CHAPITRE XV
L’homme pressé avait enfin décidé de se presser. Il aurait Hedwige ce soir même. Depuis près de six semaines il différait. C’était fini. Il descendrait dans cette plaine fertile, il parlerait en prince ; il ferait main basse sur la récolte ; il commanderait, dans toute l’étendue de sa domination, dans toute la force de sa possession, à ce trésor immense qu’était la personne d’Hedwige.
Pierre avait choisi son moment, bien choisi. L’heure était non seulement légale, mais légitime. Hedwige était non seulement liée, mais attachée à lui ; elle se montrait amoureuse et consentante. Elle se livrerait certainement tout entière : condition essentielle d’une grande amitié, sans laquelle le mariage est une chambre d’accès aussi facile que la prostitution, ou un jeu de société, de bonne société.
Pierre se réjouit de cette soirée dont quelques heures à peine le séparent.
— Je vais emmener Hedwige au restaurant, dans un joli restaurant, comme la première fois. (J’espère que ça marchera mieux que la première fois.) Ensuite, nous irons au théâtre. Après notre expérience malheureuse au cinéma, il faut donner sa chance au théâtre. Il ne doit pas manquer de jeunes auteurs qui ont le dialogue alerte… Voyons, que donne-t-on ?… Michel Strogoff… Le Chapeau de paille d’Italie… La Tosca… Le Bossu… Les Burgraves… Décidément, Paris est le centre d’une grande renaissance dramatique ! Ah ! voici qui est mieux : La Planche à plonger, aux Mathurins. Il doit y avoir du mouvement là-dedans. « Un entrain fou », dit la publicité.
À sept heures, Hedwige n’était pas rentrée de Saint-Germain.
« Elle n’a pas l’habitude de ma voiture, pourvu qu’elle n’ait pas eu d’accident. Pourquoi les femmes confondent-elles toujours l’heure du départ avec l’heure d’arrivée ? Elles obéissent à une horloge invisible ; la preuve, c’est qu’elles sont en retard avec régularité ; elles ont l’heure psychologique et non celle de l’observatoire, cette heure inentendable qui graillonne à la radio, comme au fond d’un mirliton. » Pierre alluma des cigarettes, l’une après l’autre (il lui arrivait d’en allumer plusieurs à la fois).
« En réalité, il y a trois sortes de temps : le temps extérieur, le temps intérieur, et le temps organique qui est celui de notre corps tout occupé à vieillir, de notre corps qui sait, avec l’exactitude terrible de l’inconscient, combien de battements il lui reste à faire avant la tombe. J’ai le cheveu encore noir et l’artère élastique, mais sous mon cheveu noir doit se trouver un impatient cheveu blanc qui sait que l’heure d’apparaître va sonner. »
Pierre regarda par la fenêtre.
« Le temps s’amuse à jouer au massacre avec nous, pensait-il ; il nous bombarde à coups de secondes ; quand nous sommes gosses, nous nous redressons instantanément ; puis, de moins en moins vite ; le ressort s’use, nous vacillons de plus en plus jusqu’au jour où notre renversement sera définitif et où, vieille poupée abattue, nous laisserons une place vide entre la nourrice et le pioupiou. Depuis Metchnikoff, les médecins se penchent sur le corps humain pour surprendre le secret de sa durée : pourquoi un pigeon, qui a les mêmes cellules qu’un corbeau, vit-il vingt fois moins longtemps ? Si le temps est le même pour tous les organismes, pourquoi cicatrisons-nous à des vitesses différentes ? Si je cicatrise en cinq jours et Hedwige en deux, nous arriverons difficilement à régler nos corps à la même vitesse ? Elle vivra en réalité des années de quinze ou seize mois ; ou bien c’est moi qui vivrai des années de huit ou neuf mois. Donc Hedwige, ayant promis de rentrer à sept heures, n’est pas en retard ; bien qu’il en soit huit. »
Elle arriva enfermée dans une grande cage appartenant à Angélique. Partie en violet, elle revenait en gris. À l’intérieur même du deuil elle se costumait.
— J’ai des circonstances atténuantes… commença-t-elle.
