VII
Je retrouvai mon
appartement sans réel enthousiasme; le courrier se limitait à un
rappel de règlement pour une conversation téléphonique érotique
(Natacha, le râle en direct) et à une longue lettre des Trois
Suisses m'informant de la mise en place d'un service télématique de
commandes simplifiées, le Chouchoutel. En ma qualité de client
privilégié, je pouvais d'ores et déjà en bénéficier; toute l'équipe
informatique (photos en médaillon) avait travaillé d'arrache-pied
pour que le service soit opérationnel pour Noël; dès maintenant, la
directrice commerciale des Trois Suisses était donc heureuse de
pouvoir m'attribuer personnellement un code Chouchou.
Le compteur d'appels de mon
répondeur indiquait le chiffre 1, ce qui me surprit quelque peu;
mais il devait s'agir d'une erreur. En réponse à mon message, une
voix féminine lasse et méprisante avait lâché: " Pauvre imbécile… "
avant de raccrocher. Bref, rien ne me retenait à Paris.
De toute façon, j'avais
assez envie d'aller en Vendée. La Vendée me rappelait de nombreux
souvenirs de vacances (plutôt mauvais du reste, mais c'est toujours
ça). J'en avais retracé quelques-uns sous le couvert d'une fiction
animalière intitulée Dialogues d'un teckel et d'un caniche, qu'on
pourrait qualifier d'autoportrait adolescent. Dans le dernier
chapitre de l'ouvrage, l'un des chiens faisait lecture à son
compagnon d'un manuscrit découvert dans le bureau à cylindre de son
jeune maître:
" L'an dernier, aux
alentours du 23 août, je me promenais sur la plage des
Sables-d'Olonne, accompagné de mon caniche. Alors que mon compagnon
quadrupède semblait jouir sans contrainte des mouvements de l'air
marin et de l'éclat du soleil (particulièrement vif et délicieux en
cette fin de matinée), je ne pouvais empêcher l'étau de la
réflexion d'enserrer mon front translucide, et, accablée par le
poids d'un fardeau trop pesant, ma tête retombait tristement sur ma
poitrine.
En cette occurrence, je
m'arrêtai devant une jeune fille qui pouvait avoir environ quatorze
ans. Elle jouait au badminton avec son père, ou à quelque autre jeu
qui se joue avec des raquettes et un volant. Son habillement
portait les marques de la simplicité la plus franche, puisqu'elle
était en maillot de bain, et de surcroît les seins nus. Pourtant,
et à ce stade on ne peut que s'incliner devant tant de
persévérance, toute son attitude manifestait le déploiement d'une
tentative de séduction ininterrompue. Le mouvement ascendant de ses
bras au moment où elle ratait la balle, s'il avait l'avantage
accessoire de porter en avant les deux globes ocracés constituant
une poitrine déjà plus que naissante, s'accompagnait surtout d'un
sourire à la fois amusé et désolé, finalement plein d'une intense
joie de vivre, qu'elle dédiait manifestement à tous les adolescents
mâles croisant dans un rayon de cinquante mètres. Et ceci,
notons-le bien, en plein cœur d'une activité à caractère éminemment
sportif et familial.
Son petit manège n'allait
d'ailleurs pas sans produire ses effets, je ne fus pas long à m'en
rendre compte; arrivés près d'elle les garçons balançaient
horizontalement le thorax, et le cisaillement cadencé de leur
démarche se ralentissait dans des proportions notables. Tournant la
tête vers eux d'un mouvement vif qui provoquait dans sa chevelure
comme un ébouriffement temporaire non dénué d'une grâce mutine,
elle gratifiait alors ses proies les plus intéressantes d'un bref
sourire aussitôt contredit par un mouvement non moins charmant
visant cette fois à frapper le volant en plein centre.
Ainsi, je me voyais une
fois de plus ramené à un sujet de méditation qui n'a cessé depuis
des années de hanter mes pensées: pourquoi les garçons et les
filles, un certain âge une fois atteint, passent-ils réciproquement
leur temps à se draguer et à se séduire?
