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LA BATAILLE DE CAER MAHLOD

« ILS sont nombreux ! »

Le Roi Mannach, le visage soucieux, s’empara d’une seconde lance qui suivit le chemin de la première. « Je n’en ai jamais autant vu à la fois. » Il jeta un coup d’œil à la ronde pour voir comment se comportaient ses hommes. Tous maintenant s’activaient contre les chiens. Ils faisaient tournoyer leurs frondes, tiraient des flèches et lançaient des javelots. Les molosses cernaient Caer Mahlod.

« Oui, très nombreux. Les Fhoi Myore ont peut-être déjà appris votre arrivée parmi nous, Prince Corum. Ils ont peut-être pris la décision de vous éliminer. »

Corum ne répondit pas, car il venait d’apercevoir un énorme chien blanc qui se faufilait au pied même des remparts et flairait l’entrée du tunnel qu’obstruait un gros rocher. Se penchant par-dessus la muraille, il décocha l’une de ses dernières flèches et atteignit la bête à l’arrière du crâne. Elle poussa une plainte et courut se réfugier dans le brouillard. Corum ignorait s’il l’avait tuée. Il était difficile de tuer ces créatures. Et difficile de discerner, au milieu de la brume et du gel, autre chose que leurs oreilles rouge sang et leurs yeux jaunes.

Même d’un pelage plus sombre, ils auraient constitué des adversaires redoutables. La brume s’épaississait toujours. Elle irritait la gorge et les yeux des défenseurs qui s’essuyaient continuellement le visage afin de se soulager, et crachaient sur les chiens par les créneaux pour chasser de leurs poumons cette humidité glaciale et embarrassante. Mais c’étaient des braves. Ils ne faiblissaient pas. Sans répit, les lances s’abattaient sur les assaillants. Sans répit, les flèches pleuvaient dans les rangs des sinistres créatures. Seules les piles de tathlums n’avaient pas été entamées, et Corum était curieux de savoir pourquoi, car le Roi Mannach n’avait pas eu le loisir de le lui expliquer. Mais les lances, les flèches et les pierres commençaient déjà à manquer, et seuls quelques rares chiens étaient morts.

Kerenos, qui que ce fut, avait des chenils bien pourvus, pensa Corum tandis qu’il décochait sa dernière flèche, laissait tomber son arc et tirait son glaive du fourreau.

Et les hurlements des bêtes tétanisaient les hommes qui, outre leurs adversaires, devaient affronter contre leurs muscles engourdis.

Le Roi Mannach courait le long du chemin de ronde, encourageant ses soldats. Jusqu’à présent ils n’avaient subi aucune perte. Mais une fois épuisés les projectiles, ils seraient forcés de se défendre à l’épée, à la hache et à la pique. Ce moment n’allait guère tarder.

Corum marqua une pause pour souffler et tenter d’apprécier la situation. Il y avait à peine moins d’une centaine de chiens au-dessous des remparts. Au-dessus, un peu plus d’une centaine d’hommes. Les chiens devraient effectuer des bonds gigantesques pour prendre pied sur le mur d’enceinte. Qu’ils en fussent capables, Corum n’en doutait pas.

Au même instant, venant confirmer ses craintes, il vit une forme blanche littéralement voler vers lui, pattes avant tendues, claquant des mâchoires, les yeux jaunes brûlant de fureur. S’il n’avait pas déjà mis son épée au clair, il aurait péri là, sur-le-champ. Mais il leva son arme et piqua d’estoc juste au moment où la bête arrivait sur lui. Il l’atteignit au ventre et faillit perdre l’équilibre quand elle s’embrocha d’elle-même sur la pointe de son glaive ; elle grogna, comme étonnée, puis gronda en comprenant ce qu’il lui arrivait ; elle claqua faiblement et inutilement des mâchoires en direction de Corum, avant de retomber en arrière et de s’écraser droit sur l’échine d’un de ses frères.

