—Il ne la réclama point, en effet?

—Si, à la mort de sa seconde femme, qu'il perdit peu après. Mais j'avais élevé Léna, je me trouvais des droits sur elle, et je savais que ce père incapable ne pouvait faire d'elle une femme digne de sa mère et de ses aïeules. Il fallut bien qu'il cédât....

Il y avait sur le visage du vieillard une inflexibilité terrible. Landry formula encore une question:

—A-t-il réussi dans son art?

—Je n'en sais rien, dit sèchement le maire. Je lui écris, une ou deux fois l'an, que sa fille se porte bien, et il n'en demande pas plus.

—Signe-t-il ses tableaux du nom de Coatlanguy?

—Je le lui ai défendu. Notre nom ne doit pas être livré aux hasards du commerce ou aux aventures plus ou moins honorables d'une vie d'artiste, répondit M. de Coatlanguy, qui avait évidemment de ce genre d'existence, aussi bien que des facultés de son frère, une conception particulière qu'il était inutile de chercher à ébranler.

—Mais quand votre nièce se mariera... commença Landry.

—Son père ne tourmentera pas son mari; cela, je m'en porte garant!

—Et elle le croit mort!

Le maire s'imagina sentir un reproche dans son accent, et répondit, presque brutalement:

—Oui, elle le croit mort! Pendant un temps, nous l'avons tous cru, il ne donnait plus signe de vie. Après, je n'ai pas détrompé Léna. Avec son imagination, qui est vive et un peu folle, ne se persuaderait-elle pas que son devoir est auprès de ce vagabond qui l'a abandonnée, plutôt qu'aux côtés de ceux qui l'ont recueillie et élevée? Elle s'inquiéterait de lui, elle voudrait lui écrire, et, je vous le répète, dans un de ces moments où elle s'ennuie ici, elle serait capable de vouloir le rejoindre. Vous pouvez vous figurez les dangers qu'elle courrait près d'un homme qui n'a jamais eu la tête solide, qui a été capable d'épouser une femme de théâtre, et qui vit probablement au jour le jour, sans domicile fixe, car ses lettres ne sont jamais datées du même endroit....

Ses traits se détendirent tout à coup, et, avec un attendrissement soudain, il reprit:

—Voilà pourquoi j'ai aimé Léna plus que mes propres enfants... On disait que j'étais faible pour elle, que je la traitais autrement que Loïzik, qui sera bientôt ma bru.... C'est vrai, je l'ai aimée pour ceux qui n'étaient plus, pour la mère morte à vingt ans, pour le père qui n'aurait pas su l'élever, et qui ne repassera jamais ce seuil....

Il tira tout à coup sa montre.

—Si vous reprenez le train de Morlaix, il faut dîner à midi juste. Pensez à tout ce que je vous ai dit, et ne vous pressez pas: la vie est longue, ou semble telle à votre âge. J'ajoute que Lénik a la fortune de sa mère, à peu près trois mille francs de rentes en terres, et que, avec l'agrément de mes fils, je lui laisserai une somme de dix mille francs. Cela fait une dot, chez nous; mais dans votre monde, c'est dérisoire, et c'est encore une raison pour que vous réfléchissiez sérieusement.

—L'argent n'est rien pour moi, je suis riche! dit impétueusement Landry.

—Bon! ce n'est peut-être pas l'avis de votre mère; les vieux sont raisonnables et savent compter.... C'est entendu, vous allez partir?

—S'il le faut absolument... commença Landry.

—Oui, il le faut. Et c'est aussi nécessaire pour cette enfant. Si la réflexion vous montre que vous allez faire une folie, il ne faut pas qu'elle s'attache à vous. Pour une fille comme elle, la présence d'un jeune homme comme vous est dangereuse. Vos manières, vos conversations lui feraient trouver nos gars un peu trop rustres, voyez-vous, et, après tout, c'est peut-être un Breton qu'elle épousera...

Landry fit un geste de dénégation. Cependant, à mesure qu'ils se rapprochaient de la maison, les impressions désagréables qu'il venait d'éprouver s'emparaient plus fortement de son esprit. Ce père inconnu, qui pouvait surgir dans sa vie, le hantait péniblement. Tout en faisant la part des préjugés du maire, il ne pouvait s'empêcher de penser qu'Hervé de Coatlanguy n'était qu'un bohème, et qu'il serait fort désagréable de le voir venir un jour réclamer l'affection filiale de Léna...

Mais la jeune fille parut sur le vieux perron aux pierres disjointes et moussues, et le charme pénible fut rompu. Elle était encore plus jolie qu'à l'ordinaire dans ses vêtements de deuil: jupe noire unie, tablier de taffetas, coiffe sans dentelles. Sa taille gracieuse ressortait sur la muraille revêtue de passiflore. Les feuilles n'étaient pas encore tombées, les fleurs étaient remplacées par de gros fruits orangés d'un effet étrangement pittoresque, et, sur ce fond, l'austère costume noir faisait tableau.

Landry oublia tout. Il aimait Léna telle qu'elle était; quoi qu'il pût en résulter, sa seule vue avait suffi pour dissiper le trouble ou l'inquiétude qu'il avait ressentie pendant son entretien avec le maire, et malgré la note grave que donnaient au repas et la triste fête du jour, et le costume noir des jeunes filles, il sentit son cœur déborder d'espérance et de bonheur.

Il fallait cependant annoncer que sa mère était souffrante et qu'il allait repartir. La pâleur soudaine de Léna lui causa un mélange de peine et de douceur. Il ne pouvait la voir souffrir, et cependant, l'idée qu'elle le regrettait rassurait son cœur.

—Je laisse un de mes fusils à Goulven, dit-il précipitamment. Je reviendrai chasser dans ce pays dès que ma mère sera mieux...

Une lueur d'espérance glissa dans le regard anxieux de Léna, une ombre rose parut sur ses joues.

—Il ne faut pas manquer votre train, dit le maire, se levant de table. Vous serez le bienvenu, si vous revenez.

—Si je reviens!... s'écria Landry avec un regard vers Léna.

La jeune fille jugea peut-être que ce regard valait une promesse, car les couleurs reparurent tout à fait sur ses joues.

Il y eut un peu de hâte: Goulven attelait le cabriolet, le maire cherchait une couverture, et Loïzik faisait semblant de ne pas voir Léna, qui était maintenant nerveuse, et de qui Landry cherchait à se rapprocher.

—Vous savez que je reviendrai? dit-il à voix basse.

Elle baissa les yeux.

—Comment le saurais-je?

—Pensez-vous que j'oublie ces jours?

—Tant de choses vous en distrairont!

Cette fois, elle le regardait, et elle lut dans ses yeux un reproche attristé.

—Oncle Alain, dit-elle tout à coup d'un ton qu'elle essayait de rendre joyeux et naturel, puis-je donner à notre hôte une médaille de Sainte-Anne d'Auray, qui le protègera pendant son voyage?

Une médaille se donne même à un étranger.... La voix de Léna était si calme, que le maire ne crut pas que ce don eût une signification particulière. D'ailleurs, qu'importait? Elle lui demandait une permission, et il inclina la tête.

Alors elle ouvrit sa main brune, dans laquelle, depuis quelques minutes, elle tenait serrée la médaille d'argent.

—Je la garderai toujours et, en échange de cette image de la patronne d'Armor, je vous apporterai celle de la patronne de Paris, dit-il, sa voix s'étranglant d'émotion.

