5

LA MOISSON DE SANG

PENDANT que Corum et Medhbh redescendaient avec une certaine appréhension du Rocher Sidhi, les yeux du Taureau ne quittaient pas la lance que tenait le Prince. Quand ils s’approchèrent de lui, l’animal demeura immobile, les dominant de toute sa puissance, le front toujours légèrement baissé. Sa méfiance envers eux semblait égaler la crainte qu’il leur inspirait, mais il était indiscutable qu’il reconnaissait Bryionak et qu’il éprouvait pour elle du respect.

« Taureau », dit Corum, sans se sentir ridicule de s’adresser à un animal de cette manière, « nous suivras-tu à Caer Mahlod ? ».

La pluie avait à présent cédé la place à la neige fondue qui scintillait sur les flancs sombres de la bête. Plus loin sur la plage, les chevaux ressentaient plus que de la méfiance envers le Taureau Noir de Crinanass : ils en éprouvaient une terreur panique. Mais le Taureau ignorait les chevaux. Il secoua la tête et des gouttelettes d’eau voltigèrent de l’extrémité de ses cornes. Son mufle frémit. Il dirigea un instant son regard dur, intelligent, vers les montures puis le ramena sur la lance.

Bien que Corum se fût déjà trouvé, par le passé, en présence de créatures bien plus gigantesques, il n’avait jamais eu à faire face à une bête dégageant une telle aura de puissance. Il eut à ce moment le sentiment que rien sur Terre n’était en mesure de résister au colossal Taureau.

Corum et Medhbh le laissèrent les observer et coupèrent à travers la plage balayée par le vent pour rejoindre les chevaux et les calmer. Ils parvinrent à force de douceur et de patience à les tranquilliser suffisamment pour les enfourcher, mais leurs montures demeuraient ombrageuses. Une fois en selle, comme il ne leur restait rien d’autre à faire, ils se décidèrent à remonter le sentier de la falaise afin de regagner Caer Mahlod.

Au bout de quelques minutes au cours desquelles il resta figé sur place, comme s’il s’interrogeait, le Taureau Noir de Crinanass s’engagea à son tour d’un sabot sûr le long de l’étroit sentier et les suivit, sans jamais les serrer de trop près. Peut-être, pensa Corum, un tel animal répugnait-il à entretenir des relations intimes avec d’aussi chétifs mortels.

La neige se mit bientôt à tomber à gros flocons, en bourrasques violentes et glaciales, sur les falaises de la côte ouest ; Corum et Medhbh y virent le signe que les Fhoi Myore approchaient et qu’ils avaient peut-être même déjà atteint les fortifications de Caer Mahlod.

C’était en vérité une troupe effrayante qui s’était rassemblée sous les murs de la ville, semblable à de l’écume sale accumulée autour de la coque d’un majestueux navire.

La brume blanche était épaisse, presque visqueuse, mais elle s’accrochait encore surtout à la forêt, concentrée comme à l’ordinaire dans les zones plantées de conifères. C’était là que se dissimulaient les Fhoi Myore et la brume leur était nécessaire – une brume-limbes dont ils se nourrissaient ; éloignés d’elle, ils ressentaient une impression de malaise. Corum aperçut les sept silhouettes sombres qui se déplaçaient au sein du brouillard. Ils avaient abandonné leurs chars et paraissaient se concerter. Kerenos en personne, le chef des Fhoi Myore, devait être du nombre ; et Balahr qui, comme le Vadhagh, était borgne, mais dont le regard était meurtrier ; et Goim, la femelle qui manifestait un goût prononcé pour la virilité des mortels ; et les autres.

Corum et Medhbh ramenèrent leurs chevaux au pas et se retournèrent pour s’assurer que le Taureau Noir les suivait toujours.

Il les suivait. Quand ils s’arrêtèrent, il s’arrêta aussi, sans quitter la Lance Bryionak des yeux.

La bataille avait commencé. Les Chiens de Kerenos bondissaient vers les remparts, comme déjà lors de leur précédente attaque. Mais les Ghooleghs se ruaient eux aussi contre les Mabdens, armés d’arcs et de lances. Et les cavaliers verdâtres chargeaient la porte de la place forte, conduits à n’en pas douter par Hew Argech que Corum aurait dû occire. Même de leur poste d’observation, une hauteur surplombant Caer Mahlod, Corum et Medhbh entendaient les cris des défenseurs et les hurlements des redoutables chiens.

