CHAPITRE XVI
La famille Boisrosé cicatrisait lentement, faisant le silence autour de son amputation. Le mariage d’Hedwige, après tout naturel, même honorable et certainement désirable tant qu’il n’était qu’un mariage de convenance, dès l’instant qu’il prenait des allures de mariage d’amour devenait un objet de scandale, une pensée d’autant plus obsédante qu’elle était plus résolument écartée. Contrairement aux lois de la perspective, Hedwige grandissait en s’éloignant. Personne n’osait parler d’elle, du moins en parler « en clair » car on ne s’interdisait pas cette sorte de langage chiffré grâce auquel les familles manient sans danger de déflagration leurs plus explosifs secrets.
Le bonheur qu’un être aimé trouve en dehors de nous, après ne l’avoir trouvé qu’en nous, est non seulement immoral mais humiliant aussi car il nous oblige à de pénibles retours sur nous-mêmes, à des aveux de défiance et de défaite. La honte n’est pas toujours la conscience du mal que nous faisons, elle est souvent la conscience du mal qu’on nous fait. Les Boisrosé avaient honte par Hedwige, et plus encore en sa présence que loin d’elle, car Hedwige venait souvent à Saint-Germain, bien que Bonne décrétât « qu’on ne la voyait jamais ». (Pour Bonne, il n’y avait pas de demi-mesure entre tout et rien, et n’avoir pas passé vingt-quatre heures la tête sur les genoux maternels, c’était n’être pas venue du tout.) Pourtant elle souffrait moins de l’infidélité d’Hedwige que ses filles, car, plus expérimentée qu’elles et douée d’un sixième sens plus sûr, elle ne doutait pas du retour de la brebis perdue. Pour Fromentine et Angélique, l’absence d’Hedwige était une catastrophe ; à leur chagrin s’ajoutait une sensation d’appauvrissement ; les trois sœurs avaient en plus de leur beauté individuelle une sorte de beauté d’ensemble. Comme une cave à liqueurs ancienne dont un domestique maladroit aurait cassé un des trois carafons, comme un triptyque dont on aurait égaré l’un des volets, elles demeuraient dépareillées, dépréciées, perdant quatre-vingt-dix pour cent de leur valeur.
Pourtant Angélique s’était mariée aussi, avait fait aussi sa maladie de croissance et d’excroissance, mais sa conscience restait pure : en elle, rien à exorciser. Aussi sa douleur se teintait-elle de réprobation. Quant à Fromentine, elle donnait asile à une foule de petits démons, de niaiseries grimaçantes qui la taquinaient comme les mille pointes d’aiguilles des démangeaisons d’acide urique et lui faisaient envier, haïr, adorer Hedwige dans la même seconde. Secrètement elle l’admirait d’avoir pris un tel essor, moitié affligée, moitié jubilante à l’idée du coup de grisou qui avait décomposé les Boisrosé. Meilleure qu’elle, Angélique plaignait sa mère et s’était installée à Saint-Germain sur la chaise longue, attitude grabataire bien en harmonie avec cette déroute. Elle soignait Bonne de Boisrosé, la bouchonnait, l’emportait d’un point à l’autre de la chambre comme Énée emporte son père sur ses épaules, tandis que M. de Rocheflamme prenait sa part du deuil et de la jalousie familiales en oncle, en vieillard et en antiquaire.
Seul Vincent Amyot, fasciné par le succès de Pierre, ébloui par ce prodige inexplicable, – une fille Bois-rosé vivant loin du nid –, laissait percer sa joie, passant outre à l’inhibition générale, il prononçait le nom de l’absente rien que pour se donner le plaisir du défendu et le doux spectacle d’une belle-mère en désarroi. Il se complaisait dans des taquineries où il trouvait sa revanche de faible, faisait remarquer à Fromentine qu’Hedwige portait de nouveaux renards et ne les lui prêtait pas ; à Angélique, qu’Hedwige faisait, de son propre aveu, des plats créoles pour Pierre ; à Bonne, que sa fille n’avait pas une fois depuis son mariage cessé de « découcher », c’est-à-dire de coucher chez son mari, et qu’à ce compte il était bien inutile de lui conserver intacts sa chambre et son lit à moins de le faire comme pour un mort aimé. La famille le laissait parler ; secrètement, elle n’avait pas perdu tout espoir de voir prendre fin le vagabondage légal de la fille prodigue. Mais pour l’instant Hedwige était amoureuse, Hedwige aimait à l’extérieur du périmètre autorisé, d’un amour singulier par sa durée ; Hedwige avait disparu ; l’eau familiale s’était refermée sur le plongeon d’Hedwige.