— Habillez-vous vite, nous dînons au cabaret et allons au théâtre.
— Vous resterez jusqu’à la fin ?
— C’est promis.
— Je suis tout habillée, dit Hedwige ; un peu de poudre seulement, mais… pourquoi faites-vous déjà votre lit ?
— Justement parce que j’ai l’intention de rester jusqu’à la fin du spectacle.
Pendant qu’elle se poudrait, Pierre installa pour la nuit la chaise sur laquelle il disposerait ses vêtements en rentrant, remplit le verre d’eau qu’il boirait, étala la chemise qu’il mettrait, sortit de l’armoire le complet du lendemain.
— Vous exagérez, dit Hedwige, affectueusement, tristement.
Quand Pierre pensait le futur devant elle, ce n’était après tout qu’une tournure d’esprit ; mais quand il le vivait, avec des gestes d’homme orchestre, cela provoquait chez lui un automatisme de maniaque assez pénible à supporter. Il ouvrait un tiroir, refermait l’autre du pied, mettait un gant avec ses dents pour ne pas avoir à abandonner son stylo qui prenait des notes.
— Il vous faudrait dix mains, dit-elle.
— Venez vite, au lieu de vous payer ma tête ! Pressons-nous…
— Le feu n’est pas à la maison.
À quatre pattes, Pierre étendait maintenant par terre la carpette de caoutchouc mousse sur laquelle il ferait, au réveil, sa culture physique. Il alla chercher son peignoir de bain. Il repassa une lame, faisant cela lui-même tant il craignait les domestiques qui retardent tout.
— Je suis prête.
Hedwige passa chez elle, s’assit à sa coiffeuse et disposa fébrilement quelques violettes, pour mieux faire son choix, sur un fond clair.
« À partir du moment où une femme se dit prête, pensait Pierre, il s’écoule bien du temps avant qu’elle soit sortie, et même une fois sortie, il y a le “Est-ce bête, j’allais oublier…” qui la fait rentrer. »
— J’ai voulu aller trop vite, disait Hedwige. J’ai cherché à vous plaire. Un de mes boutons de manche s’est pris dans la maille de la voilette. Pierre, ne vous impatientez pas. Je ne vois pas ce que je fais. Ayez la gentillesse de débrouiller ça pour moi. C’est inextricable.
— Dépêchons-nous, dépêchons-nous !
— Dégagez-moi, faites que je ne sois plus en peine, cher mari.
Quand Hedwige présentait les choses ainsi, tendrement, accentuant sa propre maladresse, exagérant sa sottise, Pierre se décontractait aussitôt.
— Si on me traite de souffre-douleur, vous ne l’aurez pas volé ! dit-il. D’ailleurs on ne songe pas à me plaindre. Et avec raison.
— Vous n’avez invité personne, j’espère ? fit Hedwige amoureusement. Ça doit être si agréable pour vous la bousculade qu’on n’a vraiment pas de remords de vous avoir fait attendre, conclut-elle en faisant un nœud à sa voilette, comme on met à une phrase le point final.
Au restaurant, Pierre sauta un fois de plus par-dessus les rites. Il refusa de donner son vestiaire. Il alla droit faire un raid sur le buffet froid ; il revint chargé d’assiettes anglaises, d’œufs en gelée, avec des oranges dans ses poches. Il était dit que chaque fois qu’il irait au restaurant, Pierre aurait sa crise.
— Pas tant de pain, mon chéri…
— J’abhorre l’inactivité à table. J’ai envie de manger dans l’assiette du voisin. Alors je me sers moi-même.
— Vous avalez et ne mâchez pas. Je ferai graver sur la cheminée de notre salle à manger…
— Il faut… ?
— Non. La phrase à laquelle Brillat-Savarin tenait le plus et qu’on me répétait à la pension : « Tu manges trop vite. »
— Moi, quand j’étais petit, maman disait que je ne suçais pas mon biberon, que je me jetais dessus. Quand je fus plus grand, je fréquentais sur les boulevards, du côté de Parisiana, un bar automatique. Je n’ai jamais été aussi heureux que là. J’avalais tout rond ; je devins dyspeptique (il fallut m’administrer du suc gastrique de porc). C’était merveilleux, ce bar : un déclic et des colonnes de sandwiches vous descendaient directement dans la bouche…
Hedwige tordait nerveusement le coin de la nappe.
