Miranda joua avec les clés accrochées à sa chaîne, les regardant briller dans le soleil matinal. Cela avait été un charmant cadeau, mais que signifiait-il ? Contempler ce trousseau la rendait heureuse, mais Marcus était-il content qu’elle le porte ?
Peut-être devrait-elle être davantage comme Bethany. Il ne l’avait pas suggéré mais, s’il pouvait avoir une version plus satisfaite, plus aimable et plus dévouée de sa première femme, il n’aurait peut-être pas l’air aussi triste et s’appesantirait moins sur le passé.
Si seulement elle était capable de broder des garnitures inutiles, de peindre de mauvaises aquarelles, de s’asseoir à l’épinette le soir et de chanter des morceaux ennuyeux dans un français médiocre, quelqu’un à même de démontrer sa bonne éducation pour le meilleur profit de son mari.
Elle soupira.
Si elle pouvait être quelqu’un qu’elle ne serait jamais…
Les domestiques de la maison connaissaient mieux leur place qu’elle. Bien sûr, ils n’en avaient rien su avant qu’elle arrive et les prenne en charge, mais qu’est-ce que cela prouvait ? Qu’elle faisait une meilleure gouvernante qu’une duchesse, supposait-elle. Et qu’est-ce qui lui restait, à présent ?
Du jardinage, peut-être.
Elle prit des ciseaux et un panier dans la resserre. Elle pouvait couper quelques roses pour la salle à manger. Son mari ne pourrait pas y trouver d’objection. Si elle agissait gracieusement et avec le moins d’efficacité possible, elle pourrait peut-être jouer le rôle d’une duchesse, après tout.
Mais une fois qu’elle fut dans le jardin, elle découvrit une autre partie de la maison qui avait besoin d’être reprise en main. Le parc était très étendu, mais seulement quelques petites parcelles étaient entretenues, et sans suivre de plan ni de thème particuliers.
Elle regarda vers la maison, s’abritant les yeux et comptant les fenêtres. La douairière avait dû rester confinée dans sa chambre pendant sa maladie. Et le jardinier était sous-payé et manquait d’aide. Il s’était occupé des endroits qui pouvaient être vus de la chambre et avait laissé le reste à l’abandon.
Elle se promena autour de la maison, prenant mentalement des notes sur le travail qui était nécessaire et résistant à l’envie de commencer à désherber elle-même, avant de préparer un plan d’action. Mais quand elle arriva dans le potager, elle ne put se retenir.
Les herbes et les salades étaient correctes, mais les arbres fruitiers n’avaient pas été taillés depuis fort longtemps. La récolte de l’année ne serait pas ce qu’elle aurait dû être, et ils devraient acheter des pommes en décembre quand, avec un peu de soin, ils auraient pu se contenter de ce qu’ils avaient durant les mois d’hiver. Au fond du jardin, les framboisiers n’étaient plus qu’un amas de ronces et les oiseaux volaient les derniers fruits.
Miranda agita les bras et les voleurs s’envolèrent en piaillant. Puis elle se servit de ses ciseaux pour percer une ouverture dans les ronces, afin de pouvoir cueillir ce qui restait. Elle emplit un demi-panier, avant de se tourner vers les groseilliers qui étaient également lourds de fruits.
*
Elle fut occupée pendant plus d’une heure avant de s’arrêter et de contempler son ouvrage. Ses doigts étaient tachés, sa robe s’était accrochée aux épines, et, sans un bonnet pour la protéger, au souper son nez brillerait après une matinée passée au soleil.
Elle avait prouvé de nouveau qu’elle n’était pas le type de femme que son mari avait eu l’intention d’épouser, qu’elle n’était pas une bonne duchesse d’Haughleigh.
Mais seulement si on découvrait ce qu’elle avait fait. Elle pouvait se laver les mains, sa robe pouvait être raccommodée ou mise à l’écart. Elle avait dans sa chambre de la poudre qui pourrait cacher son coup de soleil. Si elle était habile et ne se laissait pas voir, Marcus n’en saurait jamais rien.