« Comment rejoindre les nôtres à présent ? » se désespéra Medhbh.

« Même si nous parvenions jusqu’aux portes, ce serait folie de les ouvrir pour nous faire entrer », reconnut Corum. « Il nous faut nous résoudre à prendre l’ennemi à revers jusqu’à ce qu’il se retourne contre nous. »

Medhbh hocha la tête. Elle tendit le bras. « Allons de ce côté, là où une brèche menace de s’ouvrir bientôt dans les remparts. Nous pourrions être à même de donner aux nôtres le temps de réparer les dégâts. »

Corum comprit tout ce que cette suggestion contenait de bon sens. Sans un mot, il éperonna son cheval et le lança sur la pente, vers le bas de la colline, la Lance Bryionak brandie au-dessus de sa tête, prêt à la projeter sur le premier ennemi qu’il rencontrerait. Il avait la conviction que Medhbh et lui allaient périr, mais à cet instant précis il s’en moquait. Le regret lui vint seulement de ne pas mourir dans la Robe de son nom, la robe écarlate qu’il avait donnée à Calatin sur le rivage du Mont Moidel.

En s’approchant de la forteresse, il se rendit compte que l’armée adverse ne comptait aucun spectre de glace. Ces créatures ne sortaient peut-être pas du rêve fhoi myore, après tout. Mais les Ghooleghs si, la chose était certaine. Pratiquement indestructibles, ils constituaient des adversaires coriaces auxquels se trouvaient confrontés les Mabdens. Et qui les menait au combat ? Un cavalier monté sur un grand cheval. Un cavalier qui n’était pas de couleur verte comme Hew Argech mais qui semblait pourtant familier à Corum.

Combien d’êtres lui étaient-ils familiers dans ce monde ? Très peu. La lumière du jour tomba sur l’armure de l’inconnu. En un instant sa couleur passa de l’or éclatant à l’argent terne, de l’écarlate au bleu tremblotant.

Et Corum sut qu’il avait déjà fait face à cette armure et qu’il avait, de sa propre main, plongé son occupant dans les Limbes au cours d’un grand combat livré dans le camp des troupes de la Reine Xiombarg. Dans les Limbes où les Fhoi Myore, peut-être, se trouvaient en sécurité avant que la structure du Multivers ne se rompît et ne les précipitât dans ce monde pour l’empoisonner. Ce cavalier était-il arrivé avec eux ? L’explication était plausible. Le même panache jaune foncé oscillait sur son heaume qui, comme autrefois, masquait complètement le visage. La cuirasse était toujours gravée aux armes du Chaos, huit flèches irradiant d’un moyeu central. Et sa main gantée de métal serrait une épée qui, elle aussi, luisait d’un éclat changeant, tantôt doré, tantôt argenté, tantôt bleu ou écarlate.

« Gaynor », fit Corum, et il se rappela la terreur inspirée par sa mort. « C’est le Prince Gaynor le Damné.

— Vous connaissez ce guerrier ? » demanda Medhbh.

« Je l’ai déjà occis, naguère », répondit Corum, d’humeur sombre. « Sinon tué, en tout cas banni, du moins je le croyais, de ce monde. Mais le revoici. Mon vieil ennemi. Je me demande… serait-ce lui, ce “frère” dont m’a parlé la vieille femme ? »

Cette dernière question ne s’adressait qu’à lui-même. Il avait déjà rejeté le bras en arrière et propulsé Bryionak en direction du Prince Gaynor, qui avait jadis été un champion – peut-être même l’Éternel Champion en personne – mais s’était depuis entièrement consacré au service du Mal.