Il serra à la briser la petite main tremblante, et une fois encore, le vieux cabriolet l'emmena le long de l'avenue, maintenant jonchée de feuilles mortes.

IX

Ce fut à l'aube tardive et brumeuse que Landry arriva à Paris. Le coupé de sa mère l'attendait à la gare, et il éprouva une sensation presque oubliée, confortable, délicieuse, à pénétrer dans la voiture tiède et capitonnée qui gardait une très légère odeur de violettes, le parfum de sa mère. La boule d'eau chaude répandait une agréable chaleur. Le cocher était plus majestueux que jamais, avec ses fourrures et ses manières correctes.

Tout cela parut à Landry comme une évocation d'un passé à demi oublié. Le coupé partit au trot vif et relevé du cheval. Les rues étaient encore désertes, mais les becs de gaz en éclairaient les larges dimensions, les monuments familiers qui se dressaient çà et là, et il sentit une nouvelle impression de chez lui, un plaisir plus vif qu'il n'aurait cru à se retrouver dans ce vieux Paris.

L'hôtel où habitait sa mère lui parut aussi plus agréable que jamais. C'était un vieil édifice à l'ancienne mode; l'escalier était monumental, avec ses murs stuqués, son épais tapis oriental, et les jarres de faïence remplies de plantes vertes qui ornaient l'entrée.

L'appartement était vaste, confortable, avec un air de grandeur tout à fait en rapport avec les beaux vieux meubles de famille et les portraits des magistrats. Une tiédeur délicieuse y régnait dès le vestibule. Le valet de chambre était là, tout prêt à le débarrasser de son pardessus, et tout à coup, sur le seuil du petit salon, sa mère elle-même parut, dans un chaud et élégant peignoir, le visage encadré d'une dentelle, et un sourire ravi dans les yeux.

Il oublia tout dans la joie de la revoir, et la suivit dans le réduit charmant où brûlait un bon feu, et où la chocolatière laissait échapper une odeur vanillée.

—Vous vous êtes levée! Quelle imprudence! Êtes-vous donc mieux?

—Non, mais cela ne fait jamais de mal à une mère d'accueillir son fils.... Viens là, près de moi, sous la lampe.... Tu as bruni.... Tu n'es plus tout à fait le même, dit-elle avec une nuance jalouse.

—Si, si, tout à fait le même pour vous soigner et vous gâter.... Racontez-moi vos misères....

—Oh! ce sera vite dit: un point opiniâtre, un peu plus de faiblesse, et un arrêt du docteur me renvoyant vers le soleil....

—Pour tout l'hiver?

Elle sentit la pointe d'inquiétude qui inspirait ces paroles.

—Je crains que oui; mais tu choisiras toi-même le lieu de notre exil....

—Et il faut partir tout de suite?

—Le docteur le dit.

Il y eut un silence, ces deux cœurs battant d'un émoi secret en sentant approcher l'explication nécessaire.

—Je suis encore plus navré de vous voir malade, parce que je voulais vous emmener en Bretagne.

Il s'efforçait de parler d'un ton détaché, mais il était nerveux et agité.

—En Bretagne, à cette époque! En plein brouillard! dit-elle d'une voix très naturelle et d'un petit air d'effroi admirablement joué.

—Oui... j'aurais voulu....

Il ne voulait, il ne pouvait attendre. Sa mère s'était levée pour lui verser du chocolat, mais il n'aurait pu en boire une cuillerée avant d'avoir déchargé son cœur de sa terrible confidence.

Il la ramena tout à coup à son fauteuil, et s'inclina vers elle d'un air qu'il voulait faire tendre, et qui, à son insu, était suppliant.

—Oui, j'aurais voulu vous faire connaître Hélène de Coatlanguy....

Ce nom d'Hélène lui parut une sorte de travestissement, tandis qu'il le prononçait.

—Hélène de Coatlanguy? répéta sa mère du même ton naturel.

—Oui, je vous ai parlé d'elle!

—M'as-tu parlé d'elle, vraiment?

—Mère, Séverin a dû vous dire.... En un mot, j'ai trouvé la seule femme que j'aie jamais aimée, la seule qui puisse me rendre heureux!

Il y eut un silence très lourd, pendant lequel Landry vit s'altérer le visage de sa mère.

—Ç'a été bien subit, dit-elle enfin de sa voix douce, qui avait une nuance plaintive.

Il fit un rapide calcul, et s'aperçut qu'un mois ne s'était pas écoulé depuis le jour où il avait vu Léna pour la première fois.

—C'était ma destinée! répondit-il. Et dans ce milieu, dans cette intimité de la campagne, les semaines valent des mois entiers de relations banales.

—Tu es, évidemment, libre de choisir ta femme, Landry, même si ce choix doit mal cadrer avec ton monde, tes habitudes et... les miennes, même si cette femme et ta mère ne peuvent espérer devenir jamais intimes. Mais tu ne me refuseras pas un droit: celui d'exiger de toi quelque réflexion....

—M. de Coatlanguy l'exige aussi! s'écria-t-il étourdiment, mais je suis sûr de moi!

Mme Desmoutiers changea de couleur.

—Quoi! dit-elle, as-tu déjà, sans m'en parler, engagé ton avenir?

Il se mordit la lèvre.

—Il a bien fallu que je dise à l'oncle de Léna que j'étais loyal et que j'avais des intentions droites, car sa fierté prenait ombrage, et il craignait que sa nièce ne s'attachât à moi....

Mme Desmoutiers laissa échapper un éclat de rire strident, absolument inattendu.

—Ah! voilà ces mœurs patriarcales, cette simplicité antique! Ce paysan a été assez intrigant pour t'obliger à te déclarer! Mon pauvre Landry, le tour est connu! C'était une mise en demeure, et tu es tombé dans le piège!

Landry lui jeta un regard furieux.

—Je ne souffrirai pas, s'écria-t-il, que vous accusiez de duplicité le plus honnête homme que je connaisse! Ce que vous appelez un tour peut être exécuté dans un certain monde; lui est sincère, et plus fier que vous ne pouvez l'imaginer! Il ne me donnerait pas sa nièce sans votre consentement!

Tout à coup, très nerveuse, sa mère éclata en pleurs. Atterré, il ne sut plus que dire et il essaya de la calmer.

—Ma mère! Maman, est-ce ainsi que nous devions nous revoir! J'avais le cœur plein de joie, plein de confiance, plein de la confiance que mes espoirs et mes joies, seraient les vôtres! Si seulement vous la connaissiez!...

Les larmes de Mme Desmoutiers s'arrêtèrent tout à coup.

—Je veux bien la connaître, dit-elle.

D'abord interdit de cette capitulation soudaine, Landry se jeta au cou de sa mère.

—Ah! je savais que vous êtes bonne, que vous m'aimez! Chérie maman! Vous serez toujours l'âme de notre vie! Elle vous sera une fille délicieuse, elle qui n'a pas de mère! Songez-y! Vous la formerez doucement à tous vos goûts, à toutes vos habitudes!

Il y avait une expression un peu embarrassée sur le visage de Mme Desmoutiers, et elle détourna son regard de celui de son fils.

—Je puis retarder mon départ, reprit-elle. Voyons, a-t-elle quelque parent qui puisse la recevoir à Paris?

