The Project Gutenberg EBook of La Robe brodée d'argent, by M. Maryan

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Title: La Robe brodée d'argent

Author: M. Maryan

Release Date: January 31, 2010 [EBook #31137]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA ROBE BRODÉE D'ARGENT ***




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M. MARYAN

LA

Robe Brodée
d'Argent

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PARIS
LIBRAIRIE BLÉRIOT
HENRI GAUTIER, SUCCESSEUR

55, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 55
1913

TABLE
CHAPITRE: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI, XXVII, XXVIII, XXIX, XXX, XXXI, XXXII, XXXIII, XXXIV, XXXV, XXXVI, XXXVII, XXXVIII, XXXIX, XL, XLI, XLII, XLIII, XLIV, XLV

LA ROBE BRODÉE D'ARGENT

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CHAPITRE I

LANDRY DESMOUTIERS A SÉVERIN DE SALLES

«Je ne date pas ma lettre, mon cher ami. D'abord, j'ignore l'orthographe du hameau perdu où je vais dormir ce soir; puis, tu ne pourrais pas en prononcer le nom semi-barbare.

»Ah! Séverin, quels jours je vis! Quelles impressions vraiment neuves, inattendues, dans l'enivrante solitude de ce voyage, et l'entraînante vitesse de mon incomparable auto!

»Quand je pense que ma chère mère croyait m'avoir fait connaître la Bretagne! Aussi bien la trouvais-je un peu banale et décevante dans ses villes, et même dans les sites célèbres envahis par les touristes. Mais je l'ai découverte, la vraie, la sauvage, l'indomptable, la mélancolique, la charmeuse! Je l'ai découverte dans ses chemins bordés de chênes et de genêts qui, effleurés par l'auto, font pleuvoir sur moi des feuilles vertes et des fleurs d'or,—sur ses grèves solitaires où la mer, bleu d'azur ou vert d'émeraude, est toujours agitée dans sa noire ceinture de rochers,—dans les villages perdus d'où s'élancent des clochers en dentelle,—et surtout, peut-être, je l'ai reconnue et saluée sur les pentes arides des monts d'Arrez.

»Voici deux jours que j'erre en tous sens sur ces plateaux où souffle librement une brise âpre, dans le dédale vraiment désolé de ces vallées où croît seul l'ajonc épineux, sur les croupes arrondies de ces collines, sur la terre brune desquelles pousse un thym maigre et ras, brûlé par le vent et le soleil. La vue est incomparable dans sa tristesse: au-delà des cimes rondes et nues qui moutonnent autour de moi, c'est, d'un côté, la mer sans bornes; de l'autre, la sombre chaîne des Montagnes Noires. Çà et là, la silhouette grise d'une chapelle, une chaumière isolée.... Je passe des heures sans apercevoir une figure humaine; mais quelle note pittoresque offrent les rares passants! Tantôt c'est un paysan vêtu de bure brune, conduisant un attelage de ces petits chevaux alertes, infatigables, qui prennent leur nom de ces montagnes mêmes; tantôt c'est une femme à la coiffe monastique, qui, effrayée de voir l'auto, rassemble comme des poussins les petits sauvages aux cheveux de lin qui s'ébattent sur la route.

»Point d'arbres, partant, point d'oiseaux, si ce n'est un vol de corbeaux s'enlevant, très noirs, sur le ciel gris perle. Un silence impressionnant, une pauvreté grandiose, une indicible mélancolie....

»J'ai laissé mon chauffeur à Morlaix, et je jouis indiciblement. Ce n'est pas trop de ce cadre immense, de ce désert, pour la vie qui déborde en moi. Jamais, mon ami, je ne connaîtrai d'impressions plus enivrantes que celles qui m'envahissent dans cette liberté de mon être....

»Eh! oui, je me sens libre pour la première fois. Ma pauvre mère!... Certes, elle vit de mon bonheur, de mes désirs, et me gâte comme le plus aimé des fils. Et cependant, je ne le voudrais dire qu'à toi: j'ai, en la quittant, ressenti cette impression de liberté que je me reproche comme une ingratitude. J'avais soif de solitude, soif de n'être plus étouffé par cette tendresse oppressive, cette influence que je reconnais sage et douce, que je subis volontairement, mais qui arrête l'essor de ma personnalité. Pour calmer mes remords, je me dis que je lui reviendrai plus aimant, et qu'elle jouira de constater le développement opéré dans mon être pendant ces jours où je pense seul, où j'agis seul, où je ne suis plus uniquement le fils soumis d'une mère trop tendre, mais un homme entrant vraiment dans la vie avec des espoirs, des rêves, des plans personnels, et toutes les responsabilités qu'il regarde en face, et qui ne troublent point ses secrètes énergies.

»Le jour tombe, et mon encre est si pâle que je vois à peine ce que j'écris. Ma chambre est rustique à souhait: blanchie à la chaux, avec un lit entouré de calicot, une table boiteuse et deux chaises de paille. De la cuisine, qui sert de salle commune, montent les effluves de mon souper: lard aux pommes de terre et crêpes de blé noir. Pour loger mon auto, on a débarrassé une grange, et un groupe d'enfants déguenillés, assemblés sur la route, contemplent l'étonnante machine, qui est pour eux un peu sorcière. Je me sens perdu dans ce monde nouveau, fruste, sauvage, dont je n'entends pas même le rude dialecte. Tout semble faire de nous des races différentes, et cependant un lien sympathique me rattache à ce peuple austère, dont je pressens la grandeur, filon d'or dans le granit.

»Mon vieux Séverin!... J'ai parfois du remords de chanter devant toi mes chansons de jeunesse, de te dire crûment tout ce que j'espère, tout ce que j'attends de cette vie qui t'a été, à toi, si inclémente....

»Je serais prêt, cependant, à sympathiser avec ta douleur si tu voulais la dire. Je n'ose pas toucher à la blessure que tu dérobes; mais il faut que tu saches que je te plains, que je t'aime, que je suis tout prêt à partager ton fardeau, si tu y trouvais du soulagement.... Peut-être me regardes-tu encore, toi aussi, comme un enfant. C'est vrai que tu es plus âgé que moi, et plus intelligent; c'est vrai aussi que tu as été mûri par ton deuil et ta souffrance. Et cependant, notre amitié demeure, à l'étonnement des gens superficiels. C'est à toi, mon ami plus vieux, plus sage, plus triste, que je vais instinctivement chaque fois que je veux m'épancher, et tu vois que je t'écris ce soir mes enthousiasmes, à toi qui as cependant vu l'Europe entière, et épuisé toutes les impressions de voyage.

»Bonsoir, Séverin. Un pillawer (marchand de chiffons), vêtu de bure brune, va porter ma lettre au prochain village, parmi le chargement de bols coloriés qu'il livre aux ménagères, en échange de leurs loques. Je te le redis, ton souvenir m'est très cher dans cette solitude, et il me semble que j'aime plus que jamais la jolie maman qui, à cette heure, rêve à moi dans le tiède confort de son petit salon, sous les regards graves de mes ancêtres les conseillers et les sénéchaux, et de mes grand'mères en fraises empesées ou en justins de brocart.»