La sonnette retentit, non sous une main étrangère ; cette suite de petits coups de timbre légers et sautillants comme une musique, tous la connaissaient, c’était Elle. Elle entra, aussi haute que la porte, l’air fastueux qu’ont toutes les femmes grandes, même les plus pauvres, au cou une écharpe blanche comme un drapeau de parlementaire.
— Hedwige !
Elle s’avança vers les bras que sa mère lui tendait, gravit l’édredon escarpé, le champ de neige des draps, tomba sur le sein bien-aimé comme on rentre dans sa patrie. Bonne de Boisrosé, au risque de démolir la réussite en cours, prit entre ses mains la tête d’Hedwige, contemplant cette figure de velours blanc trouée d’yeux dorés et soumis. Pas d’accrocs ? Si, deux rides, les premières, apparaissant au coin de la bouche. C’était à peine des rides ; cela commençait comme des fossettes, mais à chaque extrémité du petit trou, sous la contraction des muscles de la bouche, s’amorçait un léger sillon, une lézarde que rien de transversal n’arrêterait dans sa marche vers la crevasse et le ravinement.
D’un seul coup d’œil, Mme de Boisrosé avait vu tout ce qu’il y avait à voir : Hedwige n’était pas heureuse, Hedwige était enceinte. Deux choses qui vont souvent ensemble, qu’il faut expliquer aux hommes pour qu’ils comprennent, mais qu’une mère déchiffre à livre ouvert. Le nez si pur était devenu transparent, s’était pincé pour les nausées répétées. Les beaux traits s’étaient affinés et altérés ; le squelette poussait la chair par-derrière, la tendait, creusait les orbites, encageait les yeux vers un fond d’âme où le regard prenait un égarement lointain, une sorte d’aversion pour le monde extérieur, comme chez les grands malades.
Pour Bonne, l’heure de la bataille avait enfin sonné, elle allait engager le combat contre cet adversaire faible et scrupuleux, si plein d’idées qu’il en est bête, si peureux qu’il cherche son salut dans la fuite, contre l’homme en un mot. Pour lui arracher son butin, Bonne se révélait un surprenant bandit d’une immoralité pure, d’une célérité d’exécution qu’eût admirée Pierre, mais Pierre ne se doutait de rien, n’avait rien pressenti et d’ailleurs, si on l’eût averti, n’aurait rien compris.
— Angélique, ta sœur a l’air fatigué ; va lui préparer son lit, commanda Bonne, radieuse.
Hedwige reviendrait dans l’obédience de Saint-Germain. Elle pouvait bien aller chez Pierre, lui prêter sa présence, accepter la loi écrite d’une société commune et même donner le jour à un enfant, rien n’y ferait. Il était certain maintenant qu’aucun droit nouveau ne prescrirait l’attachement à sa mère et qu’une obligation d’autant plus puissante qu’elle était sans contrat l’unirait toujours et en premier lieu aux siens. Il y aurait simplement sur terre un nouvel être et si c’était une fille, une Boisrosé de plus.
— Je suis bien, répétait Hedwige, sans abandonner son enlacement, je suis si bien…
Elle regardait la chambre maternelle comme si elle la retrouvait après un long périple, comme le voyageur qui a traversé des mondes, des déserts, des naufrages et des révolutions s’étonne au retour de voir le hibou de porcelaine blanche, ferme à son poste au-dessus du coffret. Elle retrouvait l’odeur forte des oranges piquées de clous de girofle, à la mode créole. Elle retournait au sol natal, au corps de la mère empreint, malgré sa mollesse et sa caducité, d’une grandeur bizarre, blâmable et risible peut-être quand on la regardait du dehors mais qui avait la beauté farouche de ses paysages passionnels où l’égoïsme est placé si haut qu’il est impossible de le distinguer de l’amour.
Sept heures et demie. Hedwige n’est pas rentrée. Pierre qui avait fait en sorte de quitter ses affaires de bonne heure en est étonné. Maintenant, lorsqu’il revient chez lui, chez eux, il déteste trouver sa maison vide. Quand on dit d’un colis qu’il est « en souffrance », on ignore à quel point c’est vrai, à quel point un colis non réclamé peut souffrir.
Hedwige n’est pas là et c’est comme si on avait décroché les tableaux, vendu les meubles en son absence. Où peut-elle bien être ? Elle était partie voir sa mère vers quatre heures et aurait dû quitter Saint-Germain, pour rentrer à Neuilly, vers six heures. La route par Marly est directe : bifurcation à l’Abreuvoir, montée, puis redescente sur Saint-Cloud, par Garches. Elle a fait ça bien souvent. À moins qu’elle n’ait pris par la forêt et qu’elle ne soit en panne dans les bois ?
