3

LES TUHA-NA-CREMM CROICH

CORUM se sentait les idées confuses. Il percevait les odeurs de l’air nocturne, il voyait les gens qui l’entouraient, il sentait son cheval sous lui, et pourtant il croyait rêver. Lentement, il redescendit le tertre. Une brise légère vint se prendre dans les pans de sa robe écarlate et les souleva, les faisant tournoyer au-dessus de sa tête. Il essaya de prendre conscience qu’il se trouvait, il ignorait comment, séparé de son monde d’origine par un millénaire au bas mot. Ou bien, se demanda-t-il, était-il réellement en train de rêver malgré tout ? Il éprouvait ce détachement qu’il connaissait parfois durant ses rêves.

Quand il parvint au pied de la butte, les grands Mabdens reculèrent respectueusement. À l’expression de leurs visages aux traits réguliers, il paraissait évident qu’eux aussi demeuraient interdits devant un tel phénomène, comme s’ils n’avaient pas véritablement cru aux chances de succès de leur invocation. Corum ressentit de la sympathie à leur endroit. Ils n’avaient rien des barbares superstitieux qu’il s’était d’abord attendu à découvrir. Leurs visages étaient intelligents, leurs regards clairs et leur attitude empreinte de dignité, malgré leur conviction de se trouver en présence d’un être surnaturel. Corum se dit qu’ils devaient descendre en ligne directe de l’élite de la race à laquelle avait appartenu sa femme. Dès ce moment, il n’eut aucun regret d’avoir répondu à leur appel.

Il se demanda s’ils avaient comme lui conscience du froid qui régnait. L’air était glacial, et cependant ils ne portaient que de légères tuniques qui les couvraient à peine. Hormis leurs parures d’or, les lanières de cuir et les sandales montantes dont tous, hommes et femmes, étaient pourvus, leurs bras, leurs torses et leurs jambes restaient à nu.

Le doyen des hommes, qui s’était le premier adressé à Corum, était solidement bâti et aussi grand que le Vadhagh lui-même. Corum immobilisa son cheval devant lui et mit pied à terre.

Ils s’observèrent mutuellement quelques instants. Puis Corum parla, avec autorité : « Mon cerveau est vide. Il vous faut le remplir. » L’homme contempla pensivement le sol puis releva la tête et dit :

« Je suis Mannach, un roi. » Il sourit faiblement. « Un sorcier, si l’on peut dire ; un Druide, comme certains me nomment, bien que je ne possède qu’une parcelle des talents des Druides – et bien peu de leur sagesse. Mais je suis encore le plus qualifié qui reste, car nous avons perdu la majeure partie des traditions anciennes. Notre situation actuelle découle peut-être de cette erreur. » Il ajouta, comme embarrassé : « Nous les tenions pour inutiles, jusqu’à ce que les Fhoi Myore reviennent. » Il observa avec curiosité le visage de Corum comme s’il doutait du pouvoir de sa propre invocation.

Corum avait d’emblée décidé que ce roi Mannach lui plaisait. Il approuvait son scepticisme (s’il s’agissait bien de scepticisme). Manifestement, l’invocation avait manqué de force parce que Mannach et sans doute aussi ses compagnons n’y avaient cru qu’à demi.

« Vous m’avez appelé après que tous les autres remèdes ont échoué ? » avança le Prince.

« Oui. Les Fhoi Myore nous ont infligé défaite sur défaite, et ils ne combattent pas à notre façon. Finalement, il ne nous est plus resté que de recourir à nos légendes. » Mannach hésita puis admit : « Je ne croyais guère à ces légendes jusqu’à aujourd’hui. »

Corum sourit. « Peut-être ne contenaient-elles guère de vérité jusqu’à aujourd’hui. » Mannach fronça les sourcils. « Vous parlez plus comme un homme que comme un dieu, ou même un grand héros. Sans vouloir vous offenser.

