CHAPITRE XXIV
Un coup de stylet au cœur : la victime fait encore quelques pas avant de tomber morte. Ainsi un grand malheur frappe et anesthésie à la fois, paralysant nos émotions, insensibilisant l’imagination tandis que l’intelligence tourne à vide.
Bien plus tard commence l’assimilation physique de la catastrophe.
Nous portons en nous le choc comme un dénouement différé dont nous guettons les pratiques sous terre, dont nous épions l’infernale machine.
Pierre ne s’endormit qu’au matin. La nuit, il l’avait passée à essayer de comprendre, à s’efforcer de traduire, non plus en mots mais en images mentales, l’aventure suprême où il était embarqué. Il ne souffrait pas, il ne tremblait pas. Il lui semblait que tout cela arrivait à quelqu’un d’autre. Quand le sommeil vint, Pierre l’accueillit comme on prend l’opium avant le supplice.
À neuf heures il se réveilla en sursaut, jeté hors de son lit par cette musique sinistre qui ne l’avait pas quitté dans le sommeil et qui lui répétait les mots de Regencrantz : « C’est probable… c’est probable… c’est probable. »
« Qu’est-ce que je vais devenir ? » dit-il tout haut.
En entendant sa propre voix percer le silence, il fut saisi d’une terreur sans nom. La menace de perdre l’être se dressa d’un coup devant lui. Pour la première fois, il mesura combien il était périssable, aisé à rompre, destiné à être brisé.
« Je suis condamné. »
Il répéta ces mots, imaginant sa défaite, son déclin et la progression vers lui de l’ennemi invisible.
Il se souvint d’histoires de condamnés à mort : les uns crânent, injurient leurs bourreaux, d’autres se campent en héros, d’autres encore font sous eux de peur. Pierre les envia : leur mort du moins a un visage humain, une cause humaine, une date fixée par une volonté humaine. Ils sont dans le connu et même dans le poncif. Des hommes les ont condamnés, des hommes les assisteront ou les exécuteront. Jusqu’à la dernière minute ils auront affaire à des hommes, pourront supplier ou braver des hommes.
Lui était tout seul et attendait quelque chose qu’il était absolument impossible d’imaginer.
« Une mort masquée », fit-il.
Il s’appuya au mur, les yeux fixes. Devant lui, sur le tapis de la table, disposées la veille avec amour, gisaient ses plus récentes acquisitions, un calice doré, un sacramentaire, une soie sicilienne.
« Que vais-je faire de tout cela ? » se dit-il, l’air hébété.
Machinalement, il déplia la soie couleur de sang séché.
« Elle ressemble à la robe d’Hedwige. »
La pensée d’Hedwige l’atteignit avec une force telle qu’il vacilla. Pour la première fois il souffrit. La douleur était si insupportable qu’il craignit de mourir sur place. Un réflexe peureux de grand malade le poussa vers son lit où il s’étendit, respirant avec précaution.
Le soleil de dix heures lui chauffait les pieds comme une boule, mais il ne le sentait pas plus qu’il n’entendait chanter les passereaux ou roucouler les colombes jumelées. Les yeux ouverts, il conservait avec soin le calme que l’on demande à l’obscurité et aux paupières closes. Calme soudain entré en lui, bonace des tropiques, quand les voiliers ont des ailes mortes et que leur reflet dans l’eau immobile ressemble à un vampire pendu au plafond, la tête en bas.
La peur l’avait quitté ; la peur se projette dans l’avenir et pour le moment il lui était impossible de penser à l’avenir. Une joie fugitive l’effleura à l’idée que sa mort était une aventure purement individuelle et qui n’atteindrait que lui. (Moralement et matériellement, Hedwige était à l’abri.) Est-ce parce que la mort devait trancher si tôt le fil de ses jours que la destinée l’avait fait vivre si seul ?
« Il va falloir organiser ma vie », dit-il.
L’absurdité de cette phrase le fit sourire.
« Organiser ce qui déjà n’est plus… N’empêche que si j’étais croyant, quelles belles journées en perspective ! »
Une phrase de Turenne lui revint à la mémoire : « Je voudrais mettre quelque temps entre ma vie et ma mort. » Dans ce no mans’ land, Pierre était installé. À lui d’en faire le royaume de Dieu.
