—Il sait que je vis? dit-elle d'une voix presque inintelligible.
Le maire réussit tout à coup à se dominer. Essuyant la sueur de son front, il répondit, plus calme:
—Oui, il le sait....
Et comme malgré lui, il ajouta:
—Je lui donne de tes nouvelles une ou deux fois chaque année.
—Et pouvez-vous me jurer qu'il ne m'a jamais demandée, qu'il n'a jamais désiré embrasser sa fille? s'écria-t-elle avec une douleur indicible.
Le maire respira péniblement. Elle saisit à deux mains son poignet noueux.
—Mon oncle, vous ne pouvez pas me tromper! N'est-ce pas trop de m'avoir laissé croire que je n'avais plus de père? Dites-moi qu'il n'a jamais cherché à me voir, qu'il n'a jamais exprimé de regret.... et je vous croirai, et j'essaierai de penser que je suis orpheline!
Il ne répondit pas, mais la même respiration entrecoupée s'échappa de ses lèvres.
—Alors, s'écria-t-elle avec une douloureuse expression de triomphe, alors il faut que je le voie, au moins une fois dans ma vie!
—Jamais, tant que je vivrai, il ne franchira ce seuil! Jamais, avec ma permission, tu n'iras partager sa vie vagabonde! répliqua-t-il violemment. En te séparant de lui, j'ai agi pour ton bien. En effaçant son nom de notre arbre généalogique, j'ai agi selon mon droit, ce droit d'aînesse, de chef de famille, que les lois modernes essaient de dénier, mais qui a fait la force des vieilles races, gardé leur honneur intact, maintenu leur tronc vivace, fût-ce par l'extirpation douloureuse, mais nécessaire, des branches pourries.... Je l'ai jugé indigne, je l'ai renié. Mais j'ai recueilli sa tâche paternelle, je l'ai faite mienne, et lui, je l'ai aidé de ma bourse tant qu'il en a eu besoin.
Il se tut brusquement, se leva, et faillit la renverser en courant hors du bureau.
XIX
LÉNA A L'ABBÉ LEDU
«Mon cher oncle.
»Merci à vous et à votre sœur de votre hospitalité. Vous savez que je souffrais trop pour en profiter plus longtemps....
»Maintenant, c'est une autre torture qui vient presque dominer ma cruelle déception....
»Je vous demande, je vous adjure, comme parent, comme prêtre, oui, comme ministre du Dieu de vérité, de me dire, si mon père est vraiment indigne, s'il a déshonoré son nom, s'il a oublié sa fille....
»J'attends votre réponse avec une impatience qui me tue!»
L'ABBÉ LEDU A LÉNA
»Ma chère petite enfant, j'ai d'autant moins le droit de te refuser la vérité, qu'il ne m'est pas permis de laisser planer une erreur et une injustice sur ton père. Non, il n'est pas indigne de ton respect filial. Il n'a pas su diriger sa vie, il a été faible et imprudent, mais non pas coupable.
»Quelques années après son veuvage, il a épousé une jeune orpheline, que ses oncles avaient placée au Conservatoire et destinaient au théâtre. Elle n'y est point restée; elle s'est toujours conduite honorablement, et j'ai eu la consolation de bénir ses derniers moments.
»Ton père avait placé les débris de sa petite fortune dans une de ces affaires qui trompent les ignorants. Une triste éclaboussure a rejailli sur lui; mais il était innocent des escroqueries auxquelles on mêlait son nom, et il a tout donné pour désintéresser sa conscience; ton oncle a fait le reste.
»Quant à toi, on lui disait que ta santé réclamait l'air des champs. C'était vrai et, dans sa vie errante, il ne pouvait te donner le régime qui devait te rendre plus forte que ta pauvre mère.... Alain est de bonne foi. Absolu comme il l'est, il a vu les torts sans leurs excuses, les faits sans leurs circonstances atténuantes. En donnant de l'argent à ton père pour le libérer de la prison, il a cru acheter le droit de te garder. Il a toujours pensé agir pour ton bien. Et si je l'ai blâmé de t'avoir caché l'existence de ton père, je dois dire que la vie errante d'Hervé, sa vie d'artiste, créait un milieu peu fait pour une jeune fille.
»Enfin, je dois ajouter que si Hervé a tenté autrefois quelques efforts douloureux pour revoir l'enfant inconnue qu'il avait quittée au berceau, il n'a éprouvé ni les désirs ardents, ni les regrets inconsolables que tu lui supposes. C'est un être attrayant, mais faible, passif, résigné aux refus d'une volonté plus énergique que la sienne, et conservant assez de sagesse, peut-être assez d'abnégation, pour laisser sa fille dans un milieu honorable, dans une maison aisée, parmi les protecteurs capables d'assurer son sort.
»J'ai écrit à Alain. Je ne lui cache pas ma manière de penser. Il n'a pas le droit d'empêcher un père de correspondre avec sa fille, et il faut qu'il soit étrangement aveuglé par ses préjugés et ses rancunes, pour refuser de pardonner à son frère.... Mais il s'imagine lui avoir pardonné.
»J'espère qu'un jour, il verra clair. Quant à toi, tu dois attendre, en priant le bon Dieu pour que les choses s'arrangent; tu dois trop à ton oncle pour rompre avec lui et pour t'en aller là où tu n'es guère plus désirée. Patience, ma petite fille, et obtenons que ton père rentre un jour au Coatlanguy.»
Léna lut et relut cette lettre. Elle lui causait un mélange singulier de soulagement et d'amertume. Mais le conseil qui la terminait lui semblait froid, presque cruel, impossible à suivre.
Elle se disait bien que le prêtre, ayant pris en main cette affaire, ne cesserait plus de prêcher «à temps et à contre-temps» cette conscience qui s'obstinait, sous prétexte de devoir, dans une rancune inavouée. Mais la révélation de l'existence de son père arrivait trop à propos, dans le paroxysme de son chagrin et le désarroi de sa vie, pour ne pas surmener son imagination et exalter ses sentiments.
Elle ne pouvait ni admettre l'indifférence de son père, ni excuser la sévérité de son oncle. En rappelant ses souvenirs, elle se rappelait, à la vérité, que celui-ci ne lui avait jamais dit clairement, ouvertement, qu'Hervé était mort; mais il le lui avait laissé croire, à elle comme aux autres, et elle avait beau se dire qu'il avait erré par amour pour elle, par excès de sollicitude pour son éducation et son avenir, elle sentait contre lui un ressentiment qui s'aggravait de toutes ses larmes d'orpheline. Elle était prête à le rendre responsable de l'insouciance de son propre père, qu'il avait frustré d'une tâche rédemptrice. Et sans qu'elle s'en rendît compte, peut-être lui en voulait-elle surtout de ne pas être l'idéal absolu qu'elle avait aimé et admiré. Car, tout en discutant, ses idées et la forte discipline dont elle avait parfois souffert, elle était fière de lui, de l'harmonie de sa conduite et de ses principes, de la tâche qu'il avait poursuivie sans défaillance, du bien social qu'il avait réalisé. Elle avait surtout été attendrie de sa bonté pour elle, pour les pauvres, pour les petits, cette bonté qui semblait deux fois plus touchante en une nature si ferme. Et voilà qu'il montrait ses pieds d'argile, qu'il se révélait capable d'injustice, de dureté, presque de haine!...
