—C'est une peine perdue! s'écria Léna avec impatience. Je l'aime, je le respecte, je l'admire, même; mais il y a des choses que je lui pardonne difficilement....
—Oh! comment peux-tu, interrompit sa cousine d'un ton à la fois effrayé et douloureux, prononcer le mot de pardon en parlant de celui à qui nous devons tant! Monsieur, ajouta-t-elle avec simplicité, ne prenez pas mauvaise idée de Léna.... Elle a un cœur d'or, et personne n'aime plus notre oncle qu'elle....
—Certes, je l'aime, ne viens-je pas de le dire? Mais je ne puis m'empêcher de penser qu'il a détruit mon bonheur en me faisant entrevoir ce qu'il ne voulait ou ne pouvait pas me donner. S'il tenait absolument à faire de moi une paysanne, il ne fallait pas m'éloigner de ce village, il ne fallait pas me placer dans une maison d'un ordre trop élevé, avec des jeunes filles dont, après tout, je suis l'égale,—car j'ai du sang noble dans les veines,—pour m'ôter ensuite le costume qui me rendait pareille à elles et me ramener dans ce coin perdu, que l'instruction reçue sert seulement à me rendre plus odieux!
—Oh! Léna!... répéta Loïzik avec douleur.
—Voulez-vous me permettre de protester en faveur de ce ravissant costume? dit Landry en souriant. Vraiment, les femmes s'inquiètent plus de la mode que de ce qui leur sied! Quel chapeau parisien vaut ces dentelles légères?
—Oui, mais c'est un chapeau! dit naïvement Léna. Et hors de cette région, on ne peut savoir qui nous sommes; on se méprend, même, à notre costume, et j'ai eu la mortification, un jour que notre oncle nous avait menées à Quimper, d'entendre murmurer que la place des paysannes n'était pas à la table d'hôte.
—Mais qu'est-ce que cela peut te faire, Léna? Après tout, nous sommes des paysannes, même toi qui t'appelles de Coatlanguy. Depuis combien de générations les tiens se sont-ils alliés avec des cultivateurs!
—Alors, il ne fallait pas me faire élever avec tant de raffinements! murmura Léna, reprenant son ouvrage d'un geste impatient.
Landry, cependant, détourna la conversation, bien qu'elle l'intéressât, et que la souffrance de Léna trouvât en lui un écho singulier. Les jeunes filles ne s'étaient guère éloignées de leurs pays sauvages; elles avaient en toutes choses une ignorance naïve qui ne provenait nullement d'une intelligence bornée, et elles questionnaient curieusement, s'émerveillant de ce que cet homme à peine plus âgé qu'elles eût déjà vu tant de choses, parcouru tant de pays, admiré tant de chefs-d'œuvre qu'elles ne connaissaient que de nom, et même connu des personnages qui leur semblaient légendaires: peintres illustres, écrivains en renom, prédicateurs célèbres.
Cependant, Loïzik s'arracha avec regret à ces récits intéressants, et rappela à sa cousine qu'il fallait aller à la laiterie, et se hâter, puisque le recteur les attendait pour arranger l'église.
Landry alla voir le jardin; mais à peine quelques pieds de rosiers et quelques reines-marguerite relevaient la vulgarité des carrés de légumes. L'avenue, de l'autre côté de la maison, était plus pittoresque, avec ses chênes trapus, ses lisières de fougère rougissante, ses talus dorés d'ajoncs. Le temps commençait à lui paraître un peu long. Le maire et son fils, occupés à leurs affaires, semblaient avoir oublié sa présence, et les jeunes filles ne reparaissaient plus. Vers la fin de la journée, il y eut une diversion: le chauffeur et un mécanicien arrivèrent en auto, et malgré les recommandations de son hôte, Landry partit avec eux pour examiner sa machine. L'accident était moins compliqué qu'il ne l'avait craint. On remit un pneu tant bien que mal, on réquisitionna des chevaux à la ferme la plus proche, et, tandis que la machine s'en allait ainsi piteusement à la gare, Landry fut reconduit au manoir, après avoir annoncé au mécanicien son arrivée à Morlaix pour le lundi soir.
Il s'attendait à quelques reproches du maire, dont il n'avait pas suivi les conseils. Mais celui-ci, qui fumait sa pipe dans la cour, se borna à constater qu'il allait mieux, et l'avertit qu'on soupait à sept heures. Comme Landry remontait, M. de Coatlanguy le rappela.
—J'ai vu Yvon Magadec, dit-il, le paysan qui vous a amené ici, l'autre jour. Il n'avait pas vu ce que vous lui remettiez pour sa peine, parce qu'il faisait nuit, mais il ne doute pas que vous ne vous soyez trompé....
Et le maire tendit à Landry deux pièces d'or.
—Je ne me suis pas trompé, répondit le jeune homme. Cet homme semble pauvre, et j'ai cru devoir l'indemniser largement de sa peine.
—Mazette! Il faut que vous soyez riche, mon jeune Monsieur, et aussi que vous vous fassiez une idée extraordinaire de la pauvreté et des besoins de ce pays! Yvon avait cru recevoir deux pièces de vingt sous, et il s'en était jugé satisfait.
—Mais vous ne pensez pas que je vais reprendre cet argent, donné sciemment et librement!
—Oh! non! Je vous mets seulement en garde, pour le cas où vous voudriez faire d'autres libéralités. Ceci est une petite fortune pour Yvon.
Il replaça les deux pièces d'or dans son gousset, et ralluma tranquillement sa pipe.
—Cet Yvon est un honnête homme, dit Landry.
—Certainement; les gens d'ici le sont tous.
—Et cependant, ils sont si pauvres!
—Oui, mais ils ont peu de besoins. C'est pourquoi, voyez-vous, j'écarte d'eux, tant que je le puis, ces prétendus progrès qui éveilleraient en eux plus de désirs qu'ils n'en pourraient satisfaire, et qui les inciteraient à quitter leur sol.
Le souper eut lieu dans la salle, imparfaitement éclairée par deux lampes à pétrole. Les Coatlanguy y semblaient un peu dépaysés, un peu en cérémonie. Dans une disposition d'esprit moins favorable, moins enthousiaste, Landry eût remarqué davantage les défectuosités du couvert. La porcelaine à filets verts servie en son honneur était dépareillée; les ustensiles qu'il était accoutumé à voir si élégants chez sa mère, comme les salières, le couvert à salade, étaient communs et rustiques; le menu lui-même était plus substantiel que délicat et bien apprêté. Mais tout cela passait inaperçu, ou prenait à ses yeux un cachet pittoresque, amusant, bénéficiant d'ailleurs de la comparaison des auberges de la montagne.
Après le souper, le maire se leva.
—Nous allons faire, comme chaque soir, la prière, dit-il. Si cela vous convient vous pouvez venir avec nous.
Les domestiques attendaient dans la cuisine.
Le maître s'agenouilla, et tous avec lui, et il commença de sa voix forte, moitié en breton, moitié en latin, à réciter les prières du soir. Puis Léna s'approcha de la lampe fumeuse placée sur la table, et lut la vie du saint dont on devait célébrer le lendemain la fête. Landry ne la comprenait pas; mais, sur les lèvres de la jeune fille, les rudes syllabes bretonnes devenaient presque harmonieuses.
Les domestiques avaient disparu, et le maire s'apprêtait à regagner sa chambre, bien qu'il ne fût pas huit heures et demie, lorsque Landry l'arrêta.
—Il y a là un piano et un harmonium... Mesdemoiselles vos nièces sont musiciennes?
—Oh! oui, assez, dit Goulven d'un ton convaincu, quoi qu'elles n'aient guère le temps de jouer, sauf le dimanche.
—Est-ce qu'on ne pourrait pas faire, ce soir, une exception en ma faveur? demanda Landry en souriant.
Les jeunes filles regardèrent leur oncle, et celui-ci tira sa grosse montre d'argent.
