4. Détails
J’aime beaucoup sucer le sexe des hommes. J’y ai été initiée quasiment en même temps que j’ai appris à diriger le gland décalotté vers l’autre entrée, la souterraine. Dans ma naïveté, j’ai d’abord cru qu’un pompier était un acte sexuel déviant. Je m’entends encore expliquer la chose à une copine, dubitative et légèrement dégoûtée, moi affectant l’indifférence, en réalité assez fière de ma découverte et de mon aptitude à y faire face. Cette aptitude est bien difficile à expliquer car, au-delà d’un quelconque vestige du stade oral, et avant la crânerie mise dans l’accomplissement d’un acte qu’on croit anormal, il y a une obscure identification au membre que l’on s’approprie. La connaissance que l’on acquiert, à travers l’exploration menée simultanément du bout des doigts et de la langue, des moindres détails de son relief comme de ses plus infimes réactions, est peut-être supérieure à la connaissance qu’en a son propriétaire même. Il en résulte un ineffable sentiment de maîtrise : une minuscule vibration du bout de la langue, et voilà qu’on déclenche une réponse démesurée. À cela s’ajoute que prendre à pleine bouche procure plus nettement l’impression d’être remplie que lorsque c’est le vagin qui est occupé. La sensation vaginale est diffuse, rayonnante, l’occupant semble s’y fondre, tandis que l’on peut tout à fait distinguer les doux attouchements du gland à l’extérieur ou à l’intérieur des lèvres, sur la langue et sur le palais et jusque dans la gorge. Sans parler du fait que, dans la phase finale, on goûte le sperme. Bref, on est aussi subtilement sollicité que l’on sollicite soi-même. Reste le mystère, pour moi, de la transmission de l’orifice supérieur à l’orifice inférieur. Comment se fait-il que l’effet de la succion soit ressenti à l’autre extrémité du corps, que le resserrement des lèvres autour du pénis mette en place un bracelet extraordinairement dur à l’entrée du vagin ? Lorsque la fellation est bien menée, que je prends mon temps, avec le loisir de réajuster ma position, de varier le rythme, alors je sens venir d’une source qui n’a pas de lieu dans mon corps une impatience qui afflue et concentre une immense énergie musculaire là, à cet endroit dont je n’ai qu’une image imprécise, au bord de ce gouffre qui m’ouvre démesurément. Orifice d’un tonneau qu’on cerclerait. Lorsque l’anneau se forge par contamination de l’excitation du clitoris voisin, je peux comprendre. Mais lorsque l’ordre vient de l’appareil buccal ! L’explication est sans aucun doute à chercher dans un détour mental. J’ai beau avoir la plupart du temps les paupières baissées, mes yeux sont si proches du minutieux travail que je le vois néanmoins et l’image que je recueille est un puissant activateur du désir. Le fantasme est peut-être aussi qu’à l’arrière des yeux, le cerveau aurait une intelligence instantanée et parfaite de l’objet qui le touche presque ! Je vois d’abord mes propres arrangements sur lesquels je règle ma respiration : l’étui flexible de ma main, mes lèvres repliées par-dessus mes dents pour ne pas blesser, ma langue qui jette une caresse au gland lorsqu’il s’approche. J’évalue visuellement leur parcours, toute la main qui accompagne les lèvres, parfois avec un léger mouvement tournant, et resserre la pression au niveau du gros bourgeon terminal. Puis la main tout à coup se désolidarise pour branler vivement, de deux doigts seulement formant tenaille, et agite la soyeuse extrémité sur le coussinet des lèvres refermées dans un baiser. Jacques laisse toujours échapper le « ha ! » clair et bref d’un ravissement par surprise (alors même qu’il connaît parfaitement la manœuvre), et qui redouble ma propre excitation, lorsque la main lâche prise pour laisser la verge s’engouffrer totalement, jusqu’à toucher le fond de la gorge. J’essaie de la garder là quelques instants, et même d’en promener l’arrondi au fin fond du palais, jusqu’à ce que les larmes me viennent aux yeux, jusqu’à suffoquer. Ou alors, et pour ça il faut avoir le corps entier bien d’aplomb, j’immobilise le moyeu, et c’est toute ma tête qui gravite autour, et je distribue des caresses des joues, du menton mouillé de salive, du front et des cheveux, et même du bout du nez. Je lèche d’une langue prodigue, jusqu’aux couilles qui se gobent si bien. Mouvements entrecoupés de stations plus longues sur le gland où la pointe de la langue décrit des cercles, à moins qu’elle ne s’adonne à des agaceries sur l’ourlet du prépuce. Et puis, hop ! Sans prévenir, je ravale tout et j’entends le cri qui transmet son onde à l’armature forgée à l’entrée de mon con.
Si je me laissais aller à la facilité, je pourrais en écrire des pages, d’autant que la seule évocation de ce travail de fourmi déclenche déjà les premiers signaux de l’excitation. Il y aurait peut-être même une lointaine correspondance entre ma façon de peaufiner un pompier et le soin que j’apporte, dans l’écriture, à toute description.
Je me bornerai à ajouter que j’aime aussi abandonner la fonction de conductrice. J’aime qu’on m’immobilise la tête entre deux mains fermes et qu’on baise dans ma bouche comme on baiserait dans mon con. En général, j’éprouve le besoin de prendre dans la bouche dans les premiers moments du rapport, histoire de fouetter les quelques millilitres de sang qui produisent l’érection. Soit que nous sommes debout et que je me laisse couler aux pieds de mon partenaire, soit que nous sommes couchés et que je me précipite sous le drap. Comme dans un jeu : je vais chercher dans le noir l’objet de ma convoitise. D’ailleurs, j’ai bêtement, dans ces moments-là, des paroles d’enfant gourmand. Je réclame « ma grosse sucette », et cela me réjouit. Et quand je relève la tête, parce qu’il faut bien que je détende les muscles aspirés vers l’intérieur de mes joues, je m’en tiens au « hum… c’est bon ! » de celui qui fait croire au contentement de ses papilles quand il s’occupe surtout à se gaver. De même, je reçois les compliments avec la vanité du bon élève le jour de la distribution des prix. Rien ne m’encourage plus que de m’entendre dire que je suis « la meilleure des suceuses ». Mieux : quand, dans la perspective de ce livre, j’interroge un ami vingt-cinq ans après avoir cessé toute relation sexuelle avec lui, et que je m’entends dire qu’il n’a depuis « jamais rencontré une autre fille qui faisait aussi bien les pipes », je baisse les yeux, d’une certaine façon par pudeur, mais aussi pour couver ma fierté. Ce n’est pas que j’aie été privée d’autres gratifications dans ma vie personnelle ou dans ma vie professionnelle, mais, à ce qu’il me semble, il y aurait un équilibre à maintenir entre l’acquisition des qualités morales et intellectuelles qui attirent l’estime des semblables, et une excellence proportionnelle dans des pratiques qui font fi de ces qualités, qui les balaient, les nient. On peut faire preuve de cette capacité à un point tel qu’on acceptera de voir l’admiration qu’elle suscite se retourner en moquerie. Éric faillit un soir mettre sa main sur la figure d’un beauf rencontré dans cette boîte qui s’appelait Cléopâtre. Comme je réclamais à boire, l’imbécile, incapable d’estimer mon ardeur comme il convenait, déclara qu’en effet il était temps, parce que ça commençait « à sentir le caoutchouc brûlé ».
Le corps en pièces
Si chacun de nous dessinait son propre corps sous la dictée de son regard intérieur, on obtiendrait une belle galerie de monstres ! Je serais, moi, hydrocéphale et callipyge, les deux protubérances reliées par un inconsistant bras de mollusque (j’ai du mal à faire exister ma poitrine), le tout posé sur deux poteaux qui entravent mes mouvements plus qu’ils ne les facilitent (j’ai longtemps été complexée par mes jambes dont Robert disait, sans méchanceté, qu’elles ressemblaient à celles de la petite fille du chocolat Meunier). Peut-être est-ce ma nature cérébrale qui m’a conduite à accorder une priorité aux organes situés dans la tête, aux yeux, à la bouche. Il a pu même y avoir une relation compensatoire entre eux. Lorsque j’étais toute petite, on me complimentait sur mes grands yeux ; comme ils étaient d’un marron foncé, ils se remarquaient. Puis j’ai grandi, mes yeux ont pris proportionnellement moins d’importance dans mon visage et ce fut une grande blessure narcissique que de constater, à l’adolescence, qu’on n’en faisait plus si grand cas. Alors j’ai reporté sur la bouche, que je trouvais plutôt bien dessinée, un possible pouvoir d’attraction. Et j’ai appris à l’ouvrir grande, en même temps que je fermais les yeux, du moins dans certaines circonstances, tandis que se développait dans une représentation fantasmatique de moi-même mon derrière, rotondité d’autant plus accentuée que la taille est marquée. Ce derrière que je projette toujours plus dans l’inconnu de l’outback (c’est l’expression qu’utilisent les Australiens pour désigner le désert qu’ils ont dans le dos), c’est-à-dire que je ne peux pas voir pour de bon. Jacques m’offrit un jour une carte postale reproduisant une esquisse de Picasso pour Demoiselles d’Avignon : une femme de dos, le torse en forme de triangle isocèle, deux fesses rebondies sur deux bons jambonneaux. Mon portrait, prétendit-il.
Mon derrière, autre face de moi-même. Claude disait que j’avais « une tête pas terrible, mais quel cul ! ». J’aime que Jacques, dans l’action, désigne indifféremment du nom de cul toute la partie basse de ma personne qu’il pénètre, et qu’il accompagne les déclarations d’amour qu’il lui adresse de claques franches sur les fesses. Je ne néglige pas de le solliciter. « Branle-moi le cul » est une de mes plus fréquentes demandes. En réponse, il saisit tour à tour mes fesses et secoue leur masse plastique aussi rudement que s’il barattait deux montagnes de crème. S’il termine le travail en glissant par l’arrière ses doigts joints en forme de tête de canard, pour en ouvrir le bec, c’est-à-dire desserrer ses doigts, dans l’étroit couloir qui mène de la raie des fesses à l’embrasure du con, à ce moment-là je n’en peux plus d’attendre la queue.