II

L'auto, de sa souple et rapide allure, parcourait sans but les stériles vallées dans lesquelles le soc de la charrue heurte des fragments de roc, gravissait les pentes tapissées de thym et de maigre bruyère, sillonnait les routes tracées parmi les touffes d'ajonc.

Landry allait à l'aventure, se dirigeant sur les villages isolés dont les clochers à jours enchâssaient des trèfles ou des losanges de ciel bleu ou gris. Parfois, il descendait vers les petites villes austères aux pignons rayés de poutres, aux murs de granit, ou dans les gros bourgs qui, une fois par semaine, les jours de marché, sortaient de leur paix engourdie. Il errait parmi les paysans, curieux de leurs mœurs et de leurs coutumes, admirant les ostensoirs brodés sur les vestes de Cast, les grands cols de mousseline et les coiffes relevées de Pleyben, les bonnets brodés des tout petits. Il s'endurcissait bravement à la pauvreté des auberges, à la rusticité des couettes de balle d'avoine. Il lui semblait que son corps et son esprit se trempaient dans cette vie primitive, tandis que son imagination s'imprégnait d'une poésie âpre et forte, enivrante comme l'odeur du thym sur la montagne balayée par le vent. Que d'heures passées sur ces pentes désertes, sur ces sommets brûlés de soleil! L'auto, comme un monstre au repos, demeurait sur la route, et Landry se grisait d'air pur et de silence. Il y a tant de voix charmantes dans les âmes jeunes!... Tantôt il contemplait au loin la mer mouvante; tantôt il cherchait ses clochers de prédilection à travers la brume légère qui, presque continuellement, flottait sur les vallées. Souvent aussi, les yeux clos, dans un rêve passionnant, il évoquait le passé de cette terre de légendes. Au crépuscule, quand les grandes ombres des nuages se reflétaient sur la bruyère, quand la brise prenait des accents plaintifs, il eût volontiers attendu l'apparition des korrigans et des poulpiquets venant danser en rond sur la colline, et transformer en un or suspect et fatal les petites grappes sèches des bruyères. Il eût été presque disposé à reconnaître, dans les vapeurs blanches montant des gorges, les lavandières de nuit tordant les linceuls des morts. Mais lorsque la première étoile perçait la voûte assombrie du ciel, et que la lumière douce de la lune prêtait à ce paysage austère une beauté nouvelle et fantastique, c'était le souvenir des vieux saints qui s'offrait à lui. Quel charme dans ces figures à la fois tendres et fortes! Il croyait les voir, abordant ces rivages dans leur auge de pierre ou sur les plis étendus de leur manteau, s'enfonçant dans les forêts ou gravissant les collines, prêchant les rudes sectateurs des druides, assouplissant à l'amour du Christ ces cœurs sauvages, dans lesquels ils savaient découvrir le filon d'incroyable tendresse qui caractérise la race bretonne.

Jaloux de sa liberté et de sa solitude, il continuait à consigner son chauffeur à Morlaix. Il conduisait bien, manquant seulement un peu de prudence. Grisé de mouvement, il demandait à la machine souple et docile de véritables tours de force et une vitesse vertigineuse.

Mais ce fut très beau de mener pendant quinze jours, sans accidents, ce train exagéré.

Un charbonnier, vêtu de ce pittoresque costume de bure que Landry avait photographié à plusieurs reprises, passait au pied du mont Saint-Michel, conduisant sa voiture chargée de sacs et de fagots d'ajonc, lorsqu'il vit sur la bruyère nue et déserte une machine en détresse. Il laissa son attelage sur la route, et gravit la pente. La voiture n'était pas seule endommagée: son propriétaire gisait à quelque distance, sans mouvement.

Le paysan, de stupeur, laissa tomber sa courte pipe de terre, et marmotta, en breton, quelques paroles peu tendres sur les autos qui commençaient à envahir le pays, à effrayer les chevaux et les vaches, à causer des dommages et des accidents; mais il s'approcha du jeune chauffeur, et le souleva avec des précautions dont on n'eût pas cru capables ses grandes mains rudes. Il n'y avait à portée de secours d'aucune espèce, pas même un filet d'eau. S'étant assuré que Landry respirait encore, le charbonnier courut à la voiture, et, ayant fouillé les coffres et les poches intérieures, trouva une petite gourde à demi pleine de cognac. Quelques frictions sur les tempes, quelques gouttes du breuvage glissées entre les lèvres firent aussitôt ouvrir les yeux au jeune homme. D'abord étourdi, un peu égaré, il reprit conscience de ce qui était arrivé, et constata qu'il n'avait aucune fracture, l'élasticité du sol tapissé de lichens et de thym ayant amorti sa chute. Il se hâta d'examiner l'auto. Un pneu avait éclaté, et l'explosion qui s'était produite l'avait projeté à quelques pas, sans connaissance.

Le paysan ne parlait pas français. Il cherchait à expliquer ses intentions bienveillantes, montrait la machine, puis étendait le bras vers la vallée. Mais tout cela était lettre morte pour Landry, dont la mimique désespérée n'était, d'ailleurs, pas mieux comprise. Il savait qu'il n'y avait pas de mécanicien aux environs; il fallait télégraphier à son chauffeur, et faire descendre la voiture jusqu'à la gare la plus proche. Mais ses contusions le faisaient souffrir et, quand il voulut marcher, il lui sembla que les montagnes l'enserraient dans une ronde fantastique, tandis que ses jambes tremblantes se dérobaient sous lui.

Le paysan le prit par le bras et lui montra sa charrette. Les chevaux essayaient patiemment, sans y réussir, de tondre l'herbe courte qui liserait la route. Renonçant à d'autres explications, le charbonnier prit Landry dans ses bras comme s'il eût été un enfant, et le jucha sur un sac, tandis que lui-même se plaçait à la tête de ses chevaux et reprenait le chemin de son village.

Si las et si étourdi que fût Landry, il était encore capable de sentir le côté comique de sa situation, mais non pas de s'en amuser. Profondément mortifié de devoir abandonner sur la bruyère son auto à demi brisé et de s'en aller, jeté sur un sac de charbon, vers un inconnu à tout prendre peu réjouissant, il se promit de ne faire connaître ni à sa mère, ni à son cousin Séverin, l'incident désagréable qui donnerait une triste idée de sa prudence ou de son habileté. Et ce fut dans une disposition d'esprit singulièrement assombrie qu'il descendit la montagne gravie, quelques heures auparavant, avec tant d'entrain et d'enivrement.

C'était cependant l'heure qu'il aimait: la fin du jour. L'odeur du thym devenait plus pénétrante sous la brise qui s'élevait. Le ciel était coloré des nuances les plus riches. Les nuages ourlés d'or offraient des aspects étranges, changeant à toute minute. C'étaient des villes fantastiques, avec des bastions, des murs crénelés; c'étaient, l'instant d'après, des montagnes, des frondaisons, de profondes vallées, puis des lacs aux pâles reflets verts, avec les îles gris perle, des rivages accidentés, et, au loin, des lueurs d'incendie. Tout cela se reflétait sur la montagne. La petite chapelle de Saint-Michel se détachait en sombre sur un fond d'or, et la bruyère s'irradiait de lueurs pourpres, tandis que, sur les pentes et au loin, sur la mer, les grandes ombres des nuages gris semblaient étendre des bras gigantesques, ou des ailes immenses et mouvantes. Et au-dessous, un brouillard froid montait de la vallée, déjà envahie par le crépuscule, ouatant les contours, rendant imprécises et tremblantes les silhouettes des clochers, et laissant à peine distinguer les reflets d'acier d'une rivière lointaine où s'était, tantôt, miré le soleil.