Un court instant, Corum crut que les Chiens de Kerenos avaient eu leur compte de bataille pour la journée, car ils semblaient battre en retraite. Mais leurs grondements, leurs glapissements entrecoupés de hurlements lui firent comprendre qu’il ne s’agissait que d’une pause, qu’ils attendaient leur heure et se préparaient en vue d’un nouvel assaut. Peut-être recevaient-ils des instructions d’un maître invisible – peut-être de Kerenos en personne. Corum aurait donné cher pour entrevoir le Fhoi Myore. Il voulait en surprendre au moins un, ne fût-ce que pour se faire sa propre opinion sur leur identité et l’origine de leurs pouvoirs. Quelques minutes plus tôt, il avait aperçu une forme plus sombre dans le brouillard, une forme plus grande que les chiens et qui, apparemment, se déplaçait sur deux jambes ; mais la brume, qui ne cessait de tourbillonner (sans pour autant se lever), l’avait peut-être induit en erreur. S’il avait effectivement vu la silhouette d’un Fhoi Myore, l’ennemi était indubitablement beaucoup plus grand qu’un homme, et probablement d’une race tout à fait différente. Mais quelle pouvait être l’origine d’une autre race, ni vadhagh, ni nhadragh, ni mabden ? La question intriguait Corum depuis sa toute première conversation avec le Roi Mannach.

« Les chiens ! ’nez garde aux chiens ! »

Au moment où il poussait ce cri, un guerrier bascula en arrière sous le poids d’un corps livide qui avait jailli silencieusement du brouillard. Homme et bête disparurent ensemble du chemin de ronde pour s’écraser au milieu d’un fracas épouvantable dans la rue en contrebas.

Seul le chien se releva, de la chair plein la gueule. Il montra les crocs, fit demi-tour et s’engagea dans la rue en bondissant. Presque sans réfléchir, Corum lança son épée dans sa direction et l’atteignit au flanc. Le grand chien glapit et essaya de mordre la lame qui lui sortait des côtes, comme un chiot courant après sa queue. Il lui fallut quatre ou cinq rotations avant d’accepter la mort.

Corum dévala les degrés qui menaient à la rue afin de récupérer son épée. Il n’avait encore jamais vu de chiens aussi monstrueux, et il restait perplexe devant leur robe à la couleur insolite, qui ne ressemblait à rien de connu dans la nature. Avec dégoût, il dégagea d’une saccade la lame de l’énorme carcasse et en essuya le sang sur le pelage pâle et rugueux. Puis il remonta les marches quatre à quatre pour reprendre sa place sur les remparts.

Pour la première fois, il nota la puanteur. C’était incontestablement une odeur canine, celle du poil sale et mouillé, mais régulièrement, durant quelques secondes, elle devenait presque suffocante. Gênés par la brume qui leur irritait les yeux et le palais et par la puanteur qui leur assaillait les narines, les défenseurs avaient fort à faire pour accomplir leur devoir. Les chiens occupaient maintenant des positions sur les remparts ; du côté mabden, quatre guerriers gisaient morts, la gorge ouverte, contre deux molosses du côté de Kerenos, dont un avait la tête tranchée net.

Corum commençait de ressentir la fatigue et il estima qu’il devait en être de même pour ses compagnons. Dans une bataille ordinaire, leurs efforts prolongés leur auraient déjà largement valu de se sentir épuisés ; or ils ne se battaient pas ici contre d’autres hommes, mais des bêtes, et ces bêtes avaient pour alliés les éléments naturels.

Corum fit un bond de côté au moment où un chien – l’un des plus gros de la meute – franchissait les remparts dans son dos et touchait terre sur le chemin de ronde, sifflant et cherchant son souffle, roulant des yeux, la langue pendante, dégoulinante de bave. L’odeur suffoqua Corum. Elle émanait de la gueule de l’animal, une odeur fétide, malsaine. Avec un grognement sourd, le chien se ramassa pour l’attaque, ses surprenantes oreilles rouges plaquées le long du crâne allongé.

Corum cria, s’empara de sa hache d’armes qu’il avait laissée par terre contre la muraille et, la faisant tournoyer, courut sus au chien.