Certains diront, d'une voix
gracieuse: "C'est l'éveil du désir sexuel, ni plus ni moins, voilà
tout." Je comprends ce point de vue; je l'ai moi-même longtemps
partagé. Il peut se targuer de mobiliser à ses côtés les multiples
linéaments de pensée qui s'entrecroisent, gelée translucide, à
notre horizon idéologique aussi bien que la robuste force
centripète du bon sens. Il pourra donc sembler audacieux, voire
suicidaire, de se heurter de plein fouet à ses bases
incontournables. C'est ce que je ne ferai pas. Bien loin suis-je en
effet de vouloir nier l'existence et la force du désir sexuel chez
les adolescents humains. Les tortues ellesmêmes le sentent et ne se
hasardent pas, en ces jours pleins de trouble, à importuner leur
jeune maître. Il n'en reste pas moins que certains indices sérieux
et concordants, comme un chapelet de faits étranges, m'ont
progressivement amené à supposer l'existence d'une force plus
profonde et plus cachée, véritable nodosité existentielle d'où
transpirerait le désir. Je n'en ai jusqu'à présent fait état à
personne, afin de ne point dissiper par d'inconséquents bavardages
le crédit de santé mentale que les hommes m'ont généralement
accordé le temps de nos relations. Mais ma conviction s'est
maintenant formée, et il est temps de tout dire.
Exemple numéro 1.
Considérons un groupe de jeunes gens qui sont ensemble le temps
d'une soirée, ou bien de vacances en Bulgarie. Parmi ces jeunes
gens existe un couple préalablement formé; appelons le garçon
François et la fille Françoise. Nous obtiendrons un exemple
concret, banal, facilement observable.
Abandonnons ces jeunes gens
à leurs divertissantes activités, mais découpons auparavant dans
leur vécu un échantillonnage de segments temporels aléatoires que
nous filmerons à l'aide d'une caméra à grande vitesse dissimulée
dans le décor. Il ressort d'une série de mesures que Françoise et
François passeront environ 37 % de leur temps à s'embrasser, à se
toucher de manière caressante, bref à se prodiguer les marques de
la plus grande tendresse réciproque.
Répétons maintenant
l'expérience en annulant l'environnement social précité,
c'est-à-dire que Françoise et François seront seuls. Le pourcentage
tombe aussitôt à 17 %.
Exemple numéro 2. Je veux
maintenant vous parler d'une pauvre fille qui s'appelait Brigitte
Bardot. Eh oui. Il y avait réellement, dans ma classe en terminale,
une fille qui s'appelait Bardot, parce que son père s'appelait
ainsi. J'ai pris quelques renseignements sur lui: il était
ferrailleur près de Trilport. Sa femme ne travaillait pas; elle
restait à la maison. Ces gens n'allaient guère au cinéma, je suis
persuadé qu'ils ne l'ont pas fait exprès; peut-être même, les
premières années, ont-ils été amusés par la coïncidence… C'est
pénible à dire.
Au moment où je l'ai
connue, dans l'épanouissement de ses dix-sept ans, Brigitte Bardot
était vraiment immonde. D'abord elle était très grosse, un boudin
et même un surboudin, avec divers bourrelets disgracieusement
disposés aux intersections de son corps obèse. Mais eût-elle même
suivi pendant vingtcinq ans un régime amaigrissant de la plus
terrifiante sévérité que son sort n'en eût pas été notablement
adouci. Car sa peau était rougeâtre, grumeleuse et boutonneuse. Et
sa face était large, plate et ronde, avec de petits yeux enfoncés,
des cheveux rares et ternes. Vraiment la comparaison avec une truie
s'imposait à tous, de manière inévitable et naturelle.
Elle n'avait pas d'amies,
ni évidemment d'amis; elle était donc parfaitement seule. Personne
ne lui adressait la parole, même pour un exercice de physique; on
préférait toujours s'adresser à quelqu'un d'autre. Elle venait en
cours, puis elle rentrait chez elle; jamais je n'ai entendu dire
que quelqu'un l'ait vue autrement qu'au lycée.
En cours, certains
s'asseyaient à côté d'elle; ils s'étaient habitués à sa présence
massive. Ils ne la voyaient pas et ne se moquaient pas d'elle, non
plus. Elle ne participait pas aux discussions en cours de
philosophie; elle ne participait à rien du tout. Sur la planète
Mars elle n'aurait pas été plus tranquille.
Je suppose que ses parents
devaient l'aimer. Que pouvait-elle bien faire, le soir, en rentrant
chez elle? Car elle devait sûrement avoir une chambre, avec un lit,
et des nounours datant de son enfance. Elle devait regarder la télé
avec ses parents. Une pièce obscure, et trois êtres soudés par le
flux photonique; je ne vois rien d'autre.
