V Vénus et Mars
À l'issue de cette nuit je
crus bon de reconsidérer la proposition du docteur Népote,
concernant le séjour en maison de repos. Il m'en félicita avec
chaleur. Selon lui, je prenais ainsi le droit chemin vers un plein
rétablissement. Le fait que l'initiative vienne de moi était
hautement favorable; je commençais à prendre en charge mon propre
processus de guérison. C'était bien; c'était même très bien.
Je me présentai donc à
Rueil-Malmaison, muni de sa lettre introductive. Il y avait un
parc, et les repas étaient pris en commun. À vrai dire, dans un
premier temps, toute ingestion d'aliments solides me fut
impossible; je les vomissais aussitôt, avec des hoquets douloureux;
j'avais l'impression que mes dents allaient partir avec. Il fallut
recourir aux perfusions.
D'origine colombienne, le
médecin-chef me fut d'un faible secours. J'exposais, avec
l'imperturbable sérieux des névrosés, des arguments péremptoires
contre ma survie; le moindre d'entre eux me paraissait susceptible
d'entraîner un suicide immédiat. Il semblait écouter; du moins il
se taisait; tout au plus étouffait-il parfois un léger bâillement.
Ce n'est qu'au bout de plusieurs semaines que la vérité se fit jour
à mes yeux: je parlais bas; il n'avait de la langue française
qu'une connaissance très approximative; en réalité, il ne
comprenait pas un mot à mes histoires.
Un peu plus âgée, d'origine
sociale plus modeste, la psychologue qui l'assistait m'apporta au
contraire une aide précieuse. Il est vrai qu'elle préparait une
thèse sur l'angoisse, et bien entendu elle avait besoin d'éléments.
Elle utilisait un magnétophone Radiola; elle me demandait
l'autorisation de le mettre en route. Naturellement, j'acceptais.
J'aimais bien ses mains crevassées, ses ongles rongés, quand elle
appuyait sur la touche Record. Pourtant j'ai toujours détesté les
étudiantes en psychologie: des petites salopes, voilà ce que j'en
pense. Mais cette femme plus âgée, qu'on imaginait plongée dans une
lessiveuse, le visage entouré d'un turban, m'inspirait presque
confiance.
Nos relations, pourtant, ne
furent pas d'emblée faciles. Elle me reprochait de parler en termes
trop généraux, trop sociologiques. Selon elle, ce n'était pas
intéressant: je devais au contraire m'impliquer, essayer de me "
recentrer sur moi-même ".
" Mais j'en ai un peu
assez, de moi-même… objectais-je.
– En tant que
psychologue je ne peux accepter un tel discours, ni le favoriser en
aucune manière. En dissertant sur la société vous établissez une
barrière derrière laquelle vous vous protégez; c'est cette barrière
qu'il m'appartient de détruire pour que nous puissions travailler
sur vos problèmes personnels. "
Ce dialogue de sourds se
poursuivit pendant un peu plus de deux mois. Je crois au fond
qu'elle m'aimait bien. Je me souviens d'un matin, c'était déjà le
début du printemps; par la fenêtre on voyait les oiseaux sautiller
sur la pelouse. Elle avait l'air fraîche, détendue. Il y eut
d'abord une brève conversation sur mes doses de médicaments; et
puis d'une manière directe, spontanée, très inattendue, elle me
demanda: " Au fond, pourquoi est-ce que vous êtes si malheureux? "
Tout cela était assez inhabituel; cette franchise. Et je fis, moi
aussi, quelque chose d'inhabituel: je lui tendis un petit texte que
j'avais écrit la nuit précédente pour meubler mon insomnie.
" Je préférerais vous
entendre… dit-elle.
– Lisez quand même.
