Chapitre 24

Miranda leva les yeux vers le visage de son mari tandis qu’il était assis devant le feu, buvant son porto. Les soirées étaient son moment préféré de la journée, quand la maison se mettait au lit et que les tâches quotidiennes étaient accomplies. Elle repensa à la façon dont elle avait été si inquiète, quand les silences avaient pesé entre eux et avaient paru si oppressants.

Le temps passant, et alors qu’ils avaient trouvé le bonheur, le silence était devenu plus riche que les mots. Marcus pouvait rester des heures à regarder les flammes, mais à présent il souriait au lieu de froncer les sourcils et fermait les yeux, en paix avec elle et avec lui-même. Et elle se tenait assise près de lui, somnolant, la tête sur son épaule ou sur ses genoux, et il lui caressait les cheveux.

Elle détestait l’idée de rompre cette tranquillité, ce soir-là, mais il était temps, pensait-elle, de demander les choses qu’elle voulait savoir. Et ce serait mieux maintenant, alors qu’il était heureux et détendu, que d’attendre qu’il soit moins réceptif.

— Marcus ?

— Oui, mon amour.

— Il y a quelque chose que j’aimerais vous demander.

— N’importe quoi, Miranda. Je vous écoute.

Elle soupira.

— Je ne suis pas sûre que vous sachiez ce que vous dites. Promettez-moi de ne pas vous mettre en colère.

Il ébouriffa ses boucles.

— Vous jouez les timides, madame ma femme. Cela ne vous va pas. Rappelez-vous, nous devons parler sans détour. Que voulez-vous savoir ?

— J’aimerais que vous me parliez de St. John.

La main de Marcus s’immobilisa sur ses cheveux, et elle eut l’impression que la pièce se refroidissait autour d’elle.

Elle persévéra.

— Pourquoi vous hait-il autant ? Est-ce seulement qu’il est jaloux ? En a-t-il toujours été ainsi ?

Marcus resta un instant silencieux, et elle le sentit se raidir.

— Pourquoi posez-vous des questions qui concernent le passé ?

— Parce que je sais combien les secrets sont nocifs pour ceux qui les gardent. Je veux faire partie de votre vie, Marcus.

— Vous en faites déjà partie, Miranda. Et même davantage. Vous êtes ma vie.

— Raison de plus pour que vous me parliez de votre passé. Je souhaite tout connaître de vous.

Il soupira.

— Que vous a-t-il déjà dit ? Quand vous étiez seule avec lui, il vous a parlé, n’est-ce pas ?

— Mais il a menti, Marcus. Sur tant de choses. Je ne sais pas si j’ai entendu deux mots de vrais de lui en quinze jours.

Marcus contempla le feu comme s’il soupesait sa réponse.

— Sa vérité et la mienne ne sont pas les mêmes, Miranda. C’est là le problème.

— Quelle est votre vérité, alors ?

— Que notre relation était condamnée depuis le début. Mon père favorisait son héritier. Ma mère favorisait son fils cadet. Et ils nous faisaient jouer l’un contre l’autre, nous poussant à nous quereller comme ils se querellaient entre eux. Aucun de nous n’était heureux de ce qu’il avait. Il avait l’affection, mais j’avais le respect.

Il s’interrompit un instant.

— Nous nous mesurions en toutes choses. Je me suis presque rompu le cou en sautant une barrière. Il est meilleur cavalier que moi, et mon père m’avait interdit de le suivre. St. John en a ri et m’a traité de poltron. Il était toujours emporté, et je l’enviais pour cela. Je devais être le raisonnable, de nous deux. Surtout quand mon père est mort et que j’ai hérité du titre. St. John dépensait l’argent que ma mère insistait pour que je lui donne et me jetait ma charité à la figure. Finalement, nous nous sommes querellés à propos d’une femme. Nous étions rivaux et, contre toute attente, j’ai gagné, mais n’ai trouvé nul bonheur à ma victoire. Il ne me l’a jamais pardonnée.

Miranda prononça le nom qu’elle redoutait de lui entendre prononcer.

— Bethany ?

— Oui. Et les choses ont recommencé avec vous, Miranda.

Elle se rapprocha de lui et murmura :

— Mais cela s’est terminé différemment, je l’espère. Etes-vous heureux avec moi, monsieur mon mari ?