Une fois mise, je peux faire preuve à mon tour d’une activité frénétique. Que je sois à quatre pattes ou couchée sur le côté, je fais jouer énergiquement l’articulation de la taille, et la répercussion de mes coups de reins vigoureux et réguliers entraîne le télescopage fantasmatique de ma bouche et de mon sexe. J’interroge pour savoir si je lui « suce » bien la queue avec mon con. « Est-ce que je vais bien aspirer tout ton foutre ? » Pour m’encourager, une réponse simple suffit, celle qui accole mon nom à cette partie dans laquelle je me ramasse tout entière : « Oh, Catherine ! Ton cul, ton cul… » Savoir qu’on examine attentivement ce que je ne peux pas voir est tout aussi tonique. Plutôt que la pleine lumière, un jet de lumière focalisé, comme celui d’une lampe de chevet orientable, est préférable. Il m’arrive de suggérer l’emploi d’une lampe de poche. D’un coup d’œil vers l’arrière, j’attrape le regard de celui qui scrute la fente entre les fesses pour assister à la disparition de son précieux appendice. Surtout, je compte sur la description qu’il me fournit, aussi littérale, fruste soit-elle. « Tu le vois bien mon cul ? – Ah oui, il est beau, tu sais. Il me bouffe bien la queue. Ah, mais le salaud, il en veut encore… » Moi-même, lorsqu’un miroir se trouve à proximité, je surveille, en me plaçant de profil, l’immersion et l’émersion de ce qui ressemble à un bois flottant pris dans la houle. À cause de cette prédilection pour les sensations éprouvées au niveau de la croupe, la position en levrette a longtemps été ma préférée, jusqu’à ce que je finisse par m’avouer – on finit toujours par être sexuellement honnête vis-à-vis de soi-même, mais bien sûr cela peut prendre beaucoup de temps – que, si elle permettait à la verge de frapper loin et fort, ce n’était pourtant pas ce mode de pénétration qui me contentait le mieux. Autrement dit, après être allée, avec mes reins, à l’assaut de la bite, et après avoir, en alternance, été enfilée et secouée comme le chiffon d’un polisseur, j’aime être retournée et plantée classiquement. Le plaisir pris à exposer mon postérieur ne date pas d’hier. À l’âge de six ou sept ans, je le découvrais à l’attention de mon frère dans un jeu qui reprenait en partie le procédé utilisé pour me masturber. À savoir que, la jupe retroussée, je froissais ma culotte dans ma raie jusque dans l’entrecuisse et je rejetais au maximum mes fesses vers l’extérieur du petit banc où j’étais assise. J’attendais ainsi que le bambin passe dans mon dos. L’amusement venait du fait que nous faisions semblant, moi de m’être découverte par étourderie, lui d’effleurer mes fesses par inadvertance.
Il faut croire qu’on donne les caresses comme on les reçoit parce que j’ai toujours répondu avec empressement à l’attente des hommes qui étaient eux-mêmes sensibles du cul. J’ai parlé de cet ami qui se présentait lui-même en levrette et que je branlais jusqu’à ce que mon bras et mon épaule se paralysent de douleur. Un autre, sans prévenir, colla un jour ses fesses sur mon nez. C’était au début de notre relation, il se comportait avec pudeur, j’avais dû vaincre ses résistances pour entreprendre une fellation. Mais à peine l’eus-je gobé que, le corps raide, il fit un demi-tour sur lui-même et me présenta, à ma surprise, deux fesses résolues. Il me fut plus facile d’atteindre son trou du cul que son gland. Toutefois, quand je me relevai, je lui trouvai, me sembla-t-il, la même figure sévère, presque réprobatrice, qu’il avait affichée lorsque je l’avais d’abord introduit dans ma bouche. Par la suite, je devais prendre l’habitude d’explorer le corps de cet homme jusque dans ses plus infimes parties ; jamais je n’ai autant léché, embrassé, mordillé quelqu’un, depuis le lobe de son oreille jusqu’à l’instable attache des testicules, en passant par les délicates dépressions de l’aisselle, de la saignée du bras, du pli de l’aine. Il s’agissait de l’occupation systématique d’un territoire où je posais mes marques sous la forme de petits crachats jetés de la hauteur de quelques centimètres pour que la salive ait le temps de s’effiler, limpide et pourtant signe d’une salissure.
Est-ce parce qu’on s’est moins intéressé à ma poitrine qu’elle est d’une nature plus lymphatique, et est-ce parce que je ne pense pas à l’offrir spontanément à la vue et aux caresses que je trouve fastidieux de devoir exciter les tétons de mon partenaire ? Beaucoup d’hommes réclament qu’on leur « fasse les seins » et même attendent, en guise de cajoleries, pincements et morsures sur ces zones délicates. Régulièrement, je me suis entendu reprocher de ne pas pincer assez fort alors que j’avais mal à la main à force de rouler entre les doigts, tout en les serrant au maximum, les mamelons. Outre que, dans le champ de mes pulsions, la pulsion sadique est la moins développée de toutes, je n’arrive pas à trouver en moi la résonance du plaisir ainsi provoqué. Pour mon compte, je préfère qu’on enveloppe d’un geste large, par effleurements, toute ma poitrine, ce qui est plus agréable encore pendant la période du cycle où mes seins sont un peu plus lourds car alors je les sens trembloter doucement. Je n’aime ni qu’on presse ni qu’on pince. L’agacement de mes mamelons, je me le réserve, surtout pour ressentir leur dureté, leur rugosité, sous mes paumes lisses. Mais, dans l’intimité de moi-même, je me procure la sensation d’un contraste encore plus vif ; accroupie ou en chien de fusil, je frotte mes seins avec mes cuisses, et cette caresse est confondante ; il semble que mes cuisses me sont étrangères, qu’elles ne m’appartiennent pas, que leur caresse me vient de l’extérieur, et je fonds, chaque fois surprise par le velours de leur peau.
À propos de la recherche de ce contraste entre le rêche et le doux, le souvenir me revient d’une de mes toutes premières émotions érotiques, vécue en tant que telle. On nous envoyait, mon frère et moi, passer des vacances chez des amis de mon père dont les nombreux petits-enfants étaient nos compagnons de jeu. Un jour, le grand-père, souffrant, dut s’aliter et j’allais lui rendre visite dans sa chambre. Comme j’étais assise sur le rebord du lit, il commença à me détailler la figure. Promenant ses doigts, il nota que j’avais l’angle des mâchoires d’une grande finesse mais, parvenu à la hauteur du cou, diagnostiqua que j’aurais à craindre, plus tard, un goitre. Ces observations contradictoires me perturbèrent. Puis, passant sa main sous mon chemisier, il effleura des seins qui pointaient à peine. Et comme je restais le buste immobile, coite, il dit que, lorsque je serais devenue une femme, j’éprouverais beaucoup de plaisir lorsqu’on me caresserait ainsi « les nichons ». Je ne bougeai pas plus, seulement la tête peut-être, que je tournai en direction du mur, comme si je n’entendais pas ce qu’on était en train de me dire. Les callosités de la grosse main accrochaient ma peau. Pour la première fois, je pris conscience du raidissement du mamelon. J’écoutai la prédiction. J’étais portée tout à coup sur le seuil de ma vie de femme et j’en retirai de la fierté. Un enfant forge son pouvoir dans l’énigme de sa vie future. Aussi, bien que décontenancée par un geste pour lequel je n’avais pas encore de réponse toute faite, je plongeai à nouveau le regard vers cet homme qui était couché, que j’aimais bien. Il m’inspirait de la pitié parce que sa femme était impotente, obèse, les jambes couvertes de plaies suintantes dont, matin et soir, il changeait méticuleusement les pansements. En même temps, sa face grisâtre, son nez grumeleux me donnaient envie de rire. Je me dégageai doucement.
Le soir, dans le lit que je partageais avec une de ses petites-filles, je racontai l’épisode. Il lui était arrivé de la toucher elle aussi. Nous parlions en nous regardant droit dans les yeux pour mesurer dans le regard de l’autre l’ampleur de notre découverte. Nous nous doutions bien que le grand-père faisait là quelque chose qui n’était pas permis, mais le secret qu’il nous conduisait à partager avait bien plus de valeur qu’une morale dont le sens ne nous était, de toute façon, pas plus clair. Une fois que j’avais voulu, là aussi avec fierté, presque par bravade, parler de mes masturbations au confessionnal, la réaction du prêtre avait été si décevante – il n’avait fait aucun commentaire et m’avait collé comme d’habitude quelques Ave et quelques Pater à réciter – que je n’avais plus considéré ce prêtre qu’avec mépris. Alors, lui raconter que j’avais été troublée parce qu’un vieux monsieur avait posé sa main sur mes seins !
Si je vois le regard d’un homme s’arrêter ne serait-ce qu’une demi-seconde là où je suppose aussitôt, par déduction, que mon soutien-gorge tiraille la boutonnière de mon chemisier, ou, plus généralement, si je m’adresse à un interlocuteur dont les yeux posés fixement sur moi suivent de toute évidence une autre pensée que celle que je suis en train de lui exposer, je me réfugie toujours exactement dans le même comportement modeste que lors de ce premier examen par le grand-père. Pour cette raison, on ne trouvera dans mon placard ni robe à décolleté plongeant ni aucun vêtement très moulant. Cette pudeur va jusqu’à s’étendre à mon entourage. Assise sur le canapé d’un salon, à côté d’une femme indécente, j’aurai le réflexe de tirer sur l’ourlet de ma jupe et de rentrer la poitrine. Dans ces circonstances, mon malaise vient autant de l’impression que c’est, par glissement, ma propre anatomie qu’elle dévoile, que de cette tendance qui est la mienne, décrite plus haut, à radicaliser sans attendre les contacts sexuels ; autrement lit, en me rajustant, je me retiens de fourrer ma main entre les deux mamelles à moitié découvertes, et de les découvrir en entier. Pourtant, pendant très longtemps, je n’ai moi-même porté aucun sous-vêtement. J’ai oublié la raison pour laquelle j’en avais abandonné l’usage. Ce n’était sûrement pas pour suivre le mot d’ordre féministe qui voulait qu’on jette le soutien-gorge aux orties, parce que je n’ai jamais adhéré à cette philosophie, mais c’était peut-être quand même dans le même esprit de ne pas recourir à un accessoire de séduction. Bien entendu, le résultat pouvait être inverse, la poitrine qui se devine libre sous le vêtement est aussi aguicheuse que celle mise en valeur par une armature, mais elle l’est « naturellement ». Au moins, je croyais me garantir contre le soupçon que j’aurais pu avoir une quelconque stratégie conquérante. De la même façon, je faisais l’impasse sur la culotte. Pendant combien d’années n’ai-je pas dû m’astreindre à nettoyer chaque soir, par hygiène, l’entrejambe du pantalon porté dans la journée, alors qu’il eût été plus rapide de mettre une culotte dans la machine à laver ? Je trouvais au contraire plus simple d’enfiler directement sur la peau tous les autres vêtements. Explicitement, cela m’était dicté par un certain minimalisme, presque un fonctionnalisme : le principe selon lequel un corps libre n’a pas à s’embarrasser d’ornements, encore une fois qu’il est prêt sans qu’il faille en passer par des préliminaires, déploiement de dentelle ou manipulation des agrafes du soutien-gorge. En résumé, je ne supporte pas bien le regard du dragueur qui déshabille du regard mais, tant qu’à faire de se déshabiller pour de bon, autant que ce soit d’un seul geste.