— Ce sont des hommes qui élèvent d’autres hommes comme moi au rang de dieux ou de héros, mon ami. » Corum parcourut du regard le reste de l’assemblée. « Vous devez m’expliquer ce qu’on attend de moi, car je ne possède pas de pouvoirs occultes. »

Ce fut au tour de Mannach de sourire. « Vous n’en avez jamais possédé, peut-être ? »

Corum leva sa main d’argent. « Ceci ? Elle a été fabriquée sur Terre. Avec les connaissances et le savoir-faire appropriés, n’importe qui pourrait y parvenir.

— Vous avez des talents », dit le Roi Mannach. « Les talents que vous confèrent votre race, votre expérience, votre sagesse – oui-da, et votre savoir-faire, Seigneur du Mont. Les légendes racontent que vous avez combattu des dieux puissants avant l’Aube du Monde.

— J’ai combattu des dieux.

— Eh bien, nous avons grand besoin d’un guerrier tel que vous. Ces Fhoi Myore sont des dieux. Ils s’emparent de nos terres. Ils volent nos objets sacrés. Ils asservissent notre peuple. En ce moment même, ils retiennent prisonnier notre Grand Roi. Nos Grandes Cités tombent entre leurs mains – Caer Llud et Craig Dôn, pour ne nommer qu’elles. Ils morcellent le pays et dispersent ses habitants. Séparés les uns des autres, il nous est plus difficile de réunir nos forces pour leur livrer bataille.

— Ils doivent être nombreux, ces Fhoi Myore », remarqua Corum.

« Ils sont sept. »

Corum ne répondit rien ; son étonnement, qu’il n’avait pu dissimuler, était suffisamment éloquent.

« Sept », répéta le Roi Mannach. « Suivez-nous maintenant, Corum du Mont, à notre fort de Caer Mahlod ; nous nous y restaurerons, nous y boirons de l’hydromel et nous vous dirons pourquoi nous avons fait appel à vous. »

Et Corum se remit en selle et se laissa conduire ; le groupe lui fit traverser le bois de chênes festonnés de gelée blanche et gravir une colline dominant un océan sur lequel la lune jetait sa lumière blafarde. Des remparts de pierre couronnaient le sommet de la colline ; un unique passage étroit, plus précisément un tunnel, qui descendait avant de remonter, et que devaient emprunter les visiteurs, donnait accès dans la ville. Les remparts étaient blancs, eux aussi. C’était comme si le monde entier était gelé et qu’on avait taillé le décor dans la glace.

De l’intérieur, Caer Mahlod rappela à Corum les cités de pierre de Lyr-a-Brode, malgré quelques tentatives pour donner du fini au granit des maisons, peindre des scènes sur les murs, ciseler des pignons. Beaucoup plus forteresse que ville, Caer Mahlod dégageait une tristesse que Corum associait difficilement au peuple qui l’avait invoqué.

« Il s’agit d’un ancien fort », expliqua le Roi Mannach. « Nous avons été chassés de nos grandes villes et forcés de chercher refuge dans des lieux tels que celui-ci, où, dit-on, vivaient nos ancêtres. Au moins, ce sont des places fortifiées, toutes du type de Caer Mahlod, et dans la journée il est possible de voir à des milles à la ronde. » Il rentra la tête pour passer un portail et entraîner Corum dans l’un des grands bâtiments qu’éclairaient des torches de jonc et des lampes à huile. Le reste du groupe de la clairière les suivit.

Ils aboutirent dans une salle basse de plafond, meublée de tables massives et de lourds bancs de bois. Sur les tables, cependant, était disposée l’une des plus belles vaisselles d’or, d’argent et de bronze que Corum eût jamais contemplées. Chaque saladier, chaque plat, chaque coupe témoignait d’un raffinement exquis et peut-être même d’un travail plus élaboré que les parures de ses hôtes. Malgré la pierre brute des murs, la salle étincelait des mille feux que les flambeaux allumaient sur la vaisselle et les bijoux du Peuple de Cremm Croich.

« Voici tout ce qu’il reste de notre trésor », dit le Roi Mannach, et il haussa les épaules. « Et nous ne servons plus que de maigres repas, car le gibier se fait rare, il fuit devant les Chiens de Kerenos qui se mettent en chasse dès le crépuscule pour ne s’arrêter qu’au lever du soleil.