Il lui sourit, d’un petit sourire triste.

— Très heureux, madame ma femme.

Elle lui rendit son sourire et lui enlaça la taille de ses deux bras.

— Alors je ne vous quitterai jamais.

Il posa un baiser sur le sommet de sa tête.

— Je vais vous demander de me quitter maintenant, chérie. Il est l’heure d’aller se coucher. Montez dans nos chambres et attendez-moi. Je ne tarderai pas.

Elle l’embrassa et le laissa contempler le feu avec intensité, comme si la réponse à toutes les questions de la vie était inscrite dans les flammes.

Elle monta l’escalier en hâte, espérant qu’il la rejoindrait très vite. Cela l’inquiétait de le voir ainsi, si perdu dans ses pensées qu’il ne pouvait en être écarté. Et savoir qu’elle l’avait forcé à faire certaines choses était encore pire. Toutefois, c’était mieux que lorsqu’il avait été tout le temps en colère. Ou empli de cette tristesse débordante qui l’avait étreint une bonne partie de sa vie. Regretter occasionnellement l’existence qu’il n’avait pas eue ou se montrer parfois morose était naturel, supposait-elle. Au moins, ce n’était plus le poids insupportable qui avait pesé sur son âme.

Et, quand il la rejoindrait, son humeur changerait assez vite. Elle frémit par anticipation, si heureuse qu’il ne soit pas l’érudit plongé dans ses livres qu’elle avait envisagé, ou le vieil homme fatigué, ou même le fringant jeune homme, mais l’homme coléreux, maussade et entêté qu’elle avait épousé. Un homme capable de plus d’amour et de tendresse qu’elle l’avait imaginé ce premier jour, quand il avait tempêté et juré à la perspective d’un mariage.

Elle entra dans sa chambre et ferma la porte par habitude, mais se rendit compte tout de suite que quelque chose n’allait pas.

Il y avait quelqu’un dans la pièce. Elle le sentait. Elle sentait des yeux qui la fixaient au-delà de la lumière de la bougie.

Elle se tourna lentement, le dos à la porte, et vit St. John allongé sur la courtepointe de son lit. Elle nota avec dégoût que ses bottes étaient boueuses et salissaient le lit. Il tenait à la main un pistolet pointé sur elle.

— Que faites-vous ici ? demanda-t-elle en essayant d’empêcher sa voix de trembler.

— Je vous attendais.

— Comment…

— Suis-je arrivé jusqu’ici ? Entré dans la maison ?

Il sourit, du même sourire enjoué dont il s’était servi pour la courtiser. Son ton était léger, mais l’éclat de ses yeux était terriblement sérieux.

— Ce n’est pas si difficile, quand on a les clés. Mme Clopton vous hait toujours, vous savez. Mais elle a toujours eu un penchant pour moi. Elle travaille dans une auberge sur la grand-route. Quand vous l’avez laissée partir, vous auriez dû penser à lui réclamer le second trousseau. Elle me l’a fourni très volontiers quand je le lui ai demandé.

— Et qu’est-ce que…

— Qu’est-ce que je veux de vous ? Pourquoi ne cessez-vous pas de poser des questions et ne me laissez-vous pas terminer, Miranda ? Car c’est ce que je veux : terminer l’affaire qu’il y a entre nous.

— Il n’y a rien entre nous. C’est fini, St. John, dit Miranda d’une voix qui manquait d’assurance.

Celle du jeune homme en était remplie.

— Permettez-moi de ne pas être d’accord. Ce sera fini quand je le dirai.

Elle se tourna pour saisir la poignée et aperçut, du coin de l’œil, le pistolet qui suivait ses mouvements.

— Ah, ah !

Il agita un doigt dans sa direction comme si elle était une enfant désobéissante.

— Il est beaucoup trop tôt pour songer à partir. Détendez-vous, ma chère. Pourquoi ne vous asseyez-vous pas à votre secrétaire ? Et marchez lentement. Je crains que des gestes brusques ou des cris de votre part me fassent sursauter et provoquent un accident.

— Vous ne songez pas sérieusement à me tirer dessus, n’est-ce pas ? demanda Miranda, la voix moins ferme que ce qu’elle aurait voulu.