Elle se faufila dans le vestibule pour se rendre aux cuisines. Elle donnerait les fruits à la cuisinière, passerait par l’escalier de service et ferait jurer le secret à Polly. Au déjeuner, elle pourrait prétendre qu’elle avait passé la matinée à se reposer et le duc n’en saurait pas davantage.
— Que faites-vous ?
Elle faillit lâcher son panier.
Son mari se tenait devant elle, lui barrant le passage.
— Rien, vraiment.
Elle essaya de le contourner. Il prévint son mouvement et la bloqua de nouveau. Puis il jeta un coup d’œil au panier et prit une framboise.
— Rien ? Il me semble que vous avez travaillé dans le jardin.
— Pas réellement travaillé. Il restait des fruits sur les buissons. Il m’a paru dommage de les laisser aux oiseaux, alors qu’il y en avait assez pour faire des conserves ou préparer un gâteau quelconque.
— Et vous avez pris sur vous de les ramasser ?
— Cela ne m’a pas ennuyée.
— Ne pouviez-vous envoyer une servante ? Ou dire à la cuisinière que vous vouliez faire ramasser ces baies ?
Elle haussa le menton d’un geste de défi.
— Il se trouve que j’aime les framboises et les groseilles.
Marcus en prit une autre dans le panier.
— Moi aussi. Dites-moi, Miranda, quel goût ont ces fruits ?
— Quel goût ? Un goût de fruits, bien sûr.
— Mais sont-ils plus sucrés que d’habitude, ou un peu passés ? C’est tard dans la saison, vous savez.
— Je… je n’ai pas pris le temps de les goûter, reconnut-elle.
— Vous les ramassez parce que vous les aimez. Et pourtant, alors que vous en êtes entourée, vous ne pensez pas à en manger un seul ?
L’esprit de Miranda s’emplit de souvenirs. Elle avait appris, quand elle était petite, qu’il ne fallait pas manger quand on ramassait des baies dans la nature, près du cottage. On avait mal au ventre et le reste de la famille était privé d’une partie de la cueillette. Il valait mieux attendre de rentrer à la maison et de partager avec les autres.
Et quand on ramassait ces fruits dans une grande maison ? On ne mangeait pas non plus quelque chose qui ne vous appartenait pas. Sa mémoire lui rappela un autre couloir, et un homme souriant qui se tenait trop près d’elle.
Bien sûr, les gentilshommes des grandes maisons n’avaient pas de problèmes pour prendre ce qui ne leur appartenait pas.
— Non, répondit-elle. Je n’y ai pas pensé.
Elle soutint le regard de son mari.
Il soupira.
— Que vais-je faire de vous ?
Il posa une main sur son épaule et la fit reculer jusqu’au mur.
Elle sentit le froid de la pierre dans son dos et elle se remémora les vils chuchotements et le goût des fraises. Et son expression se fit alarmée.
— Fermez les yeux, Miranda. Non, ma chère. Je ne vous ai pas dit : « Regardez-moi comme si j’allais vous manger. » J’ai dit : « Fermez les yeux. »
Elle crispa les paupières et se raidit, attendant le contact d’une main sur son corps.
A la place, elle sentit la touche très légère d’un doigt qui dessinait la ligne droite de ses lèvres.
— Ouvrez la bouche.
Elle sentit le pouce de Marcus lui effleurer de nouveau la bouche, tandis que le reste de sa main se posait sous son menton et la caressait. Elle desserra sa mâchoire avec effort, et le bout de son doigt pénétra entre ses lèvres, lui touchant la langue.
— Goûtez.
Elle perçut le goût du jus de framboise, sucré et délicieux. Sans réfléchir, elle lécha son doigt.
— Encore.
Il glissa une framboise entre ses lèvres et laissa ses doigts s’attarder tandis qu’elle croquait le fruit. Quand il reprit la parole, sa voix était près de son oreille et chuchotait :
— Voilà ce qui vous manque, Miranda. Des plaisirs tout autour de vous, prêts à être cueillis. Aussi suaves que ces fruits. Et tout ce que je peux obtenir de vous, c’est du travail.
Il lui donna une autre framboise et elle immobilisa sa main avec la sienne tandis qu’elle mangeait. Elle entendit qu’il retenait son souffle quand ses dents frôlèrent ses doigts.
