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CE QU’EXIGEA LE MAGICIEN
AU moment où Corum tirait son bateau à sec dans la petite baie du Mont Moidel, il entendit des pas derrière lui. Il se retourna, la main sur la garde de son épée. En quittant la paix et la beauté d’Hy-Breasail pour retomber dans le monde extérieur, il s’était trouvé en proie au doute et au désespoir. Le Mont Moidel, qui lui avait paru un site si accueillant quelques jours plus tôt, lui offrait à présent un aspect sinistre et flétri ; le rêve fhoi myore avait-il fini par gagner l’éminence rocheuse, ou bien était-ce lui qui avait gardé une plaisante image de ces lieux seulement parce qu’il les avait redécouverts en venant de la forêt sombre et glacée où il avait rencontré le magicien pour la première fois ?
Calatin se dressait devant lui, grand, beau, les cheveux blancs, vêtu de sa robe bleue. Son regard trahissait l’inquiétude.
« Avez-vous trouvé l’Île Enchanteresse ?
— Je l’ai trouvée.
— Et le forgeron sidhi ? »
Corum récupéra la Lance Bryionak au fond du bateau. Il la montra à Calatin.
« Et pour ce que je vous ai demandé ? » Calatin ne semblait vraiment guère intéressé par la lance, pourtant l’un des trésors de Caer Llud, une arme magique, légendaire.
Corum trouva plutôt amusant que Calatin se souciât si peu de Bryionak et tant d’un petit sac de salive. Il sortit la bourse et la tendit au magicien qui poussa un soupir de soulagement et sourit de plaisir.
« Je vous suis reconnaissant, Prince Corum. Et je suis heureux d’avoir pu vous rendre service. Avez-vous rencontré les chiens ?
— Une fois », dit Corum.
« Le cor vous a-t-il été utile ?
— Il m’a été utile, oui. » Corum remontait la plage, Calatin sur les talons.
Ils parvinrent au sommet de la colline et regardèrent vers le continent où le monde était froid, blanc, et où des nuages gris et menaçants emplissaient le ciel.
« Resterez-vous pour la nuit ? » demanda Calatin. « Et me parlerez-vous d’Hy-Breasail et de ce que vous y avez découvert ?
— Non », dit Corum. « Le temps presse et je dois retourner à Caer Mahlod, car j’ai le sentiment qu’une attaque des Fhoi Myore se prépare contre la ville. Ils doivent savoir, à présent, que je soutiens leurs ennemis.
— C’est probable. Désirez-vous votre cheval ?
— Oui », dit Corum.
Il y eut une pause. Calatin voulut reprendre la parole puis se ravisa. Il conduisit Corum à l’écurie, sous la maison, où se trouvait le destrier, pratiquement guéri de ses blessures. L’animal s’ébroua en reconnaissant son maître. Corum lui flatta les naseaux et le mena à l’extérieur.
« Mon cor », dit Calatin, « où est-il ?
— Je l’ai laissé à Hy-Breasail », répondit Corum. Il regarda le magicien droit dans les yeux ; ils brûlaient de peur et de colère.
« Comment ? » hurla Calatin. « Comment avez-vous pu l’égarer ?
— Je ne l’ai pas égaré.
— Vous l’avez laissé là-bas volontairement ? Il était convenu que vous me l’empruntiez. C’était tout.
— Je l’ai donné à Goffanon. Dans un sens, dites-vous que si je n’avais pas eu le cor à lui offrir, je n’aurais pas pu obtenir ce que vous désiriez.
— Goffanon ? Goffanon a mon cor ? » Le regard de Calatin se fit glacial. Ses yeux s’étrécirent.
« Oui. »
Corum ne pouvait fournir aucune excuse, aussi ne s’étendit-il pas davantage. Il attendit que le magicien reprît la parole.
Calatin dit alors :
« Vous êtes à nouveau mon débiteur, Vadhagh.
— Oui. »
Le magicien avait retrouvé un ton uni, calculateur. Il eut un sourire tranquille, déplaisant. « Vous devez me donner quelque chose en remplacement de mon cor.
— Que désirez-vous ? » Corum commençait à se lasser des marchandages. Il était impatient de quitter le Mont Moidel, de galoper aussi vite que possible pour regagner Caer Mahlod.
« Il me faut quelque chose », dit Calatin. « Vous comprenez cela, j’espère ?
— Dites-moi quoi, Magicien. »
Calatin le détailla, à la façon d’un fermier examinant un cheval au marché. Puis il tendit le bras et toucha le surcot que Corum portait sous la cape de fourrure donnée par les Mabdens. C’était la robe vadhagh du Prince, rouge et légère, taillée dans la peau délicate d’un animal qui avait autrefois vécu sur un autre plan et qui depuis, même sur son plan d’origine, avait disparu.
« Votre robe, Prince, est de grande valeur, je pense ?
— Je n’ai jamais réfléchi à son prix. C’est la Robe de mon nom. Chaque Vadhagh en possède une.
— N’a-t-elle donc pas de valeur pour vous ?
— Est-ce cela que vous désirez, ma robe ? Vous consolera-t-elle de la perte de votre cor ? » Corum parlait avec impatience. Sa sympathie pour le magicien ne s’était pas accrue. Mais, moralement, il était dans son tort, il le savait. Et Calatin aussi le savait.
« Si le marché vous semble honnête… »
Corum se débarrassa de la cape de fourrure, ôta sa ceinture et défit la fibule qui maintenait sa robe à l’épaule. Il allait trouver bizarre de perdre le vêtement qu’il portait depuis si longtemps, mais il n’y était pas particulièrement attaché. L’autre robe suffisait à lui tenir chaud. Il n’avait pas besoin de la rouge.
Il la tendit à Calatin. « Voilà, Magicien. Maintenant, nous sommes quittes.
— Tout à fait », dit Calatin, regardant Corum boucler ses armes et se hisser en selle. « Je vous souhaite un bon voyage, Prince Corum. Et prenez garde aux Chiens de Kerenos. Après tout, vous n’avez plus de cor pour vous tirer d’affaire.
— Vous non plus », répliqua Corum. « Vont-ils s’en prendre à vous ?
— C’est peu probable… » Calatin parlait sur un ton mystérieux. « Peu probable. »
Puis Corum descendit vers la chaussée submergée et engagea son cheval dans la mer.
Il ne se retourna pas pour regarder le magicien Calatin. Il garda l’œil braqué devant lui sur la terre recouverte de neige, guère enchanté à l’idée de retourner à Caer Mahlod, mais content de quitter le Mont Moidel. Affirmant la Lance Bryionak dans sa main gauche d’argent, il guida son cheval de la droite ; il atteignit bientôt le continent et, dans l’air glacé, de petits nuages de vapeur se formèrent devant sa bouche et celle de l’animal, au rythme de leur respiration. Il prit la direction du nord-ouest.
Et, tandis qu’il pénétrait dans la forêt sans vie, il crut un instant percevoir la sauvage sonorité d’une harpe mélancolique.