— Je n’en ai pas l’intention, non. Mais je le pourrais. Pour l’instant au moins, mettez-vous à l’aise. Maintenant, prenez du papier dans votre bureau et écrivez ce que je vais vous dicter. Puis nous ferons une petite escapade. Si tout se passe comme prévu, vous serez relâchée sans dommages.

— Quand ? demanda-t-elle.

— Dans quelques jours. Une semaine, peut-être. Le temps qu’il faudra à votre mari pour comprendre que vous êtes partie. Et pour saisir avec qui vous êtes, et ce que vous avez fait.

— Ce que j’ai fait ? Est-ce là une grossière tentative de séduction ? Un enlèvement et un viol ?

Elle parvint à rire faiblement.

— Vraiment, St. John, vous feriez mieux de partir tout de suite. Ou de vous préparer à utiliser le pistolet que vous tenez — je mourrai plutôt que de vous laisser me toucher.

— Me laisser ?

Il eut un rire plein d’assurance.

— Vous avez une vue très déformée des circonstances, ma chère. Je vous tirerai dessus si vous essayez de vous échapper, bien sûr. Quant au reste ? Si je choisis de vous avoir, mon arme ne sera pas nécessaire. Je suis plus lourd que vous et parfaitement capable de vous forcer à faire ce que je voudrai.

Il promena les yeux sur elle.

— Certes, il serait beaucoup plus agréable pour nous deux que vous veniez à moi de votre plein gré, comme l’a fait la première femme de mon frère.

Elle le regarda avec dégoût.

— Je ne me soucie pas du passé. Si vous pensez que je projette de répéter les infidélités de la première duchesse…

St. John balaya sa remarque d’un geste.

— Il n’est pas utile pour vous de décider de quoi que ce soit pour l’instant. Je connais mon frère mieux que vous. Vous ne vous souciez peut-être pas du passé, mais il est très vivant pour lui. Qu’il sache que vous avez passé une semaine seule en ma compagnie, consentante ou pas, me suffira à accomplir mes desseins.

— Et quels sont vos desseins, St. John ?

— Ruiner une fois pour toutes le bonheur que mon frère peut avoir sur cette terre. Le faire se demander le restant de ses jours si son premier-né ne me ressemble pas un peu trop. Détruire sa confiance en vous, maintenant qu’il est trop tard pour qu’il vous rejette.

Il la considéra fixement.

— Il est trop tard, n’est-ce pas ? Vous n’êtes plus la jeune fille innocente que j’ai rencontrée il y a quelques semaines, mais son épouse pour de bon. Et mon frère s’est sans nul doute attaché à vous. Marcus a le cœur trop tendre, et de loin, quand il s’agit des femmes. C’est ce qui a rendu si facile à Bethany de venir à moi, une fois qu’ils ont été mariés. Il avait confiance en elle, malgré les preuves du contraire. Au début il n’a pas voulu le croire et, quand il a été forcé à voir la vérité, les choses étaient allées trop loin pour qu’il trouve une porte de sortie. Son précieux honneur l’empêchait de se débarrasser d’une femme qui en aimait un autre. Voyons voir comment il va régler cette affaire, cette fois.

— Mais ce n’est pas pareil, St. John, protesta Miranda. Je ne vous aime pas. Je vous méprise. Et Marcus le sait.

— Mais cela n’a pas toujours été le cas, n’est-ce pas, Miranda ? releva le jeune homme avec une pointe d’espoir dans la voix. Je me souviens de l’expression de vos yeux, ces premières semaines. Vous ne me méprisiez pas, alors. Et si Marcus n’était pas rentré quand il l’a fait, vous auriez été à moi. Pouvez-vous me regarder en face et affirmer le contraire ? Dites-moi que ce n’est pas vrai.

Miranda le fixa droit dans les yeux, le transperçant du regard.

— St. John, vous êtes très beau à voir. Et charmant. Peut-être aurais-je pu aimer l’homme pour qui je vous prenais, quand vous étiez aimable avec moi. Mais tout n’était que mensonge. Chaque mot que vous m’avez dit.

— Peut-être pas chaque mot, murmura-t-il.

La colère de Miranda flamba.

— Vous avez le toupet de venir dans ma chambre et de me dire des mots doux en tenant un pistolet à la main. Vos actions présentes me prouvent que vous n’êtes pas réellement l’homme agréable et drôle que j’ai connu. Il y a quelque chose de pervers en vous, St. John. Quelque chose de laid et de fêlé. Et cela me repousse.