—Oui, oui, le curé d'une des paroisses de la banlieue est le cousin de sa mère, et la sœur de ce curé, qui tient son ménage, l'a invitée plus d'une fois à venir les voir.

—Pourquoi n'est-elle pas venue?

—Son oncle ne voulait pas.

—Consentira-t-il, maintenant?

—Oh! certes, je me charge de tout! Mère chérie, ma jolie, ma chère maman, que je vous aime!...

—Ne m'a-t-on pas dit que cette jeune fille est vêtue en paysanne?

—Oui, mais elle devra, naturellement, quitter son joli costume en devenant ma femme.

—Il faudra qu'elle le quitte avant, si elle vient à Paris.

—Naturellement, on la regarderait trop! Je vais écrire à son oncle...

—Ne te décideras-tu pas à déjeuner, Landry?

—J'oubliais... J'oublie tout, excepté Léna... et vous, dit-il souriant.

—En attendant qu'elle prenne la première place dans ton cœur, si réellement tu persistes dans ce projet, ne peux-tu pas être à moi seule pendant quelques jours, Landry?

Il lui répondit par une pluie de baisers, et fit un effort pour lui demander des nouvelles de leurs amis.

X

Mme Desmoutiers avait senti l'embarras d'un tête-à-tête avec son fils, et elle lui proposa de faire inviter Séverin à déjeuner. Il accueillit cette offre avec un véritable soulagement. Il trouva des affaires vraies ou supposées pour passer la matinée hors de chez lui, et quand il rentra, Séverin était déjà là.

Avec M. de Salles, rien n'était jamais banal. Il possédait un tact exquis, une finesse presque féminine, et il réussit sans affectation, à la satisfaction, de la mère et du fils, à maintenir la conversation sur les sujets étrangers à celui qui les occupait et les divisait si intensément.

Mme Desmoutiers prétexta des lettres, tandis que Landry emmenait son cousin dans le fumoir, et commençait aussitôt de lui-même à parler de Léna.

—Séverin, j'ai à te remercier. Je pense que c'est à toi que je dois de trouver ma mère favorable, ou plutôt résignée à ce que je désire.

Séverin tira quelques bouffées de son cigare, puis regarda Landry.

—Est-elle vraiment résignée?

—Tellement, qu'elle veut connaître Léna, la voir à Paris.

Nouveau silence, pendant lequel Landry commença à ressentir un vague malaise.

—Mon cher, je te parlerai franchement: je trouve tes décisions promptes, prématurées. Je t'ai conseillé de réfléchir.

—Il est trop tard!

—Quoi! t'es-tu engagé? s'écria Séverin avec inquiétude.

—Oui, M. de Coatlanguy sait que j'aime sa nièce, et Léna soupçonne que je n'aurai pas d'autre femme qu'elle.

—Tu as été très imprudent, et je souhaite que tu ne le regrettes jamais. Mais maintenant, te voilà lié....

—Oui, comme dit la chanson bretonne: «Avec un lien d'or, durant jusqu'à la mort.»

—Il n'y a pas là matière à plaisanterie, dit sèchement Séverin. Le lien d'or se change parfois en un lien de fer, et la mort ne se charge pas toujours de le briser. Mais je tiens à préciser mon rôle dans cette aventure. Je suis placé dans une situation très spéciale, ayant la confiance de ta mère comme la tienne. Je crois qu'elle a raison, quand elle juge que ce mariage ne te convient pas; je le lui ai dit, comme je te le dis à toi même. Mais maintenant que tu as donné ta parole, je ne puis, en homme d'honneur, que te conseiller d'aller jusqu'au bout, et je parlerai dans ce sens à Jeanne. Seulement, tu aurais tort de la croire si résignée: elle fera tout ce qu'elle pourra pour te faire éviter ce qu'elle considère comme un malheur.

—Alors, pourquoi faire venir Léna! dit Landry d'un ton de triomphe.

—A ta place, je ne dépayserais pas cette jeune fille.... Ce sera à toi, comme mari, qu'il appartiendra de lui apprendre son nouveau rôle.

—Mais je serai si heureux de la revoir!

—Comme il te plaira. Souviens-toi de mon avis: il vaudrait mieux qu'elle ne vînt pas.

—Que dirais-je, alors, à ma mère?

—Que tu aimes mieux attendre qu'elle voie ta future femme dans son milieu.

—Non, ce milieu déplairait odieusement à ma mère. Elle est artiste, mais le pittoresque de Coatlanguy est trop rude pour elle.

Séverin haussa les épaules.

—Tu es averti....

—D'ailleurs, j'ai écrit déjà à Coatlanguy.... Veux-tu venir retrouver ma mère?

La visite de Séverin ne se prolongea pas. Landry, désireux de quitter la maison, sortit un instant du salon pour s'habiller, et Mme Desmoutiers profita du moment où elle était seule avec son cousin pour lui dire, d'un air de triomphe:

—J'ai mis mon plan à exécution.... Cette jeune fille va venir, et j'espère que, détachée de son cadre, elle perdra ce prestige qui rend mon fils insensé.

Le visage de Séverin exprima une profonde indignation.

—Je regrette de vous dire que je ne vous croyais pas capable d'une telle duplicité!

Mme Desmoutiers se mordit la lèvre.

—Le mot est dur, Séverin!

—Je dois vous avertir que, sans me croire le droit de trahir votre confiance, qui me pèse, j'ai mis Landry en garde contre la venue de Mlle de Coatlanguy. Naturellement, il vous croit sincère.

—Et pourquoi voudriez-vous faire échouer mon projet? dit-elle, rougissant de colère. Il s'agit du bonheur de mon fils, et je le défends comme je peux!

—Je n'admets que les armes courtoises.

—Séverin!....

—Et je vous demande de ne plus, dès maintenant, me tenir au courant d'une situation que je déplore.... Encore un mot.... Je vous préviens loyalement que, Landry s'étant formellement engagé, je considère son honneur comme lié à cette promesse.

Elle n'eut pas le temps de s'indigner; Landry revenait chercher son cousin.

XI

LANDRY A ALAIN DE COATLANGUY

»Paris, 3 novembre.

«Cher Monsieur, je viens vous adresser une requête.... Ma mère veut connaître votre Léna, et elle est trop délicate pour aller en cette saison en Bretagne. Je sais qu'une de vos parentes réclame la visite de votre nièce. Laissez-la venir, je vous en supplie! Je l'aime tant, et ma mère est si bonne!

»J'attends un oui avec confiance. Encore mille fois merci pour tout ce que m'a donné votre maison. En vous priant de me rappeler à tous ceux qui vous entourent, je vous renouvelle la respectueuse assurance de mon meilleur dévouement.»

Le maire, en repliant cette lettre, vit les yeux de Léna anxieusement attachés sur lui.

—Est-ce que c'est M. Desmoutiers qui vous écrit? Reviendra t-il chasser? demanda-t-elle avec une affectation d'indifférence.

—Pas pour le moment! répliqua-t-il rudement.

Mais la tristesse qui éteignit soudain le rayon de ces doux yeux lui retomba pesamment sur le cœur.

Il alla s'enfermer dans son bureau, et répondit sans plus tarder:

«Mon cher Monsieur,

»Je vous ai dit de réfléchir. C'est trop tôt. Rappelez-vous ce que je vous ai confié. Et puis, ce n'est pas trop digne, pour une jeune fille, d'aller se montrer à Paris, pour revenir tristement chez elle au cas où elle ne plairait pas à votre mère.

