avais du mal à faire coïncider ces images avec le Christopher Dawson que je connaissais.

Aussi étranges qu’elles m’aient paru, ces histoires m’aidèrent pourtant. Elles étaient réconfortantes. En les lisant, je ressentais un mélange étrange de tristesse et de joie : elles serraient des nœuds dans mon cœur et ma gorge. N’importe quel romancier rêve d’être lu – quel intérêt y a-t-il à parler sans que personne n’écoute ? Mais pour mon père, il y avait toujours une différence entre exprimer ce que tout le monde veut entendre – produire une matière à best-seller – et écrire ce qui vous tient réellement à cœur, ce que vous avez besoin d’écrire, en espérant que quelqu’un apprécie suffisamment vos mots pour vous écouter en retour. C’est ce que mon père avait fait toute sa vie. Et il était clair, à travers ces messages, que des gens l’avaient écouté avec attention.

J’entendis la douche couler dans la salle de bains, puis le bomp de la mise en route du chauffe-eau.

Je cliquai sur RÉPONDRE et pianotai sur le clavier :

Cher monsieur Cartwright,

Merci pour votre mail. Les obsèques de mon père auront lieu au crématorium de Longwood à 13 heures, le vendredi 24 septembre. Si vous souhaitez y assister, vous êtes le bienvenu. Il y aura une réception au Regency. Je joins les indications pour vous rendre à ces deux endroits.

En lieu et place de fleurs, je vous prie d’adresser vos dons à l’Institut britannique de recherche contre le cancer.

Merci, et je suis désolé également pour la perte de votre ami.

Neil.

Des fleurs.

Je revis brièvement le livre aperçu chez mon père, celui qui cachait une fleur séchée entre ses pages.

En transférant le mail de Joseph Cartwright dans le dossier spécial où je gardais tous les messages de condoléances, je parcourus la liste des noms. Aucune raison de m’y attendre, bien sûr, et il n’y figurait pas. Aucun des expéditeurs de messages ne s’appelait Robert Wiseman.

 

Je rêvai que j’avais à nouveau quatre ans et que j’avais peur du noir.

Ma chambre se trouvait au milieu du long couloir. Chaque soir après m’avoir bordé, mes parents éteignaient la lumière et retournaient au salon à l’autre bout, avant d’en fermer la porte. Je restais étendu là, les couvertures remontées jusqu’au menton, écoutant le son étouffé de la télévision et la pulsation silencieuse provenant de l’autre côté. Du côté vide de la maison. Mais plus je tendais l’oreille et moins elle me semblait vide. Comme si quelque chose prenait forme dans l’ombre, au bout du couloir, puis s’approchait à pas de loup. Je scrutais la porte, m’attendant à voir des doigts se faufiler lentement par l’entrebâillement. Ou un visage m’observer. Et quand cela finirait par arriver, je savais que mes parents seraient trop loin pour atteindre ma chambre à temps.

D’autres fois encore, je parvenais à sombrer dans le sommeil mais me réveillais systématiquement en sursaut. Mon rêve se déroulait au cours d’une nuit comme celle-ci.

Quelque chose m’avait réveillé.

Quelque chose était arrivé.

« Papa ! » criai-je.

Puis j’écoutai de toutes mes forces, mon cœur minuscule battant la chamade. En temps normal, j’entendais les conversations murmurées dans le salon – C’était Neil ? – puis la porte s’ouvrait enfin. Mais pas ce soir-là. J’entendis le silence pendant quelques instants, le bruit de quelqu’un qui s’efforce de rester immobile, puis les pas discrets de cette personne en direction de ma chambre. Pour une raison étrange, l’un de mes parents était déjà dans le couloir.

C’était mon père. Il se tenait à présent sur le palier de ma porte, son livre encore à la main. Il s’approcha et alluma la lampe à plumes. Sa voix était calme, douce.

« Qu’est-ce qui ne va pas, Neil ?

– Je sais pas. Il y avait quelque chose.

– Un bruit ?

– Peut-être. »

Il jeta un regard dans le couloir.

« Tu veux que j’aille vérifier ? »

Je fis non de la tête. J’étais assez âgé pour savoir que vérifier ne résoudrait pas la situation. La logique n’était d’aucun renfort. Il n’y avait peut-être rien en ce moment mais ça ne voulait pas dire qu’il n’y aurait rien après. Une logique enfantine, sans doute, mais, au fond de lui, mon père me comprenait aussi. Avec moi, il ne se laissait jamais aller à l’impatience ni à la colère.

Il s’assit sur la chaise à côté de mon lit.

« Tu veux que je te lise une histoire ? »

Je réfléchis un instant. « Oui, s’il te plaît.