Le sourire de St. John se déforma sous l’impact de ces mots.

— Heureusement pour moi, je n’ai pas besoin que vous approuviez mon caractère.

Il désigna du pistolet une feuille blanche posée sur le bureau.

— Vous allez écrire une lettre à votre mari, maintenant, expliquant notre fuite ensemble.

— Je ne le ferai certainement pas.

— Vous pouvez l’écrire à l’encre, ou je l’écrirai en lettres de sang sur les murs.

Sa voix était froide et furieuse, et la main qui tenait le pistolet était ferme comme un roc.

— Marcus ne croira jamais que je vous ai suivi de mon plein gré.

La voix de Miranda perdait de sa force.

— Peu importe que vous veniez de votre plein gré ou que je vous traîne hors de cette chambre par les cheveux. Quand vous lui reviendrez, Marcus dira qu’il vous croit. Peut-être même sera-t-il convaincu de dire la vérité. Et il vous accueillera les bras ouverts. Mais il se posera des questions. Il restera éveillé près de vous la nuit, se demandant ce qui s’est vraiment passé pendant que vous étiez avec moi. Et plus vous protesterez, moins il vous fera confiance. Bien sûr, je le rassurerai. Je calmerai ses craintes.

Il rit.

— Comme je l’ai fait quand il était marié à Bethany. Même si je ne vous touche pas et déclare en toute honnêteté qu’il ne s’est rien passé, cela ne comptera pas. Venant de moi, l’honnêteté sonne encore plus faux à ses oreilles que tout mensonge que je pourrais proférer.

— Mais je ne suis pas Bethany, St. John. Les choses sont différentes de ce qu’elles étaient. Marcus est différent. Il me fera confiance quand je lui dirai la vérité.

« Je l’espère, lui souffla une petite voix. Même si je n’ai pas été digne de sa confiance auparavant, il se fiera à moi maintenant. »

St. John la regarda dans les yeux.

— Vous pensez vraiment qu’il vous fera confiance ? Et que sait-il de vous, en vérité ? Est-il au courant de l’identité de votre tutrice, par exemple ? La notoire lady Cecily ?

Miranda le dévisagea fermement.

— Vous êtes réellement la personne la plus horrible que j’aie jamais rencontrée. Et vous vous trompez, si vous pensez que vous pouvez me retenir contre ma volonté et détruire votre frère aussi aisément. Vous avez raison, St. John. Nous sommes mariés pour de bon, maintenant. Il connaît la vérité. Quant à votre pathétique petit stratagème…

Elle haussa les épaules.

— Il n’a pas marché la dernière fois, quand vous avez essayé de me compromettre à ce bal. Et pourtant vous recommencez. N’apprendrez-vous jamais, et devrai-je subir des chantages répétés et des tentatives d’enlèvement jusqu’à ce que nous soyons tous âgés et grisonnants ?

Un doute passa dans les yeux du jeune homme, et elle poursuivit sur sa lancée :

— Vous pourriez me tuer et traîner mon corps en bas pour le déposer aux pieds de votre frère. Mais je ne pense pas que vous ayez le cran de le faire.

Elle pria le ciel de ne pas se tromper.

— On vous pendra pour un meurtre de sang-froid. Une corde autour du cou sera moins seyante que votre écharpe. Quant à votre frère, lorsqu’il vous trouvera, je doute qu’il hésite à vous mettre une balle dans le cœur. Et il le fera pour défendre l’honneur de sa femme. Etes-vous sûr de vouloir continuer ?

Les yeux de St. John étaient voilés par ses paupières, mais elle remarqua que le canon du pistolet s’abaissait.

— Allez-vous-en, maintenant, St. John. Marcus n’a rien fait d’aussi terrible pour mériter une haine comme la vôtre. Et, s’il l’a fait, cela appartient au passé. Ne laissez pas cela détruire ce qui reste de votre vie à tous les deux. Lâchez prise.

Le pistolet était pointé vers le sol, à présent. Ses arguments commençaient à porter, se dit-elle. Elle pouvait voir la fatigue poindre dans les yeux de St. John. Il ouvrit la bouche pour parler, et soudain la porte de communication s’ouvrit en coup de vent et Marcus entra à grands pas dans la chambre. Il avait une expression meurtrière dans les yeux.