Les jours passaient, et une sourde contrainte régnait au manoir. Le maire, toujours inflexible, était plus brusque, plus silencieux, et sa prédilection pour Léna faisait place à une sévérité confinant à l'injustice. Il lui adressait à tout propos des remarques ironiques, des reproches brutaux; il lui imposait des tâches qu'il n'avait pas jusqu'alors cru faites pour elle, et l'obéissance dédaigneuse, le silence hautain et obstiné avec lesquels elle subissait cette manière d'être nouvelle, exaspéraient encore plus l'impérieux vieillard.
Loïzik était consternée; mais, pas plus que Goulven, elle ne pouvait s'expliquer un tel changement.
Cependant, Léna maigrissait et changeait visiblement. Chaque jour qui s'écoulait semblait enlever quelque chose à sa jeunesse et à sa beauté. Sa bouche avait des lignes dures, une ombre s'étendait sous ses yeux, et un jour qu'elle cousait près de Loïzik, une de ses vieilles bagues tomba de son doigt aminci.
Il n'y avait pas eu, entre elle et son oncle, d'autre explication. Ils restaient ainsi en face l'un de l'autre, presque comme deux antagonistes, dans l'attente inconsciente d'un orage.
Un soir, avant souper, Léna s'était retirée dans sa chambre, et, ayant allumé une de ces chandelles minces qui lui causaient jadis tant d'agacement, elle regardait la petite toile de son père, cherchant à surprendre les sentiments qui avaient inspiré cette peinture. La complaisance qu'il avait mise à l'idéaliser montrait son amour pour la vieille demeure. Quand l'avait-il peinte, et dans quel pressant besoin s'en était-il séparé?
Un pas pesant se fit tout à coup entendre dans le corridor, et Léna écouta avec surprise: son oncle, qui couchait au rez-de-chaussée, montait rarement au premier étage. Mais les pas s'arrêtèrent devant sa porte, et, sans même frapper, avec l'autorité d'un maître, le maire souleva bruyamment le loquet primitif.
—Que fais-tu ici toute seule? demanda-t-il brusquement. Est-il utile de brûler de la chandelle, quand il y a une lampe en bas? Ces manières ne me conviennent pas, surtout...
Il s'interrompit eu voyant le petit tableau entre les mains de sa nièce, et une colère soudaine s'alluma dans ses yeux.
—Encore cette idée fixe! Ah! c'est ainsi que tu t'entretiens dans ta révolte!... Donne-moi cela!
Avec un geste d'effroi, mais résolue, elle serra le tableau entre ses doigts.
—Donne-le-moi, te dis-je! répéta-t-il, les dents serrés.
—Il est à moi! Je l'ai acheté.... Vous n'avez pas le droit de m'enlever une œuvre de mon père! s'écria-t-elle, courageuse devant sa colère.
—Je n'ai pas le droit d'agir en maître chez moi?...
Et, d'un geste violent, il arracha des mains crispées de sa nièce la toile qu'elle essayait de défendre.
—Mon oncle, c'est mal! C'est lâche! cria-t-elle, frémissante.
Mais il s'éloignait déjà avec le tableau, et elle entendit son pas pressé dans l'escalier. Alors elle se jeta sur son lit, et fondit en larmes de rage et de douleur.
La cloche du souper sonna sans qu'on la vît paraître.
Le maire, qui, sombre comme la nuit, venant d'entrer dans la cuisine, regarda sa place vide.
—Va appeler Léna, Loïzik! dit-il d'un ton impérieux.
Loïzik gravit précipitamment les marches, et, à la lueur fumeuse de la chandelle, vit sa cousine secouée par des sanglots, le visage enseveli dans son oreiller.
—Ma Lénik!... Qu'y a-t-il? Ne peux-tu l'oublier? Le bon Dieu t'enverra un bon mari, mignonne, et alors, tu comprendras que tout ceci n'est qu'un orage de mai....
Léna releva brusquement la tête, et montra sa figure marbrée.
—Ce n'est pas lui que je pleure, Loïzik; mais mon oncle devient pour moi un tyran, et je ne pourrai pas rester ici!
—Seigneur! ayez pitié de nous! Que dis-tu, Léna!... Il faut bien être patient avec ses parents, et l'oncle Alain est comme ton père! Il a peut-être des soucis, mais cela passera.
Léna la regarda, hésitante. Allait-elle lui dire son secret?
Tout à coup, la voix du maire retentit, menaçante:
—Laisse-la, si elle ne veut pas descendre, Loïzik! Je n'ai jamais prié personne!
—Va-t-en, dit Léna, amère. Je ne m'assiérai pas près de lui, ce soir!
—Mais je te monterai ton dîner quand il sera couché, murmura la pauvre Loïzik, consternée.
—Non, je ne veux rien! Son pain m'étoufferait!
Elle poussa doucement sa cousine jusqu'à la porte, puis tira le verrou.
M. de Coatlanguy ne parla plus d'elle. Quand Loïzik remonta, cachant sous son tablier un bol de bouillon et un morceau de fars, elle ne put obtenir que la porte s'ouvrît.
XX
Le lendemain, le maire partit de bonne heure avec son fils pour faire, en voiture, un voyage de quelques jours. Il possédait des terres du côté des montagnes Noires et sur la côte, et quand ses fermiers étaient venus lui apporter leur loyer, à la Saint-Michel il leur avait promis d'aller examiner par lui-même l'opportunité des réparations qu'ils demandaient.
Il ne fixa point le jour de son retour, de même qu'il n'avait pas complètement arrêté son itinéraire.
Quand le bruit des roues eut cessé de se faire entendre, Léna descendit dans la cuisine, où sa cousine préparait la pâte des crêpes.
—Es-tu mieux, ce matin, ma Léna?
—Mieux! Si tu m'aimes, tu demanderas que je meure bien vite!
Scandalisée, mais effrayée aussi, car une souffrance mystérieuse semblait vraiment miner la vie de sa cousine, Loïzik la regarda, les larmes aux yeux.
—Tu sais bien que si Dieu nous laisse ici-bas, c'est pour y faire sa volonté en travaillant ou en souffrant. Et si tu es malade, tu n'as pas le droit de te laisser mourir....
Elle alla vers Léna, et approcha tendrement sa joue fraîche du visage pâle de la jeune fille.
—Ne veux-tu pas me parler de tes peines, chérie? Je t'aime, tu sais!
Les lèvres de Léna tremblèrent.
—Non, je ne peux rien dire.... Tu es destinée à vivre près de l'oncle Alain, il est inutile de te faire constater combien son cœur est dur.
—Oh! Léna, dur en apparence, mais si sensible au fond! Il est si loyal, si sincère!
—Loyal! Sincère! Il m'a trompée!
Mais après cet éclat, qui terrifia Loïzik, elle refusa d'ajouter un mot.
Vers le soir, un incident inattendu vint rompre le pesant silence de cette journée. La femme qui servait d'exprès pour le télégraphe entra dans la cuisine, agitant un papier bleu. C'était là une chose extraordinaire; on ne recevait presque jamais de dépêche, au Coatlanguy.
—Et mon oncle qui est absent! s'écria Loïzik, cherchant dans sa poche une pièce de deux sous.
—Il y a une réponse à donner, une réponse payée, dit la porteuse, indiquant un papier passé en travers de l'enveloppe.
—Si encore Goulven était ici! Que faire, Léna? Peut-être est-ce mon oncle qui est malade.... Ou bien notre cousin le notaire demande qu'on le prenne au train....