Un jour, c’est à craindre, le soleil ne se lèvera plus du tout et il ne restera rien de vivant au monde que ces chiens et les chasseurs, leurs maîtres. La glace et la neige régneront sans partage : un éternel Samhain. »

Corum reconnut le dernier mot, les habitants de Lywm-an-Esh l’employaient pour désigner les jours les plus sombres et les plus froids de l’hiver. Il comprenait ce que le Roi Mannach voulait dire.

Ils s’installèrent à la longue table de bois et des serviteurs apportèrent le repas. La nourriture n’était guère appétissante et, une fois encore, le Roi Mannach s’en excusa. La soirée n’avait cependant rien de lugubre, grâce aux harpistes qui jouaient des airs joyeux, chantaient la gloire passée des Tuha-na-Cremm Croich et improvisaient de nouvelles ballades racontant comment Corum Jhaelen Irsei allait les conduire au combat, comment il allait exterminer leurs ennemis pour ensuite ramener l’été dans le pays. Corum remarqua avec plaisir qu’hommes et femmes jouissaient d’une parfaite égalité, et il apprit de la bouche du Roi Mannach que les femmes combattaient aux côtés de leurs compagnons dans les batailles ; elles étaient particulièrement expertes dans le maniement du collet de guerre, une lanière de cuir lestée qu’elles lançaient et qui s’enroulait autour de l’adversaire pour l’étrangler, voire lui briser la nuque ou les membres.

« Nous avons dû tout réapprendre ces dernières années », expliqua Mannach, tout en versant à Corum de l’hydromel mousseux dans une large coupe d’or. « Nous ne pratiquions plus les arts martiaux que comme des exercices, des jeux d’adresse pour nous divertir à l’occasion des fêtes.

— Quand les Fhoi Myore sont-ils apparus ? » demanda Corum.

« Il y a environ trois ans. Nous avons été pris au dépourvu. Ils ont débarqué sur les côtes orientales en hiver, dissimulant leur présence. Voyant que le printemps n’arrivait pas, les habitants de ces régions en ont cherché la raison. D’abord nous n’y avons pas cru, lorsque les gens de Caer Llud nous ont raconté ce qui s’était passé. Depuis, les Fhoi Myore n’ont cessé d’étendre leur domination, et aujourd’hui toute la moitié orientale du pays, du nord au sud, est tombée sous leur joug. Petit à petit, ils progressent vers l’ouest. En premier apparaissent les Chiens de Kerenos, puis les Fhoi Myore eux-mêmes.

— Tous les sept ? Sept hommes ?

— Sept géants difformes, dont deux femelles. Et ils possèdent d’étranges pouvoirs, ils se font obéir des forces de la nature, des animaux et peut-être même des démons.

— Ils viennent de l’est, dites-vous. D’où exactement ?

— Certains disent d’au-delà l’océan, d’un immense et mystérieux continent désormais dépourvu de vie et entièrement recouvert par la neige. D’autres soutiennent qu’ils sortent du fond même de la mer, d’un pays où eux seuls peuvent vivre. Nos ancêtres appelaient l’une et l’autre de ces contrées Anwyn, mais je ne crois pas que ce soit un nom Fhoi Myore.

— Et Lywm-an-Esh ? Ce nom-ci vous dit-il quelque chose ?