— Vous ne mangez pas, vous avalez votre assiette ! Et regardez ces taches sur votre cravate !
— Monsieur veut-il des fraises ? Ce sont des primeurs.
Le maître d’hôtel les lui présentait dans l’ouate, comme l’infirmière vous présente votre appendice après l’opération.
— Des fraises en janvier ! Ce ne sont pas des primeurs, ce sont des fraises en retard sur l’année dernière ! répondit Pierre.
On apporta le café, avec des morceaux de sucre hygiéniquement enveloppés. Pierre les jeta dans sa tasse, sans les dépiauter.
— Vous êtes vraiment impossible, mon amour ! On dirait que les choses ne vous appartiennent pas, que vous les volez.
— Puisque la cellophane finira par flotter d’elle-même !
Au théâtre, Pierre prit deux orchestres, le 85 et le 87. L’ouvreuse les précédant, ils s’engagèrent.
— Le 85 et le 87 sont déjà occupés, dit l’ouvreuse.
— Une seconde de plus et je saute sur la scène !
— Attendez l’entracte sur ces strapontins, monsieur. On a dû mettre le 185-187 au 85-87…
— Installons-nous donc au 185-187, fit Pierre, péremptoirement.
— Malheureusement, le 185-187 est occupé.
— Il n’y a rien au monde de plus lent et de plus bête qu’une ouvreuse, gémit l’homme pressé.
Et s’appuyant à une baignoire, il l’enjamba, retomba à l’intérieur avec un grand bruit, refusa de sortir. Hedwige vint s’asseoir près de lui, parmi les murmures.
La Planche à plonger était de Jean Alavoine, jeune auteur fringant qui avait démodé pas mal de vieux fournisseurs du public parisien par d’alertes enjambements de situations, des trucs qui n’avaient pas encore servi et quelques scènes très bien intriguées.
— Je tenais beaucoup à assister au premier acte, dit Pierre. Je connais Alavoine, il va droit au but.
C’était vrai des premières pièces de l’auteur, des pièces en deux actes données dans un théâtre d’avant-garde où le directeur, un saint, attendait les recettes pour aller manger. Mais depuis deux ans le succès était venu et Alavoine faisait comme les camarades : désormais il prenait son temps, ne dilapidait plus son petit capital, étirait en trois actes un sujet de pochade.
— C’est terrible, on ne peut plus supporter l’acte d’exposition, soupira Pierre. Le public a été dressé par le film, il a deviné dès la troisième réplique ce qu’on ne lui dira que dans trois quarts d’heure et il s’ennuie, comme dans la grammaire allemande, à attendre le verbe.
— Moi, je ne m’ennuie pas. Je suis bien près de vous.
Seul le décor était frais. Il représentait une scène de camping dans les montagnes. Mais le dialogue, bien que brillamment syncopé dans le genre championnat de tennis, restait du Scribe.
Dès le début du second acte, l’auteur ayant tout dit s’était retourné vers le metteur en scène, s’en remettant à lui du soin d’allonger la sauce. Le jeune premier évoquait, au cours d’un bal, d’anciennes amours : par une innovation géniale, les diverses femmes qu’il avait favorisées apparaissaient, au fur et à mesure que l’acteur les nommait et descendaient un escalier, masquées, chacune avec un chapeau d’époque. Pour étoffer l’étique lever de rideau devenu féerie, un certain nombre de personnages muets passaient et repassaient avec des lampions.
— C’est vraiment intolérable ! gémit Pierre.
Il n’osa pas dire, cette fois : « Si on allait ailleurs ? » mais n’en pensa pas moins.
— Moi, je m’amuse, dit Hedwige.
— Et dire qu’Eschyle est si court !
— Voulez-vous un bonbon ? offrit tendrement Hedwige.
— L’Orestie tient dans le creux de la main.
— Sucez-le. Ne croquez donc pas !