Quelle route contrastée que celle qui est suivie par le regard subjectif ! Comme sur une route de montagne entrecoupée de tunnels, on passe sans cesse et brutalement de l’obscurité à la lumière et de la lumière à l’obscurité. Me voici en train d’expliquer que je préfère tenir couvert ce qu’il est tout à fait dans l’usage de dénuder, alors que dans ces pages mêmes je fais étalage d’une intimité que la plupart des gens tiennent secrète. Il va de soi qu’à l’instar de la psychanalyse qui vous aide à abandonner en chemin quelques défroques de vous-même, écrire un livre à la première personne relègue celle-ci au rang de troisième personne. Plus je détaille mon corps et mes actes, plus je me détache de moi-même. Qui se reconnaît dans ces miroirs grossissants qui montrent les joues et le nez comme de vastes terres crevassées ? Il arrive que la jouissance sexuelle, parce que, comme on dit, elle vous fait sortir de vous-même, instaure le même type de distance. Peut-être même la relation est-elle structurelle et la distance commande-t-elle la jouissance autant qu’elle est commandée par elle, du moins pour une catégorie d’êtres à laquelle j’appartiens. Car, et c’est le point où je voulais en venir, celle que j’ai décrite gênée par un regard insistant, hésitant à arborer un vêtement suggestif, la même d’ailleurs qui s’engageait à l’aveugle dans des aventures sexuelles où les partenaires n’avaient pas de visage, la même, donc, prend un plaisir incontestable à s’exposer, à condition que cette exposition soit d’emblée distanciée, objet d’une opération spéculaire, d’un récit.
En la matière, l’image et le langage sont complices. S’il est tellement aiguillonnant de mesurer dans un miroir, au centimètre près, la quantité de chair que sa propre chair peut avaler, c’est parce que le spectacle est aussi prétexte à commentaires. « Hou là ! Comme elle glisse bien, comme elle va loin ! – Attends, je vais la laisser sur le bord pour que tu la voies bien, je te bourrerai après… » Une forme de dialogue que nous adoptons volontiers, Jacques et moi, se caractérise par son mode purement factuel. Si le vocabulaire est cru, et limité, c’est moins pour se provoquer l’un l’autre dans une surenchère obscène que par souci d’être exact dans la description. « Tu sens comme c’est mouillé ? C’est trempé jusque sur les cuisses, et le petit clito est tout gonflé. – Ce cul, qu’est-ce qu’il gigote bien ! Il la veut la queue hein ? Il la veut. – Oui, mais avant je voudrais encore promener le gland sur le petit clito. Je peux te branler dessus ? – Oui, et après on va bien bourriquer le cul ! – C’est bien… Et toi, ça lui fait du bien à ta queue ? – Oui, ça lui fait du bien. – Ça tire bien les couilles aussi ? – Oui, ça pompe bien les couilles. Ah, ça ! Mais on va le foutre encore un bon coup ce con ! » Et l’échange se poursuit, sur un ton qui demeure, même lorsqu’on s’approche de la conclusion, assez posé. Dans la mesure où nous ne voyons ni ne ressentons la même chose en même temps, chacun s’adresse à l’autre dans le dessein, en quelque sorte, de compléter son information. On pourrait dire aussi que nous sommes comme deux doubleurs, le regard rivé sur l’écran où ils suivent l’action des personnages auxquels ils prêtent leur voix : nous relayons par nos paroles ces protagonistes d’un film porno qui se déroule sous nos yeux et qui sont Cul, Con, Couilles et Queue.
Le récit met les corps en pièces, satisfaisant la nécessité de les réifier, de les instrumentaliser. La célèbre scène dans Le Mépris de Godard où Piccoli parcourt, mot à mot, le corps de Bardot, est une belle transposition de ce va-et-vient entre vision et parole, celle-ci ne cessant d’encourager à se focaliser sur des morceaux de corps. Combien de fois ne s’exclame-t-on pas « regarde ! » lorsque l’on baise. Bien sûr, on a tout loisir de profiter alors d’une vision rapprochée, mais il arrive aussi que, pour bien voir, il faille prendre du recul, ainsi qu’on le fait dans les salles d’un musée. J’adore, pendant le déshabillage, contempler de loin la bite prometteuse. Selon la loi de la Gestalt-Théorie, elle m’apparaît énorme proportionnellement au corps qui, lui, se trouve presque fragilisé par sa semi-nudité quelquefois un peu risible et par son isolement saugrenu au milieu de la pièce, bien plus grosse en tout cas que si je n’avais qu’elle sous les yeux. De même, il peut arriver que, sans prévenir, je sorte du jeu pour aller me planter debout, de dos, à deux mètres de là, les mains plaquées sur les fesses pour les écarter au maximum et mettre à portée de vue, sur une même ligne de fuite, et le cratère brunâtre du trou du cul et la vallée cramoisie de la vulve. Comme lorsqu’une invitation prend la tournure d’une nécessité, comme on dit : « Il faut que vous me goûtiez ces fruits », je dis : « Il faut que tu voies mon cul. » Et parce qu’on rend les choses plus pittoresques en les animant, je me trémousse.
Montrer mon cul et voir mon visage. Peu de plaisirs égalent cette double polarisation. Le dispositif de la salle de bains est idéal : tandis que le lavabo offre une prise parfaite qui aide à amortir les charges subies par l’arrière-train, j’aperçois par intermittence dans le miroir qui le surmonte, crûment éclairé, un visage qui, à l’inverse du bas de mon corps totalement mobilisé, se défait. Les joues sont creusées et la bouche bée à la façon de celle d’un automate que son mécanisme en bout de course laisse brusquement en suspens. Ce pourrait être le visage d’une morte si ce n’était le regard, lorsque je le croise, insoutenable de veulerie. Tout à la fois, je le voile en baissant à demi les paupières et je le cherche. Il est le point d’arrimage ; c’est en accrochant son reflet que je pose cette certitude : me voici en train de jouir. Et il est le siphon par où s’évacue mon être : je ne peux me reconnaître dans un tel relâchement, et même, avec un sentiment de honte, je le refuse. Ainsi le plaisir se maintient-il sur une crête : comme la multiplication de deux nombres négatifs donne un nombre positif, ce plaisir est le produit non pas, comme on le dit parfois, d’une absence à soi-même, mais de la conjugaison de cette absence entraperçue et de l’horreur que, dans un sursaut de la conscience, elle suscite. Quelquefois, je me conduis toute seule jusqu’à cette volupté, en entracte pendant ma toilette. Une main posée sur le rebord du lavabo, me branlant de l’autre, je me surveille du coin de l’œil dans la glace. Un film pornographique me fit beaucoup d’impression. L’homme prenait la femme par-derrière. La caméra était placée face à elle, de sorte que son visage occupait le premier plan. Régulièrement, sous la pression que subissait tout le corps, le visage était projeté vers l’avant et se déformait comme tout objet approché de trop près par l’objectif. On entendait les injonctions de l’homme : « Regarde ! Regarde la caméra ! », et le regard de la fille tombait droit dans le vôtre. Je me demande s’il ne lui tirait pas les cheveux pour qu’elle relève mieux la tête. Je me suis beaucoup inspirée de cette scène pour les petites histoires qui soutiennent mes masturbations. Dans la réalité, un homme que je n’ai rencontré qu’une fois me procura un plaisir d’une intensité dont j’ai gardé le souvenir précis, ceci parce que, à chaque poussée de sa verge, il me demandait instamment : « Regarde-moi dans les yeux. » Je m’exécutais, sachant qu’il était témoin de la décomposition de mon visage.
La faculté d’absorption
Donner une représentation stéréotypée de l’orgasme est un défaut des films pornographiques ; on y jouit presque systématiquement à l’issue de saccades redoublées, les yeux fermés, la bouche ouverte, en poussant des cris. Or, il y a des orgasmes qui se déclenchent dans l’immobilité, ou dans le silence, et qu’on voit venir et se produire. C’est plutôt lorsque l’on veut allumer ou stimuler le désir qu’on a recours, dans la vie comme dans les films, à des clichés. Ce sont à peu près les mêmes mots, obscènes ou non, qui reviennent dans la bouche de tout un chacun. Fréquemment, les hommes commandent qu’on les réclame eux et leur sexe (« Est-ce que tu en veux une grosse ? Réponds », « Appelle-moi ; vas-y, appelle-moi ! »), tandis que les femmes, même celles qui ont l’esprit le plus indépendant, demeurent enclines à la sujétion, jusqu’à appeler sur elles des blessures qui seraient horribles (« Défonce-moi ! », « Encore ! Oh, déchire-moi ! »). Voyant, sur une vidéo, que j’étale par d’amples massages sur ma poitrine le foutre qui vient d’y gicler, je me demande si je ne répète pas là un geste vu des dizaines de fois sur écran. Le jet était moins mousseux que dans les films mais néanmoins spectaculaire ; le foutre fait briller ma peau. Les hommes et les femmes usaient-ils de la même rhétorique, et apprêtaient-ils leur gestuelle érotique selon les mêmes schémas avant l’invention du cinéma ? Mais, plus la jouissance est vive, moins il y a de « cinéma ». Je le vérifie à propos de moi-même. Tant que le plaisir est ascendant, je ne me ménage pas. Outre les mouvements de bassin, je fais marcher jambes et bras. Couchée sur le dos, j’éperonne mon partenaire de coups de talons réitérés sur ses fesses et ses cuisses. Puis arrive une phase où cette nervosité retombe. L’autre ne s’acharne plus que sur un paquet de chair inerte. La voix se transforme. Déjà, les récits ont été laissés en plan, les paroles échangées se sont faites plus laconiques. Je dis « oui, oui, oui, oui » en accompagnant parfois la litanie d’un mouvement rapide de la tête de droite et de gauche, ou bien je répète « continue, continue ». Et, tout à coup, la voix devient plus claire, sonore, avec cette qualité d’articulation et cette autorité d’un comédien qui a appris à poser sa voix, et les mots s’espacent, les syllabes sont appuyées, « con-ti-nue ». Quelquefois le « oui » devient un « non » et sur certaines images je me vois enfouir mon visage dans mes mains.
Je ne ferais pas le métier que je fais, et je ne serais pas capable, par ailleurs, de réunir aujourd’hui toutes ces notations, si je n’avais pas quelque don d’observation. Un don qui s’exerce d’autant mieux qu’il va de pair avec un solide surmoi. Je ne me laisse pas aller facilement et, dans les moments censés être d’abandon, je suis encore, souvent, aux aguets. J’ai donc toujours porté une très grande attention à mes partenaires, à ceux qui avaient une identité bien sûr, mais quel qu’ait été le niveau de ma relation avec eux, attachement profond et durable ou liaison passagère. Cette attention doit appartenir à la même structure perceptive que la concentration dont je fais preuve devant un tableau, ou que la faculté que j’ai, dans le métro, au restaurant ou dans une salle d’attente, de véritablement m’abîmer dans la contemplation de mes voisins et voisines de banquette. Attention à qui a commandé mon savoir-faire. Je me vante d’être assez experte et, si je le suis devenue, c’est parce que j’ai toujours mesuré l’effet produit par mes initiatives. Comme cela est évoqué au début de ce chapitre, je me suis spontanément coulée dans la peau des autres pour tenter d’éprouver par moi-même ce qu’ils éprouvaient. Ce n’est pas qu’une façon de parler ; je me suis surprise reprenant par mimétisme des tics, des exclamations propres à l’un ou à l’autre. Autant dire que j’ai souvent fait passer au second plan mon propre plaisir. J’ai été longue, bien longue, avant de repérer les caresses, les positions qui m’étaient les plus agréables. Je risquerais cette explication : un corps apte au plaisir ne m’a pas été octroyé d’emblée. Il fallait d’abord que je me donne littéralement à corps perdu à l’activité sexuelle, que je m’y oublie au point de me confondre avec l’autre, pour, à l’issue d’une mue, m’étant dépouillée du corps mécanique reçu à la naissance, endosser un second corps, celui-ci capable de recevoir autant que de donner. En attendant, combien d’autres corps, combien de visages dans l’observation desquels je me suis absorbée !