—Il est tard, dit-il, mais une fois n'est pas coutume, et je veux bien accorder une demi-heure de musique.... Allons, Loïzik, joue-nous un air breton.
Sans se faire prier, très simplement, très naïvement, Loïzik s'approcha du piano, que Landry s'était hâté d'ouvrir, et joua avec un talent des plus médiocres quelques airs mélancoliques, aux consonances étranges, à l'allure primitive, qui ravirent Goulven et plurent à Landry.
—Et toi, Léna, chante-nous! dit le maire de son ton d'autorité.
La jeune fille rougit, mais n'eut pas l'idée de désobéir à un ordre qui lui causait cependant un visible émoi.
—Voulez-vous chanter en breton? dit Landry, s'avançant vivement pour ouvrir l'harmonium, vers lequel elle se dirigeait.
—Vous ne comprendrez pas, dit-elle, riant malgré elle.
—Je devinerai peut-être....
Elle prolongea deux ou trois accords tremblants, et commença d'une voix qui, d'abord pleine de trouble, se raffermit presque aussitôt, devenant vibrante et vraiment charmante, malgré l'absence de méthode.
Landry était, en musique, un raffiné; cependant, les défauts inévitables de la voix semblaient lui échapper: il était seulement ravi par le charme pénétrant du timbre, la sonorité des syllabes, le cachet sauvage et doux à la fois de la mélodie.
—Allons, Léna, dit le maire interrompant les remerciements et les éloges du jeune homme, traduis maintenant ce que tu viens de chanter.
LE CHANT DES PAUVRES
«Saint Pierre disait à Jésus:
»—Irez-vous en Basse-Bretagne, mon Dieu?
»—Pierre, je n'irai point en Basse-Bretagne; les hommes n'y sont pas estropiés, Pierre, et l'eau y est légère.
»Saint Jean disait à la Vierge:
»—Irez-vous en Basse-Bretagne, chère dame?
»—En Basse-Bretagne, j'irai demain; un grand ami m'a invitée.
»Le lendemain, dans la paroisse de Plouigneau, on entendit des chants et des cris de joie; on entendit le ménétrier sonner chez un digne chef de famille.
»Chez un digne chef de famille qui était bon pour les misérables, et dont les biens allaient croissant à mesure qu'il faisait l'aumône.
»Or, il avait un fils unique, un vaillant garçon de dix-huit ans, et il donnait en son honneur un banquet, un superbe banquet de noces, où il avait invité tous ses parents, et aussi les pauvres, qui sont les amis des saints.
»Comme ils étaient à table, très avant dans la nuit, voici une pauvre femme en retard, les habits en lambeaux, pieds nus, et un petit enfant suspendu à son sein.
»—Quoique vous arriviez bien en retard, pauvre chère femme, soyez la bienvenue.
»Et il la prit par la main, et la conduisit près du feu;
»Près du feu, pour se réconforter, aussi bien que son petit enfant. Et l'enfant souriait aux gens de la maison; mais elle ne voulait pas manger.
»—Mangez et buvez à votre aise; c'est avec plaisir qu'on vous sert.
»—Je n'ai ni faim ni soif, mais une grande amitié pour vous;
»Mais une tendre amitié pour vous, qui m'avez invitée de bon cœur, qui m'avez invitée tendrement à venir aux noces de votre fils.
»Mon cœur ne se sent pas de joie de voir toute votre compagnie; il ne se sent pas de joie, mon fils Jésus, de voir des gens si charitables!
»Personne ne nous reconnaît, hors celui qui fait l'aumône.
»Mille fois soit bénie cette maison! A vous revoir en paradis.
»Ce chant a été fait au ciel, dans le palais de la Trinité, sous un buisson chargé de roses qui embaument le paradis[*].»
[*] Traduit par le vicomte de la Villemarqué.
Landry s'émerveilla de la naïveté et de la chaleur de cette poésie, et son hôte, satisfait, se levait pour donner le signal de la séparation, lorsque Léna, étourdie de sa propre initiative, fit un pas vers le jeune homme.
—Ne savez-vous pas aussi jouer ou chanter?
Landry n'eût pu refuser. D'ailleurs, si mauvais et mal accordé que fût le piano, il ne lui était pas désagréable d'y promener ses doigts, après tant de jours passés sans aucune occasion de faire de la musique.
Il joua quelques airs simples et doux de Mozart, puis chanta un air du Roi d'Ys. Sa voix, d'un volume ordinaire, avait été cultivée, et ce fut comme une révélation pour ces simples.
—Chantez encore, si cela ne vous fatigue pas, dit Goulven, dont le regard bleu s'était singulièrement adouci.
Il chanta, prenant soin d'adapter le choix de ses morceaux au niveau musical de ses auditeurs. Pauvre Jacques amena des larmes dans les yeux purs de Loïzik. Le visage du maire se contracta en entendant les Gâs d'Irlande. Et Léna applaudit quand il entonna un air breton en mineur, avec des paroles françaises:
«Hélas! je sais un chant
d'amour,
Triste ou gai, tour à tour!»
La voix bruyante de la grosse horloge sonnant dix heures les fit tout à coup tressaillir, et le maire se leva brusquement.
—Voilà, dit-il, un manquement à toutes les règles de la maison; mais nous ne vous en remercions pas moins. Jamais on n'avait entendu ici de pareille musique....
Il secoua cordialement la main de son hôte, prit la chandelle que Loïzik venait d'allumer pour lui, et disparut dans l'escalier de pierre. Landry s'inclina devant les jeunes filles. Léna était toute rose des émotions nouvelles ressenties ce soir, et il y avait dans ses yeux gris quelque chose que Landry n'y avait pas encore vu.
Elle s'attarda un instant pour éteindre les lumières, et comme elle passait devant la porte du jeune homme, il l'entendit chanter très doucement le refrain de la chanson bretonne:
«...Triste ou gai, tour à
tour!»
V
Un riant soleil éclaira la solennité du Rosaire.
Landry prit place dans le banc des Coatlanguy, qui, un peu élevé, dominait la masse des cheveux longs et des coiffes blanches de l'assistance. L'église était petite, mais charmante avec ses vieux vitraux, ses arceaux de granit, son jubé de Kersanton, ses retables sculptés et ses statues naïves.
Goulven et son père chantaient à pleine poitrine le Gloria et le Credo, et Landry, entraîné plutôt, peut-être, par la note pittoresque que par la dévotion, mêla à leurs voix rudes sa voix harmonieuse.
Le prône lui parut long, bien qu'il s'émût à cette coutume touchante de redire aux vivants les noms de ceux qui passèrent avant eux en ce lieu saint, et qui dormaient tout près, dans le cimetière rustique.
La sortie de l'église fut bruyante et joyeuse, chacun s'interpellant, les groupes se formant sur la place. Les tombes du cimetière étaient pieusement visitées; en Bretagne, les trépassés restent mêlés à l'existence humaine. Jusqu'au milieu des fêtes, leur souvenir est présent; les joyeux propos du repas nuptial s'interrompent soudain devant la prière qui s'élève en faveur des absents.
Landry put voir quelle place occupait, dans ce petit pays, la famille de Coatlanguy. Le maire gardait le prestige de son vieux nom; malgré sa fortune amoindrie, il était encore le seigneur du manoir, et les paysans lui savaient un gré inconscient d'être quand même devenu l'un d'eux.
Il tenait vraiment dans sa main ces êtres rudes, indépendants par nature, mais qui s'étaient librement donnés. Aux jours de vote, pas un ne manquait à l'appel, pas un n'oubliait le mot d'ordre. Et aux offices ils demeuraient fidèles, réjouissant le cœur de leur prêtre.