Les couleurs du ciel pâlirent; le pourpre s'effaça en un rose et en un lilas très doux, l'ombre gagna même les sommets où s'était attardée la lumière, et au zénith, qui devenait d'un bleu sombre, une étoile s'alluma.

Le rustique équipage continuait à descendre d'une lente allure, le pas égal du charretier ne se lassant point. Semblant indifférent au site désolé comme aux splendeurs du soleil couchant, il ne se retournait même pas vers l'étranger qu'il avait recueilli. Il semblait à Landry qu'il allait s'enfonçant dans la nuit. Une heure avait passé, lui paraissant terriblement longue. Les sommets dont il s'éloignait se dressaient maintenant très sombres, très sévères, et au-dessous de lui, à travers les lacets de la route, il entrevoyait vaguement, comme au fond d'un abîme, un amas de toits d'ardoise et de chaume, du milieu desquels s'élançait un clocher aigu.

Alors, quelques arbres rabougris se montrèrent sur les talus, avec des haies d'ajoncs limitant de maigres champs d'orge ou de blé noir. Puis des chaumières parurent sur la route; Landry pouvait encore distinguer leurs portes au cintre de pierre. L'une d'elles avait des murs égayés de roses trémières d'un rouge profond, et de tournesols flamboyants.

Landry était venu deux ou trois fois dans ce village. Un dimanche, il avait entendu la grand'messe dans l'église gothique datant du xve siècle, où un jubé de pierre bleue finement découpée lui avait causé des distractions. Il éprouvait déjà un soulagement à la pensée de pouvoir parler français à l'aubergiste ou au recteur, lorsque la charrette, se détournant de la grande route, prit un chemin de traverse et s'éloigna du village.

Landry se souleva sur son dur coussin, et pria le conducteur de le laisser descendre. Mais un flot de paroles bretonnes l'arrêta, tandis, que d'un geste assuré, le paysan étendait son fouet vers une masse sombre, à peu de distance. C'était un bouquet d'arbres relié à une avenue, et à côté duquel s'élevaient des toits d'ardoise et une mince tourelle en poivrière.

Landry reprit espoir et patience. Quelques minutes après, la charrette s'engageait dans la rustique avenue creusée d'ornières et bordée d'ajoncs, puis s'arrêtait devant une grille de bois derrière laquelle la nuit ne laissait distinguer que confusément des bâtiments irréguliers, un toit monumental, et le sommet pointu de la tourelle.

Il voulut descendre; mais maintenant, il ressentait de vives douleurs. Le paysan, cependant, s'était dirigé à travers la cour jusqu'à la maison. Il en revint presque immédiatement, accompagné d'un homme de haute taille, portant une veste de paysan et un chapeau rond entouré d'un ruban de velours.

—Un accident d'automobile? dit-il en français, s'adressant à Landry.

—Oh! quel soulagement de pouvoir enfin se faire comprendre! s'écria celui-ci. Ce brave homme m'a été très secourable, mais nous ne nous entendions pas.... Voulez-vous, mon ami, lui demander de me conduire à l'auberge, où j'ai hâte de trouver un lit, quel qu'il soit?

—Yvon Magadec a fait preuve d'intelligence en vous amenant chez moi, dit le nouveau venu avec une courtoisie mêlée de dignité. Je suis le maire de Lanrouara, et comme un de mes fils possède un auto, il a pensé que je pourrais vous venir en aide mieux qu'un autre.

Tout ceci avait été dit en bon français, bien que d'une voix rude et avec un fort accent breton. Un peu confus de la liberté avec laquelle il avait appelé «mon ami» le premier fonctionnaire de l'endroit, Landry balbutia des excuses, puis renouvela sa demande d'être conduit à l'auberge.

—Le meilleur lit de Seïzan Lecoz ne vous reposerait guère, après une pareille secousse. Puisque Yvon vous a conduit chez moi, faites-moi le plaisir d'y rester, au moins jusqu'à demain.... Yvon, aide mon hôte à descendre, ajouta-t-il en breton.

Avant que Landry eût pu protester, il le reçut comme un bébé des bras robustes du charbonnier, et le porta, tout étourdi, dans une chambre sombre, tout en demandant, d'une voix de stentor, qu'en apportât «des chandelles».

Ce fut, en effet, une longue et mince chandelle de suif qui fit son apparition dans un chandelier de cuivre, tenu à bout de bras par une vieille paysanne en coiffe d'indienne lilas. Cette faible lumière ne suffisait pas à dissiper les ténèbres de la chambre inconnue où se trouvait Landry; il put seulement soupçonner qu'elle était différente de ce qu'il s'était attendu à trouver d'après le costume et les allures de son hôte.

—Je voudrais dédommager le brave homme qui m'a conduit ici de la peine qu'il a prise, dit-il, et du détour qu'il a fait pour m'amener dans votre maison hospitalière, Monsieur....

—C'est juste, dit le maire laconiquement.

Et il appela de sa forte voix:

—Yvon Magadec!

Le charretier parut à la porte, s'essuyant les lèvres sur sa manche de bure; il venait évidemment de prendre sa part de l'hospitalité du maire.

—Voulez-vous, Monsieur, lui dire que je le remercie mille fois, et que je lui serai obligé d'accepter ceci?...

Il avait ouvert son porte-monnaie, et tendait deux pièces au paysan. Celui-ci les prit simplement, en portant la main à son chapeau, et quitta la chambre avec le maire.

Si ce n'eussent été les meurtrissures qui lui donnaient l'impression d'avoir le corps brisé, et l'espèce de vide qu'il sentait au cerveau, Landry eût trouvé l'aventure pittoresque. Ses yeux s'accoutumaient à l'obscurité; il distinguait les poutres du plafond, les lambris qui revêtaient les murs, et, parmi les meubles très simples, des objets qu'il ne se serait pas attendu à trouver là, tels qu'un piano et un harmonium.

Le maire reparut, et, à la lueur d'une autre chandelle qu'il tenait à la main, Landry put distinguer ses traits accentués, burinés par les rides, mais singulièrement beaux et distingués. Il portait une veste à basques longues, ornée de petits boutons noirs, et ouverte sur une chemise blanche. Point de gilet, mais une ceinture de coton à carreaux blancs et lilas faisant plusieurs fois le tour de ses reins. Il n'avait point quitté son chapeau, de dessous lequel tombaient sur son col des mèches de cheveux gris ayant une tendance à boucler.

—Mes nièces sont au sermon, dit-il, et je le regrette, parce qu'elles s'entendent mieux que la vieille Marianna à recevoir un étranger. Mais il y a toujours des draps au lit de la chambre d'amis. Êtes-vous capable de monter un étage, ou faut-il que je vous porte? Vous ne pesez pas lourd, et mes bras sont encore solides.