À quelques exceptions près, je me souviens avec relativement d’exactitude du corps de mes principaux partenaires, et même de ce que retenait leur visage à l’instant où s’enfuyait l’autre partie de leur être. S’attachent à ces images les gestes convulsifs et les particularités de langage propres à chacun. L’observation n’entraîne pas automatiquement le jugement mais, si elle est scrupuleuse, elle maintient la conscience dans une certaine objectivité. J’ai pu être séduite par la beauté physique d’un homme, je n’en ai pas moins repéré des défauts qui coupaient court à toute fascination. Par exemple, cette face plutôt arrondie, agrémentée d’yeux en amandes, mais qui était posée sur un crâne singulièrement aplati par-derrière et qui m’évoquait, lorsque je le considérais de profil, un ballon qu’on écrase. Un quart de tour, et celui dont on pouvait comparer la figure à un portrait de la Renaissance avait à peine plus d’épaisseur que si l’on eût, en effet, regardé la tranche du tableau. Reparcourant une galerie de portraits, voilà que je prends en défaut ma mémoire et mon sens de l’observation : paradoxalement, un homme dont la beauté m’a particulièrement séduite, le seul d’ailleurs qui ait été plus jeune que moi parmi tous ceux que j’ai fréquentés, ne m’a laissé aucun souvenir d’ordre sexuel. Beaucoup de ses expressions, de ses attitudes, de ses paroles me reviennent en tête, aucune que j’aurais pu saisir pendant que nous baisions !
Faut-il que la nature ait voulu épargner aux hommes le risque de se rompre pour, lorsque leurs muscles sont tendus au maximum, compenser cette tension en baignant de paix leur visage ? Ne dirait-on pas qu’ils le renversent comme pour le rafraîchir sous une fontaine, dans l’instant où ils atteignent le but d’une course qui a échauffé le corps entier ? Beaucoup affichent cette sérénité, pas l’homme qui ressemblait à un portrait renaissant Alors que se succèdent dans mes souvenirs beaucoup de ces visages paisibles – l’un qui arrondissait la bouche et qui, parce que celle-ci était surmontée d’une moustache, avait l’air bêta d’un enfant empêtré dans son déguisement ; un autre qui esquissait un sourire si peu marqué qu’il aurait pu signifier une gêne et accompagner les excuses d’une personne pudique surprise dans une situation indécente –, au contraire, je revois sur le visage de cet homme, ordinairement si lisse, le masque d’une douleur rentrée. Il eût été pathétique si, dans ces moments-là, à l’exclamation convenue, « je viens ! je viens ! », il n’avait pas adjoint cette autre : « ah, mon Dieu ! ». Ce qui constituait une cocasse invocation à laquelle mon attention ne pouvait pas ne pas s’arrêter.
Mais le calme peut aussi se confondre avec l’indifférence. J’ai connu un homme si recueilli en lui-même qu’il se retirait de son apparence physique au point que celle-ci n’exprimait plus rien. Son corps pesait de tout son poids sur moi, actif certes mais impassible, comme s’il me l’avait abandonné, et un visage absent se logeait contre le mien tandis que j’aurais pu voir flotter au-dessus de nous, comme dans un film fantastique, son fantôme transporté par l’orgasme. C’était le même corps que je voyais lorsque cet homme se masturbait sans se soucier de ma présence, selon une technique que je n’ai connue qu’à lui. Couché sur le ventre, les bras pliés et serrés contre ses flancs, il pressait son sexe entre ses cuisses par d’imperceptibles contractions de celles-ci qu’il avait puissantes. Ce corps était trapu, les muscles encore plus gonflés par la posture. Moi, adepte expérimentée de l’onanisme, j’admirais la concentration avec laquelle il menait son affaire, défendant de façon farouche, butée, l’isolement mental qui en est la condition.
Quand on a fait l’amour quelques fois avec un homme, on sait bien à quel moment il va « venir », même s’il n’est pas de ceux qui l’annoncent à haute voix. Peut-être le sait-on avant lui, renseignée par des indices qui peuvent être infimes : peut-être parce qu’il vous a fait glisser dans une position dont on a compris qu’elle agit sur lui comme un déclencheur ; peut-être parce qu’il se tait, que sa respiration devient perceptible, apaisée par anticipation de quelques secondes. Un ami, baiseur imaginatif, disert et remuant, qui vous tenait une heure durant avec les fabulations érotiques les plus incroyables et vous faisait essayer les positions les plus acrobatiques et les substituts les plus improbables (concombre, saucisson, bouteille de Perrier, bâton blanc et lumineux d’agent de police, etc.), s’assagissait tout à coup quelques instants avant de jouir. Quelle qu’ait été ma position, il me ramenait sous lui, limait sans plus forcer et remplaçait les paroles par de discrets petits mugissements. J’étais persuadée que cette phase finale suivait une décision prise en toute connaissance de cause et je n’aurais pas été étonnée de l’entendre déclarer : « Bon, assez rigolé, passons aux choses sérieuses. » Ensuite, quand il avait déchargé, il s’attardait sur moi, égrenant contre mon oreille un « hi, hi, hi ! » qui ressemblait à un petit rire forcé, mais qui je crois ne l’était pas, qui était plutôt sa manière douce de nous faire reprendre pied dans la réalité. C’était le rire de celui qui rit le premier pour chercher votre complicité et se faire pardonner de vous avoir entraîné dans une aventure imprévue. Et comme pour mieux m’extirper de notre rêve, avant de lui-même rouvrir les yeux, il me grattouillait affectueusement le crâne.
De même que frôler la déchéance, ou l’abjection, ne me déplaît pas, que cela alimente mes fantasmes, que je n’ai jamais été rebutée par le plissé d’un anus à titiller de la langue (« Hum ! ça sent la merde, m’entends-je dire, mais c’est bon »), et que je me suis volontiers prêtée au rôle de « chienne en chaleur de même ne suis-je pas dégoûtée, loin de là, si je peux remplir mes yeux de la vision d’un corps quelque peu dégradé. Oui, je trouve agréable de serrer dans ses bras un corps tout entier dur comme une bite bien astiquée, mais oui, me faufiler sous la bedaine pendante d’un homme qui attend, dans une position de femelle, que je vienne le traire avec la bouche, cela me plaît tout autant. Oui, j’apprécie les manières de celui qui prend le soin d’écarter, avec des doigts de chirurgien, les lèvres de la vulve, et qui marque un temps pour admirer en connaisseur ce qu’il découvre, avant de vous branler avec une précision inouïe, bientôt insupportable. Mais comme il est pareillement le bienvenu celui qui vous empoigne les hanches sans plus de ménagement que s’il se rattrapait au bastingage d’un bateau qui tangue ! Celui qui vous monte en faisant porter loin de vous son regard égaré d’animal qui saille ! Celui qui se couche à moitié sur votre dos, cramponné au gras de vos fesses où vous trouverez le lendemain un bleu, et qui se fiche pas mal de savoir si vous ne gardez l’équilibre qu’au prix d’une crampe atroce dans vos cuisses qui portent le poids des deux corps. Après ça, se laisser aller à n’être qu’une masse broyée, bientôt plaquée sur le lit et retournée, sans plus de réaction propre qu’une boule de pâte à pain. Support amorphe d’une activité frénétique, oublier que ses chairs peuvent avoir une forme spécifique et voir ses seins s’étaler et suivre le mouvement, bercés comme l’eau au fond d’une barque, ou le capiton de ses fesses se mettre en paquets dans des mains qui les pétrissent. Dans ces moments, à travers mes yeux qui flottent à la surface de mon corps fondu, il me faut attraper du regard la tête de l’ouvrier qui s’abrutit dans son travail obstiné de la matière. Cette tête-là ne connaît pas l’extase béate. Elle me ferait peur si le volatile dénaturé que je suis ne s’énamourait pas de l’épouvantail. Un œil est à moitié fermé à cause d’une crispation qui n’affecte que la moitié du visage – j’ai déjà vu ce faciès à des gens qui avaient été victimes d’une attaque –, et le coin de la bouche qui correspond se tord et découvre la gencive. Si je n’ai pas peur de cette grimace, c’est parce qu’elle n’exprime pas une douleur mais plutôt un effort terrible, une ténacité prodigieuse, et que je suis fière de subir cette force.
Patiente
Pendant une grande partie de ma vie, j’ai baisé naïvement Je veux dire par là que coucher avec des hommes était une activité naturelle qui ne me préoccupait pas outre mesure. Je rencontrais bien de temps à autre quelques-unes des difficultés psychologiques afférentes (mensonges, amour-propre blessé, jalousie), mais elles passaient aux pertes et profits. Je n’étais pas très sentimentale. J’avais besoin d’affection, j’en trouvais, mais sans aller jusqu’à éprouver le besoin de bâtir, sur la base de relations sexuelles, des histoires d’amour. Quand j’en pinçais pour quelqu’un, il me semble que je restais consciente de succomber à un charme, à une séduction physique, voire au pittoresque d’un schéma relationnel (par exemple, entretenir une relation simultanément avec un homme beaucoup plus âgé que moi et avec un homme plus jeune, et m’amuser à passer de l’emploi de petite fille à celui de protectrice) sans que jamais cela ne m’engage. Quand je me plaignais de la difficulté à mener de front quatre ou cinq relations suivies, j’avais un bon copain pour répondre que le problème n’était pas le nombre de ces relations mais l’équilibre à trouver entre elles, et il me conseillait de prendre un sixième amant. Du coup, j’étais fataliste. Je ne me préoccupais pas non plus de la qualité des relations sexuelles. Dans le cas où elles ne me procuraient pas beaucoup de plaisir, où elles me causaient même du déplaisir, ou lorsque l’homme m’entraînait à des pratiques qui n’étaient pas trop dans mes goûts, je ne les remettais pas en cause pour autant Dans la plupart des cas, la nature amicale de la relation primait. Il allait de soi qu’elle pouvait conduire à une relation sexuelle, cela me rassurait même plutôt ; j’avais un besoin de reconnaissance de toute ma personne. Que j’y trouve ou non la satisfaction immédiate des sens était secondaire. Ça aussi passait aux pertes et profits. Je n’exagère pas si je dis que, jusqu’à l’âge de trente-cinq ans environ, je n’ai pas envisagé que mon propre plaisir puisse être la finalité d’un rapport sexuel. Je ne l’avais pas compris.
Mon attitude peu romanesque ne m’empêchait pas de distribuer à tire-larigot des « je t’aime », uniquement au moment précis où s’emballait le petit moteur logé dans le bas-ventre de mon partenaire. Ou alors je me mettais à répéter à voix haute son prénom. Je ne sais pas ce qui m’avait mis dans la tête que cela pouvait et l’encourager à poursuivre et parachever son plaisir. J’étais d’autant plus prodigue de ces déclarations d’amour de pure opportunité que leur signification n’avait aucun ancrage profond, que je ne les prononçais sous l’emprise d’aucune émotion, pas même d’une extase qui aurait emporté les sentiments. J’appliquais, la tête froide, ce que je croyais être un truc technique. Le temps passant, on se défait de ces artifices.