Le dîner de midi fut un peu plus recherché, en l'honneur du dimanche. La conversation roula sur les coutumes du pays, sur les traditions jalousement gardées, et aussi sur les légendes terribles ou gracieuses qui s'attachaient aux sites et aux demeures. Puis les jeunes filles s'en allèrent à leur toilette, tandis que Landry fumait au jardin avec le maire et son fils, dans la grande paix et le silence de ce dimanche ensoleillé.
Comme le second son des vêpres tintait dans l'air tranquille, Landry s'arrêta court devant l'apparition soudaine qui s'offrait à lui sous le porche du manoir. Dans l'ogive profonde sur laquelle montait le lierre, Loïzik et Léna se tenaient, souriantes, pour avertir leur oncle que les vêpres avaient sonné. Loïzik, appelée ce jour-là à l'honneur de porter la statue de la Sainte Vierge avec trois autres jeunes filles, était vêtue de blanc: robe de mousseline à plis, long châle traînant en crêpe de Chine merveilleusement brodé; elle avait remplacé sa petite coiffe ronde par un pittoresque et immense cornet de dentelle, rappelant le hennin du moyen âge. Elle semblait ainsi plus pure et plus candide encore qu'à l'ordinaire; et son regard naïf alla chercher une approbation dans celui de Goulven, approbation qui, pour être silencieuse, n'en fut pas moins éloquente.
N'étant point aujourd'hui «dans les honneurs», Léna n'était pas habillée de blanc; cependant, elle s'était faite belle,—si belle que son oncle la regarda avec surprise.
—Qu'est-ce qui t'a pris, Lénik, de mettre aujourd'hui ta plus belle robe? Ce n'est cependant qu'une petite fête!
Léna rougit.
—Une petite fête, le saint Rosaire! Et une procession! A quoi sert d'avoir des robes pour les laisser miter dans le bahut!
Le vieux paysan secoua la tête avec indulgence.
—Bah! les jeunes filles sont coquettes.... Vous voyez donc, M. Desmoutiers, le costume riche des filles de Fouesnant; la mère de Lénik en était.... La petite ne sera pas plus belle le jour de ses noces; il n'y manque que la fleur d'oranger pour qu'elle ait tout à fait l'air d'une mariée de chez nous.
Ces paroles amenèrent sur les joues de Léna une rougeur encore plus vive, et elle se retourna brusquement sous prétexte d'arranger le châle de sa cousine.
Elle était jolie à miracle, et son costume éblouit Landry. Au bas de la jupe de drap fin, qui laissait voir ses pieds, très petits, chaussés de souliers à boucles, il y avait une haute et superbe broderie d'argent, qui se répétait au corsage et sur le velours des manches un peu larges. Le petit tablier de brocart crème à fleurs roses avait sa bavette garnie de passementerie d'argent, et les dentelles de la coiffe et du col étaient de grand prix. Enfin, une chaîne d'or, passée au cou de la jeune fille, soutenait une croix antique, à la fois riche et curieuse, et des bagues à l'ancienne mode ornaient ses doigts d'un brun doré, à demi cachés sous des mitaines de soie noire.
Landry adressa aux jeunes filles des compliments enthousiastes, s'efforçant de tenir la balance égale, bien que la meilleure part de son admiration allât à la jolie Lénik.
Il eut, pendant les vêpres, plus d'une distraction. Il se passionnait pour ce milieu; il se figurait qu'il eût aimé y vivre; il admirait les principes, les théories, jusqu'à l'inflexibilité du maire, et surtout il pensait qu'aucune jeune fille, parmi toutes celles qu'il connaissait, si pareilles, n'avait le charme, la saveur, l'originalité de cette délicieuse Léna, portant comme une princesse sa robe brodée d'argent.
Il jouit en artiste, peut-être plus qu'en chrétien, de la procession déployant ses pittoresques théories à travers les chemins creux, et marcha près de Goulven derrière le maire qui, très droit et très fier, suivait le recteur avec son adjoint; sa ceinture tricolore tranchait sur le large plastron de sa chemise blanche, et égayait l'austérité de son costume.
La soirée fut encore occupée et charmée par la musique; puis, le lundi matin, il descendit, le cœur serré, pour prendre congé de ses hôtes.
Le temps avait changé. Au ciel bleu de la veille, éclairé par un riant soleil, avait succédé une couleur gris pâle, qui semblait jeter sur toutes choses un voile de mélancolie. Landry s'imaginait en trouver le reflet sur le visage de Léna. Elle était pâle, et le cerne léger étendu sous ses yeux disait qu'elle n'avait guère dormi.
Elle était seule dans la cuisine quand Landry y entra pour déjeuner, et il y avait quelque chose de fiévreux dans ses mouvements.
—Quel souvenir je garderai de ces deux jours vraiment délicieux! dit-il d'une voix qu'il s'en voulait de trouver altérée. Je bénis l'accident qui m'a conduit sous ce toit....
—Oui, ce sera pour vous un souvenir léger, comme un dessin dans un album, répondit-elle avec effort. Mais pour nous, il vaudrait peut-être mieux que vous ne fussiez pas venu!
Il tressaillit, et chercha, sans y parvenir, à rencontrer son regard.
—Quand on vit comme nous, reprit-elle, disposant le couvert sans lever les yeux, il est meilleur d'ignorer qu'il y a un autre monde, un monde plus raffiné, où l'on cause, où l'on jouit des arts, où les manières sont moins rudes.... Je me suis aperçue, ces jours-ci, que je suis très ignorante, ajouta-t-elle, et je comprends mal les grands mots qu'on emploie dans les livres.... Mais je me demande, quelquefois, si l'atavisme dont on parle tant est une réalité, si les instincts de mes grand'mères, les dames de Coatlanguy, ne combattent pas les habitudes paysannes auxquelles je devrais être rompue....
Landry avait déjà constaté la confiance un peu naïve avec laquelle elle s'exprimait devant lui. Ce n'était pas un défaut de réserve: cela, il le savait, il le sentait, mais la simplicité d'une vie primitive, l'ignorance du monde et du convenu, la foi instinctive, implicite à la loyauté d'autrui. Il fut pris d'un émoi véritable en face de cette âme visiblement tourmentée, qui luttait contre sa destinée.
—Il y a dans cette vie tant de noblesse et de poésie! murmura-t-il.
Elle le regarda, cette fois, avec une ironie triste.
—Et tant de prose odieuse, surtout! Il nous est défendu de lire et de faire de la musique, sauf le dimanche.... On ne se soucie pas de savoir si nous avons besoin d'aliment pour notre esprit, s'il nous suffit de passer notre vie à faire des nettoyages, à surveiller la cuisine et à baratter du beurre....
—Pourquoi cette vie serait-elle toujours la vôtre? dit-il, presque malgré lui.
—Pourquoi? Parce que la sphère où j'ai été élevée, ou plutôt que j'ai seulement entrevue, m'est fermée à jamais....
Elle dit ces mots plus bas, avec un accent triste, et l'on y sentait encore cette même confiance naïve et attendrissante.
Landry la comprit: elle ne pouvait être choisie par un homme de son monde à lui, et elle ne saurait s'unir à ceux de sa condition; ses aspirations et ses goûts secrets étaient trop raffinés.
—Mais, reprit-il involontairement, suivant le cours de ses pensées plutôt qu'il ne lui répondait, votre cousine n'a-t-elle pas été élevée comme vous?
—Non, pas tout à fait. On a eu la sagesse de la faire instruire dans un milieu plus modeste. Mon oncle, qui est si sage, a erré en m'envoyant là où j'ai tant joui et tant souffert....
L'entrée de Loïzik l'interrompit. Une angoisse demeurait au cœur de Landry. Avec la générosité et l'ardeur de sympathie de son âge, il prenait une part étrangement vive à la souffrance de cette jeune fille. Il la comprenait; il devinait tout à coup quelles lacunes avait pour elle cette vie dont il n'avait vu que les grandes lignes pittoresques, et aussi quelles rudesses la froissaient dans ce milieu sain et noble, mais fruste. Si elle y demeurait toujours, elle souffrirait de cet isolement du cœur pour lequel sa nature brillante semblait si peu faite; si elle épousait un homme qui ne fût pas son égal, elle endurerait pis encore, et mourrait peut-être des froissements et des désillusions....