— Avez-vous jamais chronométré l’Agamemnon ? Pas même une demi-heure de lecture ! Ce qui est long dans le théâtre grec, c’est le chœur avec sa danse de l’ours, trois pas à droite, trois pas à gauche. Pour le reste, à peine a-t-on entendu parler du Destin que déjà il a frappé et que tous ces grands tueurs sont déjà étendus roides sans avoir pris la peine de s’expliquer. Êtes-vous bien sûre au moins qu’il n’y a pas un quatrième acte ?
Pierre tint bon jusqu’au milieu du dernier. Mais là, les choses se gâtèrent. Chez Alavoine, un Destin irrésolu n’arrivait pas à abattre son gibier. Et pourtant, on ne lui demandait pas de faire mourir ses personnages, tout au plus de les faire vivre.
Pierre se leva brusquement, car l’image de sa maison tiède, de son lit entrouvert, de son pyjama aux bras étendus comme un épouvantail et de la chemise rose d’Hedwige avec le reflet de la dentelle dorée aplatie sur une couverture de fourrure qu’un feu mourant faisait plus rose encore, venait d’agir comme un doigt sur la gâchette. Il poussa du dos les battants de la porte de la baignoire, prit Hedwige par le bras et aspira fortement le peu d’air que lui offrit l’étroit couloir.
— Vous aviez promis de rester jusqu’au bout ?
— Je m’étais trompé, voilà tout.
Ils rentrèrent. Pierre commença à se déshabiller dans l’escalier. Au premier, le gilet ; au second, la cravate ; au troisième, les bretelles. Quand il arriva à leur porte, ses habits ne tenaient plus que par miracle dans sa main. Et pendant qu’Hedwige tournait la clef dans la serrure, il en profita pour délacer ses souliers.
— J’entre dans votre lit pour le chauffer, dit-il.
Il fut sous la couverture avant qu’Hedwige eût enlevé son chapeau. Il la regardait faire ses préparatifs pour la toilette de nuit, gros sac d’ouate, graisse pour le démaquillage, lotion claire, papiers de crêpe, démêloirs, miroirs, etc. (Et elle n’était pas coquette !) Bruits de tiroirs de commode, d’eaux tombantes ou jaillissantes.
C’était l’heure où les autobus s’espacent, où le métro élargit son bruit souterrain de plusieurs secondes, où les isolés ont l’air de couples à cause de l’écho dans les rues sonores et de leur ombre sur les murs, où la nuit appartient aux vieux journalistes, et à toutes les femmes, les femmes à scènes et les femmes douces.
Tout en jetant dans la corbeille des tampons d’ouate rosie par le fard, Hedwige regardait derrière elle dans la glace, comme l’automobiliste regarde dans le rétroviseur la voiture qui va le rattraper. Elle avait compris que c’était pour ce soir. Qu’il avait faim d’elle, elle le devinait à une très légère nuance rauque dans la voix de Pierre. Il s’arrondissait, parlait de moins en moins, se tassait peu à peu dans la bonne laine du matelas qui, malgré le rembourrage, prenait son empreinte. Elle ne voyait que ses cheveux noirs. Ce monde d’élans inassouvis qu’il représentait n’apparaissait plus sur terre que par une mèche. Cet audacieux sans repos sous l’aiguillon ne remuait pas plus qu’une souche. C’était à la fois touchant et inquiétant. Pierre avait souvent badiné sur le lit d’Hedwige le matin ou le soir. Il s’était glissé parfois sous son couvre-pied, mais dans son lit il n’était jamais entré. Il ne l’avait jamais habité comme maintenant. Était-il de la race de ceux qui aiment être bordés ou de ceux qui ondulent la nuit et retroussent au matin les couvertures ? Elle allait le connaître tout entier, le traduire en langage clair, le tenir en un champ clos de linge où il ne se déroberait plus ; elle allait savoir si sa séduction émanait de lui immobile ou de lui en mouvement ; elle allait arriver au cœur du secret, savoir enfin si la hâte de Pierre était du muscle ou seulement du nerf, de la force ou de la faiblesse.
Sa curiosité fut si vive qu’elle ne ressentit aucunement cette honte chaude qu’éprouvent les filles qui ne se sont jamais unies à un homme.