Romain était un jeune homme très doux, presque indolent derrière une apparence virile, le Perfecto jeté sur un T-shirt pas repassé de célibataire. Un de plus qui habitait un studio à Saint-Germain-des-Prés, le moins garni que j’aie connu. Nous baisions sur un matelas directement posé sur la moquette, au milieu de la pièce, et je recevais dans la figure la lumière qui tombait du plafond. La première fois, j’ai continué de regarder l’ampoule, je n’ai pas compris qu’il avait éjaculé. Sa poitrine couvrait la mienne sans peser, sa tête était tournée. Je ne sentais de vivant que quelques mèches de ses cheveux, qu’il portait longs, sur ma bouche et mon menton. C’est à peine si je l’avais senti me pénétrer, à peine s’il avait effectué quelques faibles poussées. Je restais moi aussi immobile, embarrassée. Je n’aurais pas voulu le perturber s’il n’avait pas fini, mais dans ce cas n’était-ce pas à moi de me manifester pour le relancer ? Et si je m’agitais et que l’affaire était conclue, n’aurais-je pas l’air bête de ne pas l’avoir deviné ? Enfin, j’ai senti quelque chose couler tout en haut de ma cuisse, un peu de sperme que rejetait mon vagin. Le sexe de Romain était d’une taille convenable, il bandait normalement, mais il était totalement inactif. Si j’avais voulu personnifier cette queue, j’aurais pu la comparer au néophyte qui ne bouge pas de sa chaise quand tous les participants d’une cérémonie se lèvent : on n’avait pas plus envie de lui en faire grief qu’au néophyte empoté. Écartant mes jambes sous ce garçon, j’éprouvais presque comme un confort de ne rien ressentir, rien d’agréable, rien de désagréable non plus.
Dans certaines circonstances, je peux faire preuve d’une patience peu commune. J’ai en moi suffisamment de ressources pour donner libre cours, silencieusement, à mon esprit, et donc tolérer que les autres vivent leur vie à côté de moi. Je peux subir sans broncher les manies, les petites tyrannies ou les franches attaques des autres et tenir longtemps en faisant le dos rond. Je laisse faire et je fais à ma guise. Rétrospectivement, je me rends compte à quel point j’ai su me montrer patiente dans les rapports sexuels. N’éprouver aucune sensation, ne pas m’en soucier, et accomplir parfaitement jusqu’à son terme tout le rituel. Ne pas partager les goûts de l’autre, ne pas m’en formaliser, et m’exécuter, etc. Indifférente, parce que si bien repliée mentalement au fond de moi que je commande mon corps comme un marionnettiste sa marionnette. J’ai donc continué de fréquenter Romain. En raison de son personnage de mauvais garçon aux manières tendres, il avait du succès auprès des femmes, et je me plaisais à imaginer la surprise ou la déconvenue de celles qui croyaient avoir affaire à un mec. J’ai vu les yeux ahuris de l’une d’elles chercher dans les miens le réconfort que procure le partage d’une expérience décevante : « Mais Romain… Y bouge pas ! » Je recueillis les confidences de l’effarée avec la placidité d’un sage.
J’ai parlé de l’ennui qui me prenait parfois pendant les réunions entre amis et de l’échappatoire que je trouvais en m’éclipsant avec l’un d’eux pour baiser. Mais il arrive qu’on s’ennuie en baisant ! Toutefois, je supporte mieux cet ennui-là. Je peux bien prendre patience pendant un cunnilingus qui ne me fait ni chaud ni froid. renoncer à réorienter le doigt qui s’acharne à me branler non pas le clitoris, mais à côté, là où ça fait un peu mal, et finalement être bien contente lorsque l’autre décharge, même si je n’en tire pas moi-même un grand profit, parce qu’à la longue tout cet à-peu-près est fastidieux, je peux endurer tout ça du moment qu’avant ou après la conversation est vive, qu’on m’emmène dîner chez des gens singuliers, ou que je peux aller et venir dans un appartement dont la décoration me plaît, et jouer à inventer que je vis là une autre vie… Le cours de ma pensée est si détaché des contingences qu’il ne se laisse pas entraver par un corps, celui-ci serait-il retenu dans les bras d’un autre corps. Mieux, la pensée est d’autant plus libre que l’éventuel interlocuteur s’occupe avec le corps ; en conséquence, elle ne lui reprochera sûrement pas de le prendre comme un accessoire érotique.
Ce ne sont pas obligatoirement les hommes à femmes qui satisfont le mieux ces dernières. Il n’est même pas exclu que certains d’entre eux – pas tous – ne passent pas de l’une à l’autre pour être toujours dans les conditions d’un commencement et s’éviter le stade où l’on exige l’accomplissement. (Sans doute en va-t-il de même pour certaines « femmes à hommes »…) L’un des premiers que j’ai rencontré, artiste, était aussi beaucoup plus âgé que moi et l’une de mes amies m’avait prévenue : « Avec les hommes d’un certain âge, c’est formidable, ils ont une telle expérience, que nous, nous n’avons rien à faire, juste à ouvrir les jambes ! » Il fallut que je me force un peu pour ne pas la démentir. Dans l’une des pièces de l’atelier, celle où il recevait les visiteurs, il y avait une grande table surchargée d’objets. Comme dans un cabinet de curiosités, s’y trouvaient pêle-mêle des objets, lampes, vases, bouteilles aux formes extravagantes, cendriers kitsch, ainsi que des outils insolites et des maquettes ou des essais de ses propres œuvres. Souvent, nous ne prenions pas la peine d’aller jusqu’à la chambre, j’allais rejoindre le bazar. Il me coinçait contre la table. Est-ce parce qu’il était légèrement plus petit que moi qu’il me semble revoir si distinctement ses paupières mi-closes, ses cernes qui étaient comme le reflet de ses paupières, sa moue quémandeuse et enfantine ? Nos pubis étaient à peu près à même hauteur et moi, dès que je percevais le gonflement sous le pantalon, je mettais en branle, comme il disait, ma « petite mécanique ». À savoir que je donnais, selon mon habitude, des mouvements nerveux du bassin. Mouvements auxquels il répondait, et de frotter nos deux pubis l’un contre l’autre. Dans quelle divagation est-ce que je laissais alors partir ma pensée quand mon excitation commençait à languir ? Est-ce que je remarquais une image nouvelle punaisée au mur ? Est-ce que je pensais à l’article que je devais écrire, ou bien plutôt est-ce que je fixais, l’esprit vide, les petites excroissances de peau brune à la surface des paupières ? Est-ce que je réfléchissais au fait que nous aurions le temps de recommencer plus tard, et que cette fois-là son sexe irait jusque dans le mien ? Sa tête partait en arrière, il me poussait un peu plus contre la table qui me sciait les fesses, laissait échapper deux ou trois petits hennissements. On pouvait en rester là.
Encore était-ce un homme attentionné et, tandis que je portais sur lui et son entourage un regard crédule, lui m’examinait, comme il examinait tout le monde, de son regard incroyablement scrutateur. Je n’ai pas connu d’homme aussi peu complaisant dans les commentaires qu’il vous adressait sur votre physique, ceux-ci formulés sans arrière-pensée, avec l’exactitude de celui qui exerce son œil professionnel, vos éventuels défauts n’ayant de toute façon pas d’incidence sur le fait que vous soyez « bandante ». De plus, cette acuité visuelle allait de pair avec une grande dextérité dont je profitais pendant les attouchements. Mais d’autres – si je peux dire les choses ainsi – ne s’embarrassent pas du corps dont vous leur faites cadeau s’ils obtiennent déjà de vous une prestation qui leur convient. Celui-ci, par exemple, qui m’a fait venir dans une chambre de bonne, avenue Paul-Doumer, qui lui sert de bureau. Voilà qu’il me pelote – je ne suis pas venue pour ça, mais ça m’est égal. Le processus normal voudrait qu’il m’attire sur le divan, m’y couche. Eh bien, non, c’est lui qui s’y allonge sur le dos, de tout son long, pâmé, et qui a ce geste toujours un peu pathétique de l’homme qui tend sa pine sans la regarder. Donc, je prends celle-ci dans la bouche et je l’entends dire, assez vite, ceci : « Ah, je vais décharger ! Avec toi, je ne me gêne pas, je te prendrai plus tard. » En ce qui me concerne, j’aime autant ça, mais j’ai l’esprit assez clair pour me dire en moi-même qu’il se conduit grossièrement. Il ne me prend pas plus tard.
Je suis docile non par goût de la soumission, car je n’ai jamais cherché à me mettre dans une position masochiste, mais par indifférence, au fond, à l’usage qu’on fait des corps. Bien sûr, je ne me serais jamais prêtée à des pratiques extrêmes comme celles d’infliger ou de subir des blessures, mais pour le reste, en regard du champ immense des singularités, voire des lubies sexuelles, j’ai agi sans a priori, j’ai invariablement fait preuve d’une bonne disponibilité d’esprit et de corps. Tout au plus, peut-on me reprocher, lorsqu’une pratique ne rencontrait pas trop d’écho dans ma propre vie fantasmatique, d’avoir manqué de conviction. J’ai fréquenté pendant longtemps un homme qui de temps à autre éprouvait le besoin de me pisser dessus. Je savais à quoi m’en tenir quand il me faisait sortir du lit pour le sucer. Quand son sexe était bien raide, il le retirait et le maintenait d’une main, à peu de distance. Je gardais la bouche ouverte. Je devais avoir, dans cette attitude, à genoux, l’air de quelqu’un qui s’apprête à recevoir la communion. Il y avait toujours une brève attente pendant laquelle il semblait guider mentalement l’urine sur sa voie. Dans cet effort de concentration, il réussissait à ne pas débander. Et le jet m’arrivait, dru, nourri, chaud. Amer. D’une amertume dont je n’ai jamais goûté d’équivalent, à vous rétracter la langue entière au fond du gosier. Il maniait son sexe ainsi qu’il l’aurait fait d’un tuyau d’arrosage et cela était si abondant et durait si longtemps que j’étais bien obligée quelquefois de me débattre comme on fait lorsque quelqu’un s’amuse à vous asperger. Une fois que je m’étais couchée sous le jet, il vint, après avoir tout vidé, me rejoindre sur le sol. Des deux mains, il me badigeonna de sa pisse, me couvrit de baisers. Je déteste sentir mes cheveux mouillés dans le cou et, là, je ne pouvais rien faire pour les empêcher de dégouliner. Je suis partie d’un fou rire. Cela le fâcha, coupa court aux effusions. Des années après, il me le reprochait encore ! « Il y a quelque chose que tu ne fais pas bien, c’est te faire pisser dessus. » Je le reconnais. Pour ma défense, je préciserai que je n’avais pas ri pour, par exemple, dissiper une gêne (ce n’était pas la première fois que je me faisais arroser de la sorte !), encore moins pour me moquer de lui ou de nous (tout exercice sexuel plus ou moins original, loin de me rabaisser, était au contraire une source de fierté, comme un jalon de plus dans la quête du Graal sexuel). J’avais ri parce que, ne pouvant pas trouver de satisfaction masochiste dans une situation que je ne trouvais pas humiliante, du moins j’éprouvais une jubilation à me rouler dans une substance liquide dégoûtante.