Bryionak vola vers sa cible et atteignit le Prince Gaynor à l’épaule, le faisant vaciller sur sa selle. Le casque anonyme se retourna pour voir la lance filer en sens inverse et reprendre sa place dans la main de Corum. Gaynor avait jeté ses troupes de Ghooleghs à l’assaut des points faibles des remparts de Caer Mahlod. Ils couraient dans la neige rouge et noire de sang et de boue ; un grand nombre d’entre eux avaient perdu des membres ou le visage, voire les entrailles, mais ils avançaient malgré tout. Corum assura sa prise sur Bryionak et il comprit que, comme autrefois, il ne serait pas aisé de vaincre le Damné, même avec l’aide de pouvoirs magiques.

Il entendit le rire de Gaynor sous le casque. Le Prince paraissait éprouver du plaisir à le voir, comme s’il se réjouissait de retrouver un visage familier, fût-il ami ou ennemi. « Prince Corum, le Champion des Mabdens ! Nous nous posions des questions sur votre absence, nous pensions que vous aviez pris le sage parti de la fuite, que vous étiez peut-être même retourné dans votre monde. Mais vous voici ! Que le destin est donc capricieux pour désirer nous voir reprendre notre sotte querelle ! »

Corum jeta rapidement un regard en arrière : le Taureau de Crinanass suivait toujours. Il dirigea son œil, au-delà de Gaynor, vers les fortifications battues en brèche de Caer Mahlod. Il compta beaucoup de défenseurs morts sur les remparts.

« Il est en effet capricieux », dit-il. « Mais allez-vous de nouveau me combattre, Prince Gaynor ? Allez-vous de nouveau implorer ma pitié ? Désirez-vous que je vous renvoie dans les Limbes ? » Le Prince Gaynor éclata de son rire amer et dit : « Posez la question aux Fhoi Myore. Ils ne seraient que trop heureux de retrouver leur sinistre pays d’origine. Et s’ils m’abandonnaient ici, et si toute loyauté m’avait quitté maintenant que le Chaos et la Loi ne se font plus la guerre sur ce plan, je serais ravi de me joindre à vous, Corum. Dans la situation présente, pour ne pas changer, il nous faut nous battre. »

Corum se souvint de ce qu’il avait vu du visage de Gaynor au moment où il avait ouvert son heaume. Il frissonna. À nouveau, il éprouva de la compassion pour son vieil adversaire condamné à vivre de multiples existences sur de multiples plans, tout comme lui – à ceci près que Gaynor était voué à servir les plus malfaisants, les plus perfides des maîtres.

Il commandait aujourd’hui une troupe de créatures à demi mortes, autrefois c’étaient des bêtes du Chaos.

« Votre infanterie me semble à la hauteur », fit Corum.

Gaynor éclata à nouveau de rire et sa voix sortit assourdie de son casque éternellement clos. « Vous êtes au-dessous de la vérité, dirais-je.

— N’allez-vous pas les rappeler et vous joindre à moi, Gaynor ? Vous savez que je n’éprouvais pas en fin de compte de haine envers vous. Nous avons plus de choses en commun que quiconque en ce monde.

— C’est juste », répliqua Gaynor. « Alors pourquoi ne pas vous ranger dans mon camp, Corum ? Après tout, la victoire des Fhoi Myore est inéluctable.

— Et mènera inéluctablement à la mort.

— C’est la promesse qui m’a été faite », dit simplement le Prince maudit.

Et Corum sut que Gaynor aspirait à la mort par-dessus tout et qu’il ne pourrait pas discuter avec lui à moins de lui offrir un trépas encore plus rapide.

« Quand le monde mourra », poursuivait le Damné, « ne mourrai-je pas aussi ? ».

Le Vadhagh regarda par-delà son adversaire les remparts de Caer Mahlod et la poignée de Mabdens qui se défendaient pied à pied contre des Ghooleghs à peine vivants, des chiens démoniaques aux mâchoires avides et des créatures plus végétales qu’humaines. « Il est possible, Gaynor », dit-il pensivement, « que votre destinée vous condamne à toujours prendre le parti du Mal dans vos efforts pour parvenir à vos fins, mais, dans l’accomplissement d’une noble action, vos souhaits ne pourraient-ils être exaucés ?

— Vous donnez dans le sentimentalisme, je le crains, Prince Corum. » Et Gaynor tourna bride.

« Comment ? » fit Corum. « Vous n’allez pas me combattre ?