»Bien à vous.»

Cette lettre causa à Landry un désappointement profond, mais aussi lui rappela désagréablement le point noir qu'il avait oublié: l'existence de ce père qui pouvait surgir devant lui. Même en faisant la part des préjugés et des rancunes du maire, c'était évidemment une relation à éviter. Il résolut de ne parler de lui à Mme Desmoutiers que lorsque tout serait arrangé, conclu, irrévocable. Seulement, cette réticence n'était pas pour rendre plus aisés ses rapports avec sa mère.

Celle-ci ne semblait pas remarquer sa contrainte. Elle se bornait à l'envelopper plus que jamais non seulement de tendresse et d'attention, mais de tous les raffinements de leur vie élégante, à laquelle il se reprenait d'ailleurs inconsciemment, quoi qu'il en eût pensé sur les monts d'Arrez.

Il n'était plus question de départ. Mme Desmoutiers attendait patiemment, Landry avec anxiété, que M. de Coatlanguy consentît au voyage de sa nièce.

Et, avec la singulière et touchante faiblesse qu'il éprouvait pour Léna, faiblesse qui était le seul point vulnérable de cette rude et violente nature, M. de Coatlanguy céda enfin, la voyant maigrir, pâlir et pleurer.

Elle fut confiée, pour le voyage, à une châtelaine du voisinage qui allait voir son fils à Paris. Elle partit, folle de joie, sûre de l'avenir, vivant le plus enivrant des rêves.

Son oncle avait mis deux conditions à son départ: elle quitterait Coatlanguy et elle y reviendrait vêtue en Bretonne, et le jour de ses noces, que cela plût ou non à sa nouvelle famille, elle irait à l'autel en mariée de Fouesnant, telle que Landry l'avait vue le jour du Rosaire, avec la couronne de fleurs d'oranger en plus.

Elle ne voulut pas dire à Landry le jour de son arrivée: elle désirait lui faire la surprise de se montrer à lui vêtue en demoiselle. Elle aussi arriva à la gare Montparnasse à l'aube froide d'un jour d'hiver. Mais ce n'était pas un coupé coquet qui l'attendait: sa cousine Mélanie, vêtue de noir, son chapeau démodé posé de travers, était là pour reprendre avec elle un train de banlieue, dont l'allure était lente, les wagons froids et sales.

Il fallait, après la fatigue de cette longue nuit, avoir du soleil plein le cœur pour ne pas pleurer de désolation en traversant ces tristes faubourgs, bordés de constructions sordides, et aussi en se voyant l'objet d'une attention effrontée de la part de ses compagnons de voyage. Malgré la cape qui recouvrait son pittoresque costume, Léna se sentait l'objet d'une admiration grossière qui la froissait, et sa cousine la comprit, car elle dit tout bas en lui serrant la main:

—Nos jolies coiffes seraient impossibles ici, mignonne.... Nous irons tantôt au Bon-Marché acheter un costume....

Le train s'arrêta comme le jour terne et triste éclairait tout à fait les rangées de maisons sordides, les boutiques misérables qui s'ouvraient une à une, et une population d'ouvriers à la mine farouche et de ménagères fanées, ébouriffées, portant des châles tricotés sur leurs camisoles de pilou.

Léna se sentait le cœur serré. Elle avait beau se dire que ce n'était pas là Paris, qu'un monde de joies et d'impressions grandioses l'attendait, cette arrivée lui causait une affreuse déception. Elle avait entrevu, entre Versailles et Sèvres une campagne encore noyée dans l'ombre, un peu artificielle, mais enfin une campagne; et ici, dans ce ramassis de briques et de plâtre, pas même un tronc d'arbre ne s'élevait sur l'horizon. Et quel horizon! Une plaine monotone et fuyante, hérissée de cheminées d'usines, et semblant prolonger indéfiniment toute cette misère....

—Voici l'église, dit Mlle Mélanie, qui trottinait dans la boue avec un art particulier, sans éclabousser les bas blancs qu'elle portait comme dans sa jeunesse.

Le cœur de Léna se serra de nouveau. L'église, cette construction d'un blanc sale, percée de fenêtres carrées, avec un toit de tuile et un petit fronton grec affreux!

—Ah! dame, cela ne vaut pas nos églises de Bretagne, ma chère! Mais l'intérieur est mieux que le dehors; voulez-vous entrer?

Oh! oui, au milieu de cet inconnu, dans ce désarroi soudain de sa pensée, de son attente, Léna pénétra dans la pauvre chapelle comme en un lieu de refuge, comme en une maison paternelle. Elle se jeta à genoux d'un mouvement éploré contre la laide balustrade de bois, et regarda le tabernacle. Là était le même Hôte qu'elle adorait sur l'autel de granit bleu de Lanrouara; là, elle était encore chez nous.... Soudain réconfortée, elle fit le tour de l'église, et s'arrêta devant une statue de la Sainte Vierge, en marbre, qu'on s'étonnait de trouver dans cette église si pauvre.

Léna n'avait pas seulement envers la Mère de Dieu la dévotion naturelle aux chrétiens, et encore plus aux jeunes filles très pieusement élevées. Dans le grand vide que laissait à son cœur la mort prématurée de sa mère, elle s'était passionnément rattachée à cette tendresse céleste, à cette protection qu'elle avait sentie vivante, tangible. Elle avait une impression profonde, vécue, pour ainsi dire, de la bonté de Celle qui, obéissant la première au double et semblable commandement d'aimer Dieu et ses créatures, poussa cet amour jusqu'à étendre aux hommes coupables sa maternité ineffable....

A ce nouveau tournant de sa vie, elle sentit tout à coup un besoin ardent de se remettre en ces mains sages et tendres, et une prière naïve sortit de son cœur:

—Puisque je n'ai plus d'autre mère que vous, il me semble, ô ma Mère Marie, que vous arrangerez ma vie comme maman l'eût aimée.... Donnez-moi un bonheur pur, béni, sur la route du ciel.... Je vous le consacrerai, je l'emploierai à la gloire de Dieu; mais laissez-moi être heureuse, donnez-moi le cher compagnon avec qui je m'acheminerai vers vous....

Elle se releva, confiante. Maintenant, il lui semblait avoir pris pied dans ce milieu inconnu.

Le presbytère était tout proche: une pauvre maisonnette à trois fenêtres de façade.

—Chez nous, la porte du presbytère est toujours ouverte murmura involontairement Léna, voyant sa cousine tirer une clef de sa poche.

—Hélas! ici ce n'est pas comme chez nous! dit la vieille fille en soupirant. On serait vite dévalisé, assassiné, peut-être, si l'on ne se gardait pas....

Léna, en pénétrant dans le couloir, entre ces minces cloisons de briques, songea au Coatlanguy. Quelle différence entre la vaste cuisine du manoir, encombrée de ses cuivres brillants et de ses provisions savoureuses, et ce réduit peint à la détrempe, avec son petit fourneau et ses trois ou quatre casseroles émaillées! Quelle différence aussi entre la grande salle de là-bas, meublée de ses solides bahuts, et cette salle à manger tapissée d'un papier à quatre sous, avec son buffet de bois peint et sa table couverte d'une laide toile cirée!

