CHAPITRE XXII
L’Exposition de l’An Mil, transportée de Paris à Chicago, s’ouvrait dans quinze jours sous les auspices du Field Museum.
Pierre partit en coup de canon pour l’Amérique.
Il emportait avec lui des objets précieux qu’il comptait vendre aux États-Unis après l’exposition, dépouilles européennes qui aggravaient la dénudation du Vieux Continent sans embellir le Nouveau. Mais les antiquaires se soucient peu de cela : ils exercent leur métier avec la même insensibilité que le castreur qui prive le jeune pur-sang d’une lignée illustre.
Les quatre jours de la traversée, Pierre les passa étendu sur le pont, dans un état d’inertie complète, à regarder monter et descendre l’horizon, car pour les hommes comme lui il n’y a pas de demi-mesure : il leur faut être ou vertigineux ou inertes, semblables à tout ce qui ne trouve son équilibre que dans le mouvement, à l’avion, au canot de course qui s’appuie sur sa propre avance et file, soutenu par quelque chose de plus dur qu’une quille, par la mer que solidifie la vitesse.
Pierre s’était interdit de penser à Hedwige : on sait ce que valent ces interdictions. Il suffisait que l’image, sévèrement tenue à distance, profitât d’un millième de seconde d’inattention pour se glisser dans son champ visuel ; et Pierre revivait le départ d’Hedwige pour Saint-Germain, cette hâte forcenée où, en un éclair, ses valises étaient faites, chargées, parties avec une rapidité que Pierre lui-même n’eût pu égaler. Il avait regardé tout cela sans un geste pour retenir sa femme, presque soulagé à l’idée qu’il ne la verrait plus. La séparation ne serait pas longue, au maximum six semaines qui en le dépaysant, en l’accablant de besogne, le mèneraient sans qu’il s’en aperçût jusqu’au terme trop impatiemment attendu. Grâce à ce voyage, Hedwige vivrait, Pierre vivrait. Il s’avouait honnêtement qu’il l’épuisait plus qu’un grand chagrin, qu’une longue maladie. Quand elle criait « Tu me tues ! », elle ne parlait pas au figuré ; elle se sentait en danger de mort et l’enfant avec elle. Chaque jour il les assassinait un peu davantage.
Aurait-il pu se modérer ?
« Non, je ne le peux pas. Je ne peux pas souffler, je ne peux pas ralentir, je ne peux pas m’arrêter ; tout le drame de mon être tient dans ces quatre mots : je ne peux pas. »
La traversée de l’Atlantique en paquebot, New York et sa fébrilité, l’activité que Pierre dut dépenser dès son arrivée à Chicago, le rapide succès de l’entreprise où il s’était lancé, le remirent tout à fait d’aplomb. Dès la veille de l’ouverture, les musées de l’Ouest avaient acquis tout ce qu’il avait apporté d’Europe, y compris le cloître du Mas Vieux que la ville de Chicago avait acheté et qu’elle paya rubis sur l’ongle, depuis longtemps jalouse du petit cloître français de même époque qui domine New York, du haut de Washington Heights.
Comme on s’étonnait qu’il n’eût pas attendu l’inauguration d’une exposition où il aurait sans doute trouvé des amateurs dont les offres privées eussent été plus avantageuses que celles des musées, Pierre répondit : « Je n’ai jamais gagné d’argent qu’en vendant trop tôt. »
« J’ai bien fait de venir, se dit-il. L’Amérique me réussit. Cet automne sec et doré m’aiguillonne.
« J’aime le rythme de ces grands ganglions urbains, l’animation de la circulation et le bondissement de ces ascenseurs au haut des maisons droites comme des avenues ; la conductibilité de toute cette matière américaine me met dans un état d’éréthisme bienfaisant.
« La vie est si facile ici ; il y a tant de bonne humeur à tous les étages de cette surexcitation cosmopolite ! Enfin ! Voici un pays où tout vit au rythme de la Bourse. J’échappe à ce crucifiement continuel de l’ancien continent qui me démoralisait. Je tiens ainsi la preuve de ce que j’ai toujours affirmé, que la frénésie peut épouser l’ordre, et la fermeté ne pas contrarier l’emportement. »
Quinze jours passèrent, puis un mois. Pierre ne s’amusait déjà plus.
« Il me semble bien que j’ai épuisé mon admiration pour les motocyclettes démarrantes de la police avec leurs sirènes de priorité, et mon enthousiasme pour l’agrément facile des avenues droites et sans embarras de voitures.