Landry n'eût voulu pour rien au monde accepter de tels services d'un vieillard.

Dominant sa souffrance, il suivit son hôte dans un escalier en pierre assez large, entre deux murs de granit, et qui lui sembla interminable. A droite et à gauche du palier, s'étendaient de sombres corridors. Presque à l'entrée de l'un d'eux, le maire ouvrit une porte. Cette fois, c'étaient deux bougies placées dans des flambeaux d'argent, qui éclairaient la «chambre d'amis». Landry vit un grand lit à courtines fanées, dont les couvertures rabattues laissaient voir des draps de neige, puis des meubles anciens assez confortables.

—On va vous apporter un bouillon et un verre de vieux vin, dit le maire. Il vaut mieux faire diète après une chute. Yvon m'a dit que vous n'avez ni fracture, ni entorse. S'il y a lieu, demain, on fera chercher un médecin à Brasparlz ou à Pleyben. Mais pour le moment, le mieux est de vous coucher.

—Comment vous remercier! dit Landry, dont les yeux se mouillèrent de larmes juvéniles. Recevoir ainsi un inconnu, un étranger!

—Je ne sais pas si vous êtes ou non un chrétien, Monsieur, répondit brusquement le vieillard; mais si vous avez jamais appris votre catéchisme, vous devez savoir que, parmi les œuvres de miséricorde que chacun de nous doit accomplir à l'occasion, il est recommandé d'exercer l'hospitalité.

—J'ai été élevé en chrétien, répondit Landry, et je sais aussi que la reconnaissance est un devoir.... J'ai une chère et tendre mère, Monsieur.... C'est la première fois que je la quitte, car j'ai fait près d'elle mon temps de soldat; et elle vous aura une profonde gratitude quand elle saura quelle réception j'ai trouvée ici.... Mais je dois au moins vous dire mon nom: Landry Desmoutiers.

—Moi je suis, je crois vous l'avoir dit, maire de ma commune,—un paysan, d'ailleurs, comme vous pouvez le constater. Si cela vous intéresse, je m'appelle Alain de Coatlanguy. Ma famille n'est pas la première qui ait subi les vicissitudes des temps. Cette maison, qui a été un manoir, est depuis plus de cent ans une ferme, et le sang des vieux seigneurs s'est mêlé à celui de nos paysans bretons.... Allons, dormez en paix, et demain vous me direz où est votre bagage, et ce qu'il faut faire de votre automobile.

Il refermait la porte; il se ravisa:

—Il y a de l'eau bénite au chevet de votre lit; ma nièce Loïzik en met tous les samedis.

Un instant après, la vieille servante apporta un bol de bouillon et une bouteille de vin convenablement tapissée de toiles d'araignées. Elle murmura un bonsoir en breton, puis referma la porte. Landry se trouvait seul.

III

C'était une douce et calme soirée d'automne. Il était à peine sept heures et demie; mais les arbres qui entouraient la maison du côté de l'avenue obscurcissaient les dernières heures du crépuscule. La chambre, bien que parfaitement propre, ne servait probablement qu'à de rares intervalles, car il y régnait cette odeur renfermée, ce léger relent de moisissure qui caractérise les vieilles maisons.

Landry ouvrit la fenêtre, chercha à distinguer les bâtiments lourds de la cour d'entrée, puis examina son logis. C'était une vaste pièce, au plafond bas, sillonné de poutres en chêne. Un revêtement de bois couvrait les murailles; à la fenêtre et au lit, des rideaux de calicot d'une blancheur immaculée pendaient sous les courtines d'un damas vert aux tons jaunis. Le mobilier se composait d'une armoire de chêne aux panneaux grossièrement sculptés, d'une commode sans style, mais ornée de curieuses poignées de cuivre, d'un fauteuil Voltaire recouvert de reps vert, de chaises de paille et d'une table ronde. Une pendule en bois noir, à colonnes, ornait la cheminée, flanquée de deux flambeaux d'argent, et à la tête du lit, il y avait un bénitier surmonté d'une croix.

Si Landry se fût trouvé transporté dans cette chambre au sortir de son nid parisien si douillet, si délicieusement rempli d'objets d'art, il n'y eût évidemment trouvé ni confort ni agrément; mais il venait de mener pendant quinze jours une vie fort primitive. Le plaisir d'être son maître, le sentiment vague d'une émancipation lui avaient fait accepter avec une sorte d'enthousiasme les auberges de village, la nourriture rustique, le coucher grossier, et l'absence complète du bien-être. Ces quinze jours vécus intensément, remplis d'émotions, de pensées, lui avaient paru courts pendant qu'ils s'écoulaient, et cependant, lui laissaient l'impression bizarre d'avoir creusé une sorte d'abîme le séparant de sa vie ordinaire. Il se figurait avoir mûri dans cet essai d'indépendance, ou plutôt avoir subi des changements intimes dans ce tête-à-tête avec sa jeunesse. Enfin, avec la souplesse de son âge, il se sentait en quelque sorte désaccoutumé, par cette vie nouvelle, de ce qui, jusqu'à présent, lui avait paru nécessaire à son existence. Aussi ne prenait-il pas, pour apprécier l'hospitalité de cette ferme, un terme de comparaison qui lui semblait déjà éloigné; il ne pensait pas à sa chambre du quai d'Orsay, mais aux réduits malpropres où il avait récemment dormi d'un sommeil sans rêves après des courses sur les collines. Et il goûta pleinement la netteté de la chambre, la blancheur des rideaux et du linge un peu rude, le modeste confort des meubles rustiques. Il trouva une jouissance délicieuse à s'enfoncer dans le grand lit que rendait douillet une couette de plumes à l'ancienne mode. Il prit consciencieusement de l'eau bénite, moitié attendri, moitié souriant de la simplicité d'enfant avec laquelle ce vieillard athlétique l'avait averti de ce pieux raffinement d'hospitalité. Et, avec une indicible impression de sécurité, sans même penser à sa machine abandonnée là-bas sur la bruyère, il s'endormit d'un lourd sommeil.

...Bien lourd, en effet, car la ferme recommença à vivre dès l'aube, et il n'entendit rien, ni le cri strident des coqs, ni le mugissement grave des vaches qu'on venait de traire, ni les aboiements joyeux des chiens, ni, à plus forte raison, le bruit du balai que Marianna heurtait contre les cloisons de bois. Mais, chose singulière, il s'éveilla subitement lorsqu'un coup léger fut frappé à sa porte.

—Entrez! balbutia-t-il, encore lourd de sommeil.

On n'entra pas. Seulement, une voix de femme, douce et un peu chantante, se fit entendre derrière la porte:

—Mon oncle m'a envoyée demander comment vous allez, Monsieur. Il est à la mairie; mais, si vous désirez un médecin, il a dit de faire atteler.

Landry se secoua comme un jeune chien. Il se sentait bien encore douloureusement meurtri; mais ce bon sommeil l'avait déjà à moitié remis, et il n'avait évidemment nul besoin d'un docteur, ni de remèdes.

—Je suis presque bien, répondit-il, amusé, à travers la porte. Oserai-je demander l'heure? La pendule n'est pas montée, et ma montre s'est arrêtée dans ma chute.