– Très bien. »

Il posa son livre au sol. Celui qu’il me lisait à l’époque – Archer’s Goon, de Diana Wynne Jones – reposait sur ma table de nuit, ouvert en grand, ses pages écartelées et son dos craqué. Il avait beau être écrivain, mon père avait toujours manipulé les livres avec négligence. Ce sont les histoires qu’ils contiennent qui importent, me répétait-il. Elles, on ne peut pas les manipuler.

Mais il ne prit pas ce livre. Au lieu de reprendre le cours d’une histoire que nous lisions ensemble, il préférait souvent en inventer la suite. Quand cela se produisait, il commençait toujours lentement – avec hésitation – mais à mesure qu’il avançait, le récit trouvait un rythme bien plus fluide. Je regardais ses yeux étinceler d’excitation et je croyais, avec ma naïveté d’enfant, que son histoire avait quelque chose de magique : qu’elle avait toujours été là, attendant d’être découverte et racontée.

Il se frotta les mains, comme pour en essuyer toute trace du monde réel.

C’est alors qu’il commença : « Ceci n’est pas l’histoire d’une petite fille qui disparaît. »

 

Et je me réveillai en sursaut.

La chambre était plongée dans l’obscurité ; dehors, la rue était calme et déserte. Il faisait encore nuit. Je tournai la tête et vis Ally endormie à mes côtés. Elle était allongée sur le ventre, son dos nu se soulevant doucement à chacune de ses respirations, son visage paisible et imperturbable. Après être resté étendu sans bouger quelques instants, rien ne me sembla clocher dans l’appartement. C’était le rêve qui m’avait réveillé. Mais mon cœur battait pourtant plus fort, comme dans mon enfance, lorsque j’avais peur du noir et du silence.

Ceci n’est pas l’histoire d’une petite fille qui disparaît.

Je me souvenais de cette phrase tirée du résumé du roman La Fleur de l’ombre, mais le reste de mon rêve aurait tout aussi bien pu surgir de mon passé. Mon père avait-il jamais prononcé ces mots ? Impossible de le savoir ; j’avais oublié les histoires qu’il m’avait inventées. Leur contenu n’importait jamais : il importait davantage de meubler le silence, de tenir l’obscurité à bonne distance, pendant un moment.

Pourquoi l’ouvrage de Robert Wiseman me revenait-il sans cesse à l’esprit ?

Je plaçai une main derrière ma tête et scrutai le plafond bleu gris. C’était peut-être naturel d’y repenser ainsi : j’avais regardé ce livre juste avant de parler à la police, alors les deux éléments étaient liés dans mon cerveau. Sans parler de cette putain de fleur flippante. Mais j’avais l’impression qu’il y avait autre chose.

Je restai allongé quelques minutes, essayant sans conviction de retrouver le sommeil, en vain. Pour une raison idiote et inconnue, je restai bien éveillé.

Sans bruit, pour ne pas déranger Ally, je me glissai hors du lit et passai dans la cuisine, mes pieds nus tictaquant sur le lino. L’horloge du four indiquait 4 h 58. Absurdement tôt mais je mis la bouilloire en marche et m’installai à la table ronde en bois. J’y appuyai mes coudes et me frottai les tempes.

Il y avait bien sûr le timing de cette découverte du livre et de la fleur. Mais c’était surtout le fait d’avoir trouvé l’ouvrage sur le bureau de mon père, comme s’il l’avait parcouru, consulté pour son travail. Et c’était aussi les propos que j’avais tenus à Marsha sur les écrits de mon père. Si j’oubliais un instant ma propre naïveté, je devais bien admettre qu’il s’était attelé à un projet – il y avait même les notes sur son calendrier, bon sang. Haggerty. Ellis. Cela avait-il du sens de prendre des rendez-vous, de partir pour ce qui semblait être un voyage d’investigation, s’il avait prévu de faire ce qu’il avait fait ?

Non. Ça n’avait aucun sens à mes yeux.

Et s’il envisageait de se tuer, pourquoi aller jusqu’à Whitkirk pour le faire ? Peut-être que l’endroit avait un sens pour lui, mais je n’avais jamais entendu parler de cette ville avant sa mort. Il n’avait pas voulu que ce soit moi qui le trouve ainsi, je pouvais le comprendre – il avait voulu m’épargner cette horreur –, mais il n’était pas non plus obligé de traverser tout le putain de pays.

Il cherchait donc quelque chose.

Pourquoi, papa ? pensai-je. Qu’y a-t-il là-bas ?

Sur quoi travaillais-tu ?