— C’est le pays dont, selon la légende, notre peuple est originaire. Il y a très longtemps, dans un passé lointain, une bataille opposa les Fhoi Myore aux habitants de Lywm-an-Esh, et Lywn-an-Esh fut entraîné sous les flots pour agrandir le royaume de ses agresseurs. J’ai entendu dire qu’il n’en reste aujourd’hui que quelques îles, et sur ces îles quelques ruines qui attestent la véracité des légendes. Après ce désastre, notre peuple, dit-on, a vaincu les Fhoi Myore – grâce à l’aide magique d’un glaive, d’une lance, d’un taureau, d’un étalon, d’un bélier et d’un chêne. Ceux-ci se trouvaient en lieu sûr, sous la garde de notre Grand Roi qui gouvernait les différents peuples de ce pays et qui, une fois l’an, au solstice d’été, rendait la justice sur des cas dépassant la compétence des monarques locaux tels que moi. Mais nos trésors magiques sont à présent dispersés – d’aucuns prétendent à jamais perdus – et notre Grand Roi est l’esclave des Fhoi Myore. Voilà pourquoi, en désespoir de cause, nous nous sommes rappelés la légende de Corum et nous avons imploré votre soutien.

— Vous parlez de magie », dit Corum, « et je n’ai jamais rien entendu à ces choses, mais j’essayerai de vous aider.

— Ce qui nous arrive est étrange », fit le Roi Mannach d’un ton songeur. « Je dîne en compagnie d’un demi-dieu, dont la présence à ma table est indéniable, et je le découvre aussi peu convaincu que moi-même de l’existence du surnaturel ! » Il secoua la tête. « Ma foi, Prince Corum à la Main d’Argent, il va nous falloir apprendre l’un et l’autre à y croire. Les Fhoi Myore ont des pouvoirs qui en apportent la preuve.

— Vous aussi, semble-t-il », ajouta Corum. « J’ai été amené parmi vous par une invocation de caractère manifestement magique ! »

Un grand guerrier roux se pencha par-dessus la table, brandissant bien haut une coupe de vin pour porter un toast au Vadhagh :

« Nous vaincrons les Fhoi Myore ! Leurs chiens diaboliques vont avoir des raisons de courir désormais ! Gloire au Prince Corum ! » Et tous se levèrent et reprirent en chœur : « Gloire au Prince Corum ! » Corum salua en remerciement, puis répondit : « Gloire aux Tuha-na-Cremm Croich ! » Mais, au fond de son cœur, il se sentait troublé. Où avait-il déjà entendu un toast semblable ? Pas au cours de sa vie. Il s’agissait donc des réminiscences d’une autre existence, d’une autre époque où il était le héros, le sauveur d’un peuple offrant certaines ressemblances avec celui-ci. Pourquoi éprouvait-il alors une impression de danger ? Les avait-il trahis ? Malgré tous ses efforts, il ne pouvait se défendre contre ces sentiments d’inquiétude.

Une jeune femme quitta sa place sur le banc et vint vers lui d’une démarche vacillante. Elle l’enlaça d’un bras doux mais ferme et lui planta un baiser sur la joue droite. « Gloire à toi, Héros », murmura-t-elle. « Vous ramènerez notre Taureau. Vous nous conduirez à la bataille, armé de la Lance Bryionak. Vous nous restituerez nos trésors perdus et nos Grandes Cités. Et engendrerez-vous des fils, Corum ? Des héros ? » Elle lui donna un autre baiser.

Corum eut un sourire amer. « Je ferai tout ce qu’il est en mon pouvoir d’accomplir, Madame, tout ce que vous m’avez demandé, sauf une chose, la dernière, qui m’est impossible. Les Vadhaghs ne peuvent engendrer d’enfants mabdens. »

Elle n’en parut pas affligée. « La magie remédie aussi à cela, il me semble », dit-elle. Elle l’embrassa une troisième fois avant de regagner sa place. Corum ressentit du désir pour elle ; ce désir le ramena à Rhalina ; il s’abandonna de nouveau à la tristesse et se referma sur lui-même.

« Est-ce que nous vous lassons ? » demanda le Roi Mannach après quelques instants.

Corum haussa les épaules. « J’ai dormi trop longtemps, Roi Mannach. J’ai emmagasiné de l’énergie. Je ne devrais pas me sentir fatigué.

— Dormi ? Dormi sous le tertre ?