"
Elle était décidément de
bonne humeur; elle prit la feuille que je lui tendais, et lut les
phrases suivantes:
" Certains êtres éprouvent
très tôt une effrayante impossibilité à vivre par eux-mêmes; au
fond ils ne supportent pas de voir leur propre vie en face, et de
la voir en entier, sans zones d'ombre, sans arrière-plans. Leur
existence est j'en conviens une exception aux lois de la nature,
non seulement parce que cette fracture d'inadaptation fondamentale
se produit en dehors de toute finalité génétique mais aussi en
raison de l'excessive lucidité qu'elle présuppose, lucidité
évidemment transcendante aux schémas perceptifs de l'existence
ordinaire. Il suffit parfois de placer un autre être en face d'eux,
à condition de le supposer aussi pur, aussi transparent
qu'eux-mêmes, pour que cette insoutenable fracture se résolve en
une aspiration lumineuse, tendue et permanente vers l'absolument
inaccessible. Ainsi, alors qu'un miroir ne renvoie jour après jour
que la même désespérante image, deux miroirs parallèles élaborent
et construisent un réseau net et dense qui entraîne l'œil humain
dans une trajectoire infinie, sans limites, infinie dans sa pureté
géométrale, au-delà des souffrances et du monde. "
J'ai relevé les yeux, je
l'ai regardée. Elle avait l'air un peu étonnée. Finalement, elle
hasarda: " C'est intéressant, le miroir… " Elle devait avoir lu
quelque chose dans Freud, ou dans Mickey-Parade. Enfin elle faisait
ce qu'elle pouvait, elle était gentille. S'enhardissant, elle
ajouta:
" Mais je préférerais que
vous me parliez directement de vos problèmes. Encore une fois, vous
êtes trop dans l'abstrait.
– Peut-être. Mais je
ne comprends pas, concrètement, comment les gens arrivent à vivre.
J'ai l'impression que tout le monde devrait être malheureux; vous
comprenez, nous vivons dans un monde tellement simple. Il y a un
système basé sur la domination, l'argent et la peur – un système
plutôt masculin, appelons-le Mars; il y a un système féminin basé
sur la séduction et le sexe, appelons-le Vénus. Et c'est tout.
Est-il vraiment possible de vivre et de croire qu'il n'y a rien
d'autre? Avec les réalistes de la fin du XIXe siècle, Maupassant a
cru qu'il n'y avait rien d'autre; et ceci l'a conduit jusqu'à la
folie furieuse.
– Vous confondez tout.
La folie de Maupassant n'est qu'un stade classique du développement
de la syphilis. Tout être humain normal accepte les deux systèmes
dont vous parlez.
– Non. Si Maupassant
est devenu fou c'est qu'il avait une conscience aiguë de la
matière, du néant et de la mort – et qu'il n'avait conscience de
rien d'autre. Semblable en cela à nos contemporains, il établissait
une séparation absolue entre son existence individuelle et le reste
du monde. C'est la seule manière dont nous puissions penser le
monde aujourd'hui. Par exemple, une balle de Magnum 45 peut frôler
mon visage et venir s'écraser sur le mur derrière moi; je serai
indemne. Dans le cas contraire, la balle fera exploser mes chairs,
mes souffrances physiques seront considérables; au bout du compte
mon visage sera mutilé; peut-être l'œil explosera-t-il lui aussi,
auquel cas je serai mutilé et borgne; dorénavant, j'inspirerai de
la répugnance aux autres hommes. Plus généralement, nous sommes
tous soumis au vieillissement et à la mort. Cette notion de
vieillissement et de mort est insupportable à l'individu humain;
dans nos civilisations, souveraine et inconditionnée elle se
développe, elle emplit progressivement le champ de la conscience,
elle ne laisse rien subsister d'autre. Ainsi, peu à peu, s'établit
la certitude de la limitation du monde. Le désir lui-même
disparaît; il ne reste que l'amertume, la jalousie et la peur.
Surtout, il reste l'amertume; une immense, une inconcevable
amertume. Aucune civilisation, aucune époque n'ont été capables de
développer chez leurs sujets une telle quantité d'amertume. De ce
point de vue-là, nous vivons des moments sans précédent. S'il
fallait résumer l'état mental contemporain par un mot, c'est sans
aucun doute celui que je choisirais: l'amertume. "
Elle ne répondit d'abord
rien, réfléchit quelques secondes, puis me demanda:
" À quand remontent vos
derniers rapports sexuels?
– Un peu plus de deux
ans.