« Il sera dit que j’attendrai toujours, toujours, toujours ! Attendre, espérer. Désespérer, réattendre. Faire le guet, et entre quatre murs encore ! Comme je comprends que les animaux encagés meurent prématurément ! C’est épouvantable d’être seul quand on a été deux. Et seul à sept heures du soir, sans autre vis-à-vis que cet imbécile qui s’appelle “moi”. Le manque d’imagination des glaces est stupéfiant. Quand j’étais gosse, je rêvais d’une glace où je verrais d’autres mouvements que les miens. »
Pierre s’écrase le nez contre la vitre pour mieux regarder dans la rue. Mais son nez fait plusieurs taches grasses qui l’empêchent bientôt de rien voir. D’ailleurs, il n’y a rien à voir qu’une échappée sur Paris rapetissé par la brume. Il fait bigrement frisquet. Dans les maisons modernes, tout ce qu’on gagne en radiateurs, on le perd en minceur de murs. Se morfondre, être morfondu : le mot lie très justement le sentiment du froid à celui de l’attente. L’expectative est une embâcle où tous nos projets se trouvent gelés.
« J’avais justement besoin d’Hedwige, ce soir, particulièrement besoin d’elle. »
Pierre tremblait d’énervement, de déception. Une femme en retard, ce n’est rien, mais à mesure que les bruits devenaient plus étouffés sous le brouillard fin, que l’ascenseur en plein travail redescendait vide, un sentiment de non-réussite lui tombait sur les épaules. Toutes les tortures par lesquelles on peint métaphoriquement l’attente : le bec dans l’eau, les épines, le gril ou les charbons ardents, lui semblaient peu de chose à côté de ce qu’il endurait.
D’habitude, Pierre téléphonait peu à Saint-Germain, parce que c’était très compliqué d’appeler, de faire descendre chez la crémière les Boisrosé. Néanmoins, il s’y résigna parce que la laiterie fermait à huit heures. Fromentine vint au bout du fil.
— Avez-vous Hedwige ?
— Oui, cher Pierre. J’allais justement vous appeler pour vous avertir.
— Est-elle encore pour longtemps à Saint-Germain ? Pourquoi ne rentre-t-elle pas ?
— Elle est couchée.
— Couchée ? Elle n’est pas malade ?
— Non.
— Alors, quel sens est-ce que cela a ?
— Elle s’est étendue et elle se repose…
— Quand on se couche à sept heures du soir, c’est qu’on est malade.
— Pas chez nous.
— Chez moi, oui, repartit Pierre sèchement.
— Vous n’avez donc pas vu sa mine ? Vous lui en « faites trop faire ».
— C’est bien. Je pars tout de suite pour Saint-Germain.
— Je vous répète qu’elle n’est pas malade. Laissez-la-nous pour un soir. Qu’est-ce que ça peut vous faire, cher Pierre ? Nous en serons si heureuses.
— J’ai besoin d’elle, tout particulièrement aujourd’hui.
— Écoutez… soyez raisonnable… l’obliger à s’habiller, la lancer dans la nuit… à quelle heure arrivera-t-elle ? La route est mauvaise, vous le savez bien.
Pierre imagina Hedwige perdue dans le brouillard, un pneu à plat, incapable de soulever elle-même la roue de secours. Il redoutait pour elle deux endroits du parcours : le croisement de Louveciennes et le dernier virage de la côte de Saint-Germain. Fromentine continuait, câline, pressante, un peu railleuse :
— Faites-nous ce petit cadeau, bondissant et écumeux beau-frère ! Demain à la première heure, Hedwige vous reviendra.
— Permission de neuf heures du matin, alors ! Rien de plus, répondit Pierre qui, avec une voix rauque qu’il s’efforçait d’adoucir, contrefit le bon garçon plein d’indulgence.
Il raccrocha, furieux, tourna la tête, vit le studio vide, évacué pour toute la nuit. C’est odieux quand on a compté sur quelqu’un de n’avoir même plus l’attente pour vous tenir compagnie.
Il voulut dîner, ne trouva qu’un œuf perdu au fond d’une armoire vide, comme un œuf de diplodocus dans le désert de Gobi ; il rencontra aussi une pomme, plus morte qu’une nature morte.
