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Adi prit un paquet de courrier dans le vestibule, jouant à l’assistante consciencieuse. Elle ne pouvait vraiment rien faire. Elle avait l’air épuisé mais elle dissimula sa fatigue dans un examen rapide du courrier, alors que l’infirmière de Pendleton, Mrs. Blaine, regardait la télévision dans le salon. Elles n’échangèrent pas un mot, Adi traversa le vestibule et sortit à l’arrière de la maison pour se diriger vers l’ancienne remise où elle vivait et travaillait maintenant, tout en triant le courrier. Il y en avait tant en ce moment, des critiques et des demandes d’interviews. Horowitz avait pris un abonnement à un argus de la presse et avait insisté pour qu’on envoie les critiques avant même que l’éditeur l’ait fait.

Adi s’assit devant son petit bureau et continua à lire les articles. Presque tous s’inspiraient du premier texte d’Horowitz, beaucoup faisaient référence à ses rapports avec Pendleton et aux circonstances brèves et tristes dans lesquelles Horowitz avait été amené à découvrir le roman perdu.

Tous semblaient reprendre l’idée principale d’Horowitz. Ils faisaient l’éloge du traitement pervers et de l’imitation « au détail près » de l’histoire biblique d’Abraham et d’Isaac. Dans une critique, Adi vit qu’Horowitz avait souligné une phrase et écrit en marge « citation possible pour édition de poche ». « Pendleton prend l’une des histoires les plus brutales et les plus mégalomaniaques de l’Ancien Testament et montre la pathologie du Tout-Puissant. »

Elle leva les yeux et se rappela les innombrables lettres de refus que Pendleton avait reçues et qu’elle avait trouvées dans une boîte au sous-sol. Il avait simplement écrit dessus : Humiliation. Comment se faisait-il que personne n’ait reconnu son génie avant qu’il ne perde la raison ?

Elle frissonna. Elle avait besoin de se faire une piqûre. Mais elle attendit, elle voulait laisser passer ce moment, et elle regarda au-dehors pour gagner du temps. La journée s’écoulait comme d’habitude, rien qui sorte de l’ordinaire. Elle refusa de penser à l’incident de l’inconnu à la bibliothèque. Elle se leva et alla vers la fenêtre.

Il n’y avait personne alentour, sauf Porterfield qui coupait du bois ; il portait une chemise de flanelle et malgré ce qu’elle savait de lui, qu’il s’était branlé en la regardant, et peut-être même à cause de cela, tout lui parut plus poignant, cela normalisait l’existence secrète de chacun.

Dans l’étroitesse des toilettes, elle ferma le loquet, découvrit son bras, et tendit un ruban de caoutchouc sur son poignet et au-dessus de son coude en tapotant sur la veine. Elle dut attendre quelque temps avant qu’une veine se gonfle, une minuscule goutte de sang apparut quand elle enfonça l’aiguille, elle serra la pointe de sa langue entre ses lèvres par anticipation et cessa de respirer dans l’attente. Elle serra le poing quand elle sentit lentement comme un picotement alors qu’elle s’injectait la drogue dans le sang.

Depuis près de deux mois, elle rédigeait des prescriptions sur un bloc d’ordonnances qu’elle avait volé au médecin et ratissait les différentes pharmacies du comté afin de ne pas se faire remarquer. Au début, elle s’était prescrit des pilules, mais pendant une des crises de Pendleton, elle avait observé Mrs. Blaine lui administrer une injection et elle avait remarqué la vitesse avec laquelle agissait le produit. Un soir, peu de temps après, elle avait décidé de se faire une piqûre en remplaçant le produit destiné à Pendleton par de l’eau distillée.

Les pilules n’avaient jamais produit l’effet dont elle avait besoin aujourd’hui.

Adi fit bonne figure et sourit à Pendleton en arrivant en haut de l’escalier. Elle dit d’un ton trop affectueux : « Comment va mon professeur préféré ce matin ? » Mais elle ne le regardait pas et ses yeux se perdaient au-delà de lui quand cela était possible.

Il fallut un certain temps à Pendleton pour comprendre ce qu’on lui avait dit, un délai légèrement neurologique avant de réagir. En cas de stress, ce délai pouvait s’allonger. Adi lui avait déjà tourné le dos et posait le courrier quand il dit : « Am... Amner ? »

Au début, elle ne comprit pas, puis son corps se figea, mais elle resta le dos tourné, dit d’un ton naturel : « Quoi ? » et entreprit de décacheter une lettre.

Elle regarda de côté.

Pendleton manifestait une sorte d’urgence comme cela ne lui était jamais arrivé depuis la fin de son coma. Il répéta : « Amner... Amner Jewaul. » Il frémit et se leva de sa chaise.