—Il est dix heures, Monsieur; Marianna doit-elle vous apporter votre déjeuner, ou voulez-vous descendre?

—Je descends... Mille grâces!

Il sauta à bas de son lit, étouffant un petit cri, car ses mouvements demeuraient pénibles, et il commença avec délices ses ablutions. La fenêtre ouverte laissait entrer non pas un rayon, mais une véritable nappe de soleil. Tout semblait irradié, embelli à miracle dans cette lumière, et, tout en faisant sa toilette, il admirait la masse des arbres de l'avenue, richement teintés de pourpre et d'or. Puis, en disposition joyeuse, il descendit l'escalier de pierre, et chercha à retrouver la chambre où il avait été introduit la veille. Comme il hésitait devant plusieurs portes closes, une lueur ardente attira son regard, elle venait d'une vaste cuisine, et remplissait un âtre immense où une marmite était suspendue. Au-dessus des fagots enflammés, une large plaque de fer, luisante de beurre, était posée, et la vieille Marianna faisait des crêpes. Avec sa robe de bure, son col de mousseline étroit, épinglé sur son cou ridé, sa petite coiffe serrée sur ses tempes, elle était singulièrement pittoresque. Et le cadre dans lequel elle était placée eût tenté un peintre flamand.

La cuisine occupait toute la largeur de la maison; l'une de ses fenêtres à petits carreaux donnait sur la cour, l'autre sur un potager sans clôture, qui dévalait le long d'une pente, et laissait voir un horizon immense de champs, de landes, de collines. Aux poutres enfumées pendaient les objets les plus divers: lard fumé, guirlandes d'oignons, paquets de chandelles, touffes flétries d'herbes de la Saint Jean. Une table flanquée de bancs la traversait dans une partie de sa longueur, et, dans un angle, le lit clos de Marianna se dressait, noir et luisant, laissant voir, par une étroite ouverture, sa courte-pointe à fleurs rouges. Sur le manteau de l'énorme cheminée, il y avait des pots d'étain, une rangée de chandeliers de cuivre, et, à la place d'honneur, une antique Vierge en faïence coloriée, au manteau semé d'étoiles. Des dressoirs grossiers supportaient une vaisselle pittoresque, à grosses fleurs, et des cuillers de bois. Enfin, sur les murs enfumés s'étalaient des ustensiles de cuivre rouge, qui réfléchissait à l'envi les lueurs du feu et la lumière du soleil.

Marianna était sourde, et elle ne se retourna point au bruit des pas de Landry. Mais, comme il commençait a être embarrassé de son personnage, il entendit derrière lui la même voix douce et chantante qui lui avait parlé derrière la porte.

—Voulez-vous entrer dans la salle, Monsieur? Je vais vous servir votre déjeuner.

—Vraiment, je ne puis consentir à vous donner cette peine! balbutia-t-il, embarrassé.

Il avait devant lui une paysanne vêtue à peu près comme Marianna, du costume de Carhaix ou de Huelgoat: corsage ajusté, petit col de mousseline, coiffe serrée, cachant un grand chignon arrondi; seulement, la robe était de drap fin, le tablier de taffetas noir, et la coiffe laissait voir deux bandeaux de cheveux blonds, encadrant un visage sans beauté, mais agréable. Une chaîne sautoir, en or, soutenait une montre placée dans la piècette, ou bavette du tablier.

Landry, mis en garde par la conversation de la veille avec le maire, devina qu'il avait devant lui une des jeunes filles de la maison. Son hôte avait, en effet, parlé de ses nièces.

La jeune fille ouvrit la porte de la «salle», pièce d'apparat qui servait, pour les étrangers, de salon et de salle à manger. Une grande table carrée en occupait le milieu. Il s'y trouvait des bahuts sculptés de forme disgracieuse, mais d'un travail ancien et soigné, des sièges très divers de styles, puis le piano et l'harmonium entrevus la veille.

Landry se sentit embarrassé lorsqu'il vit la jeune fille ouvrir un des bahuts pour y prendre une tasse. Il s'avança pour l'aider; mais, à ce moment, la voix chevrotante de Marianna se fit entendre. Bien qu'elle parlât breton, Landry comprit le sens de ses paroles en la voyant désigner d'un geste les préparatifs qu'elle aussi avait faits en vue du déjeuner du «Monsieur». Il s'aperçut alors, à travers le corridor, qu'un couvert était dressé sur la longue table de la cuisine.

—De grâce, Mademoiselle, s'écria-t-il, ne m'infligez pas la mortification d'être servi par vous! Je vois que votre servante a eu la bonne idée de me traiter en hôte familier, et j'apprécie, croyez-le, le charme très pittoresque de cette belle cuisine.... Si vous saviez la vie rustique que j'ai menée, dans les auberges des montagnes d'Arrez!

La jeune fille se mit à rire, et n'insista point.

—Moi aussi, dit-elle, j'aime bien à déjeuner dans la cuisine, et nous y dînons, même, quand nous sommes seuls....

Elle allait et venait, avec une certaine grâce de mouvements, complétant les préparatifs du déjeuner, apportant la moche de beurre frais, le pain de ménage; puis, invitant Landry à s'asseoir, elle versa le café fumant, et s'assit elle-même sur le banc, de l'autre côté de la table. Il la regardait, tout en beurrant ses tartines, et s'étonnait, en face de ce type inconnu et insoupçonné.

On ne pouvait dire que Loïzik fût distinguée; mais elle paraissait telle, en opposition avec son costume de paysanne. Ses mains brunes n'avaient pas, évidemment, l'habitude des gants. Évidemment aussi, elles accomplissaient des besognes de ménagère; cependant, ni la forme ni l'épiderme n'étaient altérés par des travaux trop rudes. Le français qu'elle parlait était pur, bien que marqué d'accent breton. Ce n'était sans doute pas à l'école du village qu'elle avait pris ces tours corrects ni ces aperçus bornés, mais justes, sur les choses en dehors de sa simple vie. Elle n'était pas positivement timide: elle donnait l'impression d'une personne habituée à dominer dans sa sphère, et elle semblait trouver naturel d'être traitée avec égard et respect par ce jeune homme élégant, dont les raffinements de politesse la troublaient toutefois secrètement.

Landry eut bientôt appris qu'elle avait été élevée dans un couvent, puis qu'elle était revenue près de son oncle, qui lui tenait lieu de père.

—N'ai-je pas entendu M. de Coatlanguy parler de ses nièces? Avez-vous une sœur, Mademoiselle?

—Non, malheureusement, et Léna n'est même pas ma cousine: elle est, la propre nièce de mon oncle, une Coatlanguy, tandis que je tiens, moi, à la famille de sa femme.

—Et elle a été élevée comme vous, au couvent?

—Oh! oui, de même que les fils de mon oncle sont allés au collège.

—Et cependant, ils cultivent la terre?

Il regretta d'avoir dit ces paroles, en voyant rougir la jeune fille.

—L'un d'eux est avec mon oncle, l'autre est notaire à Châteauneuf-du-Faou.... Pourquoi les cultivateurs ne profiteraient-ils pas des bienfaits de l'instruction, monsieur? Cela les rend plus aptes à comprendre les affaires, et aussi à servir leur pays. Et puis, c'est une jouissance, de savoir....