— Je peux expliquer, commença Miranda.

— Vous n’avez rien à expliquer. Je peux deviner ce qui s’est passé, grommela-t-il. Mettez-vous de côté.

Tenant le pistolet à l’œil, il se plaça devant elle.

— Sortez d’ici, Miranda. Allez dans ma chambre et attendez-moi. Ce sera bientôt terminé. St. John, descendez de ce lit et réglons cette affaire une fois pour toutes.

— Marcus, non !

Elle essaya de passer devant lui, mais il la repoussa en arrière.

— Je ne vous laisserai pas faire, affirma-t-elle.

Pas tant que St. John brandirait son pistolet et que son mari se tiendrait désarmé devant lui.

— Je ne vous attendais pas si tôt, mon frère.

St. John écarta les bras, et il sourit en jetant les pieds hors du lit. Les yeux de Marcus suivirent le pistolet.

— Vous envahissez ma maison, vous introduisez de force dans la chambre de ma femme et ne vous attendez pas à ce que je vous trouve ? Les domestiques ont été prévenus. S’ils tiennent à leur place, ils m’avertiront toujours de votre présence. Je ne suis plus le sot que j’ai été autrefois, St. John.

Ce dernier lui décocha un sourire triomphant.

— Comment savez-vous que je ne suis pas ici sur invitation ?

Le cœur de Miranda s’arrêta de battre un instant, le temps que son mari réponde.

— Parce que je vous connais. Et que je connais ma femme. Vous me prenez peut-être pour un benêt, mais elle sait que je ne le suis pas.

Marcus sourit avec froideur.

— Si elle vous avait invité ici, elle se serait assurée que vous ne soyez pas pris.

— Vraiment ? Je suppose que c’est vrai. Elle est très douée pour garder les secrets, n’est-ce pas ? Savez-vous qu’elle a été élevée par une catin et par un ivrogne ?

— Est-ce là la révélation que vous teniez au-dessus de sa tête ? Elle ne tient pas, St. John. J’ai tout su depuis le début. Quand je suis allé à Londres après notre mariage.

St. John parut marquer le coup, et Marcus jeta à Miranda un bref regard d’encouragement.

— Et ne comptez pas la menacer de révéler la vérité. Je me tiendrai auprès d’elle. D’une manière ou d’une autre. J’imagine que la famille qui vous a en son sein peut supporter un scandale de plus. Et c’est un très vieux scandale, non ? En outre, maintenant que les dettes de son père sont réglées…

— Réglées ?

Les jambes de Miranda fléchirent sous elle, et elle se laissa choir dans le fauteuil qui se trouvait devant le secrétaire.

— Je gardais cela pour un cadeau de Noël, dit Marcus en la regardant avec un sourire sincère. Mon idiot de frère a gâché ma surprise.

Son père était libre. Elle pouvait être tranquille, sachant qu’il était sauvé. Si elle survivait à cette nuit, bien sûr. Elle adressa un faible sourire à son mari.

St. John grogna sourdement, frustré que sa menace ne reçoive pas l’accueil qu’il prévoyait. Puis il sourit largement.

— Fort bien. Ainsi, il vous importe peu de traîner votre nom dans la boue en épousant la pupille d’une catin. Mais que sait-elle de nos vieux scandales de famille, Marcus ?

— Elle en sait assez, St. John. Mieux vaut laisser le reste mort et enterré avec les personnes concernées, comme ça l’est depuis dix ans.

St. John releva le pistolet et le pointa sur son frère.

— Mort pour vous, Marcus. Vous n’avez jamais souffert pour cela.

— Oh, j’ai souffert, St. John ! Même si vous préférez penser autrement.

— Souffert tragiquement, j’en suis sûr.

St. John se tourna vers Miranda et fit un geste avec son pistolet.

— Votre précieux mari, votre duc, qui a toujours eu ce qu’il voulait depuis sa naissance. Le titre, les terres, la femme, l’héritier. Tout lui tombant tout cuit entre les mains, et cependant il n’était pas heureux. Pas même quand il a pris le peu qui m’appartenait. Vous a-t-il dit comment il en est venu à épouser Bethany ? Malgré le fait qu’elle était fiancée à moi ?

— Fiancée ?

Miranda regarda Marcus.

— Abandonnée, le mot serait plus juste, rétorqua-t-il. Et déjà enceinte. Je n’en ai rien su avant qu’il soit trop tard.