— Peut-être », répondit Corum, l’air rêveur. « Je croyais le contraire, mais peut-être était-ce sous le tertre. Je vivais dans un château qui surplombait la mer, gaspillant mes journées dans le regret et les sombres pensées. Et vous m’avez appelé. D’abord je ne voulais rien entendre, puis un vieil ami est reparu, qui m’a demandé de vous répondre. Je suis donc venu. Mais peut-être était-ce cela, le rêve… » Il se dit qu’il avait un peu trop abusé de l’hydromel à la douceur trompeuse. Le breuvage était fortement alcoolisé. Sa vision s’obscurcissait et un mélange singulier de mélancolie et d’euphorie l’envahissait. « Est-il si important pour vous, Roi Mannach, de savoir d’où je viens ?

— Non. L’important est que vous soyez ici, à Caer Mahlod, que notre peuple vous voie et reprenne courage.

— Éclairez-moi davantage sur les Fhoi Myore, et racontez-moi comment ils vous ont vaincus.

— Je sais peu de chose sur eux, sauf qu’ils n’auraient pas toujours été unis contre nous, car ils ne seraient pas tous du même sang. Ils ne font pas la guerre comme nous la pratiquions jadis. Nous avions pour coutume de choisir des champions dans les rangs des armées en conflit. Ces champions se battaient à notre place, homme contre homme, et se mesuraient jusqu’à la défaite de l’un des deux. Le vaincu, à moins d’avoir reçu des blessures graves au cours du combat, en revenait indemne. Souvent, on n’avait même pas recours aux armes : un barde en affrontait un autre et ils composaient des satires contre l’ennemi jusqu’à ce que le meilleur force la partie adverse à s’esquiver, rouge de honte. Mais les Fhoi Myore ne concevaient pas la guerre de cette manière quand ils nous ont agressés. C’est pourquoi ils nous ont si facilement écrasés. Nous ne sommes pas des tueurs, eux si. Ils veulent la Mort – ils ont soif de la Mort – ils courent après la Mort – ils la supplient de se retourner et de leur faire face. Ce peuple est ainsi, Peuple du Froid ou Peuple des Pins. Il galope avec acharnement sur les traces de la Mort, il annonce son règne, celui du Seigneur Hiver, à travers toute la contrée que vous, les Anciens, nommiez Bro-an-Mabden, le Pays de l’Ouest. Ce pays-ci. Nous voici aujourd’hui établis au nord, au sud et à l’ouest. À l’est il ne reste plus âme qui vive, le froid s’est refermé sur tous les habitants, tombés sous les coups du Peuple des Pins… »

La voix du Roi Mannach prit les accents d’un chant funèbre, d’une lamentation sur son peuple vaincu :

« Ô Corum, ne nous jugez pas sur ce que vous voyez à présent. Je sais que nous étions autrefois un grand peuple aux pouvoirs étendus, mais nous avons beaucoup perdu lors de nos premiers affrontements avec les Fhoi Myore, quand ils nous ont amputé du pays de Lywm-an-Esh et, avec lui, de tous nos livres et de notre savoir…

— On dirait une légende forgée pour expliquer une catastrophe naturelle », fit remarquer Corum avec douceur.

« Je pensais de même jusqu’à ce jour », lui dit le Roi Mannach, et Corum n’avait d’autre choix que de prendre ses paroles pour argent comptant.

« Nous sommes démunis », poursuivit le Roi, « nous avons presque entièrement perdu notre influence sur le monde inanimé, mais malgré tout nous n’avons pas changé. Notre esprit est resté le même. L’intelligence ne nous fait pas défaut, Prince Corum. »

Corum n’en avait pas douté. À vrai dire, la clarté de la pensée du Roi l’avait étonné, lui qui s’était attendu à rencontrer une race aux idées bien plus primitives. Et si ces gens avaient fini par tenir la magie et la sorcellerie pour acquises, ils n’en étaient pas superstitieux pour autant.

« C’est un peuple noble et fier que le vôtre, Roi Mannach », dit-il, sincère. « Et je le servirai de mon mieux. Mais il faut me dire comment je dois m’y prendre, car j’en sais moins que vous sur les Fhoi Myore.

