IV
C'est le lendemain soir que
je suis tombé malade. Après le dîner, Tisserand a voulu aller en
boîte; j'ai décliné l'invitation. Mon épaule gauche me faisait
souffrir, et j'étais parcouru de frissons. De retour à l'hôtel j'ai
essayé de dormir, mais ça n'allait pas; une fois allongé, je
n'arrivais plus à respirer. Je me suis rassis; le papier peint
était décourageant.
Au bout d'une heure j'ai
commencé à éprouver des difficultés à respirer, même assis. Je me
suis dirigé vers le lavabo. Mon teint était cadavérique; la douleur
avait entamé un lent déplacement de l'épaule vers le cœur. C'est
alors que je me suis dit que mon état était peut-être grave;
j'avais nettement abusé des cigarettes, ces derniers temps.
Pendant environ vingt
minutes je suis resté appuyé contre le lavabo, ressentant la montée
progressive de la souffrance. Cela m'ennuyait beaucoup de
ressortir, d'aller à l'hôpital, tout ça.
Vers une heure du matin
j'ai claqué la porte et je suis sorti. Maintenant, la douleur était
franchement localisée au niveau du cœur. Chaque respiration me
coûtait un effort énorme, et se manifestait par un sifflement
assourdi. Je n'arrivais pas vraiment à marcher, seulement de tout
petits pas, trente centimètres tout au plus. Constamment, j'étais
obligé de m'appuyer aux voitures.
Pendant quelques minutes je
me suis reposé contre une Peugeot 104, puis j'ai entamé l'ascension
d'une rue qui me paraissait conduire à un carrefour plus important.
Il m'a fallu environ une demi-heure pour parcourir cinq cents
mètres. La souffrance avait cessé d'augmenter, mais se maintenait à
un niveau élevé. Par contre mes difficultés respiratoires
devenaient de plus en plus graves, et c'était là le point le plus
alarmant. J'avais l'impression que si ça continuait j'allais crever
rapidement, dans les prochaines heures, en tout cas avant l'aube.
Cette mort subite me frappait par son injustice; on ne pouvait
pourtant pas dire que j'avais abusé de la vie. Depuis quelques
années, c'est vrai, j'étais dans une mauvaise passe; mais,
justement, ce n'était pas une raison pour interrompre l'expérience;
bien au contraire on aurait pu penser que la vie se mettrait,
légitimement, à me sourire. Décidément, tout cela était bien mal
organisé.
En plus, cette ville et ses
habitants m'avaient été d'emblée antipathiques. Non seulement je ne
souhaitais pas mourir, mais je ne souhaitais surtout pas mourir à
Rouen. Mourir à Rouen, au milieu des Rouennais, m'était même tout
spécialement odieux. C'aurait été, me disais-je dans un état de
délire léger probablement engendré par la souffrance, leur faire
bien trop d'honneur, à ces imbéciles de Rouennais. Je me souviens
de ce couple de jeunes, j'avais réussi à raccrocher leur voiture à
un feu rouge; ils devaient sortir de boîte, du moins c'est
l'impression qu'ils donnaient. Je demande le chemin de l'hôpital;
la fille me l'indique brièvement, avec un peu d'agacement. Moment
de silence. Je suis à peine capable de parler, à peine capable de
me tenir debout, il est évident que je suis hors d'état de m'y
rendre tout seul. Je les regarde, j'implore muettement leur pitié,
en même temps je me demande s'ils se rendent bien compte de ce
qu'ils sont en train de faire. Et puis feu vert, le type redémarre.
Est-ce qu'ils ont échangé une parole ensuite, pour se justifier
leur comportement? Ce n'est même pas sûr.
Finalement j'aperçois un
taxi, inespéré. J'essaie de mimer un air dégagé pour annoncer que
je veux aller à l'hôpital, mais ça ne marche pas tout à fait, et le
chauffeur manque refuser. Ce pauvre type trouvera quand même le
moyen de me dire, juste avant de démarrer, qu'il " espère bien que
je ne salirai pas ses coussins ". En fait j'avais déjà entendu dire
que les femmes enceintes avaient le même problème au moment
d'accoucher: à part quelques Cambodgiens tous les taxis refusent de
les prendre en charge, de peur de se retrouver emmerdés avec des
écoulements organiques sur leur banquette arrière.
Et allez donc!
À l'hôpital, je dois le
reconnaître, les formalités sont assez rapides. Un interne s'occupe
de moi, me fait faire toute une série d'examens. Il souhaite, je
pense, s'assurer que je ne vais pas lui claquer entre les doigts
dans l'heure qui suit.
Les examens terminés il
s'approche de moi et m'annonce que j'ai une péricardite, et non un
infarctus, comme il l'avait cru tout d'abord. Il m'apprend que les
premiers symptômes sont rigoureusement identiques; mais
contrairement à l'infarctus, qui est souvent mortel, la péricardite
est une maladie très bénigne, on n'en meurt jamais, en aucun cas.
Il me dit: " Vous avez dû avoir peur. " Je réponds oui pour ne pas
faire d'histoires, mais en fait je n'ai pas eu peur du tout, j'ai
juste eu l'impression que j'allais crever dans les prochaines
minutes; c'est différent.
Ensuite, on me transporte
dans la salle d'urgences. Assis sur le lit, je me mets à pousser
des gémissements. Ça aide un peu. Je suis seul dans la salle, je
n'ai pas à me gêner. De temps en temps une infirmière passe le nez
par la porte, s'assure que mes gémissements restent à peu près
constants, et repart.
L'aube vient. On amène un
ivrogne, dans un lit voisin. Je continue à gémir doucement,
régulièrement.
Vers huit heures, un
médecin arrive. Il m'annonce qu'on va me transférer au service de
cardiologie, et qu'il va me faire une piqûre pour me calmer. Je me
dis qu'on aurait pu y penser plus tôt. La piqûre, en effet,
m'endort immédiatement.
Au réveil, Tisserand est à
mon chevet. Il a l'air affolé, et en même temps ravi de me revoir;
je suis un peu ému par sa sollicitude. En ne me trouvant pas dans
ma chambre il a paniqué, il a téléphoné partout: à la direction
départementale de l'Agriculture, au commissariat de police, à notre
boîte à Paris… il semble encore un peu inquiet; il est vrai qu'avec
mon visage livide et ma perfusion je ne dois pas avoir l'air bien
vaillant. Je lui explique que c'est une péricardite, ce n'est rien
du tout, je serai rétabli en moins de quinze jours. Il veut se
faire confirmer le diagnostic par une infirmière, qui n'en sait
rien; il demande à voir un docteur, le chef de service, n'importe
qui… Finalement, l'interne de garde lui donnera les apaisements
souhaités.
Il revient vers moi. Il me
promet d'assurer la formation tout seul, de téléphoner à la boîte
pour les prévenir, de s'occuper de tout; il me demande si j'ai
besoin de quelque chose. Non, pas pour le moment. Alors il repart,
avec un grand sourire amical et encourageant. Je me rendors presque
aussitôt.