Certaines postures conviennent moins que d’autres à celle qui aime faire le grand bébé suspendu à une tétine de belle taille. Le moins qu’on puisse dire est que je ne suis pas une dominatrice, ni moralement – je n’ai jamais fait marcher un homme –, ni sexuellement – dans les petites mises en scène perverses, ce n’est jamais moi qui ai tenu le martinet. Et j’ai été bien embêtée quand il s’est agi de donner des claques ! L’homme des rendez-vous dans le quartier de la gare de l’Est ne se contentait pas de me pourlécher la fente, par intermittence il relevait la tête et, la bouche en cœur, réclamait d’être giflé. Je ne me souviens pas des mots qu’il employait, je sais en revanche que, pour la circonstance, il m’appelait « ma reine », ce que je ne pouvais m’empêcher de trouver ridicule. Je le voyais tendre le cou et quelque chose me rebutait dans cette figure dont les traits s’amollissaient dans l’attente, dont les lèvres humides faisaient penser à celles d’un soiffard qui s’est fait une moustache en descendant son verre. Cela ne m’aidait pourtant pas à frapper suffisamment fort. J’y mettais de la bonne volonté, malheureusement sans réussir à le contenter vraiment. J’y allais d’un aller et retour, mais la crainte de le griffer avec l’une de mes bagues freinait ma main. D’autres fois, j’essayais avec une main, puis l’autre, dans l’idée de mettre plus de hardiesse dans chaque geste, mais là c’était l’équilibre difficile à maintenir, avec les fesses au plus près du bord du lit ou du fauteuil, qui faisait que je n’étais pas à mon aise pour frapper la tête qui sortait d’entre mes cuisses. Enfin, je n’y croyais pas. Paradoxalement, je suis persuadée que si lui-même avait fait mine de moins y croire, s’il avait mis un soupçon d’humour dans sa requête, ou une insistance telle qu’elle eût pu passer pour une comédie, je serais moi-même entrée plus facilement dans le jeu, je m’y serais laissée prendre, et j’aurais frappé plus franchement.
Face à mon peu de disposition, il n’a jamais insisté et j’ignore si avec d’autres son masochisme le conduisait à des pratiques plus exigeantes. Pour moi, les séquences avec gifles venaient s’ajouter à tous les atermoiements que connaissaient nos relations soumises à des rendez-vous espacés et aléatoires. Elles rallongeaient, même si ce n’était que d’une courte durée, mon attente de la queue. Comme je l’ai raconté, j’arrivais au rendez-vous avec un désir déjà exacerbé. Dès les premiers baisers à pleine bouche, dès les premiers instants où ses bras remontaient sous mes vêtements, le plaisir était violent Ensuite, l’inassouvissable succion relançait le désir jusqu’à un degré presque insupportable. Mais quand venait enfin le temps de la pénétration, ma petite corde interne avait lâché ; j’avais trop attendu. Probablement, aurais-je dû considérer autrement le cycle du désir, prendre les caresses buccales comme un prélude, faire l’impasse sur la copulation, admettre l’intervalle entre deux rendez-vous comme l’écho délectable des caresses et regarder en face la réalité : le point d’orgue était l’instant où, m’ayant ouvert la porte, sans dire bonjour ni bonsoir, lui et moi encore engoncés dans nos manteaux, il me plaquait avec brusquerie contre lui. Dans ce cas, la perfectionniste que je suis ne se serait pas pliée comme une écolière au pénible apprentissage de l’art de la baffe, elle l’aurait mis en pratique comme tous ces petits préliminaires, minauderies et bécotages, auxquels on se livre sans y penser.
Tant qu’à faire de dominer, je préfère enfourcher un homme allongé sur le dos. La position ne porte pas à conséquence sur l’emploi de l’un et de l’autre dans le jeu de rôles. Quand j’étais très jeune et que je voulais faire la maligne, j’appelais ça « la position de la tour Eiffel ». Une tour qui aurait enjambé la Seine, une Seine qui aurait été un torrent soulevant la tour dans un roulis. Le mouvement de piston, de haut en bas, les fesses faisant un petit bruit sec chaque fois qu’elles viennent frapper les cuisses de l’homme ; les circonvolutions d’une amorce de danse du ventre, qui est le mouvement le plus calme et qu’on adopte pour se reposer ou pour la fantaisie ; le basculement d’avant en arrière, mouvement le plus rapide et, pour ma part, le plus jouissif – tout cela, je connais presque aussi bien que la fellation. Comme pour cette dernière, la femme contrôle la durée et le rythme, avec en plus, évidemment, un double avantage : la verge agit en direct dans le con et le corps s’expose sous un angle avantageux, en contre-plongée pour le regard de l’homme. Et puis, une fois de temps en temps, s’entendre dire : « C’est toi qui me baises… Comme tu me baises bien ! », c’est gratifiant. On va et vient sur le manche comme un étui bien huilé. Si je ferme les yeux, du fait de cette facilité, de cette maîtrise, je vois en moi ce manche démesurément gros et robuste, parce qu’il occupe pleinement une cavité, qui elle-même m’apparaît élargie aux dimensions de mon torse, et dont on a si bien expulsé l’air qu’elle adhère complètement à l’objet. C’est aussi l’une des positions où l’on peut le mieux exercer de petites pressions sur cet objet en contractant les muscles du vagin. Ce sont des signaux que l’on envoie de loin, une manière de faire savoir à l’autre, alors que l’on se sert copieusement, sans retenue, et pour son compte, de ce qui lui appartient, que l’on pense quand même à lui.
Toutes ces manœuvres sont impossibles lorsque la femme, à califourchon sur un homme, a le con bien occupé tandis que son cul s’écarte pour permettre à un deuxième homme de s’introduire en elle. Deux amis qui m’embrochaient de cette façon prétendaient qu’à travers mes entrailles ils sentaient mutuellement leur bite et que cela était particulièrement excitant. Je ne les ai jamais crus qu’à moitié. Pour moi, les postures plus ou moins acrobatiques, ou celles qui pour être maintenues limitent les gestes, comme le faisait celle-là, ou même qui vous immobilisent, produisent surtout un effet plastique. On se divertit en formant un groupe comme l’auraient fait jadis des modèles dans une Académie, et ce qui attise le plaisir vient plus de la vision des corps aussi bien ajustés que des éléments de Meccano, que de leur contact. Ainsi prise en sandwich, je ne voyais pas grand-chose.
Je fais maintenant attention, quand je m’active dans la position supérieure, à ne pas trop pencher la tête en avant. Même si mon visage n’est pas trop marqué, je trouve qu’il a moins de consistance qu’il n’en avait et je ne voudrais pas, dans le cas où mon partenaire aurait les yeux ouverts, lui offrir le spectacle de bajoues. Mon autre réserve par rapport à cette position est que je ne peux pas maintenir chaque mouvement très longtemps. Dans le mouvement de haut en bas, les cuisses, actionnées comme des leviers, fatiguent vite, surtout si elles sont traversées par un large bassin. Je peux tenir plus longtemps le mouvement de bascule mais, là, la sensation très localisée sur le devant du ventre d’une part, l’imitation précise du mouvement masculin d’autre part créent, en une sorte de réverbération, l’impérieux besoin d’être comblée. Si bien que j’arrête la machine, que je me blottis contre le corps couché sous moi et que je dis : « Donne-moi des petits coups. » Trois ou quatre petits coups, qui viennent frapper sèchement le fond de mon con, suffisent en effet à me donner beaucoup de félicité.
J’admire les hommes de limer pendant de longues minutes sans souffrir apparemment de la position adoptée. Je me demande toujours comment ils font pour tenir comme ça en appui sur leurs bras, ou pour mobiliser avec une telle endurance leurs reins. Et les genoux, comment font-ils avec les genoux ? Quand je suis dans la position dominante que je viens de décrire et que l’acte a lieu à même le sol, au bout d’un moment, mes genoux me font mal. De même pendant une longue fellation pour laquelle je suis à genoux devant un homme debout. En fait, c’est lorsque je tiens la distance en faisant durer un pompier que je m’inflige le plus de petites tortures. Il peut arriver que je lâche la ou les mains, exactement dans les mêmes intentions qu’un équilibriste, pour démontrer la sûreté avec laquelle la bouche seule maintient la trajectoire, ou pour accélérer brutalement le mouvement. Dans ce cas, la nuque se contracte, et une douleur s’y installe. Une raideur, comparable à celle qu’on éprouve chez les dentistes qui travaillent lentement, gagne aussi la mâchoire, les muscles tendus des joues et les lèvres, surtout si, par son diamètre, le sexe dont on s’occupe oblige à maintenir la bouche largement ouverte. Comme je rentre les lèvres, il se forme sur la muqueuse, là où les dents ont mordu, un bourrelet d’inflammation. Cette blessure-là, je l’aime bien. Elle est chaude et savoureuse. Quand ma bouche est à nouveau libre, j’y passe la langue avec l’application d’un animal léchant sa plaie. Après m’être dépensée, je me retrouve en moi-même dans cette douleur exquise que j’avive délibérément, en appuyant un peu plus la langue.
J’endure de la même façon tous les aléas du coït, les excentricités des uns et des autres comme les petites misères physiques. Cela relève du pouvoir de programmer son corps indépendamment des réactions psychiques. Le corps et l’esprit qui y est attaché ne vivent pas dans les mêmes temporalités, leurs réactions par rapport aux mêmes stimuli extérieurs peuvent être décalées. Ainsi apprend-on sans ciller une nouvelle dramatique ou, à l’inverse, continue-t-on de pleurer alors qu’on a parfaitement enregistré que tout a été fait pour vous consoler. Si, intérieurement, je mets en branle la chaîne ouvrière du plaisir, le corps pourra bien subir quelque déplaisir, celui-ci ne suffira pas à enrayer la chaîne. Autrement dit, le déplaisir ne parviendra à la conscience qu’après coup, après que le plaisir semblera avoir été atteint, et dans l’après-coup on se fiche pas mal du déplaisir, on l’oublie plus vite qu’il ne s’est rappelé à vous. Comment expliquer autrement que pendant des années les mêmes hommes m’ont causé les mêmes désagréments, sans que je m’en plaigne ni que je cherche à les éviter ? Moi qui, hors la douche, déteste être mouillée, j’ai fréquemment, avec constance, recueilli en grosses gouttes la sueur d’un homme. Je n’ai jamais vu transpirer aussi abondamment. Les gouttes tombaient droit sur moi au point que je distinguais l’impact de chacune. Lui-même ne semblait pas gêné d’avoir trop chaud alors que j’éprouvais, moi, sur ma poitrine trempée, une sensation glacée. Peut-être est-ce que je compensais ce déplaisir en écoutant le claquement d’eau de ses cuisses sur les miennes ; les bruits m’ont toujours stimulée. J’aurais pu gentiment, de temps en temps, lui demander de s’essuyer, je ne l’ai pas fait. Je n’ai jamais guéri non plus d’une allergie que me provoquait le frottement d’une certaine joue sur la mienne. Puisque le mal était chronique, n’aurais-je pas pu m’enduire d’une crème en prévision de mes rendez-vous avec le propriétaire de la joue, qui pourtant se rasait soigneusement ? Non, je suis toujours repartie de chez lui une moitié de la figure en feu. Les marques mettaient des heures à se dissiper. Il n’est pas exclu, à propos du décalage entre le corps et l’esprit, que, dans cet exemple, la culpabilité que j’éprouvais à fréquenter cet homme en cachette ait contribué, en plus d’un terrain allergique, à me faire rougir. Dans ces moments-là, l’esprit rattrapait le corps malgré lui.
