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La maison d’Henry James Wright se dressait dans un champ couvert de neige, un terrain d’un demi-arpent qui se terminait contre le talus de l’autoroute de Chicago. On y accédait par un chemin parallèle à l’autoroute, une piste défoncée et boueuse, bordée d’une ligne à haute tension dont l’électricité craquante faisait vibrer l’air. Le coin le plus infect du comté.

Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des poids lourds passaient sur l’autoroute, d’énormes semi-remorques. Debout derrière la fenêtre de la cuisine, le regard fixé devant lui, Ryder sentait la vibration des camions qui faisaient trembler la maison.

Ryder avait forcé la porte de derrière qui semblait ne jamais être utilisée, et cassé la serrure, mais les petites flaques d’eau laissées par ses chaussures couvertes de neige étaient les signes révélateurs d’une entrée illégale.

Il faisait plus froid à l’intérieur qu’à l’extérieur, un froid de glacière. Sur les murs en parpaings, on avait cloué des bandes d’un matériau d’isolation jaunâtre, un travail commencé puis abandonné. Les seuls meubles importants étaient un vaisselier, un canapé et un lit clic-clac devant un poste de télévision neuf branché à un magnétoscope dont l’horloge clignotait.

Sur le vaisselier, on avait disposé des photos commerciales de Studebaker avec des femmes de différentes régions du monde dans des poses suggestives, à côté de voitures neuves étincelantes, une femme avec une jupe de tweed et des lunettes s’appuyait sur la Studebaker Champion de 1950 avec sa calandre pointue, une femme en bikini à côté des ailerons profilés de la Golden Hawk de 1957, et une fille dans une sorte de costume de Star Trek, assise sur le capot d’une Avanti futuriste datant de 1963, l’époque spatiale, l’année de l’assassinat de Kennedy.

Toutes les photos avaient été prises par le père de Wright et dédicacées à Dale Wright par les modèles qui posaient.

Dale Wright lui-même n’apparaissait que sur une seule photo, avec une chemise à manches courtes et une cravate, un autoportrait complexe pris dans le reflet de la salle d’exposition de la société, le jour où Studebaker avait fermé définitivement ses portes, un instantané capable de saisir l’essence d’un type qui avait vécu dans l’obscurité de son appareil photo, qui avait passé sa vie à manier une fiction romantique bon marché de voitures et de femmes. Une photo solitaire montrant qui il était à l’intérieur.

Ryder leva les yeux, debout dans cette maison tombant à moitié en ruine, la maison donnant le sens métaphorique et réel du déclin de gens comme les Wright et leur univers. Ryder savait qu’il pouvait se compter parmi eux, qu’une catastrophe terrible s’était abattue sur des gens comme lui, qu’il y avait quelque chose de perverti dans sa génération perdue. Ou était-il trop facile de tout attribuer au déclin de l’économie ?

Ryder regarda sa montre. La montée d’adrénaline n’était pas encore retombée depuis qu’il avait parlé avec Wright. Sa mauvaise volonté à admettre qu’il avait connu Elizabeth Witter l’avait convaincu qu’il cachait quelque chose. Elizabeth Witter était d’une beauté saisissante, incongrue dans les vêtements anciens que ses parents l’obligeaient à porter.

Wright s’en souvenait, Ryder en était convaincu. Il regarda la pendule du magnétoscope et les cassettes répandues sur le sol. Sur la desserte était étalé un ensemble de brochures sur papier glacé à côté d’une pile de cartes commerciales portant des lettres noires en relief ainsi que des étoiles dorées et argentées, les pièges essentiels pour l’ego de jeunes filles impressionnables cherchant à donner un sens à leur existence. Il prit le dépliant d’une agence de modèles, L.A. Casting, adressée à Wright en tant que soi-disant « recruteur de talents ». L’agence de casting, Ryder s’en rendit compte au premier coup d’œil, était une arnaque qui légitimait les photographes indépendants en leur donnant un « lien avec Hollywood ».

Le dépliant montrait un échantillon de clichés nécessaires pour soumettre un portfolio, ainsi qu’une liste détaillée de caractéristiques concernant des portraits et des photos en pied exigés pour ce qu’on appelait, dans le métier, une « carte composée ». Dans la brochure, les photos de l’échantillon étaient toutes d’adolescentes, et Ryder pensa à Elizabeth Witter qui économisait de l’argent pour ce genre de clichés.

Ryder appuya sur le bouton « play » du magnétoscope, le mécanisme se mit en route, de la neige envahit l’écran, puis, devant un drap blanc qui servait de toile de fond, une fillette de douze ou treize ans, assise sur un tabouret, sourit à une caméra vidéo fixe, arrêtée sur le simple cadre blanc. En suivant les instructions que Wright lui donnait, la fille adoptait aussitôt une série de poses bien sages, elle se tournait sur le côté, se passait la main dans les cheveux, se renversait en arrière en riant, et pendant tout ce temps, l’appareil photo de Wright prenait des clichés à la lumière du flash.