Quatre tasses étaient prêtes, et Mlle Mélanie, ôtant son manteau, alla chercher la cafetière, puis agita une clochette dont le son paraissait bien grêle auprès de la voix pleine et puissante de la cloche de Coatlanguy allant porter aux travailleurs la bonne nouvelle du repos et du réconfort.

Deux prêtres apparurent presque aussitôt; l'un, pâle, ascétique, était le vicaire; l'autre, vieilli avant l'âge, avec des traits rudes, comme sculptés dans du bois, et des yeux bleu clair très doux, était l'abbé Le Du, le curé de la paroisse, et l'oncle à la mode de Bretagne de Léna.

Un éclair de joie illumina sa figure fatiguée; mais ce n'était pas à sa parente inconnue qu'allait son regard: c'était le costume breton qui amenait ce ravissement sur ses traits.

—Mon cher Sandoz, voilà l'habit authentique du pays de Fouesnant!

Le vicaire sourit; il entendait si souvent parler de ce lointain village breton comme d'un paradis perdu,—d'un paradis terrestre sacrifié au paradis de là-haut! Mais il ne savait pas, parce qu'il n'était pas Breton, toute l'étendue du sacrifice: les ouailles dociles abandonnées pour les brebis errantes, les belles églises de granit quittées pour les misérables chapelles, et les vieux presbytères entourés d'arbres et tapissés de roses pour cette maison banale,—enfin le respect et l'amour qui, là-bas, entourent le prêtre, remplacés par la défiance farouche ou la haine furieuse....

Tout cela repassa en une minute devant les yeux du prêtre exilé. Mais il n'était pas de ceux qui regardent en arrière, et il sourit à Léna.

—A qui ressemble-t elle, Mélanie? Elle a les yeux de sa mère, mais le profil aquilin des Coatlanguy.... Une forte race!... Le maire de Lanrouara est toujours bien, et dur comme un chêne?... Assieds-toi, ma fille, ajouta-t-il avec simplicité, employant, bien qu'il ne l'eût jamais vue, le tutoiement d'une proche parenté. Mélanie, sers-la bien vite, elle doit avoir froid, après ce voyage....

Léna avait faim; mais elle éprouva une surprise désagréable en voyant sa cousine verser dans sa tasse un lait bleuâtre, et l'odeur insupportable du beurre (acheté cependant exprès pour elle,) lui rappela à propos qu'il y avait dans son panier un pot de beurre de Coatlanguy, baratté de la veille, avec un reste de pain de ménage.

Le curé s'attendrit.

—Voyez, Sandoz, du pain pétri chez nous! Et cette enfant-là a travaillé elle-même ce beurre, du beurre comme je n'en mange plus depuis trente ans!

—Pourquoi ne venez-vous pas quelquefois au pays, mon oncle? Le maire m'a chargée de vous dire que les chambres ne manquent pas, au Coatlanguy....

—Mélanie, elle a l'accent du pays! dit le curé avec un nouveau ravissement.

Ceci n'était pas pour plaire à Léna, qui se piquait d'avoir évité l'accent du terroir.

—Aller en Bretagne! reprit le curé. Eh! c'est notre rêve de tous les ans! Nous faisons une tire-lire, n'est-ce pas, Mélanie? Et l'abbé, qui est très fort sur les indicateurs, nous arrange notre petit voyage.... Mais il y a toujours un empêchement....

—Parce que vous êtes trop bon! dit Mélanie, qui, par respect pour le caractère sacré de son frère, ne le tutoyait point, bien qu'elle le régentât de son mieux. Il y a deux ans, c'était un coup de peinture dans l'église; l'année d'après, c'était ce maçon tombé d'un mur, qui laissait des orphelins. Il vous insultait de son vivant, mais enfin, les petits étaient des innocents. Mais cet été!...

—Eh bien! il y a encore eu un obstacle.... N'ennuie pas Léna de ces histoires....

—Léna, il a été volé, oui, volé par un misérable qu'il nourrissait! Et, au lieu de porter plainte, il l'a aidé à quitter le pays et à acheter une pacotille!

—Il fallait lui épargner des tentations, dit le prêtre doucement. Mais je voudrais savoir des nouvelles de chez nous, et entendre les chers noms bretons de nos parents, que j'espère bien voir l'année prochaine.

Léna se prêta complaisamment à l'énumération désirée. Le visage du curé rayonnait, tandis qu'il écoutait des détails puérils en eux-mêmes, mais précieux pour son cœur toujours chaud. Tout à coup, il tira sa montre.

—Voici l'heure du catéchisme.... Mais tu parles breton, ma fille?

—Oh! oui, dit Léna en riant; l'oncle Alain y tient plus qu'au français.

Le curé se mit alors à parler, avec une légère hésitation provenant du manque d'habitude, la langue chérie, la langue natale que, seule près de lui, Mélanie pouvait comprendre. Il se leva à regret pour le catéchisme.

—Allons, Sandoz, il est l'heure.... Vous m'aiderez à remercier le bon Dieu du bonheur qu'il me donne aujourd'hui.... Si je n'ai pu aller chez nous, eh bien! le pays est ici avec cette enfant!

—Comme mon oncle semble bon! dit Léna, suivant Mélanie dans l'étroit escalier de sapin.

—Trop bon! Mais c'est vrai qu'il est un saint.... Il mourra ici, parmi ses voyous et ses vagabonds. Il en arrache encore quelques-uns au diable, et tant qu'il tiendra debout, il refusera d'aller se reposer là-bas.

Elle ouvrit une porte dépeinte, et Léna vit une petite chambre pauvre et propre, avec de la perse bleue passée à la fenêtre et au lit, une commode de merisier et deux chaises de paille. Un second lit, voilé d'une couverture de piqué, avait été étendu pour elle.

—Tu partageras ma chambre, ma fille.... Ce n'est pas beau, mais je te l'offre de tout cœur.

Léna, qui connaissait les presbytères bretons, pauvres, mais assez vastes pour donner l'hospitalité, éprouva un désappointement; elle allait gêner sa cousine, et elle regrettait de n'avoir pas un coin à elle. Dès ce moment, elle sentit qu'elle ne pourrait rester longtemps.... Il fallait se hâter de voir la mère de Landry.

—Tante Mélanie, dit-elle, rougissant, il faut que je vous dise que j'ai.... des amis à Paris.... C'est-à-dire que je n'ai jamais vu sa mère, mais je suis sûre qu'elle désire me voir.

—Quelles belles couleurs, ma petite!.... Raconte-moi cela.... Il y a bien sûr quelque chose!

Et dans cette petite chambre fanée, où Mélanie ne rêvait guère qu'au problème de «nouer les deux bouts,» ou au moyen de venir en aide à telle paroissienne récalcitrante, le naïf roman fut conté, ce roman éclos sous les brises âpres de la montagne, sur les pentes sauvages fleuries d'ajoncs. Léna ne savait pas qu'elle avait été demandée en mariage par Landry; mais, du moins, elle le devinait, et elle n'ignorait pas que les lettres qui ne lui étaient pas communiquées avaient décidé de sa venue de Paris. Elle parla longtemps de son amoureux à la vieille fille émerveillée.

—Il doit savoir ton arrivée, tu le verras demain! Et alors, il te faut la toilette aujourd'hui.... Dépêche-toi de t'arranger, ma fille, nous devons sortir d'ici à une demi-heure!