Soudain, il l’attira à lui avec son autre bras et elle sentit que le panier qu’elle avait lâché glissait entre eux. Elle ouvrit les yeux et vit les fruits rouges qui tombaient le long de sa chemise et s’écrasaient.
Elle sentit que sa résolution disparaissait tandis que les vieux désirs s’emparaient d’elle et elle le repoussa, remettant les fruits dans le panier.
— Juste ciel, quel gâchis ! Vite, Marcus. Montez et donnez cette chemise à votre valet avant que le jus ne l’abîme.
Les yeux de son mari étaient plus sombres que d’habitude et il y eut un moment qui s’étira entre eux, un moment où elle fut sûre qu’il allait de nouveau lui crier après pour être aussi sotte. Mais il rit. C’était un son qu’elle ne se souvenait pas d’avoir déjà entendu. Puis il leva ses mains tachées de jus et prit le visage de Miranda entre elles, l’attirant à lui et l’embrassant avec rapidité et fermeté. Sa langue s’insinua entre ses lèvres ouvertes sous le choc, une fois, avant de s’esquiver. Alors il s’empara d’une poignée de fruits et les écrasa sur sa chemise, en mettant un dans sa bouche.
— Suave, Miranda. Fort suave. Cela vaut bien le prix d’une chemise.
Là-dessus, il s’éloigna dans le vestibule comme si rien ne s’était passé.
Suave, vraiment. Mais voulait-il parler des framboises ou du baiser ? Sans réfléchir, Miranda prit une poignée de fruits et les mangea un par un en se rendant dans la cuisine.
*
Miranda remua sur le divan du salon et essaya de ne pas paraître aussi agitée qu’elle l’était. Ce devait être une soirée ordinaire à la maison avec son mari, et il lui fallait apprendre à l’apprécier.
Ces mots se coincèrent dans son esprit comme si elle avait une boule dans la gorge. La maison. Elle était chez elle, se dit-elle. Le souvenir de l’endroit qui avait été son foyer commençait déjà à s’estomper dans sa mémoire. Elle se souvenait de beaucoup de bonheur, bien sûr, et son père et Cici lui manquaient, mais elle ne devait pas oublier le reste et être reconnaissante de ce qu’elle avait maintenant.
Cette pièce était confortable et tout à fait plaisante, à présent qu’elle avait été nettoyée et aérée. Elle était chaude, tranquille et spacieuse, et le bruit de la pluie à l’extérieur était lointain et réconfortant. Elle ne devait pas vider la bassine qui recueillait les gouttières du toit percé, comme elle le faisait chez elle. Et elle n’était pas assise dans un courant d’air.
En dépit des picotements de son coup de soleil sur le nez, elle n’était pas épuisée par une journée de travail et prête à aller se coucher. Et, étrangement, cela faisait partie du problème auquel elle faisait face ce soir-là.
Son sang bourdonnait encore du baiser dans le vestibule, mais Marcus avait été tranquille tout l’après-midi et distant au dîner. Peut-être qu’une fraction de son esprit, celle qui l’avait conduit dans la galerie, s’attardait encore sur le passé et sur son premier mariage. S’il en était ainsi, c’était encore un mensonge de St. John, car il ne se comportait pas comme un homme assailli par la culpabilité, mais comme quelqu’un qui avait été profondément meurtri et qui craignait de rouvrir d’anciennes blessures. Quand il avait déclaré, après dîner, qu’il se retirait souvent dans le salon pour la soirée et qu’elle pouvait l’y accompagner si elle le désirait, elle avait sauté sur l’occasion dans l’espoir de faire quelque chose qui l’aiderait à se détendre. Mais il avait négligé de suggérer à quoi elle pourrait s’occuper une fois là.
Elle lui jeta un coup d’œil par-dessus le livre qu’elle feuilletait. Il paraissait assez à son aise, même s’il levait souvent les yeux et contemplait le feu avant de soupirer et de tourner une page.
Il y avait un pianoforte dans le coin et elle se demanda si Bethany, qui, on ne cessait de le lui rappeler, était une femme aux nombreux talents, distrayait son mari le soir en jouant et en chantant. Marcus ne lui avait pas parlé d’un penchant particulier pour la musique. Et il ne lui avait pas suggéré de s’essayer à jouer, ce dont elle lui était fort reconnaissante. Les gammes auxquelles elle s’était exercée à l’école n’auraient pas suffi à créer un divertissement agréable.