Mais il avait toujours vécu sans Dieu. Uniquement tourné vers les réalités quotidiennes, matériaux de ses constructions dans le futur, dénué d’inquiétude métaphysique, indifférent à la mort qu’il n’honorait jamais d’une pensée, il ne niait ni n’affirmait l’au-delà ; simplement il ne s’en occupait pas, ayant autre chose à faire, ayant à poursuivre avec ivresse un destin qui aujourd’hui l’abandonnait seul au bord du trou.
« Je ne peux pas continuer mécaniquement, comme un gâteux, à faire des gestes dont je ne verrai pas l’aboutissement. Comment vais-je remplir mes heures ? » se demanda-t-il à haute voix.
Depuis la veille il parlait constamment tout haut, comme pour troubler le silence avant qu’il ne devînt éternel et pour s’entretenir aussi avec ce moi caduc qui bientôt serait sans voix. Quand les mots sont très graves, on est porté à les prononcer tout haut ; or, pour Pierre, rien ne pouvait être plus léger.
« J’étais un homme d’action, fit-il ; vers quoi vais-je agir ? »
Il se contraignit à passer en revue les occupations encore possibles. Pour des raisons évidentes, presque tout lui était interdit : comment faire du sport, des voyages, du tourisme, du jardinage, des affaires, des plans ? La lecture même, délassement, instruction, réflexion, rêverie pour d’autres, était pour lui une forme aiguë de l’action, car il lisait pour partager jusqu’au paroxysme les exploits les plus fougueux des grands capitaines, des explorateurs, des aventuriers, ses héros.
« L’action suppose avant tout l’avenir. Regencrantz a épongé mon avenir. L’avenir, c’était ma vie. Comment vais-je vivre sans la vie ? »
Il se sentit égaré dans un pays étranger, un pays sans horloges, un pays dont il ignorait la langue car on n’y parle pas par heures, minutes et secondes, un pays où la monnaie de la durée n’a plus cours, où les mots précéder, suivre, tôt, tard n’ont plus aucun sens. Il lui sembla avoir perdu toute épaisseur. Quelque chose de capital, d’essentiel l’avait quitté.
« C’est drôle, dit-il rêveusement, j’ai l’impression d’avoir été opéré de moi-même. »
Pas un instant il ne songea à se soigner comme le lui avait prescrit le docteur. Mourir tout de suite, dans un mois, dans trois mois, quelle importance cela avait-il ? Hier encore, l’avenir était pour lui un espace infini où son élan intrépide le poussait au-delà de toute fatigue. Poser une limite à l’infini, c’était le nier et du coup annihiler le patient.
« Je suis dans un vide où je ne reconnais rien. On m’a abandonné en plein océan, sans secours possible, sur un matelas de caoutchouc… »
Pierre s’étonna de ne pas ressentir la détresse du naufragé. Une apathie toute nouvelle l’envahissait, tirait sur ses paupières. Il s’assoupit.
Il fit un rêve : il était mort et se veillait lui-même, tout étonné de voir un Pierre Nioxe qui ne bougeait plus. C’était monstrueux, ce corps solidifié par la fuite de la vie, cet homme pressé soudain fixé, pondéreux pour l’éternité. Avec un couteau il ouvrit les veines de ce cadavre et vit qu’aucun sang ne coulait. Dans un de ces calembours symboliques que sont les jeux de mots des songes, Pierre murmurait :
« L’homme pressé a vraiment été pressé jusqu’à la dernière goutte ! »
Cloué sur place, il contemplait son masque funèbre, sa bouche sans paroles, sa chair de pâte tendre et ce sourire intérieur, mi-narquois, mi-béat, qu’ont les morts. Cette attente riche d’espoir qui avait été la vraie compagne de sa vie l’avait quitté. Sa promptitude de manœuvre l’avait abandonné… Et personne ne saurait jamais combien il avait pu aller vite.
« Comment te trouves-tu ? demandait Pierre à son double et celui-ci répondait sans entrouvrir ses grosses paupières blanches et gonflées pareilles à des œufs pochés :
— Bien. Toujours plus tranquille. »
Pierre se réveilla brusquement, se souvint de son rêve. C’est vrai que personne ne saurait jamais combien il avait pu aller vite. On ne lui aurait aucune reconnaissance des efforts qu’il avait faits pour être toujours plus dextre et plus léger. Il verrait avec envie déposer des fleurs sur les tombes des grands hommes, ses voisins. « Moi aussi, j’ai été une manière de héros, un homme solaire et vivifiant, crierait-il, et qui a beaucoup tiré sur le harnais pour sortir la nature de son ornière ! Moi aussi j’ai eu du mérite ! Mais on passerait à côté de lui sans l’entendre.