Le molosse eut un léger mouvement de recul quand la lame siffla au-dessus de sa tête blanche. Sa queue se réfugiait déjà entre ses pattes quand il se souvint qu’il était considérablement plus massif et plus puissant que Corum ; un grondement retroussa ses babines, découvrant des dents longues de douze pouces.

En ramenant sa hache pour un second assaut, Corum perdit l’équilibre et le chien le chargea avant que l’arme pût revenir le frapper. Le Vadhagh, en trois pas rapides, dut s’écarter de la trajectoire de la bête qui bondissait sur lui, pour permettre à la hache d’achever sa course et d’aller percuter avec un bruit sourd les pattes arrière du monstre, l’estropiant sans l’arrêter pour autant. Corum se retrouva tout près du bord du chemin de ronde, et il savait que sauter en contrebas lui briserait au moins les jambes. Un pas supplémentaire en arrière et il tomberait dans la rue. Il ne restait qu’une solution. Quand le chien revint à la charge, il s’effaça de côté en se baissant, et l’animal en bondissant passa au-dessus de lui pour aller s’écraser la tête la première sur les pavés et se rompre le cou.

De tous côtés montaient maintenant les bruits de la bataille, car plusieurs Chiens de Kerenos avaient investi les rues de la forteresse où ils rôdaient, flairant les portes barricadées derrière lesquelles se blottissaient les femmes et les enfants.

Medhbh, la fille du Roi Mannach, était responsable de la défense des rues ; Corum l’aperçut qui courait à la tête d’une poignée d’hommes et chargeait deux des chiens qui se trouvaient bloqués dans un cul-de-sac. Quelques mèches de cheveux roux s’étaient échappées de son casque et flottaient au vent. Sa silhouette agile, ses gestes vifs et sûrs, son courage manifeste émerveillaient Corum. Il n’avait encore jamais rencontré de femme comme cette Medhbh – ni, en vérité, comme toutes ces épouses qui combattaient aux côtés des hommes et partageaient à égalité les mêmes tâches. Et qui étaient si belles, de surcroît, pensa-t-il. Aussitôt il se maudit d’avoir relâché son attention : une autre bête bondissait sur lui en grondant, prête à mordre. Il balança sa hache en poussant le cri de guerre vadhagh, et la lame s’enfonça profondément dans le crâne du chien, entre les deux toupets de poils qui surmontaient les oreilles rouges. Il se mit alors à prier pour que la bataille prit fin, car il était si épuisé qu’il ne se croyait pas en mesure de venir à bout d’un autre de ces monstres.

Les aboiements des horribles créatures semblaient augmenter de volume, leur haleine était si fétide que le Vadhagh en venait à préférer respirer la brume, quitte à s’irriter les poumons, et les corps blancs continuaient de s’envoler pour retomber sur les remparts, les crocs puissants mordaient et les yeux jaunes jetaient des éclairs, les hommes continuaient de mourir sous les mâchoires qui broyaient chairs, tendons et os. Corum s’appuya contre la muraille, haletant, conscient que le prochain molosse à l’attaquer finirait par le terrasser. Il n’avait plus l’espoir de résister. Il était à bout de forces. Il allait périr ici et tous ses problèmes seraient résolus en un instant. Caer Mahlod tomberait. Les Fhoi Myore imposeraient leur loi.

Quelque chose le poussa à regarder une nouvelle fois dans la rue en contrebas.

Il y vit Medhbh, seule, debout, l’épée à la main, et un énorme chien se précipitait vers elle. Le reste de son groupe avait succombé. Les corps déchiquetés jonchaient le pavé. Medhbh était l’unique rescapée et elle allait bientôt mourir.

Corum avait sauté aussitôt, sans réfléchir. Ses pieds bottés atterrirent droit sur la croupe du grand chien, dont l’arrière-train s’infléchit jusqu’à toucher le sol. La hache siffla et fracassa les vertèbres de l’animal, le sectionnant presque en deux. Emporté par son élan, essayant désespérément de retrouver son équilibre, le Vadhagh bascula en travers du cadavre, glissa dans le sang, donna de la tête contre la colonne vertébrale brisée et retomba sur le dos. Medhbh ne s’était même pas rendu compte de ce qui venait de se passer ; elle avait plongé son épée dans l’œil du chien, sans remarquer qu’il était déjà mort, avant de s’apercevoir de la présence de Corum.