—Pourquoi n'ouvrez-vous pas? demanda la femme. Puisqu'il y a une réponse à donner, c'est que c'est pressé; il n'y a peut-être pas de secret dans la dépêche, et souvent, c'est affaire de vie ou de mort.
—Alors, Léna, faut-il que j'ouvre?
—Je pense que oui.
Les doigts tremblants de Loïzik déchirèrent l'enveloppe, et elle jeta un regard craintif sur la petite bande imprimée collée à l'intérieur. Mais ses yeux, pleins d'embarras, se relevèrent presque aussitôt.
—Je ne comprends pas!
Léna prit le télégramme. Il était daté de Venise, et ainsi conçu:
«Lebreton très gravement malade. Adresse: Casa Livori, Riva degli Schiavoni.
«Docteur Peponi.»
Léna, saisie, éperdue, ne put d'abord proférer un mot.
—Qui est-ce qui est malade? dit Loïzik, reprenant la dépêche. Et ce docteur!... Et d'où vient la dépêche?... Oh! c'est une erreur!
Mais, revenant à elle, Léna saisit le papier destiné à la réponse, et courut prendre un encrier placé sur l'appui de la fenêtre.
—Est-ce là qu'il faut écrire? demanda-t-elle à la porteuse d'une voix que sa cousine reconnut à peine.
—Oui, c'est là.
Elle copia soigneusement l'adresse, et ajouta ces mots:
«Sa fille part.»
—Que fais-tu? s'écria Loïzik qui lisait par-dessus son épaule. Comment sais-tu ce qu'il faut répondre? Tu as donc compris?
Léna lui prit violemment les deux mains.
—Celui qui est malade est mon père, et il faut que je le voie avant qu'il meure! dit-elle d'une voix étouffée.
...Une hâte fièvreuse.... Léna aurait voulu ne pas perdre une minute; mais l'express du soir ne s'arrête pas aux petites stations voisines, et elle n'a plus le temps de gagner Morlaix, les deux chevaux disponibles n'étant pas revenus du marché. Il faut donc attendre le lendemain, et cette nuit perdue la rend à demi folle. Elle cherche à tromper son angoisse en préparant sa malle, en multipliant les ordres pour le départ du lendemain; mais des images terrifiantes viennent la hanter: son père va peut-être mourir! Hélas! elle ne connaît pas même son visage. Elle essaie de se représenter l'oncle Alain pâli, émacié, mourant; puis elle rêve une figure plus fine, plus douce.... Et tout le temps, Loïzik, méconnaissable à force de pleurer, la suit partout, essayant d'ébranler sa résolution. Léna combat avec patience ses objections, ses adjurations.
—Je t'affirme, Loïzik, que je ne serais pas partie sans la permission de mon oncle.... je n'ai pas encore désappris à lui obéir.... Mais tu vois bien que le temps presse, et je ne sais comment l'avertir, puisque nous ne connaissons pas son itinéraire.... Quelque chose m'a poussée à répondre à cette dépêche, c'était plus fort que moi, et je ne peux pas le regretter....
—Attends un ou deux jours! Peut-être partirait-il avec toi!... Aller si loin, toute seule!
—Mon bon ange me gardera.... Je ne peux attendre.... Songe à ce que souffrirais si j'arrivais trop tard!
—L'oncle ne te pardonnera jamais!
—Et mon père me pardonnerait-il, s'il mourait seul en terre étrangère? Loïzik, la peur que tu as de mon oncle t'égare; mon premier devoir, c'est de me rendre à l'appel de ce pauvre mourant. Sais-tu, seulement, s'il y a près de lui une âme chrétienne pour lui parler d'extrême-onction?
Loïzik n'osa répondre à cet argument. Terrifiée des confidences de sa cousine, partagée entre le chagrin de trouver son oncle impitoyable et l'habitude d'accepter toutes ses idées comme sages et justes, elle ne pouvait, en outre, s'empêcher de faire un retour sur elle-même, et de redouter les reproches de son terrible parent.
—Je ne devrais pas te laisser partir! répétait-elle au milieu de ses sanglots.
—Tu ne peux pas m'en empêcher, tu le sais bien!
—Mais as-tu seulement de l'argent? dit tout à coup Loïzik, se raccrochant à un vague espoir.
—Oui certes, j'en ai; mon oncle m'avait remis une grosse part de mes fermages pour mon voyage et pour le trousseau que je n'ai pas acheté, et il ne m'avait pas encore redemandé mon compte.
Loïzik eut beau pleurer, le lendemain matin la malle de Léna fut hissée sur le vieux char à bancs qui devait la conduire à Morlaix. Le jour n'était pas levé, et de même qu'à son arrivée, une pluie froide glaçait l'atmosphère, en noyant les contours indécis du paysage.
Léna était pâle comme une morte, bien que ses yeux brillassent d'un éclat fébrile. Elle embrassa sa cousine avec une sorte de violence.
—Là, dans le bureau, il y a une lettre que j'ai écrite à mon oncle.... Je l'aime, tu sais bien, je n'oublie pas ce qu'il a fait pour moi.... Ma lettre est même plus tendre que je ne l'aurais voulu....
—Léna, tu reviendras!
Une souffrance passa sur les traits de Léna, tandis qu'elle embrassait d'un regard étrange la maison grise revêtue de rameaux dépouillés, la figure grave de Marianna, l'attitude brisée de sa cousine.
—Si je reviens, ce sera avec mon père! dit-elle énergiquement. Il a droit, lui aussi, de s'abriter sous le toit de ses parents.... Mais le trouverai-je vivant?
Sa voix faiblit brusquement, et elle embrassa Loïzik.
—Nous avons été heureuses ensemble.... Que Dieu te bénisse... toi et Goulven.... Je voudrais être paisible comme toi....
Elle s'arracha à l'étreinte de sa cousine, et sauta sur le marche-pied.
Aussitôt, la voiture s'ébranla.
Alors, elle s'essuya les yeux, et les reporta au loin, sur l'horizon au-delà duquel elle entrevoyait des choses vagues et mystérieuses, et peut-être l'ombre de la mort.
XXI
Léna souffrit une torture, tandis que la vieille jument l'entraînait loin de la maison qui avait été la sienne, vers un inconnu à tout prendre redoutable. Son père pouvait vivre; mais n'était-il pas désaccoutumé de l'idée même de la connaître? Trouverait-elle près de lui l'affection qui lui était nécessaire et qui, elle se le répétait malgré elle, ne lui avait pas manqué au Coatlanguy?
Elle regardait, avec un serrement de cœur inattendu, ce paysage mouillé de pluie, drapé de vapeurs grises. Elle avait cru jadis pouvoir s'en éloigner avec joie, et voici que tout cela la ressaisissait, gardant un lambeau de sa vie, faisant surgir le passé, mais avec un prestige, une douceur nouvelle, inconnue....
Elle arriva juste à temps pour l'express, et s'installa dans un wagon de seconde classe. Elle ne se mêla pas aux conversations des femmes qui s'y trouvaient: elle se sentait déjà en dehors de ces intérêts locaux, semi rustiques. Bientôt elle s'endormit, vaincue par la fatigue, et quand elle ouvrit les yeux après quelques heures d'un sommeil à demi conscient, elle avait franchi les limites de sa province. Alors, elle se dit qu'il était temps de préparer la seconde partie de son voyage, et elle acheta un indicateur à la gare de Laval.