Il avait vécu trop vite pour être remarqué.
Le téléphone sonna très longtemps, si longtemps que Chantepie lui-même l’entendit et accourut :
— Monsieur ne répond pas au téléphone ?
— Non. Mettez l’interrupteur. Dites au concierge que je suis absent pour tout le monde. Je ne veux voir personne. Vous-même, Chantepie, rendez-vous aussi invisible que possible.
Pierre demeura seul dans l’appartement vide, seul avec une intelligence lucide appuyée sur un cœur malade où le sang jaillissait normalement à droite et à gauche n’arrivait qu’au compte-gouttes. Constamment il voyait sur le mur, comme sur l’écran de Regencrantz, une grosse aorte opaque, pétrifiée, tournant au roc. De son corps il ne sentait plus que le cœur vigilant, en équilibre instable sur sa pointe, comme une toupie. Jusques à quand le petit mouvement à ancre continuerait-il à se déclencher ?
Tous les soirs, après s’être couché, reposant dans la maison silencieuse, comme quand il attendait en vain Hedwige, Pierre se demandait obscurément pourquoi il se sentait ruiné. De quel trésor l’avait-on dépouillé ? Oui, par une action prompte, par une procédure expéditive, plus foudroyantes encore que les siennes, quelque chose s’était terminé dès que Regencrantz avait hoché la tête, quelque chose qui était sans doute sa raison d’être. Cette chose indéfinissable, Pierre commençait à peine à la pressentir, c’était le Temps, son cher Temps qui le quittait.
Il devait tout au temps : son originalité, sa verticalité, sa force d’expansion. Il avait tout perdu en perdant cet éther mesurable qu’il parcourait par bonds élastiques et joyeux.
« Maintenant, se dit-il, va commencer la dure épreuve de subsister, de persister, d’attendre. Moi, attendre ! »
Les soirs suivants, Pierre ne se coucha pas, préférant passer ses nuits dans un fauteuil. Il n’osait plus s’allonger de peur d’entendre son cœur ; dès qu’il posait l’oreille sur le traversin, il écoutait malgré lui, dans le silence nocturne, ce tonnerre, pourtant à peine discernable, qui l’épouvantait. Il se rappela la fin du vieux Boisrosé, avec sa bouche bée de poisson au fond d’une barque et son souffle flanchant d’homme à l’agonie ; décidément le Mas Vieux ne portait pas bonheur.
Déjà le coureur assoiffé qui avalait les heures comme un ogre et buvait des kilomètres comme la terre boit Peau, s’était arrêté. Lui avait-on assez reproché d’être mécanique ! À présent, le mécanisme brisé, la voiture dans le fossé, le moteur réduit au silence, Pierre aurait pu s’en aller à pied dans la nature pleine de bêtes douces, sortir de cette grande brouillerie avec les êtres où son vice l’avait jeté. Mais ses forces déclinantes ne lui en laissaient plus le moyen.
Plutôt que le regret d’un bonheur jamais goûté, Pierre eût éprouvé le remords d’avoir cherché sa volupté dans la vitesse et d’avoir tout fauché sur son passage si le destin miséricordieux ne lui avait fait don d’un enfant. Aux mains de cette créature encore à naître, il laisserait son compte débiteur et le soin de payer ses dettes envers un monde qui désormais se ferait sans lui.
Jadis Pierre entrait dans son lit sans entrer dans le repos ; à présent il entrait dans le repos sans entrer dans son lit. Assis la nuit, les yeux ouverts, il regardait monter l’accalmie.
Chaque matin il recommençait les mêmes gestes ; il faisait sa toilette très lentement, contemplant avec indifférence ses haltères qui ont la forme du monde à la première page des atlas, comme il contemplait le monde lui-même, sans plus avoir envie de les soulever. Puis il sortait, s’en allait le long des quais de la Seine à pas de flâneur, aux heures vides des retraités, ces heures où l’on ne rencontre que des pêcheurs à la ligne et des vieux à pèlerine, le foulard de soie blanche noué sous la barbe blanche et qui gardent dans les squares de petits enfants. À trente-cinq ans, il vivait le De Senectute et se promenait comme un vieillard en levant les yeux sur les maisons.