Puis Wright passait à une série de prises en situation où il se servait de la caméra vidéo, il zoomait pendant que la fille faisait semblant, sur l’instruction de Wright, tout d’abord de manger un bol de céréales en disant : « Je raffole de Cocoa Puffs », puis, assise par terre, les jambes repliées, elle caressait la crinière d’un poney imaginaire, et enfin une scène déconcertante dans laquelle Wright lui disait : « Maintenant, à volonté, Debbie, dis-moi, que ferais-tu pour une barre Klondike ? » Mais Ryder entendit une voix de femme « en off » et, alors que la séance se terminait, la mère, une version plus âgée de la jeune fille, vêtue d’un pantalon en tergal à sous-pieds et d’un tee-shirt, apparut à l’écran, un vanity case Samsonite à la main.

La neige envahit à nouveau l’écran, avant que ne commence une autre séance devant la même toile de fond.

C’était surréaliste à cause du côté amateur du tournage, avec une fille manifestement dénuée de talent, gaspillant son argent pour de soi-disant essais. En relevant la tête, Ryder aperçut la porte du vaisselier entrouverte et il l’ouvrit en grand. Il était rempli à ras bord de cassettes vidéo. Ryder calcula que des centaines de filles avaient dû poser pour Wright, Amber Jewel et Elizabeth Witter en faisant sans aucun doute partie, leur âme volée, prisonnière d’une de ces cassettes.

D’après ce qu’il avait vu jusqu’ici, il n’y avait malheureusement rien de répréhensible sur les films : des filles consentantes, une entreprise légale, même s’il s’agissait d’une arnaque. Cela ne prouvait rien, ni l’ADN retrouvé sur la culotte d’Elizabeth Witter, même s’il avait un lien avec Wright. Avoir une relation sexuelle avec elle ne constituait pas un crime au sens juridique du terme. Elle avait seize ans, l’âge du consentement.

En s’en allant de chez Wright, Ryder avait prévu de passer chez Sam Henderson, à moins de trois kilomètres. C’était une coïncidence suffisante pour lui. Wright avait tué Amber Jewel, peu importe qu’une femme de l’imprimerie accepte de dire que le livre de Pendleton avait été publié avant la découverte du corps d’Amber.

Elle se trompait.

Ce que Ryder voulait, c’était se passer des façons de faire des lois temporelles, revenir à l’Ancien Testament, à Moïse, « fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent. Comme il a blessé l’autre qu’il soit blessé. » Une méthode plus brutale et plus honnête, un équilibre cosmique, douleur contre douleur, cri pour cri. Il ferait parler Wright pour exercer la simple justice et pour connaître la vérité, pour l’entendre se confesser avant de le tuer.

Ryder sentit une certaine légèreté s’installer en lui, en sachant ce qu’il allait faire. Ses instincts l’avaient servi. Il se sentait bien ; une forme d’euphorie, une exaltation spirituelle montaient en lui. Il était d’humeur à se réconcilier. Il réussirait à vaincre Gail. Il savait comment s’y prendre, une croisière d’une semaine en bateau, quelque chose avec des fleurs et du champagne, une boîte de chocolats, des roses, tout ce qu’elle aimait. Ce qu’il y avait d’extraordinaire avec elle, au bout du compte, c’était sa simplicité. Gail n’était pas un animal compliqué.

Bien sûr, Taylor était différente, mais Ryder avait décidé qu’elle devrait se débrouiller seule. Il n’allait pas ruiner sa vie. S’il pouvait l’aider, il le ferait, mais du pragmatisme et de l’honnêteté devraient peser sur leur relation. Il était marié maintenant, avec deux garçons, une situation que Taylor avait utilisée pour le séparer de Gail et obtenir ce qu’elle voulait.

Tout cela allait se terminer. Il serait un vrai père pour ses fils quand il en aurait fini ici.

Un ciel pommelé s’étendait jusqu’aux limites de l’horizon gris quand Ryder sortit de la maison, il gara sa voiture loin de chez Wright, derrière une grange, et fouilla dans son coffre. Dans la brume froide, il tombait une pluie qui avait tendance à se transformer en neige fondue. Ryder s’arrêta et regarda les phares d’un poids lourd sur l’autoroute dont le grondement sourd venait jusqu’à lui, porté par le vent. Puis il tourna les yeux une dernière fois vers la route du comté avant de revenir dans la maison avec son matériel.

Au bout d’un long couloir, il découvrit la chambre noire de Wright, une ancienne pièce aménagée. Il brancha un projecteur crime-scop et attendit qu’il chauffe. Puis il entra dans la chambre noire en laissant la porte ouverte.

Des tirages étaient étalés près d’un massicot, pour l’essentiel des portraits de lycéennes, le travail alimentaire dans la carrière de Wright, mais il y avait aussi des scènes à l’université Bannockburn, des gros plans d’étudiantes pris sans aucun doute avec un téléobjectif, les filles ne sachant pas qu’on les photographiait, marchant à grands pas avec des livres sous le bras, toute une série de photos qui isolaient des parties du corps, prises très rapidement, surtout la naissance des seins et les culs, des séquences entières sur une seule planche-contact.

