IX La Résidence des
Boucaniers
" Tout d'un coup, il m'est devenu indifférent de ne pas être moderne. "Roland BARTHES
Tôt le samedi matin je
trouve un taxi place de la Gare, qui accepte de me conduire aux
Sables-d'Olonne.
En sortant de la ville nous
traversons des nappes de brouillard successives, puis, le dernier
croisement franchi, nous plongeons dans un lac de brume opaque,
absolu. La route et le paysage sont complètement noyés. On ne
distingue rien, sinon de temps à autre un arbre ou une vache qui
émergent de manière temporaire, indécise. C'est très beau.
En arrivant au bord de la
mer le temps se dégage brusquement, d'un seul coup. Il y a du vent,
beaucoup de vent, mais le ciel est presque bleu; des nuages se
déplacent rapidement vers l'est. Je m'extrais de la 504 après avoir
donné un pourboire au chauffeur, ce qui me vaut un " Bonne journée
", lâché un peu à regret, il me semble. Il s'imagine sans doute que
je vais pêcher des crabes, quelque chose dans ce genre.
Dans un premier temps, je
me promène en effet le long de la plage. La mer est grise, plutôt
agitée. Je ne ressens rien de particulier. Je marche
longtemps.
Vers onze heures des gens
commencent à sortir, avec des enfants et des chiens. J'oblique dans
la direction opposée.
À l'extrémité de la plage
des Sables-d'Olonne, dans le prolongement de la jetée qui ferme le
port, il y a quelques vieilles maisons et une église romane. Rien
de bien spectaculaire: ce sont des constructions en pierres
robustes, grossières, faites pour résister aux tempêtes, et qui
résistent aux tempêtes, depuis des centaines d'années. On imagine
très bien l'ancienne vie des pêcheurs sablais, avec les messes du
dimanche dans la petite église, la communion des fidèles, quand le
vent souffle audehors et que l'océan s'écrase contre les rochers de
la côte. C'était une vie sans distractions et sans histoires,
dominée par un labeur difficile et dangereux. Une vie simple et
rustique, avec beaucoup de noblesse. Une vie assez stupide,
également.
À quelques pas de ces
maisons il y a des résidences modernes, blanches, destinées aux
vacanciers. Cela forme tout un ensemble d'immeubles, d'une hauteur
de dix à vingt étages. Ces immeubles sont disposés sur une
esplanade à plusieurs niveaux, le niveau inférieur étant aménagé en
parking. J'ai longtemps marché d'un immeuble à l'autre, ce qui me
permet d'affirmer que la plupart des appartements doivent avoir vue
sur la mer, grâce à différentes astuces architecturales. En cette
saison tout était désert, et les sifflements du vent s'engouffrant
entre les structures de béton avaient quelque chose de nettement
sinistre.
Je me suis ensuite dirigé
vers une résidence plus récente et plus luxueuse, située cette fois
tout près de la mer, vraiment à quelques mètres. Elle portait le
nom de " Résidence des Boucaniers ". Le rez-de-chaussée était
constitué par un supermarché, une pizzeria et une discothèque; tous
trois fermés. Une pancarte invitait à la visite de l'appartement
témoin.
Un sentiment déplaisant a
cette fois commencé de m'envahir. Imaginer une famille de
vacanciers rentrant dans leur Résidence des Boucaniers avant
d'aller bouffer leur escalope sauce pirate et que leur plus jeune
fille aille se faire sauter dans une boîte du style " Au vieux
cap-hornier ", ça devenait un peu agaçant; mais je n'y pouvais
rien.
Un peu plus tard, j'ai eu
faim. Près de l'étalage d'un marchand de gaufres, j'ai sympathisé
avec un dentiste. Enfin, sympathiser est beaucoup dire; disons que
nous avons échangé quelques mots en attendant le retour du vendeur.
Je ne sais pas pourquoi il a cru bon de m'informer qu'il était
dentiste. En général, je déteste les dentistes; je les tiens pour
des créatures foncièrement vénales dont le seul but dans la vie est
d'arracher le plus de dents possible afin de s'acheter des Mercedes
à toit ouvrant. Et celui-là n'avait pas l'air de faire exception à
la règle.
Un peu absurdement j'ai cru
nécessaire de justifier ma présence, une fois de plus, et je lui ai
raconté toute une histoire comme quoi j'avais l'intention d'acheter
un appartement à la Résidence des Boucaniers. Son intérêt a
aussitôt été éveillé, sa gaufre à la main il a longuement pesé le
pour et le contre, avant de finalement conclure que
l'investissement " lui paraissait valable ". J'aurais dû m'en
douter.