Quant aux dimanches,
j'imagine trop bien la proche famille l'accueillant avec une
cordialité feinte. Et ses cousines, probablement jolies.
Écœurant.
Avait-elle des fantasmes et
si oui lesquels? Romantiques, à la Delly? J'hésite à penser qu'elle
ait pu imaginer d'une manière ou d'une autre et ne serait-ce même
qu'en rêve qu'un jeune homme de bonne famille poursuivant ses
études de médecine nourrisse un jour le projet de l'emmener dans sa
voiture décapotable visiter les abbayes de la côte normande. À
moins peutêtre qu'elle ne se soit préalablement revêtue d'une
cagoule, donnant ainsi un tour mystérieux à l'aventure.
Ses mécanismes hormonaux
devaient fonctionner normalement, il n'y a aucune raison de
soupçonner le contraire. Et alors? Est-ce que ça suffit pour avoir
des fantasmes érotiques? Imaginait-elle des mains masculines
s'attardant entre les replis de son ventre obèse? descendant
jusqu'à son sexe? J'interroge la médecine, et la médecine ne répond
rien. Il y a beaucoup de choses concernant Bardot que je n'ai pas
réussi à élucider; j'ai essayé.
Je ne suis pas allé jusqu'à
coucher avec elle; j'ai simplement accompli les premiers pas dans
la démarche qui devait normalement y conduire. Plus précisément
j'ai commencé début novembre à lui parler, quelques mots à la fin
des cours, rien de plus pendant une quinzaine. Et puis, à deux ou
trois reprises, je lui ai demandé des explications sur tel ou tel
point de mathématiques; tout cela très prudemment, en évitant de me
faire remarquer. Vers la mi-décembre j'ai commencé à lui toucher la
main, de manière apparemment accidentelle. À chaque fois elle
réagissait comme à une secousse électrique. C'était plutôt
impressionnant.
Le point culminant de nos
relations fut atteint juste avant Noël, lorsque je l'ai
raccompagnée jusqu'à son train (en réalité un autorail). Comme la
gare était à plus de huit cents mètres, ce n'était pas une
initiative insignifiante; j'ai même été aperçu en cette
circonstance. Dans la classe j'étais généralement plus ou moins
considéré comme un malade, ça n'a donc en fait porté qu'un
préjudice limité à mon image sociale.
Au milieu du quai, ce
soir-là, je l'ai embrassée sur la joue. Je ne l'ai pas embrassée
sur la bouche. Je pense d'ailleurs que paradoxalement elle ne
l'aurait pas permis, car même si jamais au grand jamais ses lèvres
et sa langue n'avaient connu l'expérience du contact d'une langue
masculine elle n'en avait pas moins une notion très précise du
moment et du lieu où cette opération doit prendre place dans le
parcours archétype du flirt adolescent, je dirais même une notion
d'autant plus précise que celle-ci n'avait jamais eu l'occasion
d'être rectifiée et adoucie par la fluide vapeur de l'instant
vécu.
Immédiatement après les
vacances de Noël j'ai cessé de lui parler. Le type qui m'avait
aperçu près de la gare semblait avoir oublié l'incident, mais
j'avais quand même eu très peur. De toute façon, sortir Bardot
aurait demandé une force morale bien supérieure à celle dont je
pouvais, même à l'époque, me targuer. Car non seulement elle était
laide mais elle était nettement méchante. Touchée de plein fouet
par la libération sexuelle (c'était le tout début des années 80, le
SIDA n'existait pas encore), elle ne pouvait évidemment se
prévaloir d'une quelconque éthique de la virginité. Elle était en
outre beaucoup trop intelligente et trop lucide pour expliquer son
état par une "influence judéo-chrétienne" – ses parents, en toute
hypothèse, étaient agnostiques. Toute échappatoire lui était donc
interdite. Elle ne pouvait qu'assister, avec une haine silencieuse,
à la libération des autres; voir les garçons se presser, comme des
crabes, autour du corps des autres; sentir les relations qui se
nouent, les expériences qui se décident, les orgasmes qui se
déploient; vivre en tous points une autodestruction silencieuse
auprès du plaisir affiché des autres. Ainsi devait se dérouler son
adolescence, ainsi elle se déroula: la jalousie et la frustration
fermentèrent lentement, se transformant en une boursouflure de
haine paroxystique.