Cela avait l’aspect effrayant des films noir et blanc des caméras de surveillance.

Le classement obsessionnel des bandes vidéo dans le living et l’inventaire des photos mettaient en évidence le besoin qu’avait Wright de revivre indirectement ces moments, quelque chose qui expliquait à Ryder pourquoi Wright devait avoir envoyé la bande de New York, son besoin pathologique de ressusciter et de revivre le mystère qui entourait le meurtre d’Amber Jewel, de ressentir la douleur et l’angoisse qu’éprouvaient ceux qui étaient impliqués.

La sonnerie du projecteur indiqua qu’il était prêt à fonctionner.

Ryder mit une paire de lunettes rondes de protection qui filtraient la lumière, puis referma la porte derrière lui en revenant dans la chambre noire. Tout fut plongé dans la nuit, il trouva l’interrupteur, régla la longueur d’onde et la gamme de fréquences jusqu’à ce que, sortant de l’obscurité, la pièce s’anime dans la lumière fluorescente, un cumulus sordide de désir, une histoire d’éjaculations, le sol de la chambre noire enduit de sperme luisant, étalé sur les murs et sur les pieds de la paillasse, sur une chaise et les fils électriques, la lumière pénétrant l’obscurité. Les énormes quantités de sperme étonnèrent même quelqu’un d’aussi expérimenté que Ryder.

Chaque fois qu’il arrivait à ce moment de l’enquête, il sentait qu’il y avait, de façon ironique, quelque chose qui s’affirmait spirituellement dans une méthode scientifique fière de ne s’appuyer que sur des faits. Car cette science de la lumière spectrale semblait prouver un principe fondamental des religions anciennes, que notre essence transcende le temps, qu’elle survit dans des endroits et dans les personnes que nous avons connus. C’était là, dans cette lumière fluorescente bleu-vert, comme si l’on dirigeait un projecteur sur une âme, ou, à un niveau plus spirituel, comme si l’on ajoutait foi à la notion religieuse de péché originel, cette tache indélébile, que rien ne peut effacer.

Ryder recula. Il était encore debout dans le sperme, la fantasmagorie de cet endroit confiné prenant le pas sur lui, comme un sarcophage, ainsi que l’odeur clinique des produits chimiques utilisés pour le développement des pellicules.

Il imagina la lueur rouge de la chambre noire rappelant la viscosité du sang dans un film d’horreur, Wright ici, tout seul, en train de se branler, faisant apparaître avec son autre main des images dans un bac de produits chimiques, les visages de jeunes filles émergeant comme des rêves.

Ryder tourna le réglage en essayant de concentrer la source de lumière sur la longueur d’onde du sang, mais il ne trouva rien.

Il ouvrit la porte de la chambre noire, sortit dans le long couloir, la lumière fluorescente diminuait, atténuée par celle du couloir. Il entendait tomber la neige fondue, des petits bruits métalliques sur le toit de tôle, comme de la grenaille de plomb.

Il leva la tête sans savoir que Wright se trouvait derrière lui.

Wright profita de l’occasion, il saisit Ryder par les cheveux et trancha son cou offert, d’un seul geste.

Ryder se dégagea quand la brûlure de la lame lui glissa de biais en travers de la gorge en lui coupant la veine jugulaire.

Il se débattit en gargouillant de façon inintelligible, il s’écroula contre le mur, faisant dégringoler le projecteur qui lança un pâle éclat bleu dans le couloir.

Ryder ressemblait à un extraterrestre avec ses lunettes rondes et le sang qui jaillissait de son cou en si grande quantité que, pendant une seconde, Wright hésita à se précipiter sur lui.

Dans cet instant infime, Ryder fit un geste désespéré, il tendit la main vers son étui à revolver, un 45, et il tira plusieurs fois de suite, à bout portant, dans le couloir étroit, vers la tête de Wright qui ouvrait la bouche sur un cri qu’il ne poussa jamais car son visage explosa et son corps recula contre les parpaings tandis que le bruit des coups de feu continuait à résonner dans les oreilles de Ryder.

Dans l’air glacé, Ryder parvint à gagner l’allée couverte de neige, il en ramassa une poignée qu’il s’appliqua sur la gorge et qu’il enfonça dans l’entaille profonde et béante. Sur la CB de sa voiture, il essaya de parler en tenant le micro entre le pouce et l’index et en l’appuyant contre son larynx, puis il s’efforça de répéter son nom avant que la réceptionniste lui demande qui il était et où il se trouvait.

Il s’effondra de nouveau pour attendre dans le froid glacial. Il remit un paquet de neige sur sa gorge pour essayer de rester en vie. Mais le froid pénétrant s’empara de lui, et il tomba à plat ventre dans la neige, sa respiration devint irrégulière avant de s’arrêter tout à fait. Le masque de la mort sur son visage rappelait celui d’Amber Jewel.