XII

Léna, étourdie, embarrassée des regards qu'on jette sur elle, se trouve prise, entraînée, submergée dans le courant qui, un jour d'exposition, se précipite dans les halls et les escaliers des grands bazars parisiens. Jamais elle n'a vu tant de foule, ni entendu un tel bruit. Jamais, non plus, une pareille multitude d'objets ni un aspect si varié, si élégant, n'ont apparu, je ne dirai pas seulement à ses yeux, mais à son imagination. Ses oreilles lui font presque mal; les heurts la font tressaillir, et cependant, à chaque pas, elle murmure naïvement: «Que c'est beau!»

Mais sa cousine l'entraîne, en habituée de la maison. Il est vrai qu'elle fréquente surtout le comptoir de la bienfaisance; mais, quand elle a fait les modestes achats de son frère, elle parcourt volontiers, avec un plaisir platonique, les riches rayons de soieries, surtout ceux du linge; car, en vraie Bretonne, elle aimerait à voir des armoires pleines de toile.

En deux heures la toilette est composée, depuis les bottines jusqu'au chapeau. Le complet a besoin d'une retouche, mais sera livré le soir même. Elles ont passé à la ganterie, et choisi un voile, un nœud de mousseline pour le corsage, quelques mouchoirs en batiste imprimée. Il est près d'une heure, et, plus fatiguées de cette séance dans une atmosphère viciée que d'une longue promenade dans la campagne, elles viennent tomber sur une chaise dans un bouillon que remplit encore une foule affairée.

—Que prendras-tu, ma petite? demande Mélanie, lui tendant le menu.

Léna rencontre le regard curieux de la bonne, qui examine sa coiffe, et elle entend derrière elle des réflexions sur son costume.

—Très seyant!... Est-ce une vraie Bretonne? Est-ce le costume du Pardon de Ploërmel?... Elle tient à être remarquée, cette petite, pour se montrer ainsi dans Paris!

—Que prend Mademoiselle? demande la bonne d'un ton leste.

Les yeux de Léna errent sur une liste de mets inconnus, et elle se hâte de dire qu'elle prendra ce qu'a choisi sa cousine.

Le même air vicié, rempli, cette fois, d'émanations culinaires, lui tourne la tête. Elle répond à Mélanie sans la comprendre, puis elle repense à ses achats.

Maintenant, elle se demande si elle en est contente. Mélanie a-t-elle vraiment bon goût? N'aurait-il pas mieux valu croire cette tranquille demoiselle de comptoir, qui lui conseillait d'attendre deux jours pour avoir son complet et son blouson faits sur mesure? Cette étoffe grise n'était-elle pas trop claire?... Ce chapeau mordoré orné d'une rose, un peu commun?...

Elle était trop lasse et trop agitée pour manger. Et puis la pensée d'être si près de Landry lui causait un vertige. Si elle allait l'apercevoir tout à coup!

Mélanie la traîna tout le jour à travers Paris. C'était trop, et les intermèdes désagréables produits par l'attente aux bureaux d'omnibus, la traversée des carrefours, les embarras de voitures l'empêchaient de jouir de l'aspect animé des grandes rues et des boulevards.

Mais, comme tombait la nuit, il arriva une pénible aventure. A la sortie d'une église où était assemblée une foule considérable, Léna et sa parente furent séparées. Dans l'obscurité croissante, la jeune fille ressentit un effroi nerveux. L'attention qu'excitait son costume lui devenait odieuse. Elle allait de côté et d'autre, cherchant Mélanie aux diverses portes; mais les abords en devenaient déserts. Elle rentra dans l'église, parcourut les nefs, sortit anxieuse. Tout était pour elle difficile et nouveau, même arrêter une voiture. Comme, cependant, elle allait se décider à se faire conduire à la gare, et qu'elle glissait sa main dans sa poche pour y prendre son porte-monnaie, elle poussa un cri d'effroi: elle se souvenait maintenant de l'avoir confié à sa cousine. Que faire? Mélanie était sans doute allée l'attendre à la gare.... Ses larmes coulaient sans contrainte, tandis qu'elle allait et venait sur le trottoir. Elle éprouva tout à coup un saisissement en entendant une voix masculine tout près d'elle.

—Pardonnez-moi de vous aborder, Mademoiselle, mais voici quelques instants que je vous vois évidemment embarrassée.... Êtes-vous égarée dans ce quartier? Puis-je vous donner un renseignement?

Les yeux effrayés de Léna rencontrèrent une figure rassurante, celle d'un homme d'une taille élevée, d'un aspect élégant, d'une physionomie sévère. Il tenait son chapeau à la main, et le ton grave et respectueux de ses paroles donna confiance à Léna.

—La parente qui m'accompagnait a été séparée de moi par la foule, il y a déjà quelques minutes, et elle ne revient pas....

—Peut-être vous attend-elle chez vous?

—Ou à la gare.... Mais....

Elle ne pouvait point dire à cet inconnu qu'elle n'avait pas d'argent.

—Est-ce loin, la gare Montparnasse, Monsieur?

—Très loin. Appellerai-je une voiture pour vous?

—C'est que.... Ne puis-je y aller à pied?

Elle tordait ses mains vides, et il devina.

—Madame votre parente a peut-être votre porte-monnaie? Voulez-vous m'autoriser à vous remettre ma carte, qui vous permettra d'acquitter le petit emprunt que vous allez être forcée de contracter?

Elle prit la carte, anxieuse, indécise. Le nom ne lui était pas connu, mais les manières de l'étranger la rassuraient.

Il appela un fiacre, puis tendit à Léna son porte-monnaie.

—Je ne sais rien... j'arrive à Paris.... Que dois-je donner?

—Cette pièce de deux francs, le trajet étant long.

—Merci, Monsieur.... Je demeure au presbytère de Boulommiers....

Il fit un geste de surprise, et la regarda plus attentivement.

—Alors, dit-il, ce doit être à Mlle de Coatlanguy que j'ai l'honneur de parler?... Mon cousin, Landry Desmoutiers, m'a rendu familiers le nom et l'hospitalité de monsieur votre oncle....

Un flot de sang monta au visage de Léna, et une chaleur de vie à son cœur. Jamais le cher vieux nom n'avait semblé plus doux à son oreille qu'en ce moment où il lui servait de passe-port sur le pavé de Paris. Mais, comme elle allait répondre, la disgracieuse silhouette de Mélanie se dressa devant elle. La pauvre fille était en sueur; son chapeau était plus que jamais de travers, et une mèche grise pendait, détachée de ses bandeaux.

—Enfin, te voilà! Je viens du poste de police, du bureau des tramways.... J'étais folle de peur!

—Et moi aussi, dit Léna, riant et pleurant. Voici une voiture où Monsieur allait me faire monter.... Oh! quel heureux hasard! Il est le cousin de M. Desmoutiers.

Séverin s'inclina.

—En effet, je suis son proche parent; mais j'ignorais le nom de Mademoiselle, quand j'ai cru devoir offrir à sa détresse évidente une aide d'ailleurs banale.

Les manières de Séverin étaient bien faites pour rassurer la sœur du curé.

—Merci, Monsieur, nous allons profiter de cette voiture.... Penser que cette enfant était perdue dans Paris, et avec ce costume! Merci encore, et que Dieu vous bénisse!

Elle entraîna Léna, qui répondit par un sourire timide au salut correct de son protecteur improvisé, et elle n'eut pas trop du trajet de la gare pour raconter ses craintes et sa désolation.