Au fond, je ne suis pas
tellement fier de cette histoire; tout cela était trop nettement
burlesque pour être exempt de cruauté. Je me revois par exemple un
matin l'accueillant par ces mots: "Oh oh, tu as une nouvelle robe,
Brigitte…" C'était assez dégueulasse, même si c'était vrai; car le
fait est hallucinant mais pourtant réel: elle changeait de robe, je
me souviens même d'une fois où elle avait mis un ruban dans ses
cheveux: Ô mon Dieu! on aurait dit une tête de veau persillée.
J'implore son pardon au nom de l'humanité entière.
Le désir d'amour est
profond chez l'homme, il plonge ses racines jusqu'à des profondeurs
étonnantes, et la multiplicité de ses radicelles s'intercale dans
la matière même du cœur. Malgré l'avalanche d'humiliations qui
constituait l'ordinaire de sa vie, Brigitte Bardot espérait et
attendait. À l'heure qu'il est elle continue probablement à espérer
et à attendre. Une vipère se serait déjà suicidée, à sa place. Les
hommes ne doutent de rien.
Après avoir parcouru d'un
regard lent et froid l'échelonnement des divers appendices de la
fonction sexuelle, le moment me semble venu d'exposer le théorème
central de mon apocritique. À moins que vous ne stoppiez
l'implacable démarche de mon raisonnement par cette objection que,
bon prince, je vous laisserai formuler: "Vous choisissez tous vos
exemples dans l'adolescence, qui est certes une période importante
de la vie, mais n'en occupe malgré tout qu'une fraction assez
brève. Ne craignez-vous donc pas que vos conclusions, dont nous
admirons la finesse et la rigueur, ne s'avèrent finalement
partielles et limitées?" À cet aimable contradicteur je répondrai
que l'adolescence n'est pas seulement une période importante de la
vie, mais que c'est la seule période où l'on puisse parler de vie
au plein sens du terme. Les attracteurs pulsionnels se déchaînent
vers l'âge de treize ans, ensuite ils diminuent peu à peu ou plutôt
ils se résolvent en modèles de comportement, qui ne sont après tout
que des forces figées. La violence de l'éclatement initial fait que
l'issue du conflit peut demeurer incertaine pendant plusieurs
années; c'est ce qu'on appelle en électrodynamique un régime
transitoire. Mais peu à peu les oscillations se font plus lentes,
jusqu'à se résoudre en longues vagues mélancoliques et douces; à
partir de ce moment tout est dit, et la vie n'est plus qu'une
préparation à la mort. Ce qu'on peut exprimer de manière plus
brutale et moins exacte en disant que l'homme est un adolescent
diminué.
Après avoir parcouru d'un
regard lent et froid l'échelonnement des divers appendices de la
fonction sexuelle, le moment me semble donc venu d'exposer le
théorème central de mon apocritique. J'utiliserai pour cela le
levier d'une formulation condensée, mais suffisante, que
voici:
"La sexualité est un
système de hiérarchie sociale."
À ce stade, il me faudra
plus que jamais envelopper ma formulation des austères dépouilles
de la rigueur. L'ennemi idéologique se tapit souvent près du but,
et avec un long cri de haine il se jette à l'entrée du dernier
virage sur le penseur imprudent qui, ivre de sentir déjà les
premiers rayons de la vérité se poser sur son front exsangue, avait
sottement négligé d'assurer ses arrières. Je n'imiterai pas cette
erreur, et, laissant s'allumer d'eux-mêmes dans vos cerveaux les
candélabres de la stupéfaction, je continuerai à dérouler les
anneaux de mon raisonnement avec la silencieuse modération du
crotale. Ainsi, j'aurai garde d'ignorer l'objection que ne
manquerait pas de me formuler tout lecteur attentif: dans le second
exemple j'ai subrepticement introduit le concept d'amour, alors que
mon argumentation se fondait jusqu'à présent sur la sexualité pure.
Contradiction? Incohérence? Ha ha ha!
Marthe et Martin ont
quarante-trois ans de mariage. Comme ils se sont mariés à vingt et
un ans ça leur en fait soixante-quatre. Ils sont déjà en retraite
ou tout près de l'être, suivant le régime social qui s'applique
dans leur cas. Comme on dit, ils vont finir leur vie ensemble. Dans
ces conditions il est bien certain que se forme une entité
"couple", pertinente en dehors de tout contact social, et qui
parvient même sur certains plans mineurs à égaler ou dépasser en
importance le vieux gorille individuel. C'est à mon avis dans ce
cadre que l'on peut reconsidérer l'éventualité de donner un sens au
mot "amour".