Il y eut un peu de hâte: il ne fallait pas manquer le train. Toutes les mains se tendirent vers l'hôte, on l'invita cordialement à revenir, et à ce moment, il décida, en effet, que cet adieu ne serait pas le dernier.
Il monta avec Goulven dans le cabriolet du maire, et se pencha pour voir encore ceux qu'il quittait. Debout contre le mur gris et vénérable sur lequel se fanaient les dernières fleurs de la Passion, le maire se tenait, droit, athlétique. Les deux jeunes filles agitèrent la main en signe d'adieu; mais, tandis que Loïzik restait dans la cour jusqu'à ce que la voiture eût disparu, Léna rentra brusquement dans la maison.
Alors, un sentiment de tristesse indicible envahit l'âme de Landry, sous la voûte rougissante des arbres qui laissaient voir par endroits un pâle ciel breton.
VI
LANDRY A MME DESMOUTIERS
«Morlaix, octobre.
»Vous vous plaignez de l'emploi exagéré que je fais des cartes postales, chère maman aimée, et vous vous inquiétez des suites de mon accident. Je ne vous en aurais pas parlé, s'il eût été grave. La vérité est que ma main droite a été un peu froissée; mais je la remue sans peine aujourd'hui, et je vais vous rassurer tout à fait.
»D'abord, vous vous êtes mépris sur le genre d'hospitalité que j'ai reçue; ce n'est pas dans une vulgaire ferme bretonne, mais dans un manoir délicieusement vieux et pittoresque que j'ai été recueilli. Vous seriez enthousiasmée de cette famille de gentilshommes qui se voue, par un sentiment très haut, à ce noble et modeste labeur de la terre, et qui a pris à tâche de conserver autour d'elle la vieille foi et les traditions antiques. M. de Coatlanguy pousse le respect de sa mission—car c'en est une qu'il accomplit,—jusqu'à porter le costume national qui, d'ailleurs, fait ressortir d'une manière plus frappante son type singulièrement aristocratique. J'ai vécu là des jours inoubliables, et en chassant, je retourne volontiers chez lui. Votre fils y a des succès, maman chérie; il y fait de la musique et y dit des vers comme dans un salon parisien; à la porte, restée ouverte, les domestiques viennent écouter, bouche bée; puis, en échange, me chantent des sônes bretons. Savez-vous que je suis tenté d'apprendre cette belle et forte langue?
»Quand j'aurai un peu chassé, je vous reviendrai, et je jouirai doublement de ma mère chérie, bien que je m'attende à trouver la vie parisienne un peu mièvre et nos installations un peu trop recherchées, après cette liberté d'allures, cette simplicité de mœurs, cette grandeur désolée que je goûte ici.
»Je vous aime et vous embrasse avec une tendresse encore doublée par l'absence.»
LANDRY A SÉVERIN DE SALLES
«Morlaix, octobre.
»Mon vieux Séverin, ce n'est donc plus seulement ma mère qui se plaint: ton vieux flair s'éveille, et tu fais appel à ma confiance.
»Tu sais que, pour toi, elle est entière; mais avant de t'ouvrir mon cœur, je voulais y lire clairement moi-même, et envisager froidement une situation qui a bien ses côtés compliqués.
»Séverin, oui, c'est vrai, je suis amoureux.
»Tu sais quelles étaient mes idées sur le mariage: il m'y fallait un peu de roman. Je devais prévoir que les idées de ma mère n'étaient pas pareilles. Or, elle a toujours prétendu me marier, et moi, in petto, j'ai toujours été résolu à me marier tout seul.
»Le roman, mon ami, ah! je l'ai trouvé, avec le bonheur, dans cette maison un peu étrange où le hasard m'a conduit..... Le cadre, d'abord, et l'entourage: un vieux manoir transformé en ferme, le cachet très noble du plus utile des labeurs sur une demeure seigneuriale, le sang des seigneurs d'autrefois rajeuni et vivifié par celui de ces paysans bretons fiers et indomptables.... Des hommes de fer et de granit, des femmes adorables d'énergique douceur. L'une d'elles.... Oh! Séverin, que ne suis-je peintre ou poète pour te transmettre son image!... L'une d'elles garde, à travers les rudesses de sa vie, les ressouvenirs, les affinements, les aspirations d'une race.... Tout ce qui lui est révélé d'une existence plus douce, plus artistique, répond en elle à des instincts avides et douloureux. Et si j'admets pour sa cousine, avec une tendre admiration, la tâche rustique, utile, féconde qui la cloue à son sol et l'attache à son peuple, je voudrais rendre à Léna la sphère qui a été celle de ses aïeules, la sphère vers laquelle elle aspire inconsciemment.
»Et, après tout, pourquoi ne choisirais-je pas ma femme dans ce milieu très sain et très haut? L'oncle de Léna, ce gentilhomme paysan qui laboure la terre pour y retenir par son exemple un peuple dont la terre est le salut, n'est-il pas mille fois plus honorable que les brasseurs d'affaires et les manieurs d'argent dont ma mère attire les filles? Ces femmes pures et austères qui ont, ainsi que la femme forte de l'Écriture, mis la main aux rudes travaux, ne garderont-elles pas mieux leur maison que les poupées folles de toilette et de plaisir qui, jusqu'au seuil du mariage, sont des sphinx, mais qui, dans l'intimité du foyer, laisseront voir le vide béant de leur tête et de leur cœur?
»Je hais le convenu, surtout depuis que j'ai vu ici des êtres sincères, naïfs, qui ne cachent point leur personnalité, et qui en ont une, je t'en réponds!
»Donc, quelle objection aurait ma mère contre Mlle de Coatlanguy, suffisamment instruite, jolie à ravir, douée de principes et de qualités admirables, et... que j'aime follement, mon ami, et pour ma vie entière?
»Aurait-elle (ma mère,) un préjugé contre ce costume breton, protestation superbe, exemple permanent, prédication, si je puis dire, en faveur du passé? Hélas! il faudra bien que Léna, en devenant ma femme, quitte sa robe brodée d'argent et sa coiffe aérienne. Je n'ai pas assez rompu avec les préjugés pour l'amener ainsi à Paris; mais je regretterai ce joli costume de Fouesnantaise.
»Dans un milieu aussi simple, aussi sincère, on se connaît mieux en quelques jours que dans le nôtre en de longs mois. Je suis retourné, d'ailleurs, à Coatlanguy; j'y ai ma chambre, ma place à table; je chasse le dimanche avec Goulven, le fils de la maison, et on me laisse, sans en prendre ombrage, revenir de la messe aux côtés de Léna.
»Mon ami, je suis presque effrayé de l'influence que j'ai eue sur elle. Un peu de musique révélée, un jour ouvert sur la poésie moderne (elle en était au grand siècle avec, comme adjuvant, deux ou trois odes de Lamartine et d'Hugo), quelques conversations, et ces attentions banales d'homme bien élevé qu'elle ne soupçonnait pas dans son rude milieu, ce peu l'a soudain affinée; sa pensée est plus prompte, son goût s'éveille, son regard s'anime.... Devine-t-elle que je l'aime? Je ne sais, elle est si délicieusement candide! Mais mon cœur s'émeut à voir la lumière sur son visage, quand je parais.... L'enlever de la maison où elle souffre, bien qu'on l'y aime chèrement, lui donner les joies qu'elle goûterait si bien, c'est une perspective qui me grise de bonheur....
»Séverin, ne peux-tu savoir discrètement si j'aurais à lutter beaucoup pour faire accepter à ma mère un mariage auquel, il faut bien te le dire, je suis bien décidé? Choisis le moment favorable, et parle pour préparer les voies, si tu le juges bon.