— Non… ni votre ami bovin », dit Gaynor. Il s’éloigna pour regagner l’abri que lui offrait la brume. « Je désire rester dans ce monde jusqu’à sa mise à mort. Vous ne me renverrez pas dans les Limbes ! » Son ton était égal, amical même, quand il s’écria : « Mais je reviendrai contempler votre cadavre, Corum !

— Vous croyez qu’il sera du nombre ?

— Nous pensons qu’il ne reste pas plus d’une trentaine de défenseurs encore en vie et que, ce soir, nos chiens festoieront dans vos murs. Par conséquent… oui, je crois que votre cadavre sera du nombre. Adieu, Corum. »

Et Gaynor disparut.

Corum et Medhbh reprirent leur galop vers le mur d’enceinte enfoncé. Ils entendirent derrière eux grogner le Taureau Noir de Crinanass. Ils crurent tout d’abord qu’il les pourchassait pour avoir osé l’invoquer, mais il bifurqua et chargea une escouade de cavaliers vert pâle qui les avaient aperçus et se préparaient à fondre sur eux.

Le Taureau baissa le front et plongea tout droit dans le groupe, mettant les bêtes en déroute, projetant les cavaliers haut dans les airs ; il courut sus à une troupe de Ghooleghs et les piétina un à un, puis il se retourna, la queue dressée, la tête agitée de soubresauts, et embrocha deux chiens maléfiques à la pointe de chacune de ses cornes.

Le Taureau dominait la bataille tout entière. Il se jouait des armes qui menaçaient de lui entamer le cuir. Il effectua trois fois le tour de la place forte de Caer Mahlod en chargeant à la vitesse de l’éclair, suivi par le regard admiratif et stupéfait de Corum et de Medhbh auxquels l’ennemi ne prêtait plus attention.

Corum leva bien haut la Lance Bryionak et acclama l’animal. Il vit alors qu’une trouée s’était ouverte dans les rangs des assiégeants médusés ; il baissa donc la tête, invita Medhbh à le suivre et piqua des deux vers Caer Mahlod. Il y pénétra d’un bond de son cheval par-dessus le mur éboulé pour atterrir, par le fait du hasard, directement aux pieds d’un Roi Mannach épuisé, entaillé sur tout le corps, qui se tenait assis sur une pierre et essayait de contenir le flot de sang qui lui jaillissait de la bouche, tandis qu’un vieil homme s’efforçait de lui retirer du poumon la pointe d’une flèche.

Des larmes voilaient le regard du monarque quand il leva sa tête noble et chenue pour fixer Corum. « Hélas, le Taureau est arrivé trop tard », dit-il.

« Trop tard, peut-être », fit Corum, « mais au moins vous le verrez détruire les monstres qui ont exterminé votre peuple.

— Non », répondit le Roi Mannach. « Je ne veux pas assister à cela. Je suis las du spectacle de la fureur et de la mort. »

 

Pendant que Medhbh réconfortait son père, Corum effectua une tournée d’inspection des murs d’enceinte de Caer Mahlod, faisant le point de la situation tandis que le Taureau de Crinanass occupait l’ennemi à l’extérieur.

Le Prince Gaynor s’était trompé. Il ne subsistait pas trente hommes valides sur les remparts, mais quarante. Et, du côté adverse, il restait encore beaucoup de chiens, plusieurs escadrons de cavaliers vert pâle et un bon nombre de Ghooleghs. En outre, les Fhoi Myore ne s’étaient toujours pas approchés en personne de Caer Mahlod, et il paraissait probable que chacun de ces dieux des Limbes eût le pouvoir de détruire la ville s’il prenait la peine d’abandonner quelques instants son sanctuaire de brume.

Corum grimpa sur la plus haute tour du mur d’enceinte, à présent en partie effondrée. Le Taureau pourchassait de petits groupes ennemis d’un bout à l’autre du champ de bataille maintenant transformé en bourbier. Beaucoup fuyaient, ignorant les ordres tonitruants et pétrifiants qui jaillissaient du brouillard enveloppant la forêt – à n’en pas douter la voix même des Fhoi Myore. Et ceux qui refusaient d’écouter les voix connaissaient un sort aussi funeste que ceux qui s’arrêtaient et rebroussaient chemin pour périr sous les coups du puissant Taureau, car les fuyards ne couraient pas bien loin avant de s’écrouler, tués par leurs propres maîtres.

