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Juste après 9 h 30 du matin, par cette même matinée lumineuse au ciel bleu et froid, alors qu’Adi traversait le campus et que Ryder prenait son petit déjeuner, un car de télévision mobile serpentait dans la longue descente du quartier historique, bordée par les squelettes des vieux arbres.

Une demi-heure s’était passée depuis la sortie du New York City Press annonçant la nomination du Cri pour le National Book Award.

Comme d’habitude, Pendleton se trouvait dans le bureau de la tourelle, vêtu de son pyjama bleu rayé et de sa robe de chambre. Un petit déjeuner à demi consommé était posé à côté de lui, un œuf à la coque, un toast et du thé Earl Grey, servi sur un plateau d’osier, avec un œillet rouge fraîchement coupé, sur les instructions d’Adi, Pendleton étant choyé en fonction de l’idée qu’elle se faisait de la vie aristocratique anglaise au début du siècle.

Pendleton n’était plus qu’une marionnette grandeur nature dans cette construction.

Il appuya sur une image du livre des animaux de la ferme et une grenouille verte jaillit d’une mare au moment où il levait les yeux et voyait l’agitation dans la rue. Il enregistra cela à un niveau superficiel, comme une chose un peu différente de ce qui se passait d’ordinaire sous sa fenêtre. Les pilules qu’il prenait le matin pour contrôler ses tremblements lui émoussaient les sens et faisaient s’abaisser son œil droit.

Il regarda de nouveau dans son livre, il appuya sur l’image d’un chien qui fit « Ouah ! ouah ! » À cause du bruit, son lapin blanc flaira nerveusement l’air et sauta sur ses genoux.

Quand la sonnette retentit quelques instants plus tard, il tourna les yeux avec une lenteur de tortue, son cou maigre soutenant sa tête barbue et tonsurée. Il avait déjà oublié ce qu’il avait vu au-dehors. Il ne pouvait se concentrer que sur une chose à la fois à cause des effets narcotiques des médicaments.

Il se détourna de nouveau et revint à la familiarité de son livre, posa son index sur une image qui fit « Cot-cot-cot ». Il prononça le mot « poulet » sans aucune émotion particulière.

Puis il regarda par la fenêtre.

Pendleton ne pensa pas que ce remue-ménage avait un quelconque rapport avec lui. Seule la routine de la maison avait pour lui quelque valeur, ainsi que la confiance qu’il accordait à Adi, et il l’appela d’une voix monotone, en clignant des paupières et en regardant le car de télévision garé juste en face de chez lui.

Une autre camionnette arriva et une femme en robe de soirée en descendit, suivie d’un cameraman.

Pendleton caressait le lapin et sentait son ventre mou. Le lapin pétrissait ses jambes, et Pendleton urina sous lui ; la tache qui s’étalait le réveilla un peu.

Il prit le lapin dans une main et se leva lentement en se servant de l’autre main pour garder l’équilibre. Son pantalon de pyjama faisait une poche. Il s’avança en traînant les pieds vers la porte qui conduisait au belvédère, l’ouvrit, fit un pas en prenant appui sur la poignée et entendit du vacarme alors que quelqu’un criait : « Professeur ! Professeur ! »

L’urine était déjà froide contre son bas-ventre.

Ce qu’on vit ensuite, dans un clip vidéo de dix secondes, définirait le reste de sa vie, on le saisit dans une fragilité caractéristique des dictateurs des juntes militaires au stade terminal de leur existence dans quelque établissement médical retiré, le genre de film vidéo qu’on montre dans les journaux télévisés du soir à des gens qui contemplent l’aspect énigmatique et incongru de ces silhouettes voûtées devant les champs de mort de leur héritage.

Pendleton se tenait ainsi, au tournant de sa nouvelle vie, sur son balcon, avec son pantalon de pyjama sali, son lapin sous le bras, pas encore soupçonné de meurtre, toujours auteur excentrique mais seulement pour quelques minutes supplémentaires ; au moment même où la vidéo était retransmise en direct à un studio relais, des journalistes d’ABC à New York s’efforçaient frénétiquement de diffuser la nouvelle selon laquelle un reporter d’une station affiliée de Muncie avait reçu d’un quotidien local un message anonyme établissant une relation entre le meurtre d’Amber Jewel et le roman de Pendleton, Le Cri.

Ryder fit tomber une sucrette Sweet’N Low dans son café, seul en cet instant qui précédait la diffusion de la nouvelle, se sentant étrangement omniscient. Autrefois, il avait lu une analogie décrivant Dieu comme un horloger et l’univers comme une immense machine mécanique mise en mouvement selon la loi de la cause et de l’effet. La notion de causalité lui plaisait et, par conséquent, l’aspect prévisible d’un tel système.