« Je commence à être blasé sur le plaisir de signer partout les additions au lieu de perdre un temps précieux à donner et à recevoir de la monnaie. Est-ce assez triste de voir ainsi pâlir l’attrait des choses nouvelles ? Je ne suis presque plus sensible à la satisfaction de trouver des téléphones dans chaque pièce au lieu “d’avoir le téléphone” comme à Paris… et je ne m’extasie plus sur la commodité, d’ailleurs très relative, qu’il y a à être suivi par des appels interurbains dans mes déplacements de la journée.
« Ni sur le plaisir de voir surgir, comme d’une boîte, dès que je sonne, un boy de la Western Union pour emporter mon télégramme que je ne peux plus rattraper, ce que je regrette aussitôt.
« Oui tout cela est commode… mais non capital. Simplification du travail quotidien, voilà tout. C’est l’œuvre des immigrés slaves et allemands ; ils ont organisé leur nouvelle patrie suivant des méthodes ultra-rapides, les premiers par paresse et les seconds par technique. Mais ils n’ont pas réussi à donner à l’Américain le sens tragique de la vie, je veux dire celui de sa brièveté. Au juste, les Américains sont des flemmards ; en cela, ils sont restés anglo-saxons. »
Tout ce confortable galopant d’outre-Atlantique, l’homme pressé eut tôt fait, non seulement de ne plus le ressentir mais même de le prendre en pitié.
Au fond, ça ne galopait pas du tout.
Et même un jour vint où l’apathie américaine l’exaspéra encore plus que le désordre français.
« Qui a jamais pensé, avant les Américains, à se reposer ? Tout ici est prétexte à fêtes et à lambinage…
« Les États-Unis sont le plus grand atelier de chômage du monde.
« Vingt heures par jour, c’est dimanche.
« Sans parler de la standardisation qui a atteint une telle perfection que tout s’arrête tout le temps.
« Un New-Yorkais est toujours libre pour les repas.
« Toutes les Américaines se meurent d’ennui. »
Pierre visita Wall Street un lendemain de panique : le marasme des affaires le consterna.
« Comment ai-je pu trouver au début de mon séjour que l’Amérique vivait sur un rythme boursier ! » se demanda-t-il.
Il traversa le quartier chinois : devant des boutiques closes, on tirait des pétards en l’honneur de Lao-Tseu. À Harlem, cité de la plus noire fainéantise, les Nègres dormaient toute la journée. À Chicago, des foules musardaient des heures entières, sous les premières pluies d’équinoxe, rien que pour voir passer des enterrements de gangsters ou des noces de stars. Seuls les Italiens de Cicero, jadis importateurs du farniente, peinaient.
« Depuis mon arrivée au wharf, depuis la lenteur insensée avec laquelle l’officier d’immigration consulte le questionnaire contenant les soixante-douze interrogations posées aux immigrants, jusqu’à mon départ où la foule des amis viendra cagnarder sur le pont, par désœuvrement et nullement par sympathie, il en a été, il en est, il en sera ainsi. À chaque voyage, le paquebot ramène en Europe des flâneurs yankees endormis, saouls ou demeurés par négligence du mauvais côté d’une passerelle pourtant retirée et replacée dix fois. L’Amérique, pays découvert par des gens qui avaient le diable au corps, n’est plus que blocage, vacances, grèves, badauderies.
« Si je devais rester ici, soupira-t-il en revoyant New York à son retour de Chicago, je mourrais d’ankylose et de paralysie. Il est nécessaire que je parte sans atteindre la fin de l’Exposition.
« Partir pour où…
« Pour l’inerte Orient ?
« Pour le langoureux Rio ?
« Pour l’indolente Océanie ?
« Pour l’immobile Tibet ?
« Un peu de méthode, que diable ! Un peu de recueillement. Je dois savoir où je désire aller ; fermons les yeux, imaginons ces voyages. Vers où suis-je poussé par un besoin profond ?… évidemment, d’abord vers une gare ; un train, n’importe lequel ! Le train de ceinture ? Tourner à l’infini autour de New York ? Voyons, je jouis de mon complet bon sens, pourtant… Ce qu’il me faut, c’est une occupation immédiate pour aujourd’hui. Je ne puis rester dans cette chambre, ce serait à se suicider ! »
Tout à coup il se souvint d’avoir accepté pour le jour même, de la direction d’un grand quotidien, l’invitation à survoler New York au coucher du soleil. Il était sauvé.