– Ah! s'exclama-t-elle
presque avec triomphe, vous voyez bien! Dans ces conditions,
comment est-ce que vous voulez aimer la vie?…
– Est-ce que vous
accepteriez de faire l'amour avec moi? "
Elle se troubla, je crois
même qu'elle rougit un peu. Elle avait quarante ans, elle était
maigre et assez usée; mais ce matin-là elle m'apparaissait vraiment
charmante. J'ai un souvenir très tendre de ce moment. Un peu malgré
elle, elle souriait; j'ai bien cru qu'elle allait dire oui. Mais
finalement elle se reprit:
" Ce n'est pas mon rôle. En
tant que psychologue, mon rôle est de vous remettre en état
d'entamer des procédures de séduction afin que vous puissiez, de
nouveau, avoir des relations normales avec des jeunes femmes.
"
Pour les séances suivantes,
elle se fit remplacer par un collègue masculin.
À peu près à la même
époque, je commençai à m'intéresser à mes compagnons de misère. Il
y avait peu de délirants, surtout des dépressifs et des angoissés;
je suppose que c'était fait exprès. Les gens qui connaissent ce
genre d'états renoncent très vite à faire les malins. Dans
l'ensemble ils restent couchés toute la journée avec leurs
tranquillisants; de temps en temps ils tournent dans le couloir,
fument quatre ou cinq cigarettes à la file et retournent au lit.
Les repas, cependant, constituaient un moment collectif;
l'infirmière de garde disait: " Servez-vous. " Aucune autre parole
n'était prononcée; chacun mastiquait sa nourriture. Parfois l'un
des convives était pris d'une crise de tremblements, ou se mettait
à pousser des gémissements; il retournait alors dans sa chambre, et
c'était tout. L'idée me vint peu à peu que tous ces gens – hommes
ou femmes – n'étaient pas le moins du monde dérangés; ils
manquaient simplement d'amour. Leurs gestes, leurs attitudes, leurs
mimiques trahissaient une soif déchirante de contacts physiques et
de caresses; mais, naturellement, cela n'était pas possible. Alors
ils gémissaient, ils poussaient des cris, ils se déchiraient avec
leurs ongles; pendant mon séjour, nous avons eu une tentative
réussie de castration.
Au fil des semaines
grandissait en moi la conviction que j'étais là pour accomplir un
plan préétabli – un peu comme, dans les Évangiles, le Christ
accomplit ce qu'avaient annoncé les prophètes. En même temps se
développait l'intuition que ce séjour n'était que le premier en
date d'une succession d'internements de plus en plus longs, dans
des établissements psychiatriques de plus en plus fermés et durs.
Cette perspective m'attristait profondément.
Je revis la psychologue de
temps à autre dans les couloirs, mais aucune véritable conversation
ne se produisit; nos relations avaient pris un tour assez formel.
Son travail sur l'angoisse avançait, me dit-elle; elle devait
passer des examens en juin.
Sans doute est-ce
qu'aujourd'hui je poursuis une vague existence dans une thèse de
troisième cycle, au milieu d'autres cas concrets. Cette impression
d'être devenu l'élément d'un dossier m'apaise. J'imagine le volume,
sa reliure collée, sa couverture un peu triste; doucement, je
m'aplatis entre les pages; je m'écrase.
Je sortis de la clinique un
26 mai; je me souviens du soleil, de la chaleur, de l'ambiance de
liberté dans les rues. C'était insupportable.
C'est également un 26 mai
que j'avais été conçu, tard dans l'après-midi. Le coït avait pris
place dans le salon, sur un tapis pseudo-pakistanais. Au moment où
mon père prenait ma mère par-derrière elle avait eu l'idée
malencontreuse de tendre la main pour lui caresser les testicules,
si bien que l'éjaculation s'était produite. Elle avait éprouvé du
plaisir, mais pas de véritable orgasme. Peu après, ils avaient
mangé du poulet froid. Il y avait de cela trente-deux ans,
maintenant; à l'époque, on trouvait encore de vrais poulets.
Sur le sujet de ma vie
après la sortie de clinique, je n'avais pas de consignes précises;
je devais juste me représenter, une fois par semaine. Pour le reste
c'était, désormais, à moi de me prendre en charge.