«A toi de cœur.»
»Elle est orpheline; cette considération pèserait peut-être près de ma mère, qui achèverait, sans lutte d'influences, de la raffiner, de l'ajuster à notre milieu.»
VII
Séverin de Salles venait de lire pour la seconde fois la lettre de Landry, et un pli rayait son front légèrement dégarni.
Il était environ huit heures, et son domestique venait de desservir les restes de son repas très sobre, et de lui apporter du café dans la chambre qui lui servait de bibliothèque.
Il avait, sur le quai Bourbon, dans un vieil hôtel majestueux et délabré, un appartement exigu, sorte de pied-à-terre où il venait passer quelques mois ou quelques semaines dans l'intervalle de ses voyages. C'était sommairement, austèrement meublé, et ceux de ses amis qui avaient connu sa luxueuse installation du boulevard Saint-Germain, pendant le court laps de temps de sa vie mariée, s'étonnaient à loisir de cette simplicité de Spartiate. Les plus intimes, qui savaient l'amour ardent, la passion qu'il avait eue pour sa femme, trouvaient étrange qu'il eût repoussé loin de lui tout ce qui lui rappelait de si chers et tendres souvenirs: peut-être ne pouvait-il pas supporter les objets témoins de cette union si tôt rompue. Toujours est-il qu'un moine n'eût pas jugé son appartement trop luxueux, et qu'il ne s'y trouvait rien de ce qui avait jadis charmé les yeux de sa jeune et jolie femme.
Séverin avait près de trente-cinq ans, et son front légèrement chauve, ses cheveux grisonnants, l'expression austère, parfois amère de sa physionomie, lui eussent fait donner davantage. Le chagrin n'avait point rendu sa vie stérile. Il rapportait de ses voyages des notes que se disputaient les revues en renom, et il s'occupait avec une intelligence et une activité extrêmes des grandes œuvres de notre époque, auxquelles il prodiguait sans compter une fortune trop considérable pour ses goûts personnels.
Cette fortune, jointe à des dons hors ligne, l'avait fait rechercher dans les milieux divers de ce qu'on appelle l'élite. Mais il vivait retiré, repoussait les avances, et fuyait la société des femmes. Après mainte tentative pour le décider à se remarier ou, tout au moins, à reparaître dans le monde, on avait dû conclure qu'il était inconsolable, et quelques amis avaient seuls gardé avec lui des rapports plus ou moins intimes.
Parmi ces exceptions étaient Landry Desmoutiers et sa mère. Une parenté assez rapprochée avait été d'abord la meilleure raison de ces relations conservées; puis il avait été touché par la sympathie de cet homme beaucoup plus jeune que lui, qui plaignait son malheur sans jamais le blesser, et qui, gâté et volontaire, s'était cependant plus d'une fois incliné devant ses conseils.
Tandis que, regardant vaguement le feu de bois qui envoyait de grands jets clairs dans l'âtre à l'ancienne mode, il réfléchissait à ce qu'il venait de lire, son domestique frappa à sa porte et lui remit un billet.
Il poussa un soupir impatient, en déchirant l'enveloppe épaisse et satinée. Le feuillet était couvert d'une écriture qu'il connaissait bien, et qui, d'ordinaire, fine, régulière, élégamment modelée, s'allongeait en lignes à peine lisibles.
«Mon cher Séverin, une lettre de Landry me rend très inquiète. Voulez-vous être très, très bon? Venez prendre une tasse de thé avec moi, ce soir, tout à l'heure, et nous causerons de ce cher enfant étourdi.»
Causer de Landry avec sa mère était, pour Séverin, une perspective peu attrayante. Il se trouvait fréquemment mêlé aux petits conflits de ces deux êtres qui s'aimaient chèrement, mais qui étaient également volontaires. Il faut le dire, plus d'une fois il avait pris contre la mère, positive, mondaine, sèche de cœur pour tout ce qui n'était pas son fils, le parti du jeune homme, chevaleresque, un peu poète, un peu trop porté aux illusions. Mais, ce soir, il lui semblait que la situation était grave; Landry avait senti se développer son indépendance, il parlait en homme, alors qu'il agissait peut-être en enfant ou en fou.
Séverin jeta un coup d'œil de regret sur une pile de brochures qu'il s'apprêtait à couper, et se leva en soupirant pour répondre à l'appel de sa cousine.
Il prit son pardessus, et se dirigea le long des quais dont lui habitait la partie abandonnée, et elle le point le plus aristocratique.
Il aimait à circuler, le soir, le long des eaux noires qui charriaient comme de brillantes étincelles le reflet des lumières de leurs rives. La silhouette majestueuse de la vieille cathédrale, la flèche élégante de la Sainte-Chapelle, les toits aigus et la façade du Louvre, tout cela prenait à cette heure un aspect mystérieux, grandiose, comme si toutes les voix du passé cherchaient à se faire entendre dans l'accalmie du soir. Il resta un instant accoudé au parapet pour achever son cigare, puis pénétra sous la voûte de l'hôtel où Mme Desmoutiers occupait, depuis son mariage, le même appartement.
—J'ai l'illusion d'être dans une maison à moi, disait-elle.
Et ses amis, ces Parisiens blasés auxquels les déménagements sont faciles et légers, lui savaient gré de leur offrir un coin fixe, où ils retrouvaient des souvenirs et des traditions.
Séverin fut aussitôt introduit dans le petit salon où, comme l'avait écrit Landry, une double ligne de conseillers, de présidents à mortier, de bourgeoises très fières semblaient regarder dédaigneusement les bibelots modernes mélangés, en petit nombre, il est vrai, aux vieux meubles authentiques dont maint d'entre eux s'était servi.
Un abat-jour d'un jaune pâle atténuait la lumière d'une très grosse lampe, et dans le jour adouci de la chambre, la laque blanche ou grise des fauteuils, les cadres d'or terni, le miroitement des vitrines mettaient des taches claires ou brillantes.
—Enfin, vous voilà! C'est bien à vous d'être venu si vite, et de m'avoir probablement sacrifié une laborieuse soirée!
Séverin s'inclina. Les paroles étaient aimables et chaleureuses, le sourire de Mme Desmoutiers charmant; mais il savait que tout cela était un peu affecté, et qu'elle s'inquiétait médiocrement des ennuis ou des sacrifices des autres, quand il s'agissait de son fils.
Elle était encore jeune, mais elle mettait une coquetterie savante à ne pas paraître redouter la vieillesse. Sa mise était sévère, bien que très élégante; une robe d'intérieur en crêpe de Chine noir, garnie de dentelle blanche, faisait ressortir la douce pâleur de son teint, et elle poudrait ses cheveux, qui se décoloraient.
Elle lui montra une bergère en face d'elle, puis entama tout de suite le sujet qui la hantait.
—J'ai enfin une lettre de Landry! Tenez, regardez-la.
Elle prit, sur un guéridon placé près d'elle, une lettre dépliée, et étudia avidement le visage de son cousin, tandis qu'il la lisait.
Séverin passa à cette lecture plus de temps qu'il n'était nécessaire. Les choses n'en étaient pas au point qu'il avait cru vis-à-vis de Mme Desmoutiers: à elle, Landry, loin de rien préciser, n'avait pas même parlé de l'existence des jeunes filles.
Séverin replia la lettre et la posa sur le guéridon, attendant ce qu'allait dire sa cousine.
—Voyons, mon ami, s'écria-t-elle avec impatience, que pensez-vous de tout cela?
—Mais qu'en pensez-vous vous-même, ma cousine?
