Adi sortit au huitième étage de la bibliothèque avec un sentiment d’inquiétude et elle s’avança dans les allées découpées par le soleil du petit matin qui plaquait des tranches de lumière sur la masse grise des livres. Il n’y avait personne.
Une sorte de paranoïa s’était emparée d’elle depuis qu’elle avait vu l’inconnu, et au moment où elle ouvrit la porte de son bureau, une feuille de papier s’envola dans le brusque courant d’air. Elle se retourna instinctivement. Personne. Elle referma la porte.
Un texte était tapé à la machine sur la feuille.
Il est difficile
d’apprendre quelque chose dans les poèmes
pourtant des hommes meurent misérablement chaque jour
parce qu’il leur manque
ce qu’on y trouve
(William Carlos Williams)
P.-S. : Pourquoi n’enseigne-t-on pas ce poème de Williams ?
Ce qu’il dit est-il trop évident, trop direct ?
Adi leva les yeux, son cœur battait encore, bien qu’elle se fût un peu calmée, et elle se sentit soulagée quand elle marmonna entre ses dents : « Espèce de salaud... » C’était l’étudiant en biologie plein de morgue qui avait déposé cette note, mécontent qu’elle l’ait contesté et obligé à refaire son devoir.
Adi prit une grande respiration et, tout en regardant dans les allées désertes devant son bureau, elle essaya de se concentrer sur son cours qui commençait dans vingt minutes. Mais plus elle s’efforçait d’y penser, plus la note venait la titiller. L’étudiant en biologie était moyen. Comment aurait-il trouvé le temps de dénicher une telle citation ?
Elle relut le papier. La sonnerie du téléphone la fit sursauter.
C’était Allen Horowitz. Il dit : « Salutations de New York !
— Oh, Allen, c’est vous ! »
Horowitz parlait très fort : « C’est la réponse la plus terne que j’aie entendue de la part de quelqu’un que j’essaie désespérément de rendre célèbre ! Nous avons quitté les cent meilleures ventes la semaine dernière. Je sais, c’est une sacrée chute, mais écoutez ça. J’ai obtenu une grande faveur du New Yorker. Voici la phrase que l’on va mettre comme slogan : “Si un arbre tombe dans les bois et qu’il n’y a personne pour l’entendre, fait-il encore du bruit ? Et si Le Cri n’avait jamais été entendu ? Serait-il encore du grand art ?” C’est pas génial ? »
Adi se leva. Le papier se trouvait toujours sur son bureau. Elle avait beaucoup de mal à s’intéresser à ce que disait Horowitz. Il parlait d’une voix caverneuse, via le haut-parleur.
Il reprit : « Écoutez, je pense que nous pouvons avoir de notre côté à la fois les populistes et les universitaires. On en est si près. Bob est déjà le modèle de l’artiste qui se bat et des petites maisons d’édition universitaires. Les grands éditeurs, ici, à New York, commencent à voir le potentiel. J’ai déjeuné avec mon agent et, c’est confidentiel, les gens se bousculent pour découvrir le dernier grand chef-d’œuvre perdu ! Vous n’allez pas le croire, Adi ! Nous sommes à la veille d’un événement, je le sens. C’est pourquoi vous devriez venir ici, tous les deux. Les gens veulent absolument voir Bob... et vous. »
Horowitz se tut brusquement. Puis sa voix se fit soudain intime. Il ne parlait plus dans le haut-parleur. « Est-ce que je peux vous voir ? » Il laissa la question en suspens pendant quelques instants. « Vous ne voulez pas me répondre ? »
La pression insupportable des vingt-quatre heures précédentes avait épuisé Adi. Elle avait les larmes aux yeux. Elle prit de nouveau une grande respiration et dit froidement : « Vous n’avez qu’à vous en occuper, Allen. Nous étions d’accord... Il faut que je prépare mon cours.
— Que votre cours aille se faire foutre ! C’est la plus grande rupture de votre vie, vous ne pigez pas ? »
Elle se pencha et ses cheveux lui retombèrent sur le visage. Elle ferma les yeux. « Est-ce dans l’intérêt de Robert ? Il ne comprend rien à ce qui se passe.
— Vous me dites aujourd’hui que vous avez la trouille, après tout ce que nous avons fait pour en arriver là ? Ne me renvoyez pas la balle. C’est vous que cela concerne. »
Elle essaya de mesurer sa réponse. « Ce n’est pas moi que cela concerne. Je ne suis rien. Vous ne comprenez pas ? Je n’ai rien à voir dans tout ça. » Elle se redressa et releva ses cheveux. « J’habite chez Robert, et je suis quoi pour lui ? Il vit à peine. Je suis sa gardienne ! » Ses yeux s’emplirent de larmes. « Regardez ce que vous me faites faire. Je pleure...