« Allons, s’écria-t-il joyeusement, allons à cette cérémonie bien américaine. »
Pierre se rendit au métro aérien. Quatre lignes parallèles couraient sud-est nord-ouest, deux extérieures pour les trains omnibus, et au centre, quatre rails réservés aux rames des express. Il prit la rame omnibus.
L’heure ? Peu après le jusant qui a déjà vidé le quartier des affaires.
Le lieu ? En Ville Basse, au départ des premières rues, en direction du Bronx, c’est-à-dire au bout du monde new-yorkais ; le long d’une de ces échelles de perroquet, avenues verticales, barrées de rues transversales, qui remontent vers le nord.
Le décor ? Un pont de fer suspendu avec vue plongeante sur des carreaux sales, des toits bas et à mesure qu’on avance, sur des bureaux et des fenêtres propres, sur des hôtels brillamment éclairés, sur des appartements d’abord simples, puis de plus en plus luxueux, puis, de nouveau, pauvres.
Pierre est seul dans son wagon ou presque : quelques femmes de ménage pour bureaux, quelques Nègres chauffeurs d’immeubles suspendus aux lanières du plafond par un bras, pareils à des singes sans poils : tout ce monde plongé dans le journal du soir comme dans un bain d’imprimerie. Une réclame de dentifrice tend aux voyageurs une glace dans laquelle Pierre se regarde.
« J’ai très bonne mine. »
Qu’il ne dépasse que de peu la trentaine, ce n’est pas croyable tant ses traits sont tirés, tant sous le noir du chapeau la calotte des cheveux est déjà blanchissante. Son nez est devenu un bec d’oiseau. Non seulement le visage n’a plus ses reflets jeunes et charmants d’autrefois, mais sa physionomie, c’est-à-dire cette partie constante de notre figure sur laquelle s’appuient les diagnostics et les pronostics des médecins ou des bohémiennes, s’est régulièrement altérée pendant le voyage. Le front est ridé comme une plage à marée basse, les rides sont entrées dans la chair, laissant des trous bleus aux tempes, et sous les yeux, des poches d’homme exténué.
« Ce train s’arrête à toutes les stations, pourtant il a l’air de filer rudement. On est si près des maisons qu’on reçoit toutes les fenêtres en pleine face comme autant de coups de poing. »
Pierre est assis sans rien faire, mais il éprouve la sensation d’agir. Ces fenêtres, leur course précipitée lui semblent les moments d’une vie qui ne reviendront jamais. Les rails électriques le tirent en avant avec la même impérieuse invite que la logique qui le précipite dans l’avenir. Se tempérer ? Jamais ? Que les autres s’empêtrent dans leur labyrinthe individuel, qu’ils s’entortillent et s’endorment dans leurs marches et contremarches, lui se sait étreint par une puissance que justifie une nécessité suprême.
Arrivé à une station principale, il changea, prit l’express.
« Je suis infatigable ; à peine installé dans cette rame, je m’envole déjà par la pensée dans l’auto qui m’attend. Que j’aime ce bruit du vent qui me siffle aux oreilles ! Ce que je fais m’échauffe et me presse ; je laisse tomber ce qui me retarde ; je suis satisfait d’être ainsi dans l’instant suivant. Je n’existe pas, je préexiste ; je suis un homme antidaté ; non, je ne suis pas un homme, je suis un moment ! »
Ainsi son mal ne le quitte pas ! Dans l’avenir, grand terrain vague, il édifie ses constructions mentales. À mesure qu’il approche d’elles, le terrain se rétrécit. Pierre finira par bâtir sur une peau de chagrin aussi étroite que le roc sur lequel New York s’élève. D’ailleurs, la ville et lui reposent sur rien, sont sans racines ; vacillants et faibles comme l’instant.
Le train express marchait à plus rapide allure que la rame omnibus, mais comme il ne frôlait plus les maisons, on ne s’en apercevait pas. Pierre s’amusa de cette illusion d’aller plus lentement en allant plus vite.
« Le train chante toujours sa propre chanson, une sorte de refrain populaire de l’essieu, une rengaine de chœur d’opéra des rails : “Marchons ! marchons !… Peut-être l’avion dans lequel je serai assis d’ici quelques instants me fera-t-il regretter ce train ? Peut-être même va-t-il éclater en l’air, perdre une aile, prendre feu ? “Monsieur s’empresse trop”, me disait Chantepie lorsque, dans ma précipitation, je me cognais la tête contre le plateau du petit déjeuner. Je voudrais déjà qu’il tombe, cet avion.