Un indicateur est chose fatidique pour une jeune villageoise. Mais Léna était intelligente, et après quelques découragements, elle parvint à démêler les grandes lignes de son itinéraire. Un express partait à 10 heures 30 de la gare de Paris-Lyon, et ceci lui laissait plus de trois heures pour des achats indispensables. Elle avait déjeuné des provisions que Loïzik lui avait glissées au départ, mais elle commençait à souffrir de la faim comme de la fatigue en débarquant, le soir venu, à Montparnasse. Elle eut un affreux moment de détresse, puis se décida à s'adresser à l'un des sous-chefs, qui avait des cheveux gris.
—Ce serait une charité, Monsieur, de me donner quelques renseignements, dit-elle de sa voix douce et traînante qui, en ce moment, tremblait de timidité. Je pars à 10 h. 30 pour Venise, où je vais rejoindre mon père mourant. Je ne sais où est la gare, et il faut que je trouve un chapeau: on ne peut aller si loin dans le costume de mon pays, ajouta-t-elle naïvement.
Le sous-chef, étonné de la distinction de ses manières, l'enveloppa d'un regard pénétrant.
—Vous êtes bien jeune pour faire seule un voyage si long! dit-il.
—Je ne peux faire autrement; j'irai en dames seules... J'ai vingt et un ans, Monsieur.... Puis-je avoir ma malle?
Il y avait tant de candeur sur ce joli visage, que le brave homme fut ému de pitié. Il avait justement une fille du même âge.
—Attendez cinq minutes, là, dans mon bureau, et donnez-moi votre bulletin de bagages....
Elle se sentit rassérénée, et s'assit dans le petit bureau où un poële mettait une chaleur ardente, pendant que le sous-chef appelait un employé et lui donnait des instructions.
Elle n'attendit pas très longtemps. Son protecteur improvisé revint avec l'homme d'équipe.
—Une voiture vous attend, Mademoiselle, et votre malle est déjà chargée. Suivez l'employé, qui va vous conduire. La voiture est prise à l'heure; vous ferez arrêter devant un magasin de modes, et voici ma carte pour le conducteur du train de Modane; n'oubliez pas de la lui remettre, il prendra soin de vous.
De belles larmes brillantes montèrent aux yeux de Léna.
—Merci, Monsieur, que Dieu vous bénisse! Et si vous avez une fille, puisse-t-elle trouver, en cas de besoin, une aide comme celle que vous me donnez!
Le sous-chef la regarda s'éloigner avec une toute petite émotion, puis retourna à son service.
L'employé conduisit Léna par un passage privé, jusqu'à une voiture sur laquelle elle reconnut sa malle. Il donna lui-même des instructions au cocher.
—Gare de Lyon, grandes lignes, à l'heure; vous arrêterez sur le passage devant un magasin de modes....
Et la voiture partit.
Il y avait, à cette heure, une circulation intense, même sur les boulevards moins fréquentés qu'on suivait. Léna se sentit d'abord étourdie et effrayée de voir les énormes lanternes des tramways, les phares éblouissants des autos, les petites lumières des bicyclettes, tout cela semblant se précipiter avec furie sur la voiture. Mais, aucun abordage ne se produisant, elle reprit confiance et regarda le chemin inconnu qu'elle parcourait.
Rue de Lyon, le fiacre s'arrêta devant un magasin brillamment éclairé. Le flair parisien du cocher avait bien servi Léna: derrière les glaces, il n'y avait pas seulement des fantaisies plus ou moins rutilantes, mais aussi de modestes feutres, vraies coiffures de voyage. Enfin, d'autres articles se trouvaient encore à la devanture, y compris des sacs et des couvertures.
Rougissant de la curiosité qu'excitait son entrée, Léna demanda un chapeau de feutre noir.
—Très bien!
—Quelque chose de discret, dit la jeune fille à la vendeuse qui l'entraînait vers un rayon écarté, tout en admirant les malines de sa coiffe.
Pauvre petite coiffe! Léna l'ôta d'une main tremblante, avec l'impression de dépouiller son passé, puis commença à essayer des chapeaux devant une psyché.
—Voici qui va très bien.... Un genre sérieux s'alliant avec votre mante... Faut-il y joindre un voile de gaze?... De la gaze blanche; ce sera comme il faut, et cela donne une impression de protection....
Tout en parlant, la demoiselle de comptoir jeta un regard sur le grand col empesé, raide, aux mille tuyaux, qui se voyait sous la cape.
—Si Mademoiselle me permet un conseil? le col est très pittoresque, mais ne va qu'avec la coiffure.... Nous avons des cols très simples, un peu grands, modestes, en toile brodée à la main.... Cela attirerait moins l'attention.
Avait-elle seulement le souci commercial d'écouler un col en broderie anglaise, ou une sympathie de jeune fille la portait-elle à aider de ses avis de Parisienne expérimentée une pauvre étrangère? Léna sentit, en tous cas, que le conseil était judicieux; en un instant, le col fut posé sur son corsage orné de velours.
—Mademoiselle est très bien! dit la jeune fille, sincère. Ce manteau et ce corsage ne sont pas ceux de tout le monde: c'est original et comme il faut....
Léna acheta une couverture et un sac; puis, près de sortir, elle se ravisa.
—Vous avez été très obligeante, dit-elle. Voulez-vous encore me dire où je trouverai un endroit convenable pour dîner avant mon départ?
—Il ne manque pas de restaurants près de la gare; mais à votre place, puisque vous êtes seule, j'aimerais mieux payer un peu plus cher et aller au buffet....
Léna remercia chaleureusement. Un coup d'œil sur la grande glace, devant laquelle elle repassait, lui causa une impression de soulagement. Livrée, cette fois, à son propre goût, elle sentait qu'elle n'était ni endimanchée, ni ridicule. La mante au capuchon doublé de soie et orné de velours retombait en plis amples autour d'elle, et le petit chapeau enroulé de gaze lui seyait comme si elle l'eût toujours porté.
Elle arriva sans encombre à la gare, entra au buffet, et constata avec une satisfaction infinie que son nouveau personnage n'excitait aucune attention qu'il lui fût désagréable de subir.
Bien avant l'heure, elle se trouva devant les guichets encore fermés; elle se sentait moins en détresse, en voyant l'empressement poli avec lequel on la renseignait. Mais aussi elle ne se doutait pas du charme singulier qui émanait d'elle, de la dignité inconsciente de son allure, de l'originalité chaste de sa mise un peu singulière.
Les guichets s'ouvraient enfin. Guidée par un homme d'équipe qui flairait chez elle une générosité naïve, elle prit son billet de deuxième classe pour Venise, fit enregistrer sa malle, et elle se dirigeait vers la salle d'attente, lorsqu'un groupe pressé passa devant elle: une femme couverte de fourrures, deux hommes portant des pelisses, une femme de chambre et un domestique chargés de paquets.
Il semble à Léna que son cœur cessait de battre: dans ces voyageurs qui l'avaient presque heurtée sans la voir, elle avait reconnu Landry, sa mère et Séverin de Salles.
XXII
Elle tremblait comme une feuille lorsqu'elle se laissa tomber sur une des banquettes de la salle d'attente, essayant de calmer son émoi et de remettre un peu d'ordre dans ses pensées.