Les Fhoi Myore ne semblaient pas se soucier du fait qu’en agissant ainsi ils sacrifiaient inutilement leurs créatures, et par ailleurs ils ne tentaient rien pour mettre un terme au carnage auquel se livrait le Taureau Noir de Crinanass. Corum supposa que le Peuple du Froid ne doutait toujours pas d’écraser Caer Mahlod, et peut-être aussi de vaincre le Taureau, dès qu’il l’aurait décidé.

Et puis ce fut terminé. Plus un seul Ghoolegh, plus un seul chien, plus un seul cavalier végétal ne restait en vie. Ce que les armes des mortels n’avaient pu tuer, le Taureau Noir l’avait détruit.

Il se dressait, triomphant, au milieu des cadavres d’hommes, d’animaux et de créatures humanoïdes. Il frappait le sol du sabot et son souffle écumait au sortir de ses naseaux. Il leva la tête et mugit ; et son mugissement ébranla les murs de Caer Mahlod.

Mais les Fhoi Myore n’étaient toujours pas sortis de leur brume.

Sur les remparts, personne ne poussa d’acclamations ; chacun savait que le combat décisif restait encore à venir.

Lorsque retentit le meuglement triomphant du grand Taureau, le silence régnait autour de lui. La Mort était partout. La Mort planait sur le champ de bataille ; la Mort avait investi la forteresse. Et la Mort attendait dans la forêt recouverte de son linceul ouaté. Corum se rappela les mots du Roi Mannach : « Les Fhoi Myore recherchent la Mort. » À l’instar du Prince Gaynor, aspiraient-ils à l’oubli ? Était-ce là leur quête majeure ? Si oui, cela ne les rendait qu’encore plus dangereux et terrifiants.

La brume s’était déplacée. Corum cria aux survivants de se tenir sur leurs gardes. Sa main d’argent leva la Lance Bryionak de façon que chacun pût la voir.

« Voici la lance des Sidhis ! Voilà le dernier des taureaux de guerre sidhis ! Et vous avez devant vous Corum Llaw Ereint. Reprenez-vous, gens de Caer Mahlod, car les Fhoi Myore jettent à présent toute leur puissance contre nous. Mais nous sommes forts. Nous sommes courageux. Et il s’agit de notre pays, de notre monde ; nous devons le défendre ! »

Corum aperçut Medhbh. Il la vit, le visage levé, qui lui adressait un sourire, et il l’entendit s’écrier :

« S’il nous faut mourir, alors que ce soit d’une mort qui magnifie notre légende ! »

Même le Roi Mannach, qui s’appuyait sur le bras d’un guerrier d’ailleurs blessé lui aussi, parut émerger de son découragement. Valides et éclopés, jeunes gens et jeunes filles, vieillards, tous se pressaient maintenant vers les remparts de la ville où ils durent faire effort pour ne pas céder à la panique au spectacle de sept silhouettes montées sur sept chars de guerre grinçants tirés par sept bêtes difformes, qui atteignaient le pied de la colline où se dressait la forteresse. La brume les enveloppait à nouveau ; la substance livide, poisseuse, avait également absorbé le Taureau Noir de Crinanass et son meuglement s’était tu.

Corum prit pour cible la première silhouette qui se profila, ajustant ce qui lui parut la tête, malgré sa forme extravagante. Le crissement des chars le transperçait jusqu’aux os et son corps n’aspirait qu’à se recroqueviller sur lui-même, mais il chassa cette impression et projeta Bryionak.