Les gargouillis de la bouilloire se firent plus puissants jusqu’à ce qu’elle donne l’impression de vouloir déborder, le plastique tressautant sur son socle, puis elle s’arrêta dans un cliquetis. Je ne me levai pas. Je restai assis, plongé dans mes pensées, me frottant encore lentement les tempes, dans la cuisine désormais silencieuse.

Sauf que...

Le silence n’était pas complet.

J’entendais un bruit dehors : comme un léger ronflement. La fenêtre de la cuisine surplombait la ruelle à l’arrière du bâtiment. Je me levai et soulevai une latte du store vénitien pour jeter un coup d’œil.

Une camionnette était garée en contrebas. Le ronflement émanait du moteur qui tournait au ralenti.

Elle était vieille. Le métal semblait rouillé. Je ne distinguais pas tout à fait la couleur, je l’imaginais rouge ou brune. Ses phares étaient éteints mais le moteur tournait. Le halo d’un lampadaire au bout de la ruelle l’atteignait tout juste et une pointe ambrée fendait le pare-brise, exposant le conducteur dans l’habitacle, rien de plus. La silhouette était assez large pour laisser à penser qu’il s’agissait d’un homme et une grande lune était imprimée sur sa poitrine : un cercle pâle et distendu.

Le cercle recula soudain hors de vue.

Merde.

Je lâchai la latte du store qui claqua. C’était un visage. Il était penché en avant et m’avait observé à travers le pare-brise.

Dehors, le bruit du moteur changea. Je regardai à nouveau dans la ruelle pour entrapercevoir l’arrière de la camionnette qui s’éloignait avec lenteur et souplesse. Aucune chance de voir la plaque d’immatriculation depuis cet angle et, un instant plus tard, il ne me resta plus que le ronflement du véhicule tournant dans la rue principale et son rugissement tandis qu’il disparaissait dans une forte accélération.

Mon cœur se remit à battre.

Ça ne pouvait pas être son visage.

Et même si... merde, qu’est-ce que cette personne pouvait bien faire dans la ruelle à cette heure de la nuit ? Un cambrioleur repérant les lieux ? Peut-être. Si c’était le cas, je l’avais vu, il m’avait vu, il avait fui et ne reviendrait pas de si tôt. Les cambrioleurs sont des opportunistes, après tout – aucun intérêt à se compliquer la vie.

Et aucune raison pour moi de sursauter à la moindre ombre.

Je continuai cependant à observer dehors – à écouter, aussi. La ruelle semblait déserte ; le monde, silencieux. Quand cela arrive – quand vous êtes adulte, du moins – il est facile de calmer ses nerfs et de rejouer la scène pour se rendre compte à quel point elle était étrange. Grandir permet de rationaliser ses peurs.

Il me fallut tout de même un peu de temps. Quand je relâchai enfin la latte du store et reculai pour me préparer un café, je touchai le flanc plastifié de la bouilloire et il me fallut la remettre en marche.

Aucune raison de s’inquiéter, me répétai-je tandis que l’eau bouillait.

Aucune raison.

 

Ce matin-là, la météo était indécise, les vagues tourbillons blancs des nuages se découpant sur un gris d’acier. Couvert et maussade. Ally et moi avons traîné autour d’un café, puis au lit à regarder la télévision – ou du moins à essayer, pour ma part, car mon esprit vagabondait. Dans l’après-midi, nous avons marché jusqu’au supermarché du centre-ville et sommes rentrés chargés de sacs plastique, les feuilles mortes voletant sur le trottoir et tourbillonnant dans les airs comme des oiseaux.

J’avais presque oublié la camionnette ; l’incident de la nuit, ou quoi que ce fût, semblait déjà bien lointain, comme il arrive souvent lorsque vous êtes témoin d’un événement parce que vous n’avez pas dormi alors que vous auriez certainement dû. Ally et moi ne parlions pas beaucoup. Mon esprit retournait sans cesse à mon père et, à chaque fois, ma poitrine se serrait. À l’intérieur de moi, j’en avais conscience, une sensation montait crescendo. Mon cœur avait déjà décidé de ce que je devais faire et il ne restait plus à mon cerveau qu’à rattraper le coche. Plus il prenait son temps et plus mon subconscient s’impatientait. Quand nous eûmes déballé les courses, mes émotions atteignirent un sommet fiévreux et je déclarai :

« Je crois que je vais sortir un moment, si ça ne te dérange pas.

– Sans problème. »

Ally paraissait s’y attendre. Elle ne me demanda pas où j’allais, elle le savait sûrement déjà, mais je le dis tout de même à voix haute, autant à son attention qu’à la mienne.

« Je vais chez mon père. »