Les différentes manifestations du plaisir
Il est d’autant plus facile d’écrire sur les déplaisirs qu’ils paraissent distendre le temps et que le temps permet de faire le détail. Même s’ils n’atteignent pas tout de suite la conscience, ils creusent en vous un sillon qui est une durée. Les séances de gifles n’étaient jamais longues, le barbotage dans la sueur loin de représenter l’essentiel de mes relations avec la personne, il n’empêche, pendant que cela avait lieu, moi, tout à la fois active et passive, j’attendais (j’observais). Relater le plaisir, le plaisir extrême, est autrement plus délicat. D’ailleurs, n’est-il pas communément assimilé à un transport hors de soi et du monde, c’est-à-dire aussi bien hors du temps ? Et n’y a-t-il pas une difficulté supplémentaire, aporétique, à vouloir identifier, reconnaître, quelque chose dont on ne vous a jamais encore fourni de description, ou si peu ?
Dans les pages qui précèdent, j’ai dit un mot de mon ravissement, au sens fort, lors du premier contact charnel, j’ai aussi évoqué cette découverte d’un orgasme prolongé grâce à un godemiché en particulier ; enfin, j’ai essayé tant bien que mal de rendre compte de cette mobilisation à l’entrée de mon sexe, qui devient dure comme un cercle de métal lorsque l’excitation est à son plus haut point. Ce sont là des constats faits relativement tard. Pendant une grande partie de ma vie, j’ai baisé dans l’indétermination complète du plaisir. D’abord, je dois concéder que, pour moi qui ai multiplié les partenaires, aucune issue n’est plus sûre que celle que je recherche solitairement. Je contrôle la montée de mon plaisir au quart de seconde près, ce qui n’est pas possible lorsqu’il faut tenir compte du cheminement de l’autre et que je dépends de ses gestes, non des miens. J’ébauche mon histoire. Admettons que je sois une actrice de films pornos, auditionnant une quinzaine de partenaires éventuels qui se présentent en rang d’oignons, nus. Pendant que dans ma rêverie, officier passant en revue ses troupes, je les examine un à un et palpe l’appareil de chacun, je masse du bout du majeur mon clitoris bientôt gluant. Je guette comment il se dilate. Parfois, il me semble qu’il ne fait que se dresser, plus pointu, telle une jeune pousse. En vérité, c’est tout le mont de Vénus et la vulve qui se gonflent sous ma paume et je peux abandonner trois secondes le mouvement circulaire pour presser rapidement l’ensemble comme je le ferais d’une poire. Je poursuis mon histoire. Je me décide pour un garçon que j’entraîne par la queue vers une sorte de table de massage où je m’allonge, la chatte sur le rebord. À cet instant (mais ce préambule a déjà pris beaucoup de temps, six, huit minutes, parfois plus), l’excitation peut être très vive. Elle est très localisée, c’est un poids qui tire vers le bas mon vagin et semble le refermer comme le diaphragme d’un objectif. Je sais pourtant (d’où me vient cette science ? De la mesure spontanée, exacte, du degré d’excitation ? Parce que celle-ci confine à l’exaspération, trop chargée en quelque sorte, et ne peut que stagner en une zone précise ? Du fait que ce ne sera pas cette position-là, avec le partenaire imaginaire, qui me donnera l’illusion d’être comblée ?) que, si je poursuis, l’orgasme ne viendra pas ou qu’il sera de peu d’intensité. Alors j’arrête net le mouvement et je reviens en arrière dans mon histoire. Je lèche quelques bites raidies avant d’en choisir une. Retour vers la table de massage. (Il peut y avoir plusieurs retours en arrière de la sorte, qui introduisent de légères variantes.) Cette fois, ils sont deux ou trois qui vont se succéder brièvement dans mon con. La pression du doigt s’accentue, le clitoris roule sur une base dure, un os ? Je me représente un des garçons en train de me marteler. La friction devient frénétique. Il arrive que je murmure, mais en articulant quand même distinctement, un dialogue d’encouragement rudimentaire ; « Tu es bonne… – Vas-y… » Quand le moment est venu, l’esprit se vide. Exit les quinze étalons. Je grimace dans l’effort de concentration, remonte la bouche dans une vilaine moue ; une de mes jambes se paralyse, mais, désarticulation inattendue, j’ai quelquefois le réflexe de malaxer doucement un sein avec la main libre. L’orgasme est l’effet d’une décision. Si je peux dire les choses ainsi : je le vois venir. D’ailleurs, j’ai souvent, pour de bon, les yeux fixement ouverts, qui voient non le mur en face ou le plafond, mais une radioscopie fantastique. Si ça a bien marché, la volupté vient de loin, du fin fond de ce long boyau aux parois bosselées et grises, et elle se propage jusqu’à l’ouverture qui s’ouvre et se ferme comme la mâchoire d’un poisson. Tous les autres muscles sont relâchés. Il peut y avoir six ou sept vagues. Dans l’idéal, je reste un moment à faire glisser les doigts joints sur la vulve, puis je les porte sous les narines pour me délecter du parfum douceâtre. Je ne me lave pas les mains.
Je me branle avec la ponctualité d’un fonctionnaire. Au réveil, ou dans la journée, dos appuyé à un mur, jambes écartées, un peu fléchies, jamais au coucher. Je savoure également de le faire bien emmanchée par une verge tout ce qu’il y a de réelle. Dans ce cas, je suis plus longue à venir ; il m’est plus difficile de me concentrer sur mon récit fantasmatique, car le sexe installé en moi n’exclut pas celui que je me représente. Le vrai se tient prêt, immobile, patient, jusqu’au signal que je donne, le « hein » de l’acquiescement total, ou un renversement de la tête, et alors les spasmes que j’ai fait venir rencontrent la charge du vit au plus fort de sa puissance. Est-il possible que se conjuguent là deux voluptés pourtant si différentes l’une de l’autre, celle qui est perçue distinctement, au point que je crois mesurer l’élargissement de mon espace ainsi que j’observerais la marée montante qui gagne peu à peu sur la plage, et celle qui est beaucoup plus diffuse, comme si mon corps rendait le son assourdi d’un gong parce que, à l’instar de ce qui se produit dans le cas d’une douleur extrême, la conscience s’en éloigne ?
Je n’ai jamais repéré les contractions de mon vagin pendant que je faisais l’amour. En la matière, je suis restée totalement ignorante. Est-ce parce que je ne peux pas connaître ce type d’orgasme dans ces conditions ? Est-ce parce que, rempli du sexe de l’autre, mon propre sexe n’a pas la même élasticité ? Encore heureux que j’aie fini par apprendre qu’il s’agissait d’une manifestation de la jouissance féminine. J’avais passé la trentaine quand j’eus avec un ami une de ces conversations intimes que je n’ai eues que très exceptionnellement au cours de ma vie. Il s’inquiétait de savoir à quoi l’on reconnaissait qu’une femme avait joui. « Est-ce lorsqu’elle a des spasmes ? Est-ce que c’est la seule preuve ? », me demanda-t-il. Hésitante, mais ne voulant pas passer pour une imbécile, je répondis que oui. À part moi, je me dis : « C’est donc ça. » Jusqu’alors, lorsque mon corps avait émis de tels signaux, je ne les avais pas identifiés en tant que tels, même si c’était pendant que je me masturbais avec la précision que l’on sait. N’ayant pas sciemment recherché la chose qu’ils signifiaient, je ne pouvais les reconnaître comme les signes de cette chose. Certaines caresses me faisaient du bien, certaines positions étaient meilleures que d’autres, point. Je comprends maintenant que cette laconique conversation (tenue avec un homme, ce n’est pas un hasard, avec qui je n’ai pas eu de rapport sexuel) a bien pu déposer en moi le germe d’une préoccupation qui mit des années, de longues années, à aboutir à cet état d’insatisfaction dont il a été question à la fin du premier chapitre de ce livre.
Comme je l’ai également expliqué, la pratique de l’onanisme a d’abord consisté pour moi, et pendant longtemps, non à solliciter directement le clitoris, mais à faire glisser l’une contre l’autre les lèvres de la vulve. Ce n’est pas que j’ignorais qu’il existât, c’est que je n’avais pas eu à me soucier de lui pour avoir du plaisir. J’appartiens à la génération de femmes que des ouvrages féministes se donnèrent pour but de guider dans l’exploration de leur corps. J’ai regardé mon sexe accroupie au-dessus d’une glace, mais je n’en ai retiré qu’une vision confuse. Peut-être ai-je eu du mal à suivre une description très scientifique. Peut-être avais-je quelque prévention à l’encontre de la démarche féministe dont je pensais qu’elle était destinée aux femmes inhibées ou éprouvant des difficultés dans les rapports sexuels, ce qui ne me concernait pas puisque, pour moi, baiser était facile. Peut-être n’ai-je pas eu envie de remettre en cause cette facilité : certes, je baisais pour le plaisir, mais est-ce que je ne baisais pas, aussi, pour que baiser ne soit pas un problème ? Cette fois-là, peut-être ai-je inconsciemment refermé les cuisses comme on referme un dictionnaire de médecine : par crainte de se découvrir les maladies qu’il décrit et qui vous interdiraient certaines bonnes habitudes…
J’avais bien raison car lorsque beaucoup plus tard j’ai ouvert le dictionnaire des idées reçues, l’inquiétude a commencé à sourdre. Là, j’ai fréquenté un homme, puis un deuxième, avec l’idée fixe que je devrais ressentir pendant l’étreinte les mêmes spasmes que ceux déclenchés par la masturbation. Avais-je pour y parvenir une connaissance suffisante de mes propres organes ? Et, comme si ma vie sexuelle se déroulait à rebours, comme si j’avais dû me poser les questions naïves après avoir acquis une expérience et après l’avoir oubliée, j’ai douté de mon antenne clitoridienne. Était-ce bien elle qui répondait lorsque je m’échauffais d’une phalange enragée ? Je crus un moment que je n’en avais pas, ou qu’elle était atrophiée. Un homme qui, mû par les meilleures intentions, manquait néanmoins d’adresse, et dont le doigt dérapait sans cesse, ne m’aida pas. Enfin, je me rendis à l’évidence : le clitoris n’était pas une pointe vive repérable comme un clou au mur, ou comme le clocher dans un paysage, ou comme le nez au milieu de la figure, c’était une sorte de nœud embrouillé, sans véritable forme propre, un minuscule chaos se produisant à la rencontre de deux petites langues de chair comme lorsque le ressac jette deux vagues l’une contre l’autre.