Avec lenteur, comme découpant la brume sur son passage, la lance se dirigea droit sur son objectif ; on entendit aussitôt un étrange glapissement de douleur. Puis l’arme revint dans sa main tandis que persistait la plainte. Dans d’autres circonstances ce cri aurait prêté à rire, mais il résonna de façon sinistre et menaçante. C’était la voix d’une bête dénuée de sentiments, d’un être stupide, et Corum comprit que son propriétaire était une créature de faible intelligence aux appétits monstrueux, primitifs. Voilà ce qui rendait les Fhoi Myore si dangereux. Ils étaient poussés par des désirs aveugles, ils n’avaient nulle conscience de leur situation critique, incapables de concevoir d’autre dessein que la poursuite de leurs conquêtes, sans malveillance ni haine, ni esprit de vengeance. Ils s’emparaient de ce dont ils avaient besoin en recourant aux pouvoirs à leur disposition, en profitant de chaque humain susceptible de les servir pour parvenir à leurs fins, inaccessibles. Oui, voilà ce qui les rendait pratiquement invincibles. On ne pouvait ni traiter avec eux, ni les raisonner. Seule la peur parviendrait à les arrêter, et il était clair que celui qui avait glapi redoutait la lance sidhi. Les chars ralentirent leur course alors que les conducteurs échangeaient des grognements.

Un instant plus tard, un visage émergea du brouillard. Il ressemblait davantage à une blessure qu’à un visage. Tout rouge, envahi d’excroissances de chair à vif et pendouillantes, il avait une bouche difforme qui s’ouvrait dans la joue gauche et un œil unique pourvu d’une monstrueuse paupière de chair morte. À cette paupière était attaché un fil métallique qui courait sur le crâne, passait sous l’aisselle, et qui, actionné par une main à deux doigts, permettait de découvrir le globe oculaire.

La main fit un mouvement, tira sur le fil. Corum sentit une impression instinctive de danger l’envahir, et il avait déjà regagné l’abri des remparts quand l’œil apparut. Il était bleu, couleur de la glace du Nord, et il dégageait un rayonnement. Un froid cinglant mordit le Vadhagh par tout le corps bien qu’il ne fût pas sur la trajectoire directe du rayonnement. Il savait maintenant comment avaient péri ces gens près du lac, gelés dans des poses guerrières. Le froid se fit si intense qu’il se sentit repoussé brutalement en arrière et faillit chuter à bas du chemin de ronde.

Il se ressaisit, s’éloigna en rampant et redressa la tête, la lance brandie. Déjà plusieurs défenseurs étaient rigides, morts. Corum projeta Bryionak en direction de l’œil céruléen.

L’espace d’un instant, on eût dit que Bryionak avait été gelée en plein vol. Elle hésita, suspendue en l’air, puis parut s’imposer un effort pour atteindre son but et le fer, qui luisait à présent d’un orangé éclatant, comme lors de la rencontre avec les spectres de glace, s’enfonça dans l’œil.

Corum sut alors quel gosier fhoi myore avait émis le glapissement. La main lâcha le fil de fer et la paupière retomba au moment où la lance se retirait pour rejoindre le Prince. La parodie de visage se tordit et la tête roula en tous sens, pendant que l’animal qui tirait le char effectuait un demi-tour hasardeux pour réintégrer le couvert de la brume.

Un sentiment d’allégresse gagna l’esprit du Vadhagh. Cette arme sidhi avait été spécialement conçue pour combattre les Fhoi Myore et elle faisait bien son travail. L’un d’eux avait d’ores et déjà battu en retraite. Corum interpella les guerriers sur les remparts : « Abandonnez vos postes, redescendez ! Laissez-moi seul avec la Lance Bryionak. Vos armes sont impuissantes contre les Fhoi Myore. Je les attends de pied ferme et je vais les combattre. »

Medhbh lui cria en retour : « Permettez-moi de les attendre avec vous, Corum, et de mourir à vos côtés ! » Mais il secoua la tête et se retourna pour observer à nouveau, par-dessus le mur d’enceinte, les manœuvres du Peuple du Froid. Il était toujours malaisé de les distinguer. Une vision confuse de tête cornue ; une impression de poils hérissés ; l’éclat de ce qui pouvait passer pour un regard.

Alors un rugissement s’éleva. Était-ce la voix de Kerenos, le chef des Fhoi Myore ? Non. Le rugissement provenait de derrière les chars.

Une forme bien plus imposante, plus sombre, se dressa dans le dos des géants, et Corum eut le souffle coupé en la reconnaissant. Il s’agissait du Taureau Noir de Crinanass qui avait encore grandi, sans rien perdre de sa densité. Il abaissa les cornes et cueillit l’un des Fhoi Myore dans son char ; il projeta le dieu dans les airs pour le rattraper au vol et le relancer aussitôt.