Elle considéra l’autre fauteuil près de la cheminée et imagina Bethany, auréolée de soie, brodant tandis que la lueur du feu se reflétait sur ses doux cheveux blonds. Elle était sans nul doute douée pour cela aussi. Mais Marcus ne voulait pas d’une autre Bethany, se rappela-t-elle. Cette vision rayonnante venait de St. John et de l’artiste qui avait peint ce maudit portrait. Elle ne correspondait pas à la mégère cupide que son mari lui avait décrite.
Mais rien de tout cela ne lui indiquait ce qu’elle devait faire pour remplir ses soirées en tête à tête avec le duc. Elle baissa les yeux sur ses mains et fit jouer ses doigts. Ils étaient assez habiles et pourraient certainement venir à bout de travaux d’agrément, si elle en avait la patience. Mais le problème était là. On lui avait appris à faire des choses nécessaires et pratiques. A coudre des ourlets et des boutons. A raccommoder. A bâtir des vêtements solides et sans ornements. Les tâches les plus compliquées qu’elle avait eu à remplir ces dernières années avaient été de transformer les rebuts de Cici en vêtements fatigués, ceux qu’elle avait apportés à Haughleigh. Et elle n’avait pas trouvé ce travail aussi réconfortant que du raccommodage. Il ne lui donnait pas une sensation d’accomplissement.
Elle se demanda ce que son mari penserait si elle prenait du raccommodage aux domestiques pour le faire le soir, ou si elle demandait à son valet de lui remettre ses chemises usées pour qu’elle puisse les repriser. Il la prendrait pour une folle.
Elle se leva sans bruit, pour ne pas troubler la concentration de Marcus, et alla jusqu’à la fenêtre pour regarder la pluie qui martelait les vitres. Ce faisant, elle prit machinalement une pièce du jeu d’échecs qui était posé sur une table.
— Etes-vous fatiguée, Miranda ?
Elle se tourna, serrant le pion sur sa poitrine.
Il avait mis son livre de côté et l’observait.
— Vous semblez nerveuse. Et je vous ai entendue soupirer. Si vous êtes fatiguée, vous n’êtes pas obligée de veiller avec moi.
Elle scruta son visage en quête d’un signe d’irritation ou de déplaisir et retourna à son siège.
— Oh, je suis désolée. Je ne voulais pas vous déranger. Non, je ne suis pas fatiguée. Pas du tout. Je vais tout à fait bien, vraiment. Merci.
Les mots s’échappaient d’elle, et elle ferma brusquement la bouche pour en arrêter le flot. Puis elle baissa les yeux sur ses genoux et s’avisa qu’elle avait emporté la pièce du jeu d’échecs avec elle. Elle se maudit, car elle devrait retraverser la pièce pour retourner la mettre à sa place et troublerait de nouveau le silence du salon.
— Je vois que vous admirez ce jeu d’échecs. Les pièces sont en albâtre sculpté à la main. Un héritage familial.
Elle considéra la pièce et se demanda si cela signifiait qu’elle devait la rapporter sur-le-champ.
— Si vous voulez, reprit Marcus d’un ton hésitant, je pourrais vous apprendre à jouer.
— Je sais déjà.
Elle regretta aussitôt ces mots. Il lui avait offert si gentiment de lui apprendre à jouer, et elle avait tout gâché en lui disant qu’elle savait. Bethany aurait probablement souri et feint l’ignorance, et son mari aurait passé une soirée distrayante à lui démontrer sa supériorité.
Mais mentir à propos d’une chose aussi simple que des échecs aurait ajouté un péché de plus à sa charge de fautes déjà pesante. En outre, il se serait rendu compte de ses capacités au bout d’un moment, si elle avait progressé trop vite. Et elle avait promis d’être sincère, non ? Son mari semblait avoir l’esprit trop vif pour laisser sa propre vanité interférer dans ses observations.
— Ma famille avait un jeu, elle aussi, mais pas aussi riche que celui-ci.