L'apparition soudaine de Landry avait rouvert sa blessure, et le lieu où elle le rencontrait rendait sa souffrance encore plus vive. Dans les allusions voilées qu'il avait faites si souvent devant elle, il y avait l'espoir d'un voyage d'Italie. Il avait dit que c'était le voyage de noces idéal, qu'il rêvait d'y conduire sa femme. Et, par une ironie des choses, ils se retrouvaient réunis dans cette gare, ils allaient faire ensemble cette route de rêve,—ensemble, mais aussi séparés qu'on peut l'être ici-bas, lui courant avec sa mère tendrement tyrannique, au milieu de toutes les recherches du luxe, vers le plaisir, l'art, le farniente raffiné,—elle seule, pauvre, s'en allant vers le devoir, la tristesse, la mort peut-être, reniée par son oncle, indifférente à son père. Elle eut un mouvement de révolte, une minute de découragement, avec l'impression profonde du mal que lui avait fait Landry; mais, à ce moment, l'homme d'équipe revenait la chercher, et l'idée de n'être point reconnue prima toutes les autres. Elle baissa son voile, à travers lequel il était impossible de la reconnaître, et gagna rapidement le wagon dans lequel on lui avait réservé un coin.
L'employé lui donna quelques renseignements complémentaires, et se chargea de prévenir le conducteur du train qu'elle avait une recommandation pour lui.
Alors, derrière l'abri de son voile, elle vit passer le groupe élégant dont la vue l'agitait cruellement. Après avoir installé Mme Desmoutiers dans un wagon-lit, les deux jeunes gens se promenèrent sur le quai, fumant tranquillement. Landry jetait des regards curieux dans l'intérieur des voitures, et tout à coup, il s'arrêta devant celle de Léna.
—Julie n'a point trouvé de place dans la voiture de Florence, elle changera en route, dit-il, parlant évidemment de la femme de chambre.
Léna respira: elle avait craint qu'ils n'allassent à Venise.
—As-tu vu cette dame qui se dirigeait vers les secondes, avec un manteau à capuchon? reprit Landry sans prendre la peine de baisser la voix. Cela m'a fait un drôle d'effet... tout à fait la mante bretonne.... Eh! la voilà, à l'extrémité de ce wagon.... Ce doit être une Anglaise.
Il reprit sa promenade, tandis que Séverin jetait un coup d'œil rapide dans l'intérieur du compartiment. Léna respira plus vite; mais elle savait qu'il était impossible de distinguer ses traits sous l'abri miroitant de son voile.
Le conducteur du train vint lui parler, lut la carte du sous-chef de gare, et lui promit de veiller sur elle. Séverin s'approcha de lui un peu après.
—Il y a, dit-il, dans la voiture 1040, une dame qui a très peu l'habitude des voyages. Puis-je vous demander de vouloir bien vous occuper d'elle, notamment à la frontière?
—Une Bretonne? Un des sous-chefs de Montparnasse me l'a déjà recommandée, répondit le conducteur. Elle va à Venise.
Séverin lui glissa dans la main une pièce de cinq francs, et regagna le wagon-lit.
Il s'abstint de faire part de sa découverte à Landry. Mais son œil perçant avait reconnu Léna non seulement à son attitude, mais encore au mouvement d'effroi avec lequel, en l'apercevant, elle avait détourné la tête.
Pourquoi s'en allait-elle ainsi toute seule? Ne pouvait-elle plus supporter la vie austère qu'elle avait cru échanger contre le bonheur? Avait-elle là-bas quelque parent, ou quelque amie pouvant lui offrir le soulagement d'un changement de lieu? Cherchait-elle la bienfaisante distraction du travail? Quoi que Landry pensât de sa situation, avait-elle eu besoin d'un emploi rétribué?
Ce problème le tint éveillé une partie de la nuit. Il avait le sentiment très vif du tort irréparable causé à cette enfant par son cousin au cœur léger; depuis surtout qu'il avait vu Léna, il se rendait compte de ce qu'elle avait pu souffrir, et de l'abîme qu'un brillant espoir avait creusé entre son passé et son présent. S'il avait consenti à accompagner à Florence sa cousine et son fils, c'était pour étudier ce dernier, pour surprendre en lui un honnête regret, un sentiment sincère. Mais le dernier mot de Landry devant l'apparition d'une mante bretonne venait de dissiper sa dernière illusion, et de lui prouver que ce caprice d'une imagination volontaire était déjà oublié. Un remords le prenait de donner quelques semaines de sa vie à deux êtres pour lesquels il n'éprouvait, en ce moment, rien moins que de la sympathie. Il se sentait presque honteux d'être de leur famille, comme si l'astuce de Mme Desmoutiers et la légèreté de Landry eussent rejailli sur lui, comme s'il avait une responsabilité dans la manière odieuse dont avait été traitée cette jeune fille. Il éprouvait un vague désir de réparation, un secret besoin de la protéger, au moins d'une manière invisible, et lorsqu'il tomba enfin dans cet état à demi conscient pendant lequel les idées prennent des formes incomplètes, dans lequel le convenu cesse d'exister, il songea à changer son itinéraire, et à aller jusqu'à Venise, pour veiller, sans se montrer, sur cette enfant, et pour avoir le soulagement de la voir saine et sauve aux mains de gens respectables, capables de la protéger.
Et cette idée prit corps en lui. Il était accoutumé à céder à ses impressions, n'ayant aucun devoir précis l'empêchant de les suivre, et il avait déjà regretté, en se mettant en route, d'avoir pris un billet pour Florence....
A Modane, on dut descendre pour la visite de la douane. Léna qui, depuis déjà quelque temps, contemplait avidement le décor, nouveau pour elle, des montagnes et des lacs, baissa soigneusement son voile, l'entortilla autour de son cou, et alla, comme les autres, se placer derrière sa malle. Heureusement elle était très loin de Landry, qui avait les yeux gonflés de sommeil, et qui essayait de suivre les recommandations de sa mère, demeurée dans le wagon, et d'épargner à ses objets de toilette le contact trop brusque des mains des douaniers.
Léna fut libérée une des premières, et, ayant pris quelques provisions, elle regagna son compartiment sans avoir été reconnue.
L'angoisse qui lui serrait le cœur, la perspective du terrible inconnu qui l'attendait, la torture enfin de savoir si près d'elle celui qui aurait dû être son compagnon de voyage dans ce pays enchanté, tout cela l'empêchait de jouir de la beauté des sites. Lorsque, aux stations, Landry descendait et passait devant elle, elle endurait de vraies terreurs, et elle ne respirait que lorsqu'il était remonté en wagon.
Ce supplice, du moins, prit fin à Turin. Elle savait que là avait lieu la bifurcation. Elle accueillit avec un soulagement intense le coup de sifflet qui annonçait le départ de son train, et avec ceux qu'elle laissait derrière elle, son affreux cauchemar disparut.
La température devenait plus douce; elle se débarrassa du voile qui était une petite torture pour elle, accoutumée à affronter les rudes brises d'Arrez, et elle put s'intéresser dans une certaine mesure au paysage qui se déroulait devant elle.
Succombant à la lassitude, elle s'endormit à la tombée du jour. Tout à coup, un souffle d'air humide et salé pénétra dans le wagon, et elle s'éveilla en sursaut, regardant autour d'elle. Une jeune lune répandait une lueur diffuse, qui lui permit cependant de voir autour d'elle une immensité mouvante: le train était engagé sur l'étroite chaussée qui traverse l'Adriatique et mène à la ville des lagunes.