—Oh! sans doute! Et il faut des vues très nobles, des motifs très désintéressés pour faire des études classiques sans le but immédiat d'une carrière déterminée....

—Mon cousin Goulven succédera un jour à son père à la mairie, dit la jeune fille, baissant les yeux pour cacher l'éclair de plaisir qui venait d'y briller. Il mène une campagne acharnée pour éloigner d'ici les mauvais journaux, les doctrines perverses.... Il aime aussi la terre, Monsieur.... Il a déjà mis en culture des arpents de lande et de bruyère....

Elle s'interrompit en voyant entrer son oncle, et elle se leva avec un empressement qui témoignait d'habitudes de respect très patriarcales pour le chef de la famille.

Au grand jour, le maire était plus brun, plus ridé; noueux comme un chêne, la force éclatait dans ses membres encore bien proportionnés. Ses cheveux gris étaient lisses et soignés, et sa chemise d'un éclat irréprochable.

—On vous a laissé dormir? C'est le meilleur remède, dit-il en souriant. Je vois que vous déjeunez de bon appétit.... Continuez, pendant que nous traiterons de vos affaires. Que désirez-vous de moi? En quoi puis-je vous être utile?

—Je voudrais envoyer un télégramme à mon chauffeur, afin qu'il amène un mécanicien de Morlaix. On trouvera bien ici des chevaux pour conduire la machine à la prochaine gare?

—Sans doute. Et vous? Je vous observe depuis un moment, et je crois que vous êtes plus meurtri que vous ne voulez le paraître.... Vous êtes blanc comme une demoiselle, et vous retenez une plainte quand vous faites un mouvement.

—Ce n'est rien, puisque je peux marcher. J'ai fait mon année de service, Monsieur, et je suis endurci, dit Landry en souriant.

—N'importe; si vous voulez suivre le conseil d'un homme qui n'est habitué ni à s'écouter, ni à trop ménager les autres, vous prendrez un ou deux jours de repos avant d'aller surveiller les réparations de votre auto. D'où venez-vous?

—De Ber-ar-lane.

—Vous n'êtes pas difficile, mon jeune Monsieur, si vous vous êtes contenté de la maison de la mère Lehouarn.... Puisque vous êtes ici, restez vous reposer deux ou trois jours; il serait imprudent de partir dans l'état où vous êtes.

—C'est trop de bonté, s'écria Landry, et je crains vraiment d'abuser....

—Quand j'invite les gens, c'est que cela me convient, interrompit le maire d'un ton brusque; mais je n'ai pas l'habitude de les garder malgré eux, et si vous préférez partir, ma voiture est à votre disposition.

Cette petite aventure, l'imprévu de cette situation, la nouveauté de ce milieu, tout cela semblait trop charmant à Landry pour qu'il refusât une offre si hospitalière.

—Alors, vous restez, c'est arrangé. Vous êtes chez vous, et nous, nous irons à nos affaires comme si vous n'étiez pas là.... Où est Léna?

—Elle travaille au bourg, aux oriflammes des Sœurs.... C'est demain la procession du Rosaire, dit Loïzik, se tournant vers Landry. Comme notre église est célèbre dans le pays, on y vient de loin, et.... je porte la Vierge, ajouta-t-elle, rougissant de plaisir.

—Je serai ravi de voir une de vos processions! s'écria Landry, de plus en plus satisfait.

—Allons, Loïzik, à l'ouvrage! interrompit le maire. Monsieur, vous pourrez vous reposer à votre aise, à moins que vous ne vouliez aller au jardin. A midi, le dîner sonnera... Mais d'abord, écrivez votre dépêche; un de mes pâtours ira la porter au bureau.

Landry entra, pour rédiger un télégramme, dans le «bureau», pièce sombre, encombrée de paperasses et de registres, où se traitaient les détails de l'exploitation.

—Voulez-vous des livres, Monsieur? demanda Loïzik de sa voix traînante.

Sur sa réponse affirmative, elle ouvrit devant lui un des bahuts du salon, et lui montra du geste des rangées de livres de prix.

Il en choisi deux ou trois au hasard, pour ne pas la mortifier, et remonta dans sa chambre, d'où il découvrait la cour, l'avenue, et un ciel de ce gris doux qu'il avait appris à aimer sur les monts d'Arrez. Il n'ouvrit pas les livres. Il aurait dû écrire à sa mère, et il se demandait dans quelle mesure il lui ferait part de son accident, quelle édition abrégée il en pourrait donner, et enfin sous quel aspect il lui présenterait son séjour dans cette ferme-manoir. Elle concevrait des inquiétudes immédiates, elle le rappellerait ou viendrait le retrouver... Et il voulait, lui, poursuivre le cours de cette amusante excursion, boire seul et à longs traits l'ivresse de son indépendance....

Midi sonna avant qu'il eût pris une plume; et cependant, sur sa table, une main attentive avait éparpillé du papier mauve, des enveloppes, et un porte-plume en nacre, portant écrits ces mots, en minuscules lettres bleues: Souvenir de Sainte-Anne d'Auray.

Une grande cloche fut mise en branle sous sa fenêtre, et presque aussitôt il entendit dans la cour un bruit de sabots. Il descendit, et vit les domestiques et les journaliers, en habit de travail, se presser dans la cuisine, remplie des vapeurs d'une succulente soupe aux choux. Les crêpes rissolaient sur la poêle, et les écuelles s'alignaient sur la table avec des pichets pleins d'eau. Mais en face, la porte de la «salle» était ouverte, et la famille, réunie autour de la table carrée, n'attendait évidemment que lui.

En effet, dès qu'il eut passé le seuil, Loïzik lui montra sa place avec un petit sourire familier, tandis que le maire ôtait son chapeau et commençait le Benedicite. Aussitôt l'amen répondu, il replaça le feutre lourd sur sa tête, et désigna à Landry un jeune homme qu'il n'avait point encore aperçu.

—Mon fils Goulven... Tout à l'heure, vous verrez ma nièce Léna, ou Hélène, si l'on veut, et vous connaîtrez alors tous les habitants du Coatlanguy, dit-il en plongeant une cuiller d'argent dans une soupière ventrue, pleine de la même soupe aux choux qu'on servait aux travailleurs.

Dans la famille du maire, les jeunes filles étaient évidemment considérées comme sans importance. Aucune d'elles ne tenait la place de maîtresse de la maison; c'était Goulven qui s'asseyait en face de son père, et celui-ci plaça Landry à sa droite.

Goulven de Coatlanguy était grand et robuste comme le maire; mais il n'avait pas, comme lui, un type aristocratique conservé à travers des générations, malgré les alliances nombreuses contractées avec des races à la fois plus rudes et plus humbles. Il était, lui aussi, habillé en paysan, avec une extrême propreté. Lui aussi parlait un français absolument pur, avec le même accent dur et chantant qu'avaient son père et sa cousine. Il semblait intelligent et s'intéressa aux réponses que lui fit Landry au sujet de son accident et de son auto.