Sculpté à la main, bien sûr, mais dans du bois ordinaire, avec un échiquier en toile cirée et les pièces noires teintées avec de l’encre.
— Mon père avait l’habitude de jouer avec moi.
Parce qu’il jugeait cette occupation préférable aux cartes une fois que sa fortune et sa maison avaient été dilapidées.
Marcus se leva et tira le deuxième fauteuil plus près du feu.
— Venez. Apportez la table et le jeu. Nous allons faire une partie.
Miranda joua prudemment au début, se jurant de sauver la soirée en perdant. Et il la battit, quand elle eut fait une manœuvre assez stupide qui laissa son roi exposé.
— Jouons-nous de nouveau ?
Il n’avait l’air ni content ni ennuyé.
— Merci. Si vous voulez bien.
— Et si vous insistez pour contenir vos aptitudes, veuillez faire en sorte que cela ne se voie pas. Cela m’insulte que vous jouiez faiblement pour me laisser gagner. Rappelez-vous votre promesse. Je pensais ce que j’ai dit. Ne me cachez pas ce que vous êtes vraiment. Prenez plaisir à ce qui vous entoure.
Elle le regarda et ne vit pas un visage assombri par la tristesse ou la colère, mais un visage qui exprimait un froid calcul. Ses yeux étincelaient à la lueur du feu tandis qu’il préparait le jeu pour une autre partie.
Celle-ci fut plus difficile, maintenant qu’il avait une idée de son niveau de jeu, et elle n’éprouva pas le besoin de recourir à des subterfuges pour soutenir l’intérêt de l’affrontement. Elle perdit plusieurs pièces avant de lui en prendre, et fut vaincue quand il lui tendit un piège et qu’elle se précipita pour lui prendre sa reine.
— Nous retirons-nous, madame ?
— Quand je suis battue à plate couture ? Comme c’est commode. Il me reste assez d’énergie pour une autre partie, si vous n’êtes pas trop fatigué.
Le défi qu’elle lui avait lancé la surprit elle-même, à peine eut-il quitté ses lèvres.
La réponse du duc fut un éclat de rire. Il entreprit d’aligner les pièces et dit :
— Peut-être que je me fatigue et que vous comptez l’utiliser contre moi.
— Pensez-vous que cela va marcher ? s’enquit-elle.
— Peut-être. Vous êtes une joueuse exceptionnellement bonne quand vous vous en donnez la peine. Mais vous avez d’autres armes pour me distraire si vous voulez gagner.
— Et quelles sont-elles ?
La voix de Marcus lui fit l’effet d’un coupon de soie effleurant sa peau.
— La lueur du feu qui fait briller vos cheveux quand vous vous penchez sur le jeu. La façon dont vous vous mordez la lèvre quand vous vous concentrez. Et celle dont vous retenez votre souffle, quand vous découvrez une ouverture, qui rend votre décolleté fort attrayant. Je suis tenté de mal jouer précisément pour voir rougir votre peau quand vous me prenez mon roi.
Elle déglutit.
— Je jurerais, monsieur, que vous me dites ces choses-là dans le seul but de me déconcentrer, pour pouvoir me battre une fois de plus.
— Et que me donnerez-vous si j’y réussis ?
L’air semblait s’être épaissi entre eux.
— Je n’ai pas l’intention de me laisser vaincre une troisième fois, aussi je ne m’intéresserai pas à votre récompense.
Il rit de nouveau, bougea une de ses pièces, et le jeu devint très sérieux. La concentration de Miranda n’était pas améliorée par le fait de savoir qu’il l’observait si intimement pendant qu’elle calculait ses mouvements, mais elle s’efforça de se convaincre que c’était son problème à lui et pas le sien. Et, à la fin, cela sembla fonctionner. Au bout d’une heure et demie d’un jeu intense, elle put crier :
— Echec et mat !
Puis elle modéra son triomphe et attendit de voir sa réaction.
Il s’adossa à son fauteuil, joignit le bout de ses doigts et la contempla par-dessus.