— Nos anciens trésors magiques leur inspirent grande crainte », dit le Roi Mannach. « À nos yeux, ils n’offraient plus guère d’intérêt, sauf comme antiquités, mais maintenant nous sommes convaincus de leur valeur – ils sont dotés de pouvoirs et représentent un danger pour les Fhoi Myore. Et nous tous, ici présents, sommes d’accord sur un point : le Taureau de Crinanass a été aperçu dans la région.

— J’ai déjà entendu faire mention de ce taureau depuis mon arrivée.

— C’est vrai. Un taureau noir géant, qui détruira quiconque tentera de le capturer, à l’exception d’un seul.

— Et qui se nomme Corum ? » demanda le Vadhagh, le sourire aux lèvres.

« Les textes anciens ne font pas état de son nom. Mais tous rapportent que celui qui s’en rendra maître brandira la Lance Bryionak dans son poing qui brillera comme la lune.

— Et qu’est donc la Lance Bryionak ?

— Une lance magique forgée par Goffanon, le forgeron sidhi, qui pour l’heure la détient à nouveau. Vous comprenez, Prince Corum, lorsque les Fhoi Myore ont investi Caer Llud et capturé le Grand Roi, un guerrier du nom de Onragh, qui avait pour tâche de protéger nos anciens trésors, les a chargés à bord d’un chariot et s’est échappé. Mais dans sa fuite les trésors, un à un, sont tombés du chariot. Des Fhoi Myore qui le pourchassaient en ont ramassé quelques-uns, nous a-t-on dit. D’autres ont été trouvés par des Mabdens. Et le reste, s’il faut en croire les rumeurs, a été récupéré par une race plus ancienne que les Mabdens ou les Fhoi Myore – les Sidhis, ceux qui, à l’origine, nous avaient fait présent de ces trésors. Nous avons multiplié les incantations, nos enchanteurs ont consulté bien des oracles, et nous avons appris que la Lance Bryionak était rentrée en possession du mystérieux Sidhi, le forgeron Goffanon.

— Et savez-vous où vit ce forgeron ?

— On pense qu’il habite en un lieu du nom de Hy-Breasail, une île mystérieuse entourée de sortilèges, au sud de nos côtes orientales. Nos Druides ont la conviction que Hy-Breasail est tout ce qu’il subsiste de Lywm-an-Esh.

— Mais les Fhoi Myore sont maîtres de ce territoire, non ?

— Ils évitent l’île. Je ne sais pourquoi.

— Il faut que le danger soit grand pour qu’ils aient déserté un lieu qui leur appartenait.

— Je pense de même », approuva le Roi Mannach. « Mais les Fhoi Myore ont-ils été les seuls à affronter ce danger ? Aucun Mabden n’est jamais revenu de Hy-Breasail. On prétend que les Sidhis et les Vadhaghs sont parents par le sang. Beaucoup disent qu’ils sont de souche commune. Peut-être faut-il être Vadhagh pour aborder Hy-Breasail et en revenir sauf ? »

Corum s’esclaffa. « Peut-être… Très bien, Roi Mannach, je m’y rendrai chercher votre lance magique.

— Vous risquez de marcher au-devant de la mort.

— Ce n’est pas la mort que je redoute, Sire. »

Avec gravité, le Roi Mannach hocha la tête. « Certes, je crois vous comprendre, Prince Corum. Et rappelons-nous qu’il existe bien plus grand danger que la mort en ces jours sombres que nous vivons. »

Les flambeaux ne diffusaient plus que la chiche lumière de flammes vacillantes. Le brouhaha des réjouissances s’était étouffé. Un harpiste solitaire chantait en s’accompagnant une complainte d’amants tragiques que Corum, dans son ivresse, fit sienne, la complainte de Rhalina. Et il lui parut, à la lueur tamisée des torches, que la jeune fille qui s’était adressée à lui offrait une troublante ressemblance avec l’épouse qu’il avait perdue. Il ne la quitta plus des yeux tandis que, ne se sachant pas observée, elle bavardait et riait avec l’un des jeunes guerriers. Et il se prit à espérer. Il espéra que quelque part dans ce monde Rhalina avait été réincarnée, qu’il la retrouverait et que, même sans le reconnaître, elle tomberait amoureuse de lui comme par le passé.