— Je crois que vous avez changé de sujet. Que voulez-vous ? »
Adi regarda le campus de Bannockburn, les bâtiments couverts de lierre impeccablement entretenus, la statue du fondateur de l’université dans la lumière du matin. C’était ce qu’elle désirait plus que tout, être acceptée comme une égale, trouver un emploi, faire ce qui avait été refusé à ses parents. Elle ajouta : « Ce que je veux, c’est mon doctorat.
— Vous allez l’avoir.
— Je ne veux pas non plus qu’on transforme Robert en phénomène de foire... C’est ce qu’il est devenu – ce que nous sommes devenus tous les deux. Je ne veux pas de cette célébrité passagère, être un spectacle. Fondamentalement, je suis quelqu’un de simple. Le temps est peut-être venu de laisser filer les choses. » Elle hésita. « Écoutez, je dois m’en aller. »
Horowitz hurla. « Ne raccrochez pas, Adi Wiltshire. Surtout pas ! Vous savez que c’est pour vous, pas pour Bob, que je me suis engagé dans tout ça. Vous m’avez appelé au téléphone. Qu’espériez-vous ?
— Je ne sais pas... Mais c’est plus important que tout ce que nous avions imaginé. Cela concerne la vie de Robert, pas la mienne ni la vôtre. »
La voix d’Horowitz redevint plus calme. « De quoi avez-vous peur ? »
Elle répondit sèchement : « Vous savez, en fait, vous ne m’avez rencontrée en personne qu’une fois, une seule fois. Savez-vous vraiment qui je suis ?
— Je le pense, oui... Me permettez-vous de vous poser une question ? Croyez-vous au coup de foudre ?
— Oui.
— Laissez-moi jouer cartes sur table. Je ne vais pas vous demander de signer un contrat de mariage. Vous pouvez me prendre pour la moitié de ce que je vaux. C’est ainsi que j’ai envie de miser sur nous. »
Elle répliqua brusquement : « Que répondriez-vous si je vous disais que j’avais comme but dans la vie d’être une personne indépendante ? »
Horowitz poussa un gémissement théâtral. « Tout sauf une féministe ! En fait, permettez-moi de vous donner un petit conseil d’indépendance. Il y a quelque temps, j’ai rencontré cette célèbre féministe d’avant-garde lors d’une conférence littéraire et je lui ai demandé : “Alors, comme ça, vous ne portez toujours pas de soutien-gorge, même vingt ans après ?” Elle m’a regardé avec le plus grand sérieux et elle m’a répondu : “Oui, mais pas pour les mêmes raisons. Aujourd’hui, je ne porte pas de soutien-gorge parce que mes seins tirent les rides de mon visage.” Il y a une leçon à extraire de ça. Pensez-y ! »
Adi se retourna vers le campus. « Je ne savais pas que le féminisme et l’indépendance étaient inextricablement liés.
— Hé, je suis une victime de ma génération. Je ne prétends pas être différent de ce que je suis. Je ne parle que des faits. La vérité, c’est qu’il n’existe pas de livre intitulé La Joie de la ménopause. »
Adi répliqua : « Je crois que vous me demandez de ne pas vous aimer. Que dites-vous... que la vie se termine à quarante ans pour les femmes ?
— Laissez-moi vous poser une question : Quel âge avait votre mère quand elle a quitté votre père ?
— Qui a dit que mes parents ont divorcé ?
— Ils n’ont pas divorcé ?
— Si.
— Alors quel âge avait votre mère quand elle a quitté votre père ?
— Trente-huit ans.
— Vous voyez où je veux en venir ? Je parie qu’elle a eu un autre enfant ?
— Elle a fait quatre fausses couches.
— D’accord, alors elle et son nouveau mari ont eu un petit griffon ou un chien mexicain sans poils qu’ils emmènent partout avec eux ?
— Pas exactement. C’est un caniche nain qui s’appelle Trixie.
— Merde, j’aurais dû le deviner tout de suite, le caniche nain... avec des yeux noirs larmoyants. »
Adi regarda dans les allées entre les rayonnages. Elles étaient toujours désertes. La veille, il ne s’agissait peut-être que d’un pervers. Il lui parut étrange qu’un pervers soit la meilleure des deux possibilités. Elle dit calmement : « C’est ce que vous faites à longueur de journée, Allen ? Psychanalyser les gens ?