—Oh! dit-elle, dépitée, ne faites pas le diplomate! D'abord, ce style embarrassé, haché, ne ressemble en rien aux jolies lettres que m'a écrites Landry jusque... jusqu'à son accident. Cette missive étrange, arrivant après une série de cartes postales, me paraît grosse de réticences... Et puis, c'est louche... Il parle d'une main contusionnée, et avoue qu'il fait de la musique.... De la musique! Ce n'est pas, je pense, pour un vieux paysan et son fils le chasseur! Un piano, cela suppose des jeunes filles—Or, pourquoi ne me parle-t-il pas tout simplement, tout franchement, des habitantes de cette ferme, ou de ce manoir?
Séverin, plein d'admiration pour des déductions dont il pouvait constater toute la justesse, ne put retenir un sourire.
—Qu'en pensez-vous? répéta Mme Desmoutiers. Ne suis-je pas logique?... Mais vous ne semblez pas aussi étonné que vous devriez l'être! ajouta-t-elle, frappée d'une idée soudaine. Séverin, Landry vous a écrit!
Séverin se rappela la demande de Landry: «Prépare les voies, si tu le juges bon.»
—Oui, j'ai reçu des cartes et une lettre, dit-il tranquillement.
—Eh bien! ai-je raison? Vous parle-t-il de la jeune fille?... Séverin, vous me faites mourir! Montrez-moi cette lettre!
—Ma chère Jeanne, je ne l'ai pas sur moi; mais j'ai pour principe de ne jamais communiquer les lettres, même les plus insignifiantes.
—A une mère!... Mais enfin, que dit-il?
—Il me donne des détails pittoresques, et me décrit des mœurs et des types comme nous n'en soupçonnons évidemment pas à Paris. Ses gentilshommes paysans ont une vraie noblesse.
—Et une rusticité encore plus grande! Et elle? Parlez donc, enfin!... Du reste, je suis folle! C'est une amourette sans conséquence, ou même rien du tout....
—Je le pense comme vous, et je crois que l'admiration de Landry s'en ira en fumée dès qu'il aura repris pied dans le monde civilisé.
—Évidemment! Je perds la raison quand il s'agit de cet enfant.... Que vous dit-il d'elle, Séverin?
—Il fait d'elle, comme vous dites, un fort séduisant portrait.... Une très jolie fille, portant un vieux nom authentique, élevée au couvent, instruite et distinguée, et vêtue, comme une fée Morgane, de broderies d'argent et de précieuses dentelles.
—Mais c'est du roman!
—Landry est romanesque, dit Séverin, retenant un sourire.
—Vous ne pensez pas que... qu'il commette la folie de parler, de s'engager?
—Non certes; pas sans vous avoir parlé d'abord.
—Et je le raisonnerai! s'écria-t-elle, soulagée.
—Ma chère Jeanne, dit Séverin s'enfonçant dans sa bergère, ayant l'honneur de recevoir vos confidences aussi bien que celles de votre fils, il m'est évidemment imposé d'être impartial, et de conseiller ce que je crois le meilleur. Je ne désire pas plus que vous un mariage qui, s'il n'est pas une mésalliance, sortirait Landry de sa sphère, on y introduirait une femme incapable de s'y adapter. Dans l'intimité d'un foyer, et dans les rapports forcés avec le monde extérieur, ce n'est pas assez d'avoir des principes solides, des qualités sérieuses: il faut une parité d'éducation, d'habitudes, de goûts, ce qui résulte tout naturellement d'avoir vécu dans le même milieu. Je crois donc que Landry regretterait avant peu de s'être ainsi engagé, et je crois également que, malgré la facilité qu'ont les femmes à se plier aux situations, cette jeune fille ne serait pas heureuse. Il est donc désirable d'enlever Landry à son rêve, d'autant que, s'il se prolonge, il peut laisser derrière lui des regrets, des souffrances irréparables.
Quelque chose se pinça dans les traits de Mme Desmoutiers, et elle fit un geste indifférent, laissant deviner que les regrets d'une inconnue la touchaient fort peu.
—Alors, que conseillez-vous, mon ami?
—D'abord, de ne pas heurter votre fils, d'éviter toute discussion avec lui, de ne pas même vous opposer ouvertement à ses projets quand il vous les dira; mais de le rappeler sous un prétexte plausible, puis de le replonger dans son milieu, dans sa vie, de la distraire, d'arranger un voyage.
—Parfait! Oh! vous verrez comme je serai adroite! D'abord, j'ai un gros rhume; je vais l'exagérer, appeler mon fils, puis lui demander, comme vous me le conseillez, de m'accompagner dans le midi, en Italie, en Espagne, n'importe où... Ah! mon pauvre Séverin, que de tourments nous donnent ces grands garçons! Landry, qui est si charmant, si recherché, peut faire un mariage superbe... Quand je pense qu'il va s'éprendre d'une paysanne, évidemment sans le sou, dont les manières le couvriraient de confusion!
—Mettons les choses au point, dit Séverin un peu sèchement. Je n'ai point l'intention de me mêler de n'importe quel mariage superbe pour Landry. Ce n'est pas parce que cette jeune fille est pauvre que je juge son projet malheureux: c'est parce que, le connaissant à fond, je prévois qu'une fois son enthousiasme calmé, il aurait des regrets infinis. Je songe même à la tranquillité et au bonheur futur de cette enfant, en désirant que Landry ne la revoie pas.
—Oh! vous êtes bien bon! Des intrigants odieux! Des gens qui, pour reprendre un rang dans le monde, ont attiré mon fils et l'ont enjôlé!
—Ceci n'est pas probable. Le portrait que me fait Landry des Coatlanguy est trop vivant pour n'être pas vrai. Ce sont des simples, j'en suis sûr, incapables de tant d'intrigue. Qui sait, même, si ce cultivateur intransigeant ne refuserait pas sa nièce à un bourgeois!
—Oh! quant à cela!... Enfin, ne discutons pas les détails, puisque nous sommes d'accord sur le fond.... Voulez-vous vous charger de rappeler Landry, de lui dire que je suis malade, que vous avez vu mon docteur....
Le visage de Séverin devint tellement glacé, que Mme Desmoutiers s'interrompit, un peu interdite.
—Vous autres femmes, dit-il d'un ton de sarcasme, vous vous entendez trop bien à intriguer et même à... mentir, pardonnez la crudité du mot, pour qu'il vous soit nécessaire d'appeler à votre aide la diplomatie masculine, très inférieure. Arrangez-vous avec Landry comme il vous plaira, je ne saurais m'en mêler.
Il se leva en disant ces mots, et elle protesta contre ce prompt départ.
—Quoi! sans prendre de thé? Attendez un peu, on va nous en apporter....
—Merci, je suis pressé....
Elle retint un instant sa main.
—Séverin, qu'allez-vous lui répondre?
—Rien; c'est une manière de s'en tirer, et je suis assez mauvais épistolier pour qu'il ne s'étonne pas de mon silence.
Il s'inclina, dégagea sa main, embrassa d'un coup d'œil le petit salon confortable avec ses portraits majestueux, ses meubles de style, ses recherches de tout genre, et, un instant après, il se retrouvait sur le quai, en face de la rivière piquetée d'or et des silhouettes grandioses des vieux monuments.
«Oh! le convenu, oh! les habitudes!... pensait-il en allumant son cigare. Si Landry eût été un autre homme, j'aurais pris son parti. Après tout, on a peut-être plus de chances de trouver un cœur sincère dans un milieu primitif. Mais je le connais: tout, chez lui, est à fleur de peau, et cet amour romanesque s'étiolerait dans ce cadre parisien.... On ne transplante ni l'ajonc ni les bruyères de cette rude terre de là-bas....»
Une demi-heure après, plongé dans un de ses livres favoris, il semblait avoir oublié ce qui venait de se passer.
VIII
LANDRY A SÉVERIN
«Mon ami, pourquoi ne m'as-tu pas répondu?
»Ma mère m'écrit; elle se plaint d'être souffrante, et menacée d'un séjour dans le midi.