Devenu lui-même infiniment fragile, c’était l’univers extérieur qui lui apparaissait maintenant caduc et périssable.
« C’est inouï ce que tout a changé ! »
Et de jour en jour, il s’en détournait davantage.
Il sentait l’apaisement envahir son être qui ne luttait plus, tandis que toute sa vie, au contraire, n’avait été que lutte et que sa puissante chaleur vitale venait du frottement de sa personne contre le vent, contre les hommes, contre tout ce qui lui barrait le passage. Aujourd’hui, le souvenir même de cette révolte héroïque contre des forces ennemies s’était effacé. Vaincu, il laissait tomber ses armes. C’était une sorte de défaite heureuse à laquelle il adhérait pleinement. Il possédait le vrai désespoir, c’est-à-dire cette absence totale d’espoir qui apporte la résignation et la paix, non ce violent regret bien à tort baptisé désespoir où se dissimule encore une ombre d’espoir, juste ce qu’il faut pour prolonger notre résistance et nos atroces soubresauts.
Pierre ne sortait plus depuis qu’un jour, ayant croisé une ambulance municipale avec son drapeau, son timbre et ses vitres dépolies, il s’était vu tombant dans la rue, relevé et mourant sur place.
« Il faut que je vive encore quinze jours », pensa-t-il.
Le temps qu’il fallait pour voir, pour apercevoir son enfant, pour lui passer le témoin dans cette course de relais où le père et le fils courent contre le temps.
Craignant les escaliers, se méfiant des marches, redoutant jusqu’aux trottoirs, il restait chez lui sans bouger pour être sûr d’arriver à terme, lui aussi. Il regardait de son lit les averses violacées, les nuages couleur d’iris, les coups de lumière aigre sur Paris, et, dans l’axe du dôme des Invalides, la tour Eiffel coiffant Montsouris d’un épervier aux mailles de fer.
Toutes ces exigences étaient mortes et sa frénésie dissoute. Ses nuits se passaient à lire. Il retrouvait Bossuet : au lycée, il avait commencé par adorer les grands panoramas pleins du parfum de l’encens et de la poudre à canon, ces larges ouvertures sur des vies d’enfants nobles qui « offrent toutes les extrémités des choses humaines ». Aujourd’hui, il s’arrêtait de préférence aux passages moins éblouissants, aux pages sourdes où la voix de Bossuet retombe après ses éclats : « Le pasteur trouve et atteint sa brebis fuyante… »
Vivant une vie nue et réduite, il ne lui restait qu’un spectacle, le ciel, le ciel où il retrouvait, traduits en vapeurs, tous les prestiges de la terre qu’il allait quitter, étendards, cathédrales, neiges boursouflées, îles sur l’océan, continents nés sous ses yeux, effilochés l’instant d’après ; toutes ces formes d’ici-bas reconnues au passage, leur évanouissement rapide le pénétrait du sentiment de leur irréalité.
Quel détachement ! Il demeurait couché sur le dos, comme le dormeur d’été, jamais las de chercher le beau fixe derrière les nuages fugaces. Un jour il le trouva.
Alors, dressé à la patience, il se tint prêt à attendre Celle qui est toujours exacte aux rendez-vous.
Un coup de téléphone d’Amyot : Hedwige, transportée rue Mozart, avait eu une fille.
Pierre, tout pâle, descendit lentement, très lentement son escalier.
« Ce serait trop fort, pensait-il, que je m’affaisse en bas, que la garde descendante ne puisse donner le mot de passe à la garde montante… Je vais aller voir ma fille et il faut que, d’ici à Auteuil, il ne m’arrive rien. »
Il prit sa voiture, débraya tout doucement, sans faire patiner ses pneus usés par tant d’accélérations passées. C’était l’heure des économies et des ménagements. Il maintenait son volant d’un index incertain ; on eût dit qu’il avait peur de se casser en route.
Il arriva enfin à la clinique. Cela lui parut singulier qu’un homme qui allait mourir vînt hanter le quartier de Paris où l’on naît le plus.
Il s’arrêta chez le concierge et fit téléphoner. On le pria de monter.
Il traversa un parc où des infirmières prenaient le frais, où des convalescents poussaient eux-mêmes leur fauteuil roulant (cette façon de progresser en limace le fit frissonner).