— Vous dites ça de façon péjorative, mais laissez-moi vous confier un petit secret. L’essence de la fiction c’est l’observation empirique, la méthode scientifique appliquée à l’interaction humaine. La fiction exige une discipline plus rigoureuse que n’importe quel art.
— Merde, pour commencer, l’enjeu est beaucoup plus élevé, le public entretient une plus grande intimité avec le langage qu’avec tout autre moyen d’expression. Vous devez bien voir les choses. Il y a eu des enfants prodiges en musique et en mathématiques parce que ce sont des lois fondamentales d’accord et de désaccord, mais où sont les enfants prodiges en littérature ? Y en a-t-il jamais eu ? C’est la question.
— Je n’en connais aucun.
— C’est parce qu’il n’y en a pas ! La fiction est une accumulation d’observations nées d’années de vie. La fiction est essentiellement représentative et par conséquent, hélas, c’est peut-être la forme d’art la plus intellectuellement conservatrice. Nous, les écrivains, nous vivons dans le ghetto du familier, dans les tropes littéraires de la vie temporelle perçue par les masses, avec un début, un milieu et une fin. Savez-vous à quel point cette convention apparaît folle en face de la relativité d’Einstein ? Les écrivains de fiction sont les artistes de la terre plate... »
Adi l’arrêta. « Qui êtes-vous vraiment ?
— Simplement un type qui écrit des “beaux livres”.
— C’est vrai ?
— C’est ce que j’ai fini par choisir.
— Vous êtes content de vous ? »
Il y eut un instant de silence.
« Vous voulez une confession ? D’accord, allons-y. Vous me demandez si je suis content de moi. Quand Bob m’a montré Un trou sans milieu, avec les vingt et une pages et demie blanches, au tiers du roman, j’ai failli en crever devant l’audace de ce qu’il essayait de faire sur le plan de la création, et il était là, un type qui me considérait comme son égal. Nous n’étions pas amis, mais nous nous respections mutuellement, en tout cas Bob me respectait. Nous suivions des chemins différents dans notre œuvre. Je l’ai vu. Il recherchait des conseils, peut-être même un avocat pour ce qu’il entreprenait. C’était un jeu. Son avenir était au bout, mais il m’a dit qu’il ne voulait pas réécrire le même livre. L’art signifiait quelque chose de plus pour lui... Merde, il n’y a pas de version condensée de ce qui s’est passé... C’est pour votre thèse... D’accord ? À l’époque, nous avions le même agent littéraire, Barbara. Je pense que Bob voulait que je la prépare. Je devais la voir au déjeuner. Bob était très inquiet. En arrivant aux pages blanches, l’agent avait pensé que c’était un raté de la photocopieuse, en tout cas c’est ainsi qu’elle a commencé. Une directrice d’édition d’une grande maison, intéressée par mon dernier roman, se trouvait au déjeuner. J’ai dit que je n’avais pas lu le livre. J’ai laissé mon agent continuer. Bob s’est mis dans tous ses états. L’agent a fini par accepter que les vingt et une pages et demie de blanc ne soient pas un raté de la photocopieuse en fin de compte. Je veux dire, vous l’avez lu. Bob était peut-être fou ! Qui peut créer un protagoniste qui écrit une putain de demande de rançon au lecteur, en retenant vingt et une pages et demie en otages ? À mon avis, il n’avait plus toute sa tête. »
Horowitz fit une pause, et reprit : « Je me souviens qu’ils m’avaient fait rire tous les deux à l’époque. L’agent a dit qu’elle ne prendrait plus Bob au téléphone, qu’il mettait en cause sa crédibilité en tant qu’agent, mais c’est là que j’ai retourné la situation. Simplement pour en finir avec Bob, j’ai dit : “Hé, ne réagis pas aussi vite, Barbara. J’ai trois cents pages blanches que je veux bien céder pour un à-valoir à six chiffres !” La directrice d’édition était pliée en deux... Ce bon vieux Bob. Il a fini par faire publier son livre dans des presses universitaires quelconques du Midwest, que j’ai toujours soupçonnées de n’être que du compte d’auteur. Le livre a fait un bide. Il n’y a presque pas eu de critiques. Cela a tué quelque chose en lui. La même année, je suis entré pour la première fois dans la liste des best-sellers. »
Horowitz conclut : « Vous voyez... nous avons tous des péchés dont nous devons répondre. Mais je n’ai fait que survivre. J’ai joué la sécurité. »
Adi répondit d’une voix calme : « Écoutez, je veux vous parler d’autre chose, mais je dois aller en cours. Je peux vous appeler cet après-midi ? »