Quand elles rentrèrent, la servante annonça triomphalement que la voiture du Bon-Marché était venue, et qu'il y avait une quantité de cartons et de paquets.

Mélanie coupa les ficelles avec une hâte joyeuse et étala sur les deux lits la jupe et la jaquette d'étoffe grise, la blouse à carreaux bleus et blancs, le chapeau, les gants, le nœud de mousseline. Elle vérifia la note, et déclara que c'était une affaire merveilleuse, le costume ayant été laissé au rabais comme étant de l'an dernier.

—Vas-tu essayer cela tout de suite, Léna?

Mais voici qu'une tristesse envahissait Léna. Ce costume de demoiselle, qu'elle avait si souvent rêvé et envié, lui produisait un effet étrange, comme une angoisse.

—Il est tard, tante Mélanie.... Votre frère aimera à voir mon costume breton, ce soir encore....

—Ça, c'est vrai.... Eh bien! repose-toi un peu, je vais voir si le souper est prêt.

Et, ayant noué un tablier sur sa robe noire, usée jusqu'à la corde, la vieille fille, sans songer à sa fatigue, se hâta de rejoindre la servante.

Le curé s'était promis une soirée tranquille. Il avait aidé son vicaire à descendre un harmonium; il voulait faire redire à Léna ses chants préférés, et il venait de lui demander ar Baradoz, le cantique de saint Hervé, le moine aveugle, sur le paradis, lorsque la sonnette de l'entrée retentit.

Il y eut des pourparlers, puis Mélanie, qui était allée ouvrir la porte, revint en grommelant.

—Une rixe près de l'usine.... Un homme à moitié assommé.... Inutile d'y aller, mon frère, vous seriez insulté, et ils ne vous laisseraient pas arriver près du blessé.

Les deux prêtres se levèrent en même temps.

—Qui est venu, Mélanie?

—La Frisée, cette fainéante que vous avez secourue pendant des mois; c'est son frère qui est tombé... un ivrogne!

—C'est ma clientèle, Sandoz, dit naïvement le curé; c'est à moi à y aller, s'il vous plaît. Bonsoir, dites une prière pour cette âme....

Il était déjà parti, et l'on entendait le flic flac de ses souliers dans la boue du chemin.

—Vous permettez que je remonte travailler? murmura le vicaire.

—Oh! certes, et toi, tu es fatiguée... Monte, et dors bien vite!

Quelques instants après, Léna était couchée dans son étroit petit lit; mais une surexcitation inaccoutumée l'empêchait de dormir. Les impressions du voyage, de l'arrivée, le surmenage de cette journée, un certain désappointement vague, enfin les émotions qui avaient terminé l'après-midi, y compris l'apparition du cousin de Landry, tout cela tourbillonnait dans son cerveau et lui causait une sorte de fièvre. Puis, il y avait l'attente de demain. Elle verrait Landry, elle en était sûre, et sans doute il aurait hâte de la présenter à sa mère. Comme son cœur battait, à cette idée!

Elle essayait de se calmer et de fermer les yeux; mais il y avait mille bruits dans cette maison aux minces cloisons. Au-dessous d'elle, un clapotement régulier révélait une lessive nocturne. Mélanie ouvrait des portes, des armoires; puis le curé rentra, et fut de nouveau grondé.

La dernière vision qu'eut ce soir-là la jeune fille, ce fut sa cousine rentrant à pas de loup avec sa lampe, et se mettant en devoir de raccommoder de grands bas de laine noire dont elle coiffait son poing.

Chose bizarre, ses rêves, pressés, heurtés, ne retracèrent ni les incidents, ni les émotions de cette journée. Elle se trouva transportée au Coatlanguy, jouissant du charme austère d'un paysage hivernal, puis errant, avec une sensation de soulagement et de bien-être, dans les vastes chambres du manoir, pleines d'un rustique confort. Les figures familières de là-bas se pressaient autour d'elle, souriantes. Elle se retrouvait devant le bahut où était pliée sa robe brodée d'argent, elle effleurait d'une sorte de caresse la fine dentelle de ses coiffes, les plissés savants de ses cols. Puis c'était le cimetière verdoyant autour de l'église. Ici, elle s'angoissait, cherchant sans la trouver la tombe de son père. Et, chose étrange, ce fut ce rêve qui, à son réveil, persista à hanter sa pensée. Tandis qu'elle regardait autour d'elle, cherchant à reconnaître où elle se trouvait, sa mémoire engourdie s'efforçait de retrouver, si elle l'avait jamais entendu, le nom de la ville où était mort ce père inconnu.

XIII

Le jour tardif éclairait la pauvre petite chambre, et le lit de Mélanie était déjà drapé de la perse fanée.

Léna regarda sa montre d'argent: il était plus de sept heures et demie. Au Coatlanguy, Loïzik avait déjà entendu la messe, baratté le beurre, balayé «la salle», distribué le grain aux volailles, et elle était sans doute installée à coudre près de la fenêtre.

Léna sentit un vague attendrissement en songeant au vaste et rougeoyant foyer de la cuisine, tandis qu'elle frissonnait dans cette chambre sans feu. Mais une pensée heureuse vint dissiper cette impression qu'elle raillait elle-même: elle était à Paris... ou presque, et elle allait revoir Landry!

Elle se mit sans retard à sa toilette, avec la sensation de commencer une nouvelle vie. Sa coiffure l'embarrassa. Elle essaya vingt fois d'arranger ses cheveux comme les jeunes filles des châteaux. Était-ce la nouveauté? Si jolis que fussent ses cheveux souples et légers, elle se fit l'effet d'une étrangère, d'une inconnue, et se demanda si elle n'était pas mieux la veille, sous les barbes relevées de sa coiffe élégante.

Puis elle revêtit la robe grise. Interdite, cherchant vaguement son petit tablier de soie, elle monta sur une chaise pour essayer d'avoir de sa personne une vue d'ensemble. Ce fut impossible: le petit miroir de Mélanie ne reflétait que tour à tour la jupe et le corsage.

Une exclamation faillit précipiter Léna en bas de sa chaise. Mlle Mélanie, qui venait d'entrer, exprimait une admiration qui la rasséréna un peu.

—La robe va très bien, Léna! Elle est vraiment jolie! Je t'ai laissée dormir, car tu étais fatiguée.... Veux-tu déjeuner? Mon frère se met à table.... Oh! mais tu es tout à fait bien habillée!

Un peu embarrassée de son nouveau personnage, Léna releva soigneusement sa robe pour descendre l'escalier, et entra dans la salle à manger, où le curé se coupait en hâte un morceau de pain. Il laissa, de surprise, échapper son couteau.

—Déjà transformée en Parisienne! s'écria-t-il naïvement. Je suis sans doute incompétent, mais je regrette ma petite Bretonne....

—Vous la reverrez: j'ai la défense de rentrer au Coatlanguy autrement que j'en suis partie, répondit la jeune fille, cherchant vainement des yeux une glace qui la familiarisât avec son costume.

Le curé était moins loquace que la veille. On eût dit que cette autre Léna le déconcertait un peu, et qu'il n'avait plus le même entrain à lui parler de son pays.

Ce déjeuner tardif finissait à peine que la sonnette de la porte retentit si violemment que le curé se leva tout droit, tandis que la jeune fille, agitée d'un pressentiment heureux, cessait presque de respirer.