Mais, tout en parlant, les regards de Landry se portaient involontairement sur la place vacante en face de lui. Le maire aussi la regardait, et Loïzik se hâta de prévenir les signes de mécontentement qui devenaient visibles sur sa figure.

—Mon oncle, les Sœurs auront retenu Léna jusqu'à l'Angelus, dit-elle, et, même en courant, il y a bien six minutes de la maison d'école au manoir...

Elle parlait encore lorsqu'une voix gaie résonna dans l'allée.

—Ne me grondez pas, oncle Alain! Nous avons collé des lettres dorées sur cinquante oriflammes! Il y en aura même pour les garçons, et je....

Elle s'interrompit, confuse, s'apercevant de la présence de l'étranger, qu'elle avait oubliée, et s'arrêtant sur le seuil tandis que Landry se levait précipitamment.

—Ne vous dérangez pas, ce n'est que Léna, dit le maire avec un sourire presque doux à l'adresse de la nouvelle venue. Allons, Lénik, mange vite ta soupe, tu bavarderas après.

La jeune fille, intimidée, se glissa à sa place d'un pas souple, mais d'une allure effarouchée, et, dépliant sa serviette, en passa le coin dans la bavette de son tablier.

Elle aussi était vêtue en paysanne, mais son costume était plus riche, et surtout plus seyant que celui de sa cousine. Elle portait, elle, la coiffe de dentelles aux ailes légères des Fouesnantaises. Le grand col empesé à la paille s'étalait sur ses épaules élégantes, en dégageant son cou à peine bruni. De dessous la coiffe, un épais chignon châtain clair, bien lissé, retombait sur la nuque, tandis que, de ses bandeaux, s'échappaient des frisures légères, accompagnant à ravir le plus joli visage qu'eut jamais vu Landry.

—On voit bien que tu as couru et que tu as été au grand vent! dit Goulven d'un air mécontent. Voilà encore tes cheveux qui recommencent à s'échapper.

Une vive rougeur couvrit les joues de Léna, et elle jeta un regard rapide sur Landry, tandis que, levant ses mains fines et légèrement dorées, elle essayait de remettre de l'ordre parmi les boucles rebelles. Elle rencontra le regard du jeune homme, si rempli d'une involontaire admiration, qu'elle rougit encore davantage, tout en répondant d'un air de reproche à son cousin.

—Je ne puis changer la nature de mes cheveux, Goulven....

Sa voix était plus harmonieuse que celle de sa cousine, et son accent moins prononcé.

—Tu pourrais les cacher sous ta coiffe, comme faisaient ta tante et les jeunes filles de son temps, dit le maire secouant la tête.

Le visage de Léna exprima un si vif effroi, que son oncle lui-même sourit.

—Oui, oui, reprit-il, nos Bretonnes d'autrefois, les vraies, cachaient leurs cheveux à la manière des religieuses, et ne se souciaient pas de paraître jolies, mais d'être sages et vertueuses. Et les anciennes estampes montrent notre reine Anne elle-même sans un cheveu sur son grand front bombé.

—Le temps a marché, depuis Anne de Bretagne, dit Léna avec une inflexion douce et moqueuse, et les reines d'aujourd'hui ne porteraient pas les coiffes d'antan!

Le maire s'adressa à Landry, sans cesser de manger avec lenteur sa soupe aux choux. Il demeurait un peu éloigné de la table, et se penchait en avant, à la mode paysanne.

—Nous sommes encore quelques-uns, dit-il, qui prétendons conserver les coutumes et le costume du pays. Le costume garde l'esprit breton, comme la robe de moine garde le religieux. Il conserve avec lui beaucoup d'autres choses: notre belle langue, qui se prête mal aux déclamations révolutionnaires et aux revendications modernes, nos usages, qui sont sains et respectables, nos qualités physiques elles-mêmes, et, si je puis le dire, une part d'attachement à la religion. Le Breton qui aime son costume et ses habitudes n'émigrera pas vers les villes, où l'on perd trop souvent la santé et la foi. La Bretonne qui respecte les traditions de sa mère et conserve les atours chastes, des aïeules, sera moins vaniteuse, moins coquette et moins dépensière que d'autres. Et comme il souffle chez nous un vent dangereux de changement et de prétendu progrès, il est bon que les plus instruits et les plus riches donnent l'exemple. J'ai gardé à ce sol maints bras robustes parce que je cultive ma terre, et beaucoup de filles sont restées honnêtes et bonnes ménagères parce que mes nièces portent une coiffe et font leur beurre...

Landry l'écoutait, intéressé. Le regard de Goulven reflétait des idées toutes semblables à celles de son père, et une joyeuse approbation se lisait sur le frais visage de Loïzik. Seule, Léna demeurait secrètement hostile, bien que le respect auquel elle était pliée ne lui permît pas de discuter les paroles de son oncle.

—Ceux du pays, reprit le maire, posant sa lourde cuiller d'argent dans son assiette vide, parlent de m'envoyer quelque jour à la Chambre.... Et pourquoi pas, s'il n'y en a pas de meilleur? dit-il, regardant son hôte avec une expression de défi.

Mais comme il ne vit sur la figure du jeune homme qu'une attention sympathique dénuée de surprise, il continua plus doucement:

—Eh bien! si je vais jamais là-bas, ce sera avec ma veste et mon chapeau rond, comme mon vieil ami Soubigou, qui siégea des années dans notre costume, et qui fut respecté de tous. Je leur montrerai, moi aussi, qu'un vrai Breton reste immuable, et que non seulement ses principes et ses idées, mais encore les sages coutumes qu'il tient de ses pères sont comme le granit de son sol....

—J'admire de tout mon cœur cette fidélité! s'écria Landry, et je fais des vœux pour qu'on voie de nouveau le costume breton sous les voûtes du Palais-Bourbon... Je le souhaite d'autant plus, qu'un homme de votre valeur trouverait dans une situation législative des objets et des occupations mieux en rapport avec son éducation et son intelligence....

—Que dites-vous là? s'écria brusquement le maire. Croyez-vous donc que l'agriculture n'offre pas un aliment suffisant à l'activité et à l'intelligence? Améliorer ce sol, atténuer la pauvreté de cette race, lui conserver ses forces vives, c'est un but, cela, et digne d'un homme!

—Oh! certes! répliqua Landry, de plus en plus intéressé par la sphère inconnue qui lui était révélée. Mais, même au point de vue du bien à faire, votre cadre n'est-il point restreint? Les soins domestiques, par exemple, suffisent-ils toujours aux aspirations des jeunes femmes et des jeunes filles élevées comme celles des villes?

Un sourire paisible errait sur les lèvres de Loïzik, qui échangea un regard avec Goulven, tandis que Léna baissait les yeux.

—Mon jeune Monsieur, dit le vieux paysan avec la même brusquerie, nous ne sommes pas en ce monde pour satisfaire les fantaisies de notre imagination, mais tout simplement pour servir Dieu. Or, on le sert surtout là où il vous a placé. Sauf certaines exceptions, il est bon, il est sage de rester à l'endroit que la Providence a choisi pour nous. On ne transplante guère les arbres sans dommage; le sol qui nourrit les chênes n'est pas clément aux palmiers, ni les climats exotiques aux bruyères. Il y a partout du bien à faire; l'âme d'un paysan vaut celle d'un prince ou d'un savant, et Dieu même a enseigné que ce que l'on fait «à l'un de ces petits» est fait à lui-même.... Mais je vais vous ennuyer de mes théories.... Quand je parle de mon pays, je radote un peu.... Si ce n'est pas indiscret de vous le demander, dites-nous ce que vous faites, et où vous habitez.