Après avoir hérissé ma
pensée des pieux de la restriction je puis maintenant ajouter que
le concept d'amour, malgré sa fragilité ontologique, détient ou
détenait jusqu'à une date récente tous les attributs d'une
prodigieuse puissance opératoire. Forgé à la hâte il a
immédiatement connu une large audience, et encore de nos jours
rares sont ceux qui renoncent nettement et délibérément à aimer. Ce
franc succès tendrait à démontrer une mystérieuse correspondance
avec on ne sait quel besoin constitutif de la nature humaine.
Toutefois, et c'est exactement en ce point que l'analyste vigilant
se sépare du dévideur de fariboles, je me garderai bien de formuler
la plus succincte hypothèse sur la nature dudit besoin. Quoi qu'il
en soit l'amour existe, puisqu'on peut en observer les effets.
Voilà une phrase digne de Claude Bernard, et je tiens à la lui
dédier. Ô savant inattaquable! ce n'est pas un hasard si les
observations les plus éloignées en apparence de l'objet
qu'initialement tu te proposais viennent l'une après l'autre se
ranger, comme autant de cailles dodues, sous la rayonnante majesté
de ton auréole protectrice. Certes il doit détenir une bien grande
puissance, le protocole expérimental qu'avec une rare pénétration
en 1865 tu définissais, pour que les faits les plus extravagants ne
puissent franchir la ténébreuse barrière de la scientificité
qu'après s'être placés sous la rigidité de tes lois inflexibles.
Physiologiste inoubliable je te salue, et je déclare bien haut que
je ne ferai rien qui puisse si peu que ce soit abréger la durée de
ton règne.
Posant avec mesure les
colonnes d'une axiomatique indubitable, je ferai en troisième lieu
observer que le vagin, contrairement à ce que son apparence
pourrait laisser croire, est beaucoup plus qu'un trou dans un bloc
de viande (je sais bien que les garçons bouchers se masturbent avec
des escalopes… qu'ils continuent! ça n'est pas cela qui pourra
freiner le développement de ma pensée!). En réalité, le vagin sert
ou servait jusqu'à une date récente à la reproduction des espèces.
Oui, des espèces.
Certains littérateurs du
passé ont cru bon, pour évoquer le vagin et ses dépendances,
d'arborer l'expression sottement ahurie et l'écarquillement facial
d'une borne kilométrique. D'autres au contraire, semblables aux
saprophytes, se sont vautrés dans la bassesse et le cynisme. Tel le
pilote expérimenté je naviguerai à égale distance de ces écueils
symétriques, mieux encore je m'appuierai sur la trajectoire de leur
médiatrice pour ouvrir ma voie, ample et intransigeante, vers les
contrées idylliques du raisonnement exact. Les trois nobles vérités
qui viennent d'illuminer vos regards doivent donc être considérées
comme le trièdre générateur d'une pyramide de sagesse qui, inédite
merveille, survolera d'une aile légère les océans désagrégés du
doute. C'est assez souligner leur importance. Il n'en reste pas
moins qu'à l'heure présente elles rappellent plutôt, par leurs
dimensions et leur caractère abrupt, trois colonnes de granit
érigées en plein désert (telles qu'on peut par exemple en observer
dans la plaine de Thèbes). Il serait à tout prendre inamical, et
peu conforme à l'esprit de ce traité, que j'abandonne mon lecteur
face à leur rebutante verticalité. C'est pourquoi autour de ces
premiers axiomes viendront s'entrelacer les joyeuses spirales de
diverses propositions adventices, que je vais maintenant détailler…
"
Naturellement, l'ouvrage
était inachevé. D'ailleurs, le teckel s'endormait avant la fin du
discours du caniche; mais certains indices devaient permettre de
supposer qu'il détenait la vérité, et que celle-ci pouvait
s'exprimer en quelques phrases sobres. Enfin j'étais jeune, je
m'amusais. C'était avant Véronique, tout cela; c'était le bon
temps. Je me souviens qu'à l'âge de dix-sept ans, alors que
j'exprimais des opinions contradictoires et perturbées sur le
monde, une femme d'une cinquantaine d'années rencontrée dans un bar
Corail m'avait dit: " Vous verrez, en vieillissant, les choses
deviennent très simples. " Comme elle avait raison!