Alors, toute son anxiété pour son père se réveilla, et elle essaya de préparer son esprit à cette parole fatale: «Il est mort....»
Le train s'arrêta. Les lumières de la gare l'éblouirent au sortir de l'obscurité; la foule sortant des wagons l'entoura et la heurta; des appels bruyants retentirent dans une langue inconnue, et elle se sentit lamentablement perdue, se demandant si quelqu'un était là pour elle, et comment on pourrait la reconnaître. Elle éprouva, en cette minute, la sensation de détresse la plus intense de sa vie; et, comme on prétend que les gens qui se noient revivent en une seconde leur existence antérieure, elle eut la vision simultanée du presbytère de Boulommiers et de la grande cuisine au chaud foyer du Coatlanguy.
—Voulez-vous me permettre de vous demander si quelqu'un vous attend? Puis-je avoir l'honneur de vous être utile?
La joie soudaine et irraisonnée d'entendre parler français se dissipa aussitôt, dans la stupeur mêlée d'effroi qu'elle ressentit en voyant Séverin de Salles devant elle. Elle regarda instinctivement s'il était seul: il la comprit.
—Personne ne m'attend, dit-il, je suis seul, tout à fait libre, et heureux si je puis vous être utile.
Elle eut alors la même impression qu'au presbytère: une confiance d'enfant en face d'un respect profond, chevaleresque.
—Mon père a dû m'envoyer quelqu'un, dit-elle, rassurée.
Et, lisant la surprise dans son regard, elle reprit aussitôt:
—Mon père habite Venise.... Il est peintre, c'est Hervé Lebreton. Mais il est très malade....
Sa voix faiblit, tandis qu'un soulagement instinctif venait à Séverin, bien qu'il ne comprît guère.
—La gare se vide, il va devenir aisé de se reconnaître.... Voyez ces deux personnes: elles cherchent quelqu'un.
Léna regarda avidement. Un homme d'âge moyen, très brun, bien vêtu, surveillait les voyageurs. Près de lui était une vieille femme, nu-tête, avec un long châle noir aux franges traînantes. Séverin se dirigea immédiatement vers eux, et leur adressa la parole en italien; puis ils revinrent vers Léna.
—Le docteur Peponi, le médecin de monsieur votre père, dit Séverin.
—Oh! mon Dieu! Vit-il?
Le docteur comprit son angoisse plutôt que ses paroles, et Séverin se hâta de traduire sa réponse, qui fit revivre la pauvre fille: M. Lebreton était certainement mieux.
Ils sortaient de la gare, et Léna tressaillit de surprise en voyant devant elle l'eau scintillant sous les lumières mouvantes des gondoles, et sur le ciel étoile, les profils sombres des hautes constructions.
Comme en rêve, elle descendit les degrés et entra dans la noire gondole avec le docteur et la vieille Italienne, qui ramenait frileusement son châle sur sa tête. Maintenant qu'elle savait son père vivant, il lui semblait qu'elle ne pourrait plus souffrir.
Séverin, demeuré sur la marche glissante, se découvrit du même geste respectueux qui inspirait à la jeune fille une confiance irraisonnée.
—Me permettez-vous d'aller prendre demain des nouvelles de monsieur votre père, que j'ai eu l'honneur de connaître autrefois? dit-il. Je viens d'expliquer au docteur par quel hasard je vous ai aperçue dans le train.
Léna donna un assentiment empressé, puis essaya de parler au médecin. Mais ils se comprenaient si mal que, rassurée, après tout, elle s'absorba dans l'étrange et déconcertante nouveauté de ce qui l'entourait.
Les petites lumières se croisaient par centaines sur le canal Grande. Les gondoles, minces et noires, passaient comme l'éclair. Parfois, une façade mieux éclairée rayonnait un instant d'une blancheur de marbre, et les faîtes des palais découpaient sur le ciel des lignes bizarres. La gondole tourna court, et, pour abréger, se lança dans un canal étroit et sinueux. Là, les murailles se resserraient. Parfois, un pont dessinait sa courbe au-dessus de l'eau sombre. Aux tournants, un cri doux et tranquille avertissait ceux qui venaient en sens inverse, sans que jamais un choc ou un heurt eût lieu dans ces rencontres.
Léna avait une sensation de rêve; elle perdait même la notion du temps. La seule chose réelle qui demeurât pour elle, c'était l'ombre d'une gondole suivant la sienne, et, sans qu'elle sût pourquoi, une impression de sécurité semblant liée à cette escorte silencieuse.
Elle se retrouva tout à coup dans le canal Grande. Les lumières redevenaient nombreuses; on distinguait les palais gothiques, puis la coupole superbe de la Salute apparut, avec ses volutes de marbre, puis le campanile de San-Giorgio, tandis qu'à gauche se massaient les arbres du jardin royal. Tout à coup, ce fut la Piazetta, avec ses deux hautes colonnes; San-Marco, dont un rayon de lune faisait étinceler les mosaïques fond d'or, puis la colonnade du palais ducal, supportant les murs percés d'ogives.
Léna comprenait les mots brefs par lesquels son compagnon lui désignait ces merveilles. Elle vit encore le Ponte dei Sospiri, tout blanc. Puis la gondole se rangea devant un embarcadère; c'était le quai des Esclavons, le terme du voyage.
Guidée par le docteur et suivie par la silencieuse Italienne, dont les yeux parlaient, à défaut de la langue, Léna pénétra dans une haute maison sombre. La vieille femme alluma une petite lampe posée près de la porte, et monta la première, éclairant de son mieux l'escalier noir et les murailles de marbre verdies par l'humidité. Il semblait à Léna qu'elle montait depuis un temps infini, lorsque le docteur l'arrêta sur un large palier.
—È qui....
La vieille femme glissa une clef dans une serrure, et la petite lampe éclaira vaguement une antichambre au fond de laquelle une veilleuse brûlait devant une Madone. Léna vit briller des pierreries sur la robe et le voile, et murmura un Ave. Il lui était doux, en franchissant ce seuil inconnu, de saluer l'image de la Vierge-Mère.
Le docteur lui fit signe d'attendre, et pénétra dans une pièce intérieure. Le cœur de la jeune fille battait à grands coups. Comment allait-elle trouver son père, et quel accueil lui ferait-il?
Elle n'attendit pas longtemps. La porte se rouvrit, et le docteur lui prit la main et l'entraîna....
La chambre était vaste, avec un plafond très élevé, orné de peintures, et un sol carrelé sur lequel étaient jetés quelques tapis. La première personne que Léna aperçut fut une religieuse vêtue de noir avec une guimpe et une cornette blanches, qui lui causa une joie tumultueuse en lui souhaitant le bonsoir en français, et qui lui montra d'un geste un lit très bas, sur lequel un homme encore beau, avec des cheveux gris et des yeux trop brillants, tendait les bras vers elle.
Alors elle tomba à genoux, et, fondant en larmes, répéta le mot qu'elle n'avait jamais dit, et qui imprégnait ses lèvres d'une douceur étrange:
—Papa!... Oh! cher, cher papa!...
Et, pour la première fois aussi, elle entendit une voix basse et faible murmurer:
—Ma petite fille!...