La fille tourna la tête et s’aperçut qu’il la détaillait. Elle lui sourit et lui adressa un léger salut.

Il leva sa coupe et se mit debout en s’écriant avec véhémence : « Chante encore, barde, car je veux boire à mon amour perdu, Rhalina. Et je prie pour la retrouver dans ce monde sinistre. »

Puis il baissa la tête ; fou qu’il était ! La jeune fille, vue sous un angle meilleur, ne ressemblait que très vaguement à Rhalina. Elle garda pourtant les yeux fixés aux siens quand il se laissa retomber sur son siège, et, à nouveau, il l’observa avec curiosité.

« Je vois que vous trouvez ma fille digne de votre attention, Seigneur du Mont », fit la voix du Roi Mannach, le voisin de table de Corum.

Le ton était légèrement sardonique.

« Votre fille ?

— Elle se nomme Medhbh. N’a-t-elle pas aimable apparence ?

— Tout à fait aimable. Elle est charmante, Roi Mannach.

— Elle tient lieu de reine, depuis la mort de sa mère au cours de la première bataille contre les Fhoi Myore. Elle est mon bras droit, ma conseillère. Medhbh est un grand chef de guerre, la meilleure au collet, à la fronde et au tathlum.

— Qu’est donc le tathlum ?

— Une boule très dure, constituée à partir des os et des cerveaux broyés de nos ennemis. Les Fhoi Myore la redoutent, raison pour laquelle nous l’utilisons. La poudre d’os et de cerveaux est mélangée à de la chaux, puis on laisse la chaux durcir. L’arme semble efficace contre les envahisseurs – et peu d’armes le sont, car la magie des Fhoi Myore est puissante. »

Corum dit doucement, tout en sirotant encore un peu d’hydromel : « Avant de me lancer à la recherche de votre lance, j’aimerais beaucoup voir à quoi ressemblent vos ennemis. »

Le Roi Mannach sourit. « Nous pouvons aisément accéder à votre requête, car deux des Fhoi Myore ont été aperçus non loin d’ici, accompagnés de leurs meutes. Nos éclaireurs assurent qu’ils marchent sur Caer Mahlod pour nous attaquer. Ils devraient être ici demain au coucher du soleil.

— Comptez-vous les vaincre ? Vous ne paraissez pas inquiet outre mesure.

— Nous ne les vaincrons pas. De tels assauts, à notre avis, ne représentent guère plus qu’une distraction pour les Fhoi Myore. Il leur est parfois arrivé de détruire l’un de nos forts, mais le but de ces attaques est surtout de nous démoraliser.

— Alors me permettrez-vous de rester votre hôte jusqu’à demain soir ?

— Assurément. Si vous promettez de vous enfuir à la recherche de Hy-Breasail, au cas où la forteresse menacerait de tomber entre leurs mains.

— Je le promets », dit Corum.

Il se surprit à dévisager encore la fille du Roi Mannach. Elle riait, rejetant en arrière la masse de ses cheveux roux pour boire à sa coupe d’hydromel jusqu’à la dernière goutte. Il admira ses membres lisses ornés d’anneaux d’or, sa silhouette ferme et bien proportionnée. Elle donnait l’image même d’une princesse guerrière, et pourtant quelque chose en elle l’incitait à penser qu’elle était plus que cela. Il lisait dans son regard une vive intelligence et un certain sens de l’humour. Ou bien était-ce pur effet de son imagination, parce qu’il désirait si désespérément retrouver Rhalina dans chaque femme mabden ?

Il s’obligea enfin à quitter la salle, escorté par le Roi Mannach jusqu’à la chambre qui lui était réservée ; une chambre toute simple, meublée sobrement d’un lit suspendu en bois et lanières de cuir et d’un matelas de paille recouvert de fourrures pour le protéger du froid. Il dormit merveilleusement dans ce lit, d’un sommeil sans rêves.