Il parcourait les couloirs où les plateaux de compote de pommes et de biscottes, les gerbes de roses éloignées des chambres pour la nuit, étaient rangés sur des tables, parmi des vases gradués et des éprouvettes.
Un ascenseur, vaste comme une salle d’opérations, l’arrêta au second. Il aperçut les pèse-bébés : c’était l’étage des maternités.
Dans un instant, il allait voir une petite boule aux poings fermés qui ressemblerait à un vieux grand-père tout rouge, et qui serait sa fille…
Il pensait que cette enfant sortirait de la clinique dans quinze jours, qu’elle entrerait pour de bon dans le monde, qu’il ne verrait pas ses yeux briller à tous les bijoux entrevus, comme à chaque souhait brille la lampe d’Aladin, qu’il ne la mènerait pas au bal et qu’elle ne serait pas amoureuse de lui.
Il s’assit sur une chaise de fer laqué, attendant le retour de l’infirmière qui était allée dîner. Il aurait pu entrer sans être annoncé, mais de lui à cette porte sur laquelle tant d’hommes se seraient jetés avec une précipitation émue et un légitime orgueil de voir réalisé ce don de création qui fait de chaque père un artiste, de lui à Hedwige il y avait un abîme qu’il ne se décidait pas à franchir. Il le contemplait sans vertige, en un dessèchement de yoghi. Avec cette inhumaine incuriosité de ceux qui vont quitter la vie à l’égard de ceux qui y restent ou qui y entrent il pensait qu’Hedwige se trouvait derrière cette porte, à moins de dix mètres de lui, et il restait assis, ne ressentant pas le moindre élan vers elle, sans aucune émotion, sans trace de cette fougue surabondante et furieuse qui l’avait jeté sur le chemin de sa femme. À Saint-Germain, au Mas Vieux, elle avait été pour lui, pour lui le plus trépidant, le plus anxieux des hommes, un symbole de repos. Maintenant il avait trouvé un plus parfait repos en dehors d’elle et sans elle. La mort est plus berceuse que la plus sédative des compagnes.
Hedwige ne lui était plus nécessaire.
Derrière la porte, un cri d’enfant. De l’autre côté de la vie quelqu’un appelait.
Pierre l’entendit à peine, comme un mort pourrait, à travers sa dalle tumulaire, au fond d’un cimetière oublié, entendre le cri du coq.
« Ma semence a germé, se dit-il, et je me continue… »
Une dernière fois il se sentit presque vivre comme jadis, c’est-à-dire poussé en avant, mais c’était plutôt un souvenir abstrait que le réflexe lui-même qui agissait. Il se leva, fit un pas sur le linoléum poli. Le nouveau-né vagit encore. C’était un tout petit bêlement humain.
« Elle a déjà sa chanson », pensa-t-il.
Il appuya l’oreille contre le capitonnage de toile cirée. Il n’entendait presque plus l’enfant. Il était déjà sur une rive du fleuve noir, et sur l’autre rive il imaginait un tout petit être, avec une grosse tête, un corps de têtard et des os encore mous, qui lui faisait un signe, un signe bien indéfini qui n’était ni un adieu, ni un bonjour, ni un « reviens » ; juste le signe qu’on ferait si on n’avait plus droit qu’à un seul, un simple signe de reconnaissance, comme pour dire : « Je suis là, je suis arrivé, tu peux t’en aller tranquille. »
Pierre ne fit plus d’autre pas en avant. Il n’ouvrit pas la porte. Sa main demeurait immobile, posée sans trembler sur le bec-de-cane. Il écouta encore mais n’entendit plus qu’une respiration aussi régulière que le tic-tac humain du cœur de cette même enfant écouté jadis à travers le corps de sa mère.
« Je suis bien tranquille, dit-il, voilà une petite montre qu’Hedwige ne jettera pas par la fenêtre. »
L’infirmière devait l’avoir oublié. Pierre avait oublié sa propre existence : elle était très loin derrière lui. Il avait terminé sa période. Son penchant héroïque ne le poussait plus en avant, mais l’attirait maintenant à reculons. Il lui semblait avoir déjà quitté cette terre qu’il voyait encore, sans plus lui appartenir.
L’homme pressé était arrivé au pied de l’éternité.
Il hésita encore un instant devant la porte blanche. Allait-il entrer ?
« À quoi bon… »
Il haussa les épaules, tourna le dos et redescendit l’escalier.
Paris – Novembre 1940
Mars 1941.