Landry sourit, et répondit de bonne grâce qu'il habitait Paris, avec une mère veuve dont il était l'unique fils; qu'il venait de faire son service militaire, et qu'il allait achever son doctorat, puis se faire inscrire au barreau. Ceci lui attira une spéciale sympathie de la part du maire, qui gardait de sa race maternelle un respect marqué pour les hommes de loi.

La conversation prit ensuite un tour général, Landry s'émerveilla de voir ces deux hommes au courant de la politique, des plus récentes découvertes scientifiques, des publications sérieuses.

L'enthousiasme, auquel sa nature était prédisposée, s'éveillait en lui. Il admirait ces vies cachées, mais utiles, fertilisantes, ces intelligences un peu frustes qui, enchaînées à un labeur modeste, ne se désintéressaient point de ce qui touchait l'humanité. Il trouvait superbes cet attachement au sol, ce mépris de l'opinion, cette fidélité à d'antiques et respectables coutumes, et il se proposait de faire partager son enthousiasme à son ami Séverin, et même à sa mère, demeurée facile à émouvoir.

Dans son admiration exaltée, il pensait que M. de Coatlanguy et son fils étaient certes les égaux, en intelligence, des gens qu'il avait fréquentés jusque-là, et qu'ils les dépassaient en valeur morale. Et combien Loïzik et Léna, différaient des jeunes filles banales, toutes pareilles en apparence, un peu émancipées, un peu fin de siècle, qu'il rencontrait à Paris! Cette réserve, cette gravité le charmaient, et les paroles rares, mais pleines de sens qu'il les avait entendues prononcer, lui donnaient l'idée de facultés développées par la solitude et la réflexion.

L'excitation de ces pensées ne lui permettait évidemment pas de se rendre compte qu'il venait de passer quinze ou vingt jours sans communications intellectuelles, et que la reprise de ses relations avec le monde civilisé, ce monde fût-il tout petit, devait lui paraître doublement agréable. Il était porté—et c'était naturel,—à s'exagérer le charme de sa découverte. Enfin le cadre, le costume, les habitudes des Coatlanguy mettaient en lumières leurs qualités très réelles, et leur donnaient une note de pittoresque et d'inattendu. Landry ne songeait pas à se demander si, transportés hors de leur milieu et privés de cet entourage spécial qui leur prêtait son charme et sa rude poésie, ils lui auraient paru aussi remarquables.

Rencontrés dans un salon, ne les aurait-il pas trouvés rustiques, brusques, dépourvus de la distinction convenue que donne seule l'habitude d'un certain monde? Encore une fois, il était sans arrière-pensée, tout à la joie de sa découverte en pleine Bretagne sauvage.

IV

Après le dîner de midi, le maire le condamna au repos pour le reste de la journée, et fit descendre du grenier dans le salon un vieux canapé aux pieds fragiles, revêtu d'un brocart usé jusqu'à la corde. On lui apporta d'autres livres de prix, une histoire de la Vendée, deux ou trois journaux datant de plusieurs jours; puis les jeunes filles, prenant un ouvrage de couture, s'installèrent près de la fenêtre, laissant grande ouverte la porte de la salle et celle de la cuisine, pour surveiller Marianna qui avait des tendances à s'endormir trop près du feu.

Naturellement les livres ne furent pas ouverts, et quand Landry eut jeté un coup d'œil languissant sur les journaux, il trouva délicieux de causer avec les deux cousines.

Il ressentait maintenant un certain bien-être, malgré sa fatigue; mais le calme qui l'enveloppait était vraiment reposant. Le soleil avait tourné autour de la maison, et c'était du côté du jardin qu'il éclairait maintenant la chambre soudain égayée. De grandes plaques de lumières luisaient sur les bahuts de chêne noir, un rayon rempli d'atomes dansants tremblait sur le vieux plancher; devant la fenêtre ouverte, une branche de passiflore se balançait lentement, et Landry se surprenait épiant l'apparition de la grande fleur violette qui s'abaissait par instants dans le cadre de pierre. Au loin, par-delà les pommiers noueux et les carrés de légumes, le sol remontait en pente douce, d'abord tapissé de champs qui ressemblaient aux carrés d'un échiquier, puis prenant les teintes brunes de la bruyère fanée. Plus loin encore, la chaîne aux cimes rondes et lourdes s'estompait dans un brouillard doré. Et sur tout cela un grand silence planait, mais ce silence frémissant et mystérieux qui recèle la vie.

Évidemment, les nièces du maire vivaient dans un grand isolement. Le manoir de Coatlanguy n'avait point de voisinage; de rares relations, que Landry devina cérémonieuses, avec deux ou trois châtelains en communauté d'idées politiques avec le maire, constituaient seules la vie mondaine de Loïzik et de Léna. Il était aisé de deviner que la première s'arrangeait de cette vie solitaire. Peut-être un rayon intérieur l'éclairait-il, peut-être un espoir en réjouissait-il la monotonie; Landry avait remarqué l'entente silencieuse qui semblait exister entre la jeune fille et son cousin: la vieille ferme deviendrait son foyer; les saintes amours de l'épouse, les tendresses de la mère suffiraient à cette créature tranquille, qui continuerait le sillon commencé. Mais il n'était pas moins facile de constater que, dans l'âme de Léna, un élan sans cesse brisé l'entraînait hors de cette sphère; elle souffrait de l'isolement, de l'absence de distractions, de la routine qui avait sa part dans les habitudes et même dans les idées de son oncle. Et, chose singulière, Landry, qui admirait avec un respect attendri la paisible Loïzik et ses humbles et utiles perspectives, comprenait intensément et plaignait avec une étrange ardeur les regrets et les secrètes souffrances qu'il devinait chez Léna.

Dans ce milieu très simple, la réserve mondaine, le convenu surtout n'étaient pas de mise. Landry ayant exprimé son admiration pour le caractère de son hôte, ce caractère tout d'une pièce, comme il s'en rencontre si peu à notre époque, dans notre milieu à la fois dissolvant et compliqué, Léna laissa tomber son ouvrage sur ses genoux, et dit avec une impatience plaintive:

—Oui, l'oncle Alain a une belle nature, droite, généreuse, mais inflexible et par trop absolue. Il n'admet pas que le bien puisse exister sous une autre forme que celle qu'il conçoit, et il ne comprend pas qu'on puisse avoir d'autres aspirations que les siennes!

—Léna! dit doucement Loïzik, regardant sa cousine d'un air grave.

Celle-ci rougit, mais secoua la tête.

—Pourquoi ne dirais-je pas ce que je pense? C'est l'objet de nos seules discussions, et tu sais que je ne cache pas ma pensée à mon oncle lui-même.

—Oui, c'est vrai; et lui, qui ne supporte pas la contradiction, t'écoute avec patience, et prend la peine de raisonner avec toi.