Oui, c'était Landry! Mais un Landry un peu différent de celui de Coatlanguy,—non plus le chasseur au costume sans gêne, avec le chapeau mou orné d'une plume de perdrix ou de râle, mais un personnage très élégant, très correct dans son pardessus bien coupé, son col de fourrure et ses gants irréprochables.

Elle rencontra son regard.... Un regard hésitant, étonné, désorienté, qui fit horriblement battre son cœur.

—Oh! c'est vous, enfin! dit-il, comme si, déconcerté par ce changement de costume, il ne l'eût reconnue qu'à la brillante rougeur de ses joues et à l'éclat de son regard.

Déjà, il se ressaisissait.

—Voulez-vous me présenter à monsieur le Curé?... Votre oncle a dû le préparer à ma visite....

Il y eut une présentation un peu confuse, pendant laquelle les yeux de Landry revenaient fréquemment vers Léna. Que pensait-il d'elle? Était-elle aussi jolie sous ce nouvel aspect? L'embarras qu'elle éprouvait à résoudre ces questions la paralysait horriblement. Elle sentait bien que son aisance l'avait abandonnée. Même ce petit tablier, qu'elle avait détesté, lui manquait: elle avait l'habitude de glisser le bout de ses doigts dans les poches minuscules, et en ce moment, elle ne savait justement que faire de ses mains. Quelques paroles banales avaient été échangées avec le curé, lorsque Mélanie entra en coup de vent, ébouriffée, avec une vieille robe tachée qu'elle mettait le matin pour balayer. La présentation recommença. Léna évoquait malgré elle le souvenir du Coatlanguy: les pittoresques déjeuners sur la table de la cuisine l'emportaient, certes, sur la scène que contemplait Landry, et elle se dépita de trouver cette salle de presbytère si sordide et sa cousine si vulgaire, comme si quelque chose de ces laideurs et de cette pauvreté eût dû rejaillir jusque sur elle.

Et c'était vrai, hélas! Landry, malgré son tact d'homme du monde, avait peine à déguiser l'impression inattendue, désolante, lamentable, qu'il avait ressentie à son entrée dans cette pauvre chambre.

Averti, la veille, par Séverin de l'arrivée de Léna, il accourait, ravi, pour lui transmettre une invitation de sa mère. Mais ce coup de foudre l'attendait: Léna, cette jeune fille quelconque, fagotée dans une toilette laide, mal seyante! Léna, la petite fée du vieux manoir majestueux dans sa déchéance, Léna, idéale dans ses jupes bordées de velours ou d'argent, sous ses transparentes dentelles!...

Et c'était sa parente, cette vieille fille aux cheveux embroussaillés, à la robe tachée, aux mains déformées par les rudes travaux!

Ici, plus de poésie pour voiler la réalité des choses; plus de Coatlanguy faisant revivre une race antique sous des habits de paysans: c'était, cette fois, la famille maternelle de Léna, vulgaire, sans prestige.... Et déjà, cette parenté semblait avoir déteint sur elle, sans qu'il s'avisât, d'ailleurs, de penser à tout ce qu'il y avait de grand, de saint, sous ces apparences, ni aux bénédictions découlant sur les races qui ont donné à Dieu des âmes sacerdotales.

—Ma mère espère que vous voudrez bien venir dîner ce soir chez elle, dit-il enfin avec effort, ne pouvant décidément réussir à identifier cette Léna inconnue avec la jeune fille qu'il avait aimée dans la montagne lointaine. Elle compte que monsieur le Curé et sa sœur lui feront l'honneur de se joindre à vous.

—Oh! moi, je n'accepte jamais d'invitations! dit le prêtre en souriant; mais si Mélanie veut accompagner Léna....

Mélanie devint toute rouge.

—Moi, Monsieur, franchement, je n'ai pas de toilette, dit-elle avec naïveté. Et puis, je suis une sauvage. Mais, comme la figure de cette petite devient sombre à l'idée de perdre un si grand plaisir, je vais vous dire ce que je ferai: j'irai la conduire, puis la rechercher à dix heures.... Nous reprendrons le dernier train. Une fois n'est pas coutume, n'est-ce pas, mon frère?

Le curé approuva, puis demanda la permission de se rendre à l'église. Mélanie, voyant que la conversation se traînait, murmura qu'on avait besoin d'elle, et Léna se trouva seule avec Landry.

Son cœur se serra en constatant un silence un peu long. Il n'était pas ainsi, au Coatlanguy!

—Comment trouvez-vous Paris? demanda-t-il enfin, avec un sourire contraint.

—Je pense que je n'en ai vu que les côtés désagréables, répondit-elle avec une amertume soudaine. Des foules brutales, des magasins où l'on étouffe, et puis... cette impression d'être perdue....

—Ah! oui, Séverin m'a conté votre aventure; j'en ai eu le cœur remué.... Je ne vous répéterai pas ce qu'il m'a dit de vous et de votre joli costume, lui qui ne regarde aucune femme.

Une ombre de sourire détendit la lèvre de Léna.

—Ah! mon costume! Croiriez-vous que moi, qui le détestais, j'ai été triste de le quitter, ce matin!

Il ne répondit pas.

—J'ai peur d'avoir mal choisi ma nouvelle toilette, dit-elle, vaguement inquiète; ou plutôt, c'est ma tante qui m'a guidée. Est-ce qu'il n'est pas bien?

—Oh! si, répondit-il sans conviction. Mais il faut demander à ma mère l'adresse d'une couturière qui est une vraie artiste, et qui vous habillera tout à fait bien.... Que désirez-vous voir, à Paris?

—Les Invalides, dit-elle naïvement, les boulevards, le musée Grévin, le Bois de Boulogne, que sais-je! Je ne parle pas des églises, naturellement. J'aimerais les jardins en été; mais, hier, j'ai vu les Tuileries, et j'ai été déçue.

—Et les musées? Il faut les voir!

—Je ne connais rien en peinture.

Il étouffa un soupir.... Mais c'était horrible, cette impression, cette idée qu'il voyait devant lui une jeune fille inconnue, d'un monde inférieur, qu'il n'avait jamais aimée!

—Votre mère va mieux? J'ai peur qu'elle n'ait retardé, à cause.... de moi, ce voyage qui devait lui faire du bien.

Une rougeur soudaine rendit à Léna quelque chose d'autrefois.

—Ne pensez pas cela; naturellement, ma mère partira si c'est nécessaire....

Il se détesta tout à coup pour ces paroles, comme s'il les avait dites pour préparer les choses de loin, au cas où... où tout ne s'arrangerait pas....

—Je ne puis rester maintenant. Mais je suis heureux de la pensée de vous voir ce soir....

Comme il mentait! Il était déchiré, misérable. Tout ce qui avait, ces dernières semaines, charmé sa vie, disparaissait lamentablement, ne laissant subsister qu'un engagement téméraire, odieux.... que Séverin avait déclaré sacré....

Il eut de faux sourires en prenant congé d'elle, et il la quitta en proie à un malaise indéfinissable. Il respira longuement en sortant du pauvre petit presbytère, et il se dirigea vers le bureau du télégraphe, où il barbouilla une dépêche pour Séverin:

«Viens dîner avec nous. Revu Léna; elle n'a plus son costume, ne l'ai pas reconnue. Besoin de toi ce soir.»