Le plaisir solitaire est racontable, le plaisir dans l’union échappe. Au contraire de ce qui se passe lorsque je provoque moi-même l’orgasme, je ne me dis jamais, dans un rapport à deux : « Voilà l’instant. » Pas de déclic, pas d’éclair. Plutôt l’installation lente dans un état moelleux de sensation pure. Le contraire d’une anesthésie locale qui supprime la sensibilité mais permet de garder l’esprit éveillé : mon corps entier n’est plus que l’ourlet d’une déchirure à vif, tandis que la conscience est au stade de l’endormissement. Même si, de moi-même, je bouge encore, c’est par automatisme, quoique je puisse demander dans un dernier réflexe de sociabilité : « Ça ne fait rien si je ne bouge plus ? » Est-ce la plénitude ? Plutôt un état proche de celui qui précède l’évanouissement, lorsqu’on a l’impression que le corps se vide. Envahie, oui, mais de vide. J’ai presque froid, comme lorsqu’il semble que le sang vous quitte. Il afflue vers le bas. Une valve s’est ouverte par où je lâche ce qui faisait du corps une masse compacte. Et j’entends le bruit que fait l’expulsion. À chaque reprise du membre dans cette poche molle que je suis devenue, l’air qu’il déplace émet une sonorité claire. Cela fait pas mal de temps que je ne crie plus, depuis que j’avais réveillé le bébé des voisins et que ceux-ci avaient protesté en tambourinant contre le mur. L’ami chez qui je me trouvais, mécontent, m’avait appelée quelques jours plus tard pour m’annoncer : « Je me suis renseigné auprès d’un copain médecin, crier comme ça est un signe d’hystérie. » L’habitude m’en a passé sans que je m’en rende compte. Par la suite, les cris des autres femmes m’ont souvent fait penser à ceux, plus réfléchis que spontanés, des voltigeurs qui encouragent leur monture et qu’on entend lorsqu’ils passent près de vous sur la piste. Moi, je ne livre plus que des pets. Le premier me surprend dans ma somnolence. D’autres le suivent. Je m’émerveille de tant de ressources.
Le copain médecin aurait-il nuancé ou corrigé son diagnostic s’il avait su que, pendant une période, mes partenaires, après l’amour, abandonnaient sur le lit, la table ou le sol, un corps aussi raide qu’un cadavre ? Heureusement, ce n’était pas à chaque fois, mais, autant que je m’en souvienne, quand le plaisir avait été exacerbé. J’avais une crise de tétanie. Je n’ai jamais eu peur. Ça passait vite. Un même symptôme était apparu une fois que je m’étais fait avorter, et le gynécologue m’avait expliqué que je manquais de calcium. Ça n’était même pas pénible. Cela intervenait comme la preuve qu’il s’était passé quelque chose d’incompréhensible dans mon corps, que celui-ci ne m’appartenait plus. La paralysie prolongeait la léthargie. Je me suis évidemment demandé si au déficit en sels minéraux ne s’était pas ajouté quelque motif inconscient. Est-ce que je retenais mon corps avant ou après l’orgasme ? Pour éviter celui-ci ou pour le prolonger ? Le symptôme disparut et j’oubliai de répondre à la question. Or, une manifestation inverse a pris la suite. Au lieu de me crisper au bord du gouffre, je me noie dans les larmes. Je relâche la tension dans des sanglots francs, bruyants. Je pleure comme on ne pleure pratiquement plus jamais à l’âge adulte, le cœur gros d’un chagrin entier. Il faut que la tension ait été particulièrement forte, exceptionnelle ; j’ai, plus que d’autres sans doute, un long chemin à parcourir avant l’extase et mes sanglots ont quelque chose de ceux de l’athlète épuisé qui reçoit sa première médaille. Quelques-uns de mes partenaires s’en sont effrayés, ils craignaient de m’avoir fait mal. Mais les larmes sont celles d’une joie désespérée. Tout a été largué, mais ce tout n’a été que ça : le corps que j’ai livré n’était qu’un souffle d’air et celui que j’ai embrassé se trouve déjà à des années-lumière. Comment, dans un tel dénuement, ne pas exprimer sa détresse ?
Ce ne sont pas les charges les plus violentes qui me font chavirer. Il faut les amortir et lorsque je me trouve le râble écrasé sur le matelas, je me sens trop lourde pour l’Ascension. Bien préparée, je préfère certains infimes déplacements qui supposent au contraire que je ne pèse rien. Pour en avoir été divinement saisie, je me souviens du geste bref d’un homme, beaucoup plus grand que moi, qui passait sa main sous mon dos et tapotait mes reins. Son attention était si bien exercée qu’elle en était machinale : une ménagère qui époussette a le même geste. Trois ou quatre petits coups secs me soulevaient comme une feuille de papier dans un courant d’air. Cela faisait remonter mon con le long de son sexe de quelques millimètres. C’était assez.
Visionnages
Je suis de taille moyenne, j’ai le corps souple, on m’attrape et on me tourne en tout sens comme on veut. Ce qui me surprend le plus, lorsque je me vois sur un écran de vidéo, c’est cette maniabilité. Je me sens d’ordinaire si empruntée, si gauche (je n’ai pratiquement plus dansé depuis l’adolescence et je suis incapable de faire plus de trois brasses dans la mer), que je ne reconnais pas l’inoffensif reptile qui s’étire, se rétracte, réagit vite et complètement à toutes les sollicitations. Allongée sur le côté dans la pose de l’odalisque, les jambes légèrement pliées pour faire jaillir au premier plan le globe fessier, le regard tourné dans la direction où s’offre ce globe, la main entrouverte posée sur la bouche dans un geste d’expectative. Puis, toujours sur le côté, un peu plus recroquevillée pour offrir une meilleure prise, la taille vissée d’un quart de tour vers l’arrière, ce qui fait ressortir le haut du corps, le cou tordu pour, d’un coup d’œil, vérifier que la fente est bien dégagée. Dans cette position, je ne peux guère intervenir. L’animal feint d’être un objet sans vie. L’homme accentue la pliure des jambes pour caler l’une des siennes dans le triangle qu’elles aménagent ; il a l’air de ramasser un paquet afin de mieux le saisir. Il maintient la pliure d’une main ferme et secoue vivement l’objet devant lui qui rebondit souplement sur son ventre. J’apprécie cet état d’inertie bien que mon sexe pénétré ainsi de côté ne soit pas très réceptif. De même, lorsque l’homme à son tour se couche sur le côté, formant la barre d’un T dont, revenue sur le dos, je suis la hampe, l’une de mes jambes passée par-dessus sa taille, l’autre par-dessus ses cuisses.
Je reprends une identité d’animal, entre la grenouille et l’insecte renversé dont les courtes pattes battent l’air. Toutefois, comme je l’ai dit, je préfère être mise par-devant. Je reçois mieux les coups de bite et je peux recouvrer une intelligence de ce qui se passe. En relevant la tête, en soutenant au besoin mes chevilles ou mes mollets, j’arrive à suivre le travail dans l’encadrement de mes jambes largement écartées. Je peux reprendre l’initiative : par exemple, arquer le dos pour élever le bassin et le remuer tant que je peux. Le rapport entre les éléments s’inverse : ce n’est plus le pieu qui s’enfonce en terre, c’est la terre qui tremble pour l’engloutir. Retour sur le plat. Tirée sur le dos, comme un poids mort chosifiée de nouveau. Plus tard, sur l’écran, je me verrai prendre la forme d’un vase qu’on aurait renversé. La base est au niveau des genoux ramenés sur le visage, les cuisses serrées sur le torse dessinent un cône qui va s’élargissant jusqu’aux fesses et dont le col se rétrécit brusquement après un double renflement – est-ce que ce sont les coupelles de l’os iliaque ? –, laissant tout juste le passage à la trique plongeante.
Le plaisir est fugitif parce que le corps, tout trituré, fouillé et retourné qu’il ait été, est évanescent. Le corps qui a joui s’est absorbé en certaines parties enfouies et mystérieuses de lui-même aussi totalement que le corps d’un pianiste se concentre à l’extrémité de ses doigts Et les doigts du pianiste pèsent-ils sur les touches ? Par moments, il semble que non. Regardant un film vidéo où l’on me voit me branler d’une main aérienne, mon voisin déclare que j’ai un geste de guitariste. Mes doigts sont lâches et se balancent dans le nuage noir avec une régularité de pendule, mais leur action est précise. Quand je ne suis pas seule et que je sais que s’y substituera bientôt un plus gros instrument, je n’appuie jamais trop fort, je profite de cette douceur. Jamais je ne me branle en faisant pénétrer mes doigts dans le con, je me contente d’une mouillette avec le majeur que je plonge à peine et que je ramène pour humecter le devant Si le mouvement devient un peu plus insistant, la peau très fine à l’intérieur des cuisses est parcourue d’une onde. Je note que j’effleure de la même façon le sexe de l’autre. M’appliquant à faire une pipe, je protège la base de la verge et les testicules dans le creux de mes mains exactement du même geste que je recueillerais un lézard ou un oiseau. Un gros plan me montre la bouche pleine et les yeux bien ouverts en direction de l’écran ; il y a du contrôle technique dans ce regard. Dans un autre, au contraire, les paupières et la bouche closes, cette dernière offerte au gland qui s’y promène, j’ai l’air de dormir profondément alors que, sans aucun doute, je suis attentive à rester dans l’axe. Plus loin, voulant ajuster le gland, j’entrouvre et défroisse la vulve avec précaution, prévenue de la fragilité de l’objet que je m’apprête à empaqueter.
Un autre film montre mon corps en entier, tel qu’on ne le voit jamais se comporter sous les vêtements, dans les occupations ordinaires de la journée. Vingt fois, Jacques, metteur en scène improvisé, me fait monter et descendre l’escalier de l’immeuble, peu fréquenté à cette heure-là du soir, vêtue d’une robe de lin transparente noire. Comme si je portais une robe normalement opaque et que j’aie été suivie par une caméra à rayons X, on discerne, lorsque je suis de dos, l’animation pneumatique des fesses, et, lorsque je suis de face, le tressaillement des seins chaque fois qu’un pied se pose sur une marche, tandis que la toison disparaît dans une large tache d’ombre quand elle vient frotter contre l’étoffe. Bien que l’on perçoive la densité de la chair, la silhouette est fugace. Pour la séquence suivante, Jacques me demande de prendre place dans la guérite occupée dans la journée par le concierge, d’abord le corsage descendu jusqu’à la taille, puis la robe ôtée, et de prendre en effet les attitudes de la fonction. Ah, si l’on pouvait ainsi vaquer de chez soi à son lieu de travail avec rien de plus sur le dos ! Ce n’est pas seulement du poids des vêtements dont on serait allégé, ce serait aussi de la pesanteur du corps qu’ils auraient emportée avec eux. Je l’avoue : le rôle que Jacques me fait tenir rencontre si bien mes propres fantasmes que j’en suis troublée d’une manière inhabituelle, presque gênée d’être plus nue que nue. Nous rentrons à l’appartement. Là, par contraste, mon corps se découpe avec précision sur le canapé blanc. Au milieu, la main va et vient lentement, lestée d’une grosse bague dont les reflets seuls, par intermittence, compromettent la netteté de l’image. Cuisses et jambes largement écartées s’inscrivent dans un carré presque parfait. C’est ce que je vois aujourd’hui, mais je savais alors que l’homme à la caméra voyait cela. Quand, sans lâcher celle-ci, il est venu déloger ma main, mon sexe où il a glissé le