« Je ne tiens plus en place… Je brûle toutes les stations, ces stations où mon train passe sans crier gare (quelle drôle d’expression !). »
Pierre éclata de rire à cette réflexion saugrenue. Un rire assez terrible.
Il était livide. Ses doigts tremblaient. Il devenait une exagération de sa propre personne. Cette caricature de lui-même à cette heure, dans ce wagon en fuite suspendu au-dessus de constructions gigantesques et sans authenticité, était cependant la plus exacte expression de sa vérité. Lui qui croyait si fermement à la ligne droite tournait sans issue dans des dédales où se perdaient son âme pétulante, son imagination écervelée, son esprit faux. Cet affranchi portait comme tout le monde son maître sur ses épaules.
Les autos attendaient à la 115e rue.
Pierre monta, en compagnie d’invités, dans une voiture superbe et publicitaire qui démarra. Le compteur toucha les cent cinquante kilomètres à l’heure insensiblement, avec la nonchalance d’une trottinette.
Des cimetières. Des tombes. Des golfs. Des mausolées. Les derniers trolleys. Des restaurants d’été. Pas un arbre. Une brise aigre. Un couchant cuivré.
Woodlawn Cemetery… Pelham Park… Casanova…
Une voix nasillait à ses oreilles des noms de lieux, de sites au passage, mais Pierre n’écoutait pas, ne tournait pas la tête. Un froid intérieur lui glaçait les membres.
« Je ne me sens pas bien, se disait-il ; peu importe… Soyons de belle humeur… Cette excursion est charmante, seulement un peu longue… Laissons-nous vivre… Après tout, mon drame est un drame comique, non cosmique. »
Ayant fait cet effort pour se reprendre en main, à nouveau il s’inquiéta.
« Je suis plus essoufflé que si j’avais piqué un cinq cents mètres… Quand je rentrerai à Paris, il faudra que je voie un docteur. »
Es arrivèrent à l’aérodrome. Le vent était tombé. La manche à air piquait du nez vers la pelouse. Un bel avion platiné comme une star, le Lockheed Superus 999, les attendait entouré de photographes.
Ils décollèrent.
Tandis que tirés par quatre moteurs, ils montaient au ciel aussi droit que par l’échelle de Jacob, la stewardess déposait devant eux, sur des tables de contre-plaqué, des breuvages penchés par l’ascension perpendiculaire, penchés comme quand on boit.
« C’est vraiment curieux, pensait Pierre : j’ai pris successivement un omnibus, un express, une auto rapide et un avion dernier cri, c’est-à-dire que j’ai chaque fois augmenté l’allure et plus je file, plus les choses paraissent s’immobiliser. Nous faisons du cinq cents à l’heure, et il me semble que ça n’avance plus. Je suis ici suspendu en un arrêt total, détaché du monde ; tout devient sempiternel ; plus c’est grand, moins ça bouge ; le port glisse à peine sous mes yeux parce qu’il est énorme ; la mer se fige, à mesure qu’elle devient océan.
« Sans doute ne voyais-je l’univers sous son aspect tumultueux que parce que j’avais le nez dessus. On ne va vite qu’à ras du sol. Dès que je prends du recul pour regarder ma vieille planète, elle me paraît morte. La vitesse, c’est un mot inventé par le ver de terre. » Brusquement Pierre ressentit une affreuse douleur au côté gauche. Il lui chercha une cause, car il aimait comprendre pour deviner ce qui allait suivre.
« Nous sommes montés trop rapidement », pensa-t-il.
Tout à coup son pouls flancha et son corps devint mou. Il lui sembla qu’à bout portant, une pièce soudain démasquée tirait sur lui. Sur sa cage thoracique tombait un poids de deux cents kilos sous lequel il plia, comme si ses côtes devenues concaves s’en allaient toucher la colonne vertébrale. Il voulut lutter contre cette impression terrible ; plus il essayait de se dilater, plus il se sentait transpercé par un jet brûlant. On eût dit qu’une lance lui était restée fichée dans le corps.
L’avion virait sur l’aile droite, offrait à ses passagers le spectacle merveilleux du port entrant de toutes ses jetées, comme les rayons d’une gloire, dans l’Hudson, tandis que la pointe de Manhattan, portée à l’incandescence par le couchant, enfonçait comme un fer rouge son étrave dans une mer sillonnée de chalands, d’allèges et de remorqueurs emperruqués de fumée noire. Pierre ne vit rien ; il ne pouvait plus respirer ni tourner le cou.