— Vous mentez. Vous la vouliez parce qu’elle était belle. Et parce qu’elle était à moi. Vous avez toujours été avide, Marcus. Jamais satisfait de la meilleure et de la plus grande part. Il vous fallait tout, n’est-ce pas ? Je suis allé à Londres. Je devais revenir avec une bague. Vous avez attendu que j’aie le dos tourné pour me la prendre.

Marcus tendit la main en un geste de supplication.

— Comme je vous l’ai dit à l’époque, Dieu m’en est témoin, si mère m’avait dit toute la vérité, je n’aurais jamais épousé Bethany. Elle n’avait pu vous trouver, car vous vous étiez enfui une fois de plus. La famille de Bethany voulait que justice soit faite et que son honneur soit sauvé. Ils sont venus trouver notre mère avec cette histoire, pas moi.

Il marqua une pause, avant de reprendre :

— Et elle a concocté ses plans comme elle le faisait toujours, sans se soucier de ce que cela ferait à la famille. Notre mère nous a jetés dans les bras l’un de l’autre. Bethany était superbe. Elle était douée. J’étais épris. Comment aurais-je pu ne pas l’être ? Je savais qu’il y avait eu quelque chose entre vous, mais elle n’a pas donné signe que c’était sérieux.

— Vous auriez pu essayer de me voir. Vous auriez pu me demander la vérité.

— Je ne voulais pas la vérité. Je voulais la femme. Et elle ne voulait pas de vous, St. John, s’il y avait un duc à prendre. Un fils cadet de dix-huit ans n’est pas un trophée quand un pair est disponible et crédule. Et notre chère mère ne se souciait pas que je ne sois pas le père de mon héritier. Si vous, son favori, ne pouviez avoir le titre, votre fils pourrait être duc après moi. C’était un plan bien ficelé. Mais enfin, notre mère était toujours brillante dans ces choses-là.

— L’histoire se répète, répliqua St. John. Notre mère vous a choisi une autre épouse qui est arrivée chez vous sans honneur mais avide d’un titre. Et vous êtes toujours aussi crédule que par le passé.

— Et vous pensez que vous pouvez me voler ma femme aussi aisément que vous l’avez fait il y a dix ans ?

— Si votre première femme avait vécu, elle serait toujours à moi.

— Et votre enfant mon héritier.

Ce fut au tour de Marcus de se montrer mordant.

— Si elle avait vécu, elle nous aurait joyeusement fait valser tous les deux, et mon héritier aurait pu être le fils d’un cocher. Notre mère a été aussi sotte que nous de croire à son histoire. Même lors de notre nuit de noces, elle connaissait plus de tours dans la chambre à coucher qu’elle aurait pu en apprendre avec vous.

— Menteur.

St. John lâcha ce mot comme un coup de pistolet.

— Jurez-moi qu’elle était innocente quand vous êtes venu à elle pour la première fois, que vous n’étiez pas un jeune garçon pétri d’amour et aussi crédule que je l’étais.

— Maudit soyez-vous, avec votre titre et vos terres ! Vous avez épousé la femme que j’aimais et vous l’avez laissée mourir.

— Elle ne nous aimait ni l’un ni l’autre. Qu’elle reste où elle est.

Marcus tendit une main à son frère, sans lâcher le pistolet des yeux.

— Non !

Ce fut un grondement. Puis St. John jeta l’arme de côté et se jeta sur le duc.

Ses poings cognèrent inlassablement Marcus, qui grognait et recevait les coups. Du sang coulait de sa lèvre fendue, et il étouffa une exclamation quand son frère le toucha à l’estomac. Mais il était le plus grand des deux et resta debout. Il leva les bras pour se protéger de son cadet et chercha à le repousser. Puis ses mains se refermèrent sur la gorge de St. John.

Le jeune homme continua à se battre, mais ses coups faiblirent. Miranda vit que le regard de son mari était distant et chagriné, mais son emprise resta ferme.

— Marcus. Assez. Lâchez-le, c’est votre frère, plaida-t-elle comme la lutte, manifestement inégale, se dirigeait vers une conclusion meurtrière.

Avec un juron, il jeta son frère loin de lui, et St. John s’affala sur le tapis.