« Elle ne rentre pas… ça doit être ma faute si elle ne rentre pas. Suis-je méchant ? Suis-je ennuyeux ? Le fait est qu’elle ne m’aime pas comme je l’aime. Pourquoi ? Depuis quelque temps, je sens que ça ne marche pas, mais pourquoi ? »
À la vérité, il n’avait jusque-là rien senti de tel, mais quand un état d’âme est fort, on a peine à croire qu’il vient de naître et on lui fabrique un long passé.
Pierre qui vivait dans l’avenir comme un poisson dans l’eau trouvait de la difficulté à repenser les jours écoulés. Las de chercher, il essaya d’un autre passe-temps, prit son Manuel d’Archéologie américaine au chapitre des vases d’argent colombiens. En vain. Il revenait toujours à l’anatomie de ses rapports conjugaux.
« Je me demande si, à la base de mes relations avec Hedwige, il n’y aurait pas eu une fausse manœuvre. J’ai cru être malin en me déguisant en quelqu’un d’autre, je veux dire en quelqu’un de lent. Or, Hedwige m’attendait, moi, tel que je suis, l’homme d’“aussitôt dit, aussitôt fait” et elle ne m’a pas trouvé. »
Sur sept étages, l’ascenseur avait rapporté sept maris à leurs sept femmes, et maintenant c’était fini. Il n’y avait même plus ce bruit-là dans la maison. Parfois un tuyau d’eau tremblait sous la pression d’air. Le concierge avait monté le courrier. Les bonnes avaient descendu les chiens sur le trottoir. Il n’arriverait plus rien jusqu’à l’heure lointaine du laitier et des poubelles. Il n’y aurait plus que Pierre en tête-à-tête avec son Archéologie. À travers les méandres de la fumée de toutes les cigarettes consumées, Pierre aperçut son lit, son lit d’homme seul. Cela lui rappela sa vie capricieuse et violente de célibataire ne sortant que quand l’amour l’appelle. Par automatisme il se coucha, sans autre spectacle que celui du plafond taché d’humidité. Au-dessus du plafond se trouvait la terrasse, avec le jardin d’été. Chaque fois qu’on arrosait les plates-bandes de ce jardin, l’eau traversait le ciment et arrosait aussi les meubles de la chambre à coucher. Confort moderne.
« Hedwige doit s’amuser comme une folle avec sa mère et ses sœurs, en ce moment. Cette atmosphère de pensionnat est ridicule. Elles se font des confidences de lit à lit. Que peuvent-elles bien se dire ? Quelles confidences ? Est-ce que j’en fais les frais ? Non, Hedwige ne s’amuse certainement pas comme une folle : pour qu’elle me laisse seul ici, il doit y avoir quelque chose de grave. Voyons : aurais-je pris le mariage trop au sérieux ? Je n’ai aucun goût pour les bergeries, bien entendu, mais ça ne va pas jusqu’à admettre le vol à l’esbroufe quand il s’agit d’unir deux existences. Je me suis dit que le mariage n’est pas un jeu mais une œuvre à accomplir, difficile et belle. Peut-être n’est-elle pas difficile ; peut-être l’ai-je rendue telle en me la figurant telle. »
Pierre espéra un instant s’endormir ; les cuivres de la commode brillaient doucement, le téléphone se découpait familièrement en noir sur le mur blanc. Le fauteuil est si régulièrement canné qu’à fixer ses croisillons de paille, on sentait monter une somnolence très proche du sommeil. Une petite secousse nerveuse retint Pierre sur cette pente douce. Il reprit son Beuchat : « Le plateau de Bogota était le théâtre d’une lutte ouverte entre caciques. À l’époque où Belalcazar explora la Colombie… » Il éteignit. Alors la solitude s’élargit jusqu’à l’intolérable. La suspension du temps dans l’obscurité devint atroce. L’absence d’Hedwige prit une importance immense.
« Elle a assez de moi, c’est évident. Comment ne m’en suis-je pas aperçu plus tôt ? »
Et Pierre, faisant voler son livre (il ne posait jamais les livres, il les lançait à travers la pièce), recommençait à creuser le problème.
« Car enfin, puisqu’on ne peut pas me reprocher d’avoir bousculé et harcelé Hedwige, puisque j’ai été vers elle à pas de loup… apprivoisé, que je lui ai évité tout choc, que je n’ai marché à sa rencontre qu’à mesure qu’elle s’avançait vers moi et qu’il ne peut y avoir eu autre chose entre nous, vu notre parfaite entente, c’est donc en ne la bousculant pas que j’ai eu tort. Peut-être s’attendait-elle à être prise tout simplement et tout de suite ; les filles savent bien de nos jours ce qui les attend et que la première fois ça n’est pas agréable, et que plus tard, ça le devient. C’est nous qui persistons à croire, par bêtise, vanité, sadisme, que nous allons tenir dans nos bras des vierges glacées et terrifiées qui se feront un monde de cette histoire.