Elle lui adressa un large sourire alors qu’il se remettait debout et retirait son arme du cadavre.

« Ainsi, il vous en coûterait de me voir périr, mon divin Prince.

— Madame », dit Corum, cherchant sa respiration, « il m’en coûterait en effet ».

Il dégagea sa hache et gravit en titubant l’escalier, afin de regagner les remparts où des guerriers exténués faisaient leur possible pour contenir les attaques d’une armée apparemment inépuisable de chiens.

Au prix d’un nouvel effort, Corum se porta au secours d’un soldat en mauvaise posture. D’avoir tant pourfendu, sa hache s’était émoussée, et le coup qu’il assena ne fit qu’étourdir le chien qui récupéra presque aussitôt et se retourna contre lui. Mais une pique atteignit l’animal au ventre et Corum en fut quitte pour avoir son plastron aspergé d’un sang épais et putride.

Il s’éloigna en trébuchant, scrutant la brume au-delà des remparts. Et cette fois-ci il vit apparaître une forme – une immense silhouette humaine, pourvue, semblait-il, de cornes de chaque côté de la tête, le visage difforme, le corps tout contrefait, et qui approchait quelque chose de ses lèvres, comme pour boire.

Alors un son retentit qui brisa net l’élan des chiens et força les soldats à lâcher leurs armes pour se boucher les oreilles.

C’était un son d’horreur, un mélange de rire, de hurlement, de gémissement d’angoisse et de cri de triomphe. C’était le son du Cor de Kerenos rappelant sa meute.

Corum entrevit à nouveau la silhouette au moment où elle disparaissait dans la brume. Les chiens rescapés entreprirent sans tarder de plonger par-dessus les remparts et de dévaler la colline jusqu’à ce qu’il n’en restât plus un seul de vivant dans Caer Mahlod.

Puis la brume peu à peu se leva, aspirée vers la forêt comme une cape que Kerenos aurait traînée derrière lui.

Une fois encore, le Cor retentit.

Des soldats vomissaient en entendant l’horrible sonnerie. Certains hurlaient, tandis que d’autres sanglotaient.

Mais il était clair que Kerenos et sa meute s’étaient suffisamment divertis pour la journée. Ils avaient donné un aperçu de leur puissance aux habitants de Caer Mahlod. Leur assaut n’avait pas eu d’autre but. Corum en venait à se dire qu’aux yeux des Fhoi Myore cette bataille n’avait été qu’une passe d’armes amicale en attendant la véritable rencontre.

L’affrontement avait vu périr trente-quatre chiens.

Cinquante soldats étaient morts, hommes et femmes confondus.

« Vite, Medhbh, les tathlums ! » s’écria le Roi Mannach, blessé à l’épaule et qui perdait son sang. Elle avait placé l’une des boules de calcaire et de cervelle mêlés dans sa fronde qu’elle faisait tournoyer.

Elle lâcha le coup dans le brouillard, dans la direction prise par Kerenos.

Le Roi Mannach sut qu’elle n’avait pas touché le Fhoi Myore.

« Le tathlum est l’une des rares choses en mesure de les tuer, à ce qu’ils croient », expliqua-t-il.

Lentement ils abandonnèrent les remparts de Caer Mahlod et descendirent pleurer leurs morts.

« Demain », annonça Corum, « je partirai en quête, j’irai chercher votre Lance Bryionak et la rapporterai, serrée dans ma main d’argent. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour sauver Caer Mahlod et ses gens de Kerenos, de ses chiens et de tous ceux de son espèce. Je partirai donc ».

Le Roi Mannach, que sa fille aidait à descendre l’escalier, se contenta de hocher la tête, trop faible pour parler.

« Mais je dois d’abord me rendre à ce château que vous nommez Owyn », ajouta Corum. « Je le dois, avant de m’en aller.

— Je vous y conduirai ce soir », dit Medhbh.

Corum ne refusa pas.