— Vous aviez raison, St. John. Je suis trop tendre pour vous tuer. Vous êtes mon frère, bien que vous soyez un gredin sans valeur.

Il regarda Miranda d’un air impuissant.

— Mais que vais-je faire de lui ? Il essaiera de nouveau de vous faire du mal, s’il pense qu’en le faisant il peut m’atteindre.

— Pourquoi l’arrêter, Miranda ? lança St. John. Laissez-le me tuer. Laissez-le finir ce qu’il a commencé il y a des années.

Elle baissa les yeux vers lui. Il haletait par terre, le regard empli de désespoir, les marques rouges des mains de son frère sur la gorge. Puis elle se leva, alla jusqu’à son coffret à bijoux et y prit ce qu’elle cherchait.

Elle revint jusqu’à lui et se tint au-dessus de lui, sans être effrayée.

— St. John, c’est fini. Vous avez perdu. Vous ne pouvez m’utiliser pour blesser Marcus. Je ne vous laisserai pas faire. Même si vous réussissez à vous venger, cela ne ramènera pas Bethany. Rien ne changera le passé. Si vous ne pouvez vivre avec cela, si vous désirez vraiment mourir, vous devez chercher un autre moyen de le faire qu’entre les mains de votre frère, car je ne le laisserai pas vous faire de mal.

Marcus bougea près d’elle et elle se demanda, si les circonstances se répétaient, si elle serait capable de se comporter de nouveau comme elle l’avait fait.

Puis elle ouvrit la main et laissa tomber les émeraudes d’Haughleigh sur la poitrine de St. John qui se soulevait.

— Quand je suis arrivée dans cette maison, vous vous êtes lié d’amitié avec moi. Dites-moi, à présent : était-ce un mensonge ?

Il la regarda et son visage s’adoucit, mais il ne dit rien.

— S’il y a eu un moment de gentillesse, une trace de chaleur et d’affection pour moi, malgré les plans et les machinations que vous avez ourdis contre la femme de votre frère, je vous en remercie. Je choisirai d’oublier le reste et de me souvenir que vous avez été aimable avec moi. Mais je ne vous accepterai plus chez moi si vous avez l’intention de vous placer entre mon mari et moi. Prenez ce collier. Vous ne pouvez avoir le titre, ni la maison ni moi. Mais vous pouvez prendre ce symbole de votre famille. Vous en méritez une partie. Prenez-le et vendez-le. C’est plus que suffisant pour vous acheter une charge dans l’armée. Un nouveau départ, St. John, loin d’ici. Si vous êtes si avide de risquer votre vie, faites-le pour défendre votre pays, et non à travers quelque stratagème ridicule pour mourir des mains de votre frère.

Elle lui offrit une main et l’aida à se relever.

Il s’arrêta, laissant le collier glisser à terre avant de le ramasser et de le mettre dans sa poche. Puis il brossa ses habits et passa une main sur son cou tuméfié. Il essuya la sueur de son visage avec le coin de son écharpe et, quand il abaissa sa main, Miranda vit la même expression insolente qu’elle lui avait vue le premier jour se remettre en place comme un masque.

Il se tourna vers elle et s’inclina profondément, d’un air sarcastique.

— Merci, Votre Grâce, d’être si généreuse avec les faveurs de votre mari, puisque vous refusez d’être généreuse avec les vôtres.

Miranda s’aperçut que Marcus se crispait pour répondre et se sentit soulagée quand il se ressaisit.

St. John pivota vers son frère et lui offrit le même salut sarcastique.

— Et merci, Marcus, pour ma vie sans valeur, quel que soit le bien que cela nous fasse à tous les deux. Je vais sans nul doute la dépenser avec l’argent que j’obtiendrai de cette babiole. Que je parte pour la péninsule ibérique ou pour quelque lupanar de Londres, c’est encore à décider, mais vous pouvez être réconforté par le fait que quand je mourrai vos mains ne seront pas tachées de mon sang.

Miranda regarda son mari et n’aperçut dans ses yeux qu’une lueur qui prouvait que cette dernière déclaration avait fait mouche.

— Je ne peux vous sauver de vous-même, St. John. Cela ne dépend que de vous. Si vous ne pouvez trouver le bonheur, puissiez-vous au moins trouver la paix.

Avec un rire amer, St. John quitta la pièce, et le bruit de ses pas mourut quand il s’éloigna dans le corridor.