« Ai-je dû être assez ridicule, avoir l’air assez benêt avec ma stratégie de matou assis patiemment, nuit après nuit, devant sa chatte ! Elle m’a cru impuissant, cela ne fait pas de doute. Et ma retenue l’a gagnée, je veux dire perdue. »
Pierre ralluma. Il vit son ombre sur le mur : c’était une ombre dépossédée, excommuniée, une ombre toute gênée d’être à la lumière, une ombre qui eût préféré l’ombre. Un souvenir qui ne lui était pas agréable et qu’il esquivait toujours revint, ne se laissant plus repousser.
« Et puis… et puis il y a eu ma nuit de noces. »
Pierre s’interrompit : il avait tellement fumé, et du tabac si chaud, que la langue lui pelait. Il chercha en vain une carafe d’eau ; cela l’ennuyait de se lever, de revoir cette ombre solitaire sur le mur blanc : il but à même sa bouillotte une eau à goût de caoutchouc brûlé. Le mauvais souvenir revint l’assiéger : il revit sa soirée ratée d’il y a quinze jours, l’idiote comédie d’Alavoine, le retour précipité avant la fin du dernier acte, la façon à la fois préméditée et soudaine, en tout cas maladroite, dont il avait plongé dans le lit d’Hedwige.
« Hedwige m’a résisté, pourquoi ? D’abord elle était consentante, pas moyen de se tromper là-dessus ; elle avait envie et hâte de me connaître. Et moi, moi… eh bien, j’ai hésité longtemps. Elle m’impressionnait à travers sa nudité, je la voyais tout habillée, fière, pudique et belle, trop belle.
« Alors j’ai craint le pire et me suis jeté à l’eau pour ne pas rester définitivement sur la rive. Elle s’est raidie violemment, rétive, têtue, bloquée. »
Il se tournait et se retournait. En temps ordinaire déjà la position horizontale l’exaspérait, le fatiguait ; il ne se sentait bien que debout ; dès qu’il était couché, contrairement à tous les autres hommes, il sentait le poids de son corps, sa tête plus lourde qu’un pavé, son dos qui enfonçait la laine, son bassin et jusqu’à ses talons qui lui faisaient mal à force d’entrer dans le matelas. Et il aspirait au matin, au lever, à la verticale, à la terre élastique comme un tremplin où il reprendrait enfin cette légèreté qui était sa force. Il avait choisi son lit si large qu’il pouvait y faire les ciseaux, presque le grand écart, et même se donner l’illusion qu’il courait, qu’il nageait, mais au moindre cauchemar il se sentait à nouveau enfermé dans les toiles et il rêvait qu’impuissant, cousu dans un sac, on le précipitait dans quelque noir bosphore.
À force de se retourner dans son lit, Pierre laisse glisser à terre le froid couvre-lit de satin ; il est couché sur des aiguilles glacées, les draps s’en vont à leur tour, Dieu sait où.
« Je me suis heurté en elle à quelque chose de difficile, de défendu qui m’a mis hors de moi. Quelque chose qui contredisait tout ce que j’avais d’abord trouvé et aimé en elle d’ardent et de sensible. Je la revois ce soir-là drapée dans son lit comme dans un deuil blanc…
« J’insistai, je sentais ma balourdise, mais ma surexcitation était la plus forte. Cette résistance de Lucrèce m’exaspérait. J’agis en maître pressé. Je précipitai le dénouement… pour aboutir à quoi ? À une dissonance parfaite. »
Et Pierre revoyait sa hâte solitaire à côté de cette femme froide de bouche, belle comme après la mort.
« Moi qui avais la prétention de façonner de mes mains une œuvre d’art : joli résultat ! »
Pierre tomba sur l’oreiller à bras raccourcis.
« Dieu m’est témoin pourtant qu’en tout ceci, j’ai agi avec foi et bonne foi ! Je n’ai pensé qu’à elle ! J’aurais dû être comme tous les hommes et ne penser qu’à moi ; on ne fait le salut des autres qu’en faisant d’abord le sien. Sincère en ma gêne, appliqué à être lent, zélé à être immobile… puis brusquement convulsé à sens unique, usant d’une brutalité qui ne passait pas la rampe, je lui suis certainement apparu comme odieux, grimaçant et ridicule.
« Conclusion : me voici ce soir vainqueur, couchant sur mes positions, mais y couchant seul. »