Adi se retourna, tenant à la main le coupe-papier dont la lame arrêtait le rayon jaune de la lumière matinale. « Qu’est-ce que vous dites ? »

La tension due à l’émotion le faisait légèrement trembler alors qu’il s’efforçait de trouver les mots, et il crispa les poings en tentant de se concentrer et de parler.

Adi reposa le coupe-papier, prit les mains de Pendleton, les frotta, un stimulus qui effaçait tout ce qu’il avait en tête, quelque chose qu’elle avait appris au cours de l’année passée en essayant de le contrôler et de le calmer, et elle murmura : « Allons, détendez-vous. Mon Dieu, vous êtes en sueur ! Ça ne vous vaut rien de vous mettre dans un tel état. Vous voulez avoir un anévrisme ? » Elle lui parlait comme à un enfant.

Le visage de Pendleton se relâcha, ou plus exactement se ramollit. Son regard erra vers le monde extérieur avec une sensation languissante de détresse alors qu’il déglutissait et prenait des respirations plus longues et plus apaisées. Sa langue apparut entre ses lèvres, ce qui lui donna une expression étrangement vide avec cependant un air de perplexité, et Adi continua de lui masser les mains en disant : « Chut... Chut... »

Il avait perdu le fil de ses pensées. Il avait le regard stupéfait d’une personne plus âgée que l’on conduit quelque part, un peu contre son gré, mais incapable d’assumer la tâche de s’opposer. Il fit glisser ses pantoufles et Adi l’aida à se rasseoir tout en continuant à dire : « Chut... »

Sur le bureau de Pendleton, elle aperçut un exemplaire des Nounours de Berenstain, un livre que Mrs. Blaine avait dû monter dans la pièce. Il était bien compliqué pour lui, mais elle vit qu’il était ouvert aux dernières pages, ce qui la déconcerta.

Il retrouvait lentement sa conscience. Le souvenir de ce qu’il avait fait remontait à la surface.

Elle remplit un verre d’eau et l’aida à avaler deux pilules, puis elle lui essuya les lèvres.

Il la regarda en clignant des paupières. Sa bouche s’ouvrit et se referma, et Adi lui massa de nouveau les paumes. Quelques instants plus tard, elle ouvrit l’alphabet qu’elle lui lisait depuis des mois, et commença « C comme Chat », elle montra l’image d’un chat et miaula : « Miaou. » Son doigt quitta la lettre et Pendleton la laissa lui prendre la main et l’avant-bras, et son index à demi tendu traça la lettre C. Elle dit : « Miaou » et il répéta : « Miaou. »

Elle sentit que son coude lui effleurait le sein alors qu’elle lui tendait le bras et tournait la page. Puis elle dit : « D comme Dogue », et « Ouah » et Pendleton répéta : « Ouah. »

Il s’agissait d’une simple incantation, Pendleton la suivait, la laissait le conduire, et Adi approchait son visage du sien quand elle formait les mots, mais lorsqu’ils arrivèrent à la lettre « L comme Lion » et qu’Adi poussa un rugissement, Pendleton dormait en dodelinant de la tête.

Les pilules avaient produit leur effet.

Adi quitta la pièce sans bruit et s’arrêta sur le petit palier. Elle entendit Mrs. Blaine passer l’aspirateur au rez-de-chaussée. La lumière qui entrait par la fenêtre de la cage d’escalier dessinait un halo sur le mur. Elle s’arrêta et demeura immobile en attendant de voir s’il dormait toujours dans la faible lumière montant du vestibule qui éclairait les critiques encadrées et clouées au mur.

Cela ressemblait à la vie d’autrefois.

Dans le silence de sa chambre, elle avala deux des pilules de Pendleton, s’allongea sur son lit et essaya de s’endormir, en vain. Elle entendit alors Mrs. Blaine monter l’escalier craquant et suivit en esprit la routine qui s’était établie depuis près d’un an, Mrs. Blaine faisant couler un bain et lavant Pendleton comme un enfant, après avoir étendu son pyjama sur le vieux radiateur.

Elle montrait une sorte de brutalité dans ses soins, dans la façon dont elle maniait Pendleton et, au début, Adi y avait même trouvé à redire, mais combien de gens supporteraient de prendre soin d’un vieillard ? Mrs. Blaine était la troisième infirmière depuis un an, la seule qui était restée et qui avait établi ses habitudes et ses méthodes dans la vie de E. Robert Pendleton.

Adi avait seulement toléré sa présence, toujours prête à engager quelqu’un de plus affectueux, jusqu’à ce qu’elle découvre la négligence avec laquelle elle donnait ses médicaments à Pendleton.