Les Fhoi Myore furent pris de panique. Ils firent pivoter leurs chars de guerre et amorcèrent une retraite précipitée. Corum aperçut le Prince Gaynor, comme un nain terrifié, qui s’enfuyait parmi eux. La brume reflua, plus vite qu’un raz-de-marée au-dessus de la forêt puis, plus loin, de la plaine, avant de disparaître à l’horizon, dégageant derrière elle un désert jonché de cadavres ; le Taureau Noir de Crinanass apparut aussi, il avait repris sa taille naturelle et broutait avec satisfaction un carré d’herbe que la bataille avait miraculeusement épargné. Mais ses cornes portaient des traces sombres et des morceaux de chair étaient éparpillés alentour ; à quelque distance sur la gauche gisait un char gigantesque, beaucoup plus grand que le Taureau, qui avait capoté et dont une roue tournait encore. C’était un engin rudimentaire de bois et d’osier, mal assemblé.

Les habitants de Caer Mahlod se taisaient, alors qu’ils auraient dû manifester leur joie d’avoir échappé à l’anéantissement. Ils demeuraient abasourdis par ce qui venait de se passer. Petit à petit, ils s’attroupèrent sur le mur d’enceinte pour constater l’étendue des dégâts.

Corum descendit les degrés à pas lents, balançant nonchalamment la Lance Bryionak dans sa main d’argent. Il traversa le tunnel, franchit la porte de la ville et s’avança sur la terre dévastée vers l’endroit où paissait le Taureau. Il ignorait la raison qui le poussait vers l’animal qui, cette fois-ci, ne chercha pas à s’éloigner mais tourna sa tête massive pour le regarder dans les yeux.

« Tuez-moi, à présent », dit le Taureau Noir de Crinanass, « afin que ma destinée s’accomplisse ». Il s’exprimait dans la haute langue des Vadhaghs et des Sidhis, d’un ton calme mais empreint de tristesse.

« Je ne peux vous tuer », dit Corum. « Vous nous avez sauvés. Vous avez éliminé l’un des Fhoi Myore et grâce à vous ils ne sont plus que six. Caer Mahlod tient toujours et nombre de ses habitants vous doivent d’être encore en vie.

— C’est à vous qu’ils le doivent », rectifia le Taureau. « Vous avez retrouvé la Lance Bryionak. Vous m’avez appelé. Je savais ce qui devait s’accomplir.

— Pourquoi dois-je vous tuer ?

— Telle est ma destinée. Il le faut.

— Très bien », dit Corum. « Je ferai selon votre désir. »

Il affermit Bryionak dans sa main et la plongea dans le cœur du Taureau Noir de Crinanass ; une grosse goutte de sang jaillit du flanc de l’animal qui se mit à courir et, pour la première fois, la lance resta fichée dans la blessure et ne revint pas vers le Vadhagh.

Le Taureau Noir de Crinanass courut sur toute la longueur du champ de bataille. Il courut à travers la forêt et la lande au-delà. Il courut le long des falaises qui bordaient l’océan. Il arrosa toute la contrée de son sang, et là où tombait la pluie écarlate le pays reverdissait, les fleurs sortaient de la terre et les arbres se couvraient de feuilles. Et lentement, au-dessus de leurs têtes, les nuages s’enfuyaient dans le sillage des Fhoi Myore, découvrant un ciel bleu où brillait un soleil ardent. Et quand le soleil eut répandu sa chaleur à travers toute la contrée alentour de Caer Mahlod, le Taureau galopa en direction de l’escarpement déchiqueté, vers le site du château d’Erorn. Il franchit d’un bond l’abîme qui le séparait de la tour et demeura un instant près des ruines, les pattes flageolantes, tandis que le sang continuait de dégoutter de sa blessure ; il tourna la tête face à Corum puis tituba jusqu’à l’extrémité du promontoire et se jeta dans la mer. La Lance Bryionak resta plantée dans le flanc du Taureau Noir de Crinanass et aucun mortel ne la revit plus jamais.