— Et maintenant, si vous vous excusez de m’avoir battu comme vous semblez sur le point de le faire, je vais vous étrangler, impudente que vous êtes. Je jure que ma mère m’aurait cherché une autre épouse si elle avait su quel ravissement vous êtes pour moi. Et voilà que vous rougissez d’entendre la vérité. Qu’allez-vous me réclamer pour avoir gagné cette partie ?
— Rien, vraiment. Je n’ai pas joué pour un enjeu.
— Parce que vous craigniez de perdre. Mais vous avez gagné. Prenez votre récompense, quelle qu’elle soit.
Miranda le fixa un long moment, dans une sorte de fascination horrifiée. Elle savait ce qu’elle voulait. C’était un baiser. Un baiser comme celui que St. John lui avait donné avant qu’elle doive s’enfermer dans sa chambre pour lui échapper. Seulement elle ne souhaitait pas échapper à cet homme-là. Elle désirait éprouver avec lui le même besoin incontrôlable que celui qu’elle avait ressenti, passive, dans les bras d’un autre. Et cette pensée la fit rougir de honte et d’une étrange chaleur.
Elle avait promis d’être sincère avec lui. Que devait-elle dire ? Prenez-moi dans vos bras et embrassez-moi comme votre frère l’a fait ? Elle lui avait juré la vérité. Et elle ne pouvait pas la lui donner.
Il était immobile, l’observant en quête d’un signe. Et elle pouvait voir à la tension qui l’habitait et à la chaleur qui brillait dans ses yeux qu’il lui donnerait tout ce qu’il avait, si elle le lui demandait.
Elle abaissa les yeux.
— Je ne sais pas ce que je veux.
— Je pense que si.
Son sang se glaça dans ses veines. Pouvait-il lire dans ses pensées ? Une vraie dame n’aspirerait pas à être prise devant la cheminée du salon. Elle serait innocente des désirs honteux qui montaient en elle en cet instant. Des images lui vinrent à l’esprit de ce que Cici lui avait expliqué, des choses qu’aucune femme décente ne devait connaître. Une épouse devait être une élève ignorante et mue par la bonne volonté, quand elle entrait dans le lit de son mari. Une femme convenable ne sentirait pas son sang s’échauffer après une simple partie d’échecs.
— Vous vous trompez, rétorqua-t-elle d’une voix qui tremblait. Je ne sais pas ce que je veux, à part faire ce qui pourra vous plaire, quoi que ce soit.
— Ce qui pourra me plaire ?
Il se pencha vers elle et son souffle se coinça dans sa gorge. Que venait-elle d’offrir ? Cici lui avait raconté des histoires de foulards de soie et de miel et lui avait laissé entendre qu’il y avait de nombreux jeux fort étranges à jouer dans un lit. Cette idée aurait dû la repousser, mais, à la place, elle brûlait de curiosité.
— Oui. Marcus.
Elle avait trébuché sur son nom.
— Ah, jeune fille, il y aura du temps, tout le temps du monde, le temps d’une vie, pour que je prenne mon plaisir avec vous. Mais, pour commencer, je veux vous laisser choisir.
Elle trembla.
— Je vous le jure, je ne sais pas ce que je veux. Faites de moi ce que vous voulez.
Il soupira. Quand il reprit la parole, sa voix était douce mais lasse.
— Fort bien. Peut-être est-il encore trop tôt pour vous. Viendra un moment où vous comprendrez, où votre cœur et votre corps ne vous laisseront pas le choix. Vous serez sûre de ce que vous voudrez. Et c’est alors que je veux que vous veniez à moi. Vous me le direz, quand vous saurez ?
— Oui.
— Parfait. Donc, bonne nuit à vous, ma chérie.
Il lui prit les mains avec douceur. Ses pouces caressèrent ses paumes. Il sourit et les porta à ses lèvres, en baisa le dos, puis il les tourna et embrassa légèrement chaque poignet.
— Dormez bien.
Miranda fit glisser ses mains et lui souhaita hâtivement une bonne nuit avant de s’enfuir dans le vestibule. Ses baisers semblaient s’immiscer sous sa peau et dans son sang, et lui traverser le corps jusqu’au cœur. Cela la réchauffait et elle avait l’impression qu’elle emportait Marcus avec elle, très profondément.
Bien dormir ?
Elle ne s’était jamais sentie aussi éveillée.