...Elle reste agenouillée près du lit, regardant avidement, avec un mélange de joie et d'angoisse, ces traits minces et tirés, ces yeux fiévreux enfoncés dans de profondes orbites, ces mains maigres et nerveuses qui cherchent les siennes. Elle l'aime déjà, et la pensée qu'il est encore très malade la torture.
—Votre père a eu une crise de poitrine, dit la Sœur. Parler ce soir lui est interdit, il faut craindre la fatigue. La joie de votre arrivée est presque trop forte pour lui, en ce moment; vous devez consentir à le quitter, à le laisser s'habituer tout seul à ce bonheur. Demain, vous prendrez votre place près de lui.
Léna appuya ses lèvres, oh! avec quelle ferveur, sur ce front un peu étroit, bien modelé, rayé de mille petites rides. Il lui sourit, et la laissa aller. Alors elle remercia le docteur, et suivit la Sœur et la vieille femme qui l'attendaient.
Dans un cabinet voisin, on avait dressé un lit et une table de toilette; cela avait l'air d'une installation provisoire, et cette pièce étroite, aux murs délabrés, d'une élévation hors de proportion avec sa largeur, sans tentures, presque sans meubles, n'offrait rien de séduisant. Mais Léna était trop heureuse pour ne pas voir en beau toutes choses; son père était vivant, elle avait senti sa tendresse, le reste lui importait peu; quelques soucis qui lui fussent réservés, elle se sentait capable de tout supporter désormais.
Elle était brisée de fatigue, et le sommeil avait enfin raison d'elle. Elle ne voulut cependant pas quitter la Sœur avant de savoir qu'il y avait chez son père une amélioration réelle.
—Oui, il peut vivre, chère demoiselle. Seulement, ce sera maintenant à vous à le soigner, car il est très usé, plus vieux que son âge.... Et il était bien seul....
—Ce n'était pas ma faute! dit Léna, dont les larmes jaillirent.
—Mais tout est maintenant pour le mieux. Je resterai aussi longtemps que vous aurez besoin de moi, je vous aiderai à vous faire comprendre de Giuseppa, la femme de journée. Nous sommes, au couvent, trois Sœurs françaises....
—C'est un bienfait de Dieu pour moi, ma Sœur.
La religieuse lui indiqua d'un geste une petite image de la Sainte Vierge, qu'elle avait piquée au mur à l'aide d'une épingle, et se retira avec un bon sourire.
Alors Léna fit une courte prière, et tomba endormie sur son dur matelas et son oreiller de laine.
XXIII
Elle dormit d'un trait; mais elle était trop accoutumée à un réveil matinal pour prolonger bien longtemps son sommeil.
Le jour n'était pas encore levé. Il faisait froid. Elle s'enveloppa de sa mante et courut vers la fenêtre. Au-delà du large quai, l'eau scintillait devant elle sous les lueurs multiples des réverbères et des bateaux.
Une raie lumineuse filtrait sous la porte de son père, et en s'approchant, elle entendit la Sœur parler. Alors, elle s'habilla rapidement, et, pensant que son père aimerait à la voir en Fouesnantaise, elle défripa de son mieux son col empesé et sa coiffe, et les ajusta avec une émotion inattendue, comme si leurs plis légers eussent contenu quelque chose du Coatlanguy.
Elle frappa à la porte, et la Sœur, qui vint ouvrir, poussa une exclamation:
—Oh! la jolie Bretonne!... Cher monsieur, vous allez être bien content!...
Elle éleva la lampe, et Léna apparut à son père dans toute la grâce de ce costume, jadis familier aux yeux du peintre.
D'abord interdit, il ébaucha un geste de ravissement.
—En Fouesnantaise! Comme ta mère!... Oh! ma petite Hélène, j'aime à te voir ainsi! Quand nous serons seuls, tu reprendras ce costume, n'est-ce pas? Il me rappelle les meilleures, les plus douces années de ma vie!
—M. Lebreton, il vous est défendu de parler!
—Il faut cependant que je sache.... Alain t'a laissée venir?
—Il était absent, je suis venue de moi-même....
—Alors, tu savais que tu avais encore un pauvre père isolé, un paria banni—justement, peut-être,—par l'aîné de la famille, pour avoir perdu sa vie et erré, sans être pourtant très coupable?...
—Je savais tout depuis peu de jours.... Mon cœur allait vers vous.... C'est moi qui ai ouvert le télégramme.... Et je suis partie.
Il la regarda avec admiration.
—Si brave!... Moi, je ne l'ai jamais été. Je n'osais même pas réclamer mon enfant; on me disait que je lui aurais nui....
Sa voix faiblit.
—Père, nous sommes ensemble, personne ne nous séparera plus, dit-elle, les larmes aux yeux.
—Mais Alain!
—Pas même lui! C'est lui qui a erré en se montrant implacable.... Ne pensez qu'à moi.... Plus tard, je vous raconterai comment un de vos tableaux, une vue du Coatlanguy, m'a révélé mon père.
Il sourit, et la Sœur étant de nouveau intervenue, il se résigna à un silence que sa faiblesse lui rendait moins pénible.
Léna se rapprocha de la religieuse, et essaya d'obtenir quelques renseignements sur la situation de son père. Elle devait être gênée, car il ne travaillait presque plus.
La jeune fille était énergique, ses habitudes étaient austères, et elle ne s'effrayait pas de la pauvreté qui allait peut-être hanter cette demeure. Elle avait sa petite fortune, environ trois mille francs de revenus, et si ce n'était pas assez, elle travaillerait: elle donnerait des leçons de français.
Elle trouva une douceur infinie à aider la Sœur dans les soins que celle-ci rendait à son père. Après la visite du médecin, qui ne trouva pas d'aggravation, malgré l'émotion ressentie la veille, ce cher père lui fut confié, et elle eut la joie de le voir, sous sa garde, s'endormir d'un sommeil paisible.
Alors, elle chercha à se recueillir, et à se rendre compte de sa nouvelle situation.
Car elle sentait bien qu'une vie différente commençait pour elle, une vie dans laquelle elle aurait à prendre des initiatives, des résolutions. Pliée à une soumission passive, astreinte à des habitudes qui avaient presque l'austérité et la régularité d'une règle monacale, elle eût pu sembler mal préparée à cette existence différente; mais il y avait dans sa nature une indépendance native, qui, violemment comprimée jusque-là, l'aidait à soutenir la responsabilité. L'absolue nouveauté de ce qui l'entourait avait en outre un côté salutaire, en la distrayant de ses regrets et de ses désappointements. Même, elle trouva le courage de se réjouir d'être libre, et de pouvoir remplir avec usure ce devoir filial si tard entrevu.
Elle regardait son père endormi avec un sentiment étrange d'étonnement et d'attendrissement. Il ne ressemblait pas à son frère: plus délicat, plus affiné, il avait vécu d'une autre vie, de rêves dissemblables; et cependant, il avait quelque chose de ce profil busqué des Coatlanguy, quelques traits de race, et les mêmes cheveux tendant à boucler. Seulement, une conviction lui venait: elle ne trouverait en lui ni appui, ni conseils; c'était elle qui le soutiendrait, qui le relèverait dans les tristesses que révélaient ce ravage, ces traits trop tôt flétris, et ces mille petites rides rayant le visage transparent. Une sorte d'instinct protecteur se glissait en elle. Elle le devinait, le comprenait avant qu'ils eussent causé: l'espèce de frayeur que lui causait son frère, son admiration pour ce qu'il appelait le courage de sa fille, cela avait suffi pour faire entrevoir vaguement à celle-ci cette nature ardente et faible à la fois, passive surtout, prête à subir les influences, se soumettant sans révolte aux sévérités et aux injustices. Tel qu'il apparaissait, ce caractère pouvait être moins beau que celui de son frère; il était probablement plus séduisant. Il était, évidemment, de ceux à qui l'on ne peut beaucoup demander, et dont les erreurs trouvent toujours des excuses. Comment un tel rejeton avait-il poussé sur la rude souche des Coatlanguy? Mystère! Mais aussi il avait végété dans l'atmosphère trop âpre, et avait été impitoyablement coupé et jeté au loin.