«Je pense qu'elle n'a rien deviné; me réservant de lui parler, je n'avais pas même nommé Léna. Est-elle vraiment malade? Réponds-moi immédiatement; je suis anxieux. Mais, quoi qu'il arrive, je veux que mon avenir soit engagé avant mon départ.»
SÉVERIN A LANDRY
«Ce que je te conseille fortement, c'est de ne rien engager du tout. Tu es ton maître, personne ne peut t'empêcher d'épouser la femme que tu juges la plus digne et la plus charmante. Mais pour toi-même, pour ta propre dignité, pas d'emballement. A ta place, je m'imposerais trois mois d'attente et de réflexions. Si tu persistes, tu seras mieux fondé à combattre les objections inévitables de ta mère.
»Il est très vrai qu'elle est décidée à quitter Paris pour l'hiver.
»A toi.»
Landry froissa cette lettre avec colère.
«Séverin prend des allures de sphinx, se dit-il. Il ne se montre pas le bon camarade sur qui je comptais.... Lui qui est assez romanesque pour enterrer sa vie dans le tombeau de sa femme, perdue après quelques mois de mariage seulement, il aurait pu comprendre l'élan et la confiance d'un ami!
Le «mois noir» avait commencé. Landry avait assisté à Lanrouara aux offices des trépassés et, sous le capuchon de sa cape de deuil, Léna lui avait semblé encore plus jolie. Il l'accompagna au cimetière, et lut les inscriptions grossièrement gravées sur les tombes de granit où elle s'agenouillait. Les plus anciennes portaient les traces d'un écusson; sur les autres, les noms roturiers du pays s'accouplaient à celui de Coatlanguy.
—J'aimerais à prier sur la tombe de vos parents, murmura Landry, s'approchant de la jeune fille.
Elle le regarda avec une tristesse soudaine et presque inquiète.
—Ma mère repose ici, dit-elle, montrant une pierre qui, comme les autres, était à peine dégrossie.
Elle avait, le matin, placé sur la tombe une couronne de lierre et de chrysanthèmes communs, cueillis dans le jardin du manoir, et il lut avec difficulté les lettres creusées dans le granit au grain grossier: «Marie-Yvonne-Hélène Le Du, épouse d'Hervé Lebreton de Coatlanguy, décédée pieusement le 10 juillet 18..., à l'âge de vingt ans.»
—Elle est morte en me mettant au monde, dit Léna, baissant instinctivement la voix. J'ai cru longtemps qu'une espèce de malédiction pesait sur moi, pour avoir pris la vie de ma mère....
—Il ne faut pas penser à de pareilles choses, murmura Landry, impressionné, et éprouvant un frisson involontaire à l'idée du lien mystérieux qui existait entre cette tombe froide et la jeune vie brillante de Léna.
Le mot qu'elle avait prononcé: «J'ai pris la vie de ma mère», assombrissait soudain pour lui tout ce qui l'entourait.
—Et votre père? reprit-il, cherchant à secouer cette impression, fût-ce par une autre idée triste, mais différente.
L'expression d'angoisse passa de nouveau sur les traits de la jeune fille.
—Il n'est pas ici; il est allé mourir au loin, et je suis encore responsable de ce départ, de cette fin prématurée, puisqu'il est parti inconsolable du malheur dont ma naissance était cause.
Landry resta silencieux. Elle reprit, songeuse:
—Je crois que mon oncle ne lui a pas pardonné d'avoir quitté le pays. Il ne veut jamais parler de lui; il est très bon; cependant il est obstiné, parfois violent. Mais mon père, je l'ai su par son camarade de collège, M. de Kermaïdic, avait une âme d'artiste; il souffrait, lui aussi, d'être enchaîné à des devoirs obscurs et fastidieux; la présence de la jeune femme qu'il aimait eût pu seule l'y résigner....
Elle fit encore une pause.
—J'ai trouvé un jour dans un vieux bahut, dit-elle, des dessins de lui.... Il n'avait jamais pris d'autres leçons que celles du collège, et je suppose que cela n'a pas de valeur...
—Voudrez-vous me montrer ces dessins? demanda Landry ardemment.
Elle fit signe que oui.
—Et il est mort jeune?
—Depuis que j'ai commencé à comprendre, mon oncle m'a répété que je n'ai d'autre parent que lui.
—Pauvre petite!...
Un léger brouillard flottait sur le petit cimetière, et adoucissait les lignes rudes des croix de pierre brute. Il y avait sur presque toutes les tombes des bouquets rustiques, et les femmes en capes de deuil se glissaient comme des ombres dans les étroits sentiers. Landry s'imagina qu'une communication mystérieuse s'établissait entre lui et les âmes des parents de Léna, qu'elles erraient à son côté, qu'elles lui confiaient ce jeune cœur isolé, cette vie si tôt privée de ses appuis, de ses tendresses.
Ils étaient maintenant sortis du cimetière, et Léna éprouva une sorte de soulagement visible, comme si un poids de tristesse était écarté d'elle.
—Puisque vous aimez les chants bretons, dit Loïzik, s'approchant d'eux avec son placide sourire, venez écouter Yann, l'enfant aveugle, qui dit le sône des trépassés.... Léna vous le traduira.
Un enfant de douze à treize ans, vêtu de bure, avec une figure pâle, des cheveux longs et des yeux vagues qui cherchaient le ciel sans rien voir, s'avançait, tenant la main d'une vieille femme en deuil.
—Chante le chant des morts, Yann, et tu auras une pièce blanche dit Léna s'approchant.
La figure intelligente du petit s'anima.
—La pennerez du Coatlanguy! s'écria-t-il, étendant sa main brune pour chercher la main de la jeune fille.
—Tu as bonne mémoire, petit Yann, car tu n'es pas venu depuis l'année passée. Yvonna, la soupe sera trempée pour vous au manoir, quand Yannik aura chanté.
Et l'enfant, d'une voix douce et monotone, commença le chant que les jeunes filles se tenaient prêtes à traduire pour Landry:
«Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, bonne santé à vous, gens de cette maison; bonne santé nous vous souhaitons: nous venons vous mettre en prière...
»C'est Jésus qui nous envoie pour vous éveiller, si vous dormez;
»Vous éveiller, grands et petits; s'il est encore, hélas! de la pitié dans le monde, au nom de Dieu, secourez-nous!
»Frères, parents, amis, au nom de Dieu, écoutez-nous! Priez, priez! car les enfants, eux, ne prient pas.
»Ceux que nous avons nourris nous ont depuis longtemps oubliés; ceux que nous avons aimés nous ont sans pitié délaissés.
»Mon fils, ma fille, vous êtes couchés sur des lits de plume bien doux, et moi, votre père, et moi, votre mère, dans les flammes du purgatoire.
»Vous reposez là, mollement; les pauvres morts sont bien mal. Vous dormez là d'un doux sommeil; les pauvres morts sont dans la souffrance.
»Un drap blanc et cinq planches, un bourrelet de paille sous la tête et cinq pieds de terre par-dessus, voilà les seuls biens de ce monde qu'on emporte au tombeau.
»Nous sommes dans le feu et l'angoisse; feu sur nos têtes, feu sous nos pieds, feu en haut et feu en bas; priez pour les trépassés!
»Jadis, quand nous étions au monde, nous avions parents et amis; aujourd'hui que nous sommes morts, nous n'avons plus de parents et d'amis.
»Au nom de Dieu, secourez-nous! Priez la Vierge bénie de répandre une goutte de son lait, une seule goutte sur les pauvres trépassés.
»Sautez vite hors de votre lit, jetez-vous sur vos deux genoux, à moins que vous ne soyez malades, ou appelés déjà par la mort.»[*]
[*] Traduit par M. le vicomte de la Villemarqué.
Des groupes s'étaient formés autour du petit chanteur. Les enfants, obéissant à la lettre, se jetaient à genoux, les femmes se signaient, et les hommes glissaient une pièce de deux centimes dans le chapeau déformé de l'aveugle.