La douleur gagnait l’épaule, passait en écharpe sous l’aisselle, lui ankylosait le bras gauche jusqu’au coude, jusqu’au petit doigt. Il suait, il claquait des dents, les tempes prises dans une porte de fer qui se refermait. Il n’eut pas de loisir de penser : « Je ne vais tout de même pas éclater en l’air », même pas le temps de crier : « Descendez car je suis en train de crever ! » ; il mourait simplement dans son fauteuil sans que personne s’en aperçût.
Si les quatre moteurs avaient sauté d’un coup et qu’il eût été précipité du haut de ces dix mille pieds, quel soulagement !
Il serrait les dents, les paupières, les paumes, les reins, les narines, les orteils ; il pressait l’un contre l’autre, ainsi que l’huître presse ses coquilles contre l’attaque du couteau, tout ce que son corps offrait de couple et de jumelé. Tantôt il se courbait en arc et tantôt il se bloquait pour se mettre en boule et offrir à la torture la plus petite surface.
La stewardess en blanc, très fardée, passait dans le couloir, le frôlait sans qu’il pût appeler, hurler, tant il était doué par une pointe de fer, tant il lui semblait que le moindre geste suffirait à le disloquer, le moindre arrêt dans sa résistance, à le fracasser contre la paroi.
Des détonations se succédaient dans sa tête, des tocsins à le mettre en miettes. Il faisait la moue pour éloigner ses lèvres de ses dents qui les auraient tranchées net. Lardé, défoncé, éventré, il ne pensait qu’à se comprimer, à se tasser en attendant la fin de la crise. Du côté de la vie ou du côté de la mort, au point où il en était, ce ne pouvait être qu’un adoucissement de sa souffrance. Un tel paroxysme ne se soutient pas. L’organisme cède ou se redresse.
Autour de lui, c’étaient des exclamations. Les passagers couraient à l’occident, la figure peinturée de couchant comme des Sioux en guerre ; les regards convergeaient au-dessous, les nez s’aplatissaient le long des baies du couloir ; les cris d’admiration résonnaient contre les parois métalliques. Les étincelles crépitaient : on donnait des interviews par sans-fil.
Pierre eut soudain l’impression que des sauveteur retiraient à grandes pelletées l’avalanche qui s’était abattue sur lui. L’oxygène filtrait à nouveau dans ses poumons, son pouls se stabilisait. L’instant d’après, il put même repousser l’air de ses côtes redevenues mobiles. La lance, qui l’avait perforé, se retirait en le charcutant encore, mais enfin sortait. On le déclouait de sa croix.
Il s’affaissa sous le bien-être, reprit pied dans des sensations désagréables mais ordinaires, la nausée, le mal de tête, une électrocution intermittente aux extrémités. Le cône d’ombre dans lequel il était entré diminua et la lumière reparut dès qu’il put ouvrir les yeux.
« La mort est un animal lent et pesant, fut sa première réflexion, lorsqu’il se retrouva hors de sa souffrance. Quand j’ai failli me tuer en auto à Saint-Vallier, je l’avais déjà compris. »
Sa crise avait duré un certain temps car le soleil était couché et l’avion revenait maintenant à sa base. Personne n’avait fait attention à lui, enfoncé dans son pardessus, le chapeau sur les yeux.
L’avion descendait déjà son train d’atterrissage comme les pigeons qui vont se poser sur un toit sortent les pattes cachées sous leur ventre.
Comme Pierre mettait le pied sur l’aire de ciment au milieu des reporters, les organisateurs insistèrent pour qu’il dît au micro quelques mots sur ses impressions aériennes. Tout tremblant encore, tout effaré d’avoir tant souffert, il ne sut pas résister.
« Chaque fois que le génie d’un homme a vaincu l’inertie de la matière, ses parents et amis l’ont traité d’agité, Dieu l’a puni, le destin l’a frappé. Bref, tout le monde est toujours d’accord pour raccrocher Prométhée à son Caucase, tout le monde y compris les vautours et les journalistes. »
Personne n’entendit goutte à ces paroles prononcées d’une voix haletante, dans une langue inarticulée, par un french guy qui vacillait d’un pied sur l’autre comme un dindon sur une plaque chauffée. Mais on prit cela pour de l’enthousiasme.