Les événements se déroulaient comme il l’avait prévu, un plan coordonné dans lequel le journal et la télévision locale, propriété du même groupe, obtenaient un scoop national, et diffusaient les détails du renseignement anonyme le matin même de la nomination du Cri pour le National Book Award. Assis au fond du restaurant, Ryder vit le cuisinier crier à la serveuse de monter le son au moment où ABC interrompait son programme habituel Tous mes enfants.

Le bulletin d’information commença en direct avec l’histoire, tout d’abord depuis Muncie, puis on passa à des images datant de moins d’une demi-heure, tournées à New York où la nomination de Pendleton avait été annoncée sans cérémonie à quelques journalistes perplexes, et finalement on vit la pelouse de Pendleton où, pour la première fois, le public entendit les sons étranges d’une voix produite par ordinateur en off sur des images d’archives, une vidéo familiale d’Amber Jewel dans sa cour, à treize ans, l’été d’avant son assassinat, puis la découverte sinistre de son corps par Sam Henderson, le printemps suivant.

Au même moment, un kilomètre plus loin, sur la route de la zone commerciale, Kim, la sœur d’Amber Jewel, caissière au magasin Rite Aid, qui regardait la télévision, tombait dans les bras du directeur, Whitey Whitmore. Quelques minutes plus tard, sa Firebird de 1982 passait devant le restaurant comme Ryder l’avait espéré, et il paya son addition en laissant simplement de l’argent sur la table.

Quand Ryder s’arrêta devant chez Pendleton, la lumière de ses phares rendit tout plat et en deux dimensions, comme un décor de film.

Toujours vêtue de sa blouse de caissière avec l’étiquette portant son nom, Kim Jewel se battait avec deux flics qui l’empêchaient de passer, et elle hurlait, les yeux fous : « Il a tué ma sœur... il a tué ma sœur ! »

Ryder attendit en observant la réaction de Kim Jewel, qui agitait ses longues jambes chaussées de baskets, se tortillant pour échapper aux flics qui la tenaient fermement.

À plus de trente ans, Kim avait le corps d’une adolescente, elle était encore très belle et, dans un moment fugitif de déjà-vu, Ryder fut frappé de se rendre compte qu’elle avait la même allure que sa première femme, Tori. Il lui fallut un certain temps pour comprendre que cette idée lui trottait dans la tête depuis l’après-midi précédent, quand il était entré pour la première fois dans le magasin Rite Aid et qu’il l’avait vue, et il sut que c’était la cause de sa mélancolie quand il avait parlé au téléphone avec Gail.

Ryder prit une grande respiration, il se rappela pourquoi il était ici et se concentra sur les faits. Kim Jewel et son petit ami étaient toujours les principaux suspects dans le meurtre d’Amber. Kim avait mis quatre minutes et neuf secondes pour passer devant le restaurant. Il avait chronométré depuis l’annonce de la nouvelle en sachant qu’elle serait devant la télévision. Elle regardait régulièrement Tous mes enfants. C’était pour cela que l’histoire avait été transmise à ABC, des événements qui se succédaient apparemment au hasard, mais qui étaient prémédités. Le directeur du magasin peu enthousiaste avait modifié l’emploi du temps de Kim à la dernière minute afin qu’il coïncide avec le flash d’information.

Mais en l’observant maintenant, alors qu’elle hurlait, Ryder n’arrivait pas à savoir si une certaine forme de déni paranoïaque ne se cachait pas derrière sa réaction. Son arrivée tumultueuse ne prouvait pas qu’elle, ou son petit ami, n’avait pas tué Amber.

Adi Wiltshire arriva quelques minutes plus tard dans sa petite Civic rouge. Comme Kim Jewel, elle semblait hors d’elle, mais gardait une apparence radicalement différente, belle à sa façon, mais pas le genre de Ryder, une jupe plissée qui pendait sur sa silhouette en forme de sablier, des collants de coton noir et des chaussures noires confortables.

Ryder enregistra tout cela en la regardant se débattre contre la meute des journalistes. Elle avait l’air abasourdi et des mèches de cheveux s’étaient échappées de son chignon sur le sommet de sa tête.

Elle trébucha et retrouva l’équilibre puis, alors qu’elle essayait de mettre la clef dans la serrure de la porte d’entrée, un reporter lui cria : « Miss Wiltshire, étiez-vous au courant qu’il y avait des événements véritables dans Le Cri ? »

Kim Jewel réussit à se libérer juste au moment où la porte d’entrée s’ouvrait, et en se précipitant vers Adi, elle hurla : « Qu’est-ce que ça fait de coucher avec un assassin, espèce de sale pute ? Je vais vous liquider tous les deux ! »

Dans un soudain moment de calme surréaliste, au milieu de l’entrée grisâtre, se tenait la silhouette sombre de Pendleton. Il parlait d’une voix faible.

Il ne cessait de répéter le prénom d’Adi.