Le ciel gris, le brouillard léger, la bise aigre et gémissante de novembre s'harmonisaient avec cette scène, et une vague tristesse, ou plutôt une angoisse envahit de nouveau le cœur de Landry.
Le maire, qui était revenu le premier de l'office, se tenait sur le perron, regardant les jeunes gens qui rentraient. Il y avait un pli sur son front, et ses lèvres se serraient avec une sorte de résolution.
—Le père a quelque chose qui le tourmente, dit Goulven.
—Il est toujours triste, le jour des morts; il a vu partir tous les siens! murmura Loïzik.
—M. Desmoutiers, j'ai une demi douzaine d'arbres à marquer là-bas pour le bûcheron, dit le maire, répondant d'un signe au salut amical de Landry; voulez-vous venir avec moi, pendant que les jeunes filles changent leurs vêtements de deuil?
—Oh! très volontiers!
Ils s'acheminèrent d'un pas vif vers un bouquet de chênes très vieux, presque morts, qui s'élevaient sur la lande, à deux ou trois cents mètres du manoir. Landry parlait avec son enthousiasme ordinaire des usages bretons, de la solennité incomparable de ce jour des morts, et du chant qu'avait dit le petit Yann, l'aveugle. M. de Coatlanguy l'avait d'abord écouté avec un plaisir involontaire; mais il l'interrompit tout à coup, et dit avec une certaine brusquerie:
—Est-ce que vous resterez encore longtemps à Morlaix?
Landry tressaillit de surprise, et murmura quelque chose d'embarrassé sur le charme hivernal du paysage et le plaisir de la chasse.
—Tout cela est très bien; mais vous avez un pays, une maison, une famille, et, je l'espère pour vous, des occupations. Vous perdez votre temps, ici.
Stupéfait, inquiet, Landry garda le silence.
—Je suis habitué à parler sans détours, reprit le maire de sa voix rude. Je ne suis pas un monsieur de votre monde, mais un paysan ignorant des belles paroles. Donc, mon jeune Monsieur ne vous fâchez pas si je vous dis que vous êtes resté ici assez longtemps....
Une rougeur ardente monta aux joues de Landry.
—Ne prenez pas cela pour une insulte, reprit vivement le maire. Je vous crois honnête; vous ne voyez pas la situation dans laquelle vous vous mettez.... Soyons francs, comme deux hommes.... Vous parlez trop à ma nièce Léna; vous montrez trop, aussi, que vous la trouvez jolie, et comme cela ne peut vous mener à rien, ni vous ni elle, sauf à des chagrins, je vous donne cordialement cet avis: retournez chez vous, dans votre monde.
Les sentiments chevaleresques de Landry s'éveillèrent, et aussi.... l'esprit de contradiction qui lui faisait habituellement désirer ce que les autres jugeaient pour lui inaccessible.
—Mon monde! Le vôtre le vaut bien, M. de Coatlanguy! Vous êtes un gentilhomme, et moi d'une vieille bourgeoisie parisienne.
Le maire haussa les épaules.
—Oui, je suis gentilhomme, et je pense que mon nom vaut le vôtre. Mais il n'y a pas que l'origine pour apparier les gens: il y a l'éducation, les habitudes. Vos bourgeoises de Paris se moqueraient de Léna.... Quant à vous, votre instruction dépasse la nôtre, et vous avez fréquenté des gens bien différents de notre simple entourage. Mais à quoi bon discuter? Vous sentez, aussi bien que moi, que ma nièce ne peut être votre femme.
—Pourquoi? s'écria Landry, frémissant.
—Ce serait votre malheur à tous deux, dit le maire durement.
Si ce simple paysan aux allures droites et brusques, ignorant du monde et de ses détours, eût été le plus consommé des diplomates et eût cherché un moyen sûr pour faire épouser sa nièce à Landry, il n'aurait certainement pas mieux réussi.
—Pourquoi? répéta le jeune homme. Si vous m'avez étudié, comme vous semblez le dire, n'avez-vous pas compris qu'au sortir d'un cercle raffiné, mais toujours factice, j'ai pris ici un bain de vérité et de noblesse? J'y ai compris les grandes tâches de la vie, la beauté des principes immuables. Et si vous connaissiez les jeunes filles que je vois dans le monde, vous ne vous étonneriez pas que je sois séduit par la grâce austère et la simplicité de vos Bretonnes....
Il avait parlé avec tant de chaleur, que le maire fut un peu ébranlé.
—Vous ne seriez pas heureux, vous dis-je; Léna est fière, et souffrirait dans votre monde.
—Croyez-vous que je ne saurais pas la garder de tout froissement?
—Mais on ne transplante pas notre rude flore. Elle-même qui, je ne l'ignore pas, s'imagine qu'elle serait plus heureuse hors d'ici, elle-même, croyez-moi, aurait le mal du pays.... Un mal terrible pour les Bretons! Ils en meurent!
—Je la ramènerais! Je suis heureux, ici.... J'y achèterais un domaine, et, avec vos conseils, je m'efforcerais aussi de faire du bien....
Une lueur passa dans les yeux du maire, mais il secoua la tête.
—C'est bon, je vous crois sincère; mais cela ne suffit pas.... Même si je pouvais admettre pareille chose, il faudrait savoir ce que dirait votre mère. Aucun des miens n'entrera jamais dans une famille sans y être désiré, mon jeune ami.
Landry sentit comme une douche glacée. Il fit un effort pour répondre du même ton convaincu:
—Ma mère veut mon bonheur, elle aimera qui j'aime.
—Enfin, il faudra voir; mais ne soyez pas fâché si je vous répète que je désire autre chose pour ma nièce, et si j'exige de votre part un temps de réflexion.... Et puis... si la chose doit jamais arriver, il faut que je vous confie, que je confie à votre honneur un fait que Léna ignore, et qu'il m'est pénible de dévoiler.
Sa voix s'altéra, et Landry, étonné, se hâta de répondre que le secret, quel qu'il fût, serait scrupuleusement gardé.
Le maire n'était pas homme à prendre des biais, ni à retarder une confidence désagréable, mais nécessaire. Il regarda Landry en face, et dit à brûle-pourpoint:
—Le père de Léna n'est pas mort.
Une surprise intense se peignit dans le regard du jeune homme, en même temps qu'il ressentait une vague et pénible appréhension.
—C'était, reprit le maire avec un certain mépris, une pauvre tête. Dans les meilleures races, il y a des déchets, des ratés. Faible de santé, il avait l'horreur du travail de la terre. Je l'occupais à faire mes comptes, mais c'était un paresseux; il se croyait artiste, et s'imaginait être ici hors de sa sphère. Je le mariai, et tout alla bien pendant un an: il aimait sa femme. Mais elle mourut à la naissance de Léna. Mon frère ne sut pas porter son malheur en homme: même la petite lui faisait mal à regarder. Il réclama son héritage, et je dus vendre une de nos meilleures fermes, dit le maire avec une amertume soudaine au souvenir de cet endettement du domaine familial. Il partit, alla étudier la peinture, dissipa son argent, et finit par....
Ici il s'énerva: cela devenait trop dur....
—... Par épouser une comédienne! dit-il d'une voix de tonnerre.
Landry, consterné, sentait une sueur froide sur ses tempes.
—Ce n'est pas tout. Il plaça le peu qui lui restait d'argent dans des affaires véreuses. Il perdit tout, même l'honneur, car son nom, mon nom... fut compromis dans un désastre dont, je le dis d'ailleurs à sa décharge, il n'avait pas soupçonné le côté frauduleux. Dès lors, il fut mort pour moi.... Quand je dis mort... il fallut bien lui venir en aide pour le tirer de ce mauvais pas; mais je ne lui donnai d'argent qu'à la condition qu'il ne réclamerait jamais sa fille.