Naturellement, Léna n'était pas à même de faire de son père une étude psychologique. A la longue seulement, elle devait comprendre les ressorts complexes de cette nature, les attraits et les lacunes de ce cœur tendre et léger, les raffinements et les sensibilités de ce tempérament d'artiste, ses joies faciles, ses souffrances aiguës, mais promptement distraites. Cependant, dès ce premier moment, elle eut, comme je l'ai dit, l'intuition qu'il fallait lui accorder, avec de la tendresse, une douce indulgence, et ne jamais exiger de lui ce que seuls peuvent donner les êtres forts.
Elle songea tout à coup à visiter son nouveau domaine.
Les chambres que louait son père, dans la casa Livori, étaient en nombre restreint: celle où il couchait, le cabinet arrangé pour elle, un petit débarras, et l'atelier qu'éclairait une grande baie vitrée. C'était là le clou du pauvre petit appartement. Des tapisseries flamandes couvraient en partie le marbre brut des murs, et de vieux tapis d'Orient, dont la valeur échappait à la jeune fille, non encore initiée, étaient amoncelés sur le carreau. Cent objets divers, dépareillés, ornaient les angles, les étagères, encombraient les sièges de toutes les époques, et gisaient même sur le sol. C'étaient des cuivres, des plâtres, des terres cuites, des marbres, des toiles sans cadre, des cartons à dessins. Enfin, des vitrines contenaient les collections les plus variées, depuis des bouts de précieuses dentelles et des bijoux anciens, jusqu'à des fragments de poteries étrusques et de statuettes veuves d'un bras ou d'une tête.
Léna regardait ce désordre avec une véritable stupeur. Et cependant, une corde nouvelle s'éveillait en elle; son œil étonné s'arrêtait sur la draperie merveilleuse d'un torse de marbre, sur le col élégant d'une amphore, sur le profil ébauché d'une Vénitienne aux cheveux roux, posé sur un chevalet.
Elle avait le vague sentiment que puisque son père, un grand artiste, avait rassemblé toutes ces choses, c'est qu'elles avaient de la valeur; mais son sens de ménagère s'éveillait en même temps, et elle rêvait de ranger tout cela dans un ordre au moins relatif.
Elle revint près de son père, qui dormait toujours. Alors, elle s'approcha de la fenêtre et s'absorba, émue d'une admiration soudaine, dans la contemplation du spectacle incomparable qu'elle avait sous les yeux.
Dans l'après-midi, Giuseppa vint lui faire comprendre qu'un signore francese la demandait.
Elle n'avait plus pensé à changer de costume, et en entrant dans l'atelier, où elle savait rencontrer Séverin, elle fut presque saisie d'apercevoir sa petite coiffe bretonne dans un beau vieux miroir qui, au temps de sa splendeur, n'avait guère reflété que des costumes aristocratiques.
Elle rougit et, quand elle eut répondu aux questions que M. de Salles lui adressait sur la santé de son père, elle éprouva le besoin de s'excuser.
—J'ai voulu que mon père revît ces vêtements, dit-elle. Il en a été content; ma mère était ainsi.
—Oh! ne vous excusez pas! Votre costume est charmant; il est regrettable qu'on ne puisse le porter dans une ville comme celle-ci.
—Naturellement.... Vous connaissiez Venise?
—J'y suis venu souvent; j'y avais passé les premiers mois de mon veuvage.
Léna se rappela tout à coup qu'en lui parlant de son cousin, Landry lui avait dit, en effet, qu'il était veuf, inconsolable de la perte de sa femme,—si inconsolable qu'il avait rompu avec toutes les habitudes et les conventions de son monde. Elle éprouva pour lui une sympathie soudaine; il savait aussi ce qu'il en coûte d'avoir aimé, et de traîner dans la vie un cœur vide!
—Vous fait-on espérer un prompt rétablissement pour monsieur votre père?
—Hélas! non; on ne me cache pas qu'il est très usé. Mais je le soignerai! dit-elle avec énergie; je ne l'ai pas retrouvé pour le perdre de nouveau!
Elle se rappella alors confusément l'histoire du tableau. C'était Séverin qui lui avait révélé l'existence de son père, et il devait s'étonner qu'elle l'eût cru mort. Elle eut la vague impression qu'elle devait lui donner une explication, et elle se sentit en confiance avec cet homme grave, beaucoup plus âgé qu'elle, qui était veuf, et qui lui témoignait un respect presque touchant.
—C'est grâce à vous, dit-elle avec émotion, que j'ai eu l'idée que mon père vivait encore, et que j'ai pu ainsi comprendre le télégramme annonçant sa maladie.... Il y avait eu entre lui et mon oncle de pénibles dissentiments.... On ne me parlait jamais de lui, et, peut-être sans qu'on eût dit rien de formel, je le pleurais secrètement comme si j'eusse été orpheline.
Séverin n'avait rien oublié des confidences de Landry sur un père indigne, une sorte de vagabond dont la jeune fille ignorait l'existence. Il lui sembla étrange d'avoir été mêlé à ce grand changement dans la vie de Léna.
—Vous allez laisser un vide à vos parents de Bretagne, dit-il, un peu embarrassé. Ne prévoyez-vous pas que vous retournerez près d'eux, dans un certain temps?
—Je ne rentrerai au Coatlanguy qu'avec mon père, et je crains que mon oncle ne veuille pas l'y recevoir! dit-elle avec un soupir involontaire.
—Et votre ancienne vie ne vous manquera pas trop?
Elle soupira de nouveau.
—Je l'ai parfois trouvée monotone, oppressante; cependant, si je pouvais ramener mon père dans la maison qui a été la sienne, je crois que je serais heureuse.
—En attendant, vous aimerez Venise, et monsieur votre père fera votre éducation artistique. Vous ne savez pas quelles jouissances vous sont réservées ici. C'est une vie à part, étrange, pittoresque, et les palais, les églises débordent de trésors sans nombre.... Voulez-vous m'autoriser à vous remettre mon adresse pour M. Lebreton? Quand il pourra me faire la faveur de me recevoir, je viendrai me rappeler à son souvenir. Je demeure, moi aussi, sur ce quai lumineux et gai.... J'espère que vous verrez Saint-Marc aujourd'hui?
—La Sœur veut m'y envoyer.
—Alors, permettez-moi de vous faire remettre quelques livres, des guides qui vous aideront à jouir de Venise.
Elle le remercia, et rentra près de son père, qui se souvint, après quelques efforts, du jeune Français qui venait le regarder peindre, et causer avec lui des maîtres vénitiens.
Un quart d'heure après, elle recevait les livres promis, et elle les feuilleta avec un intérêt ardent jusqu'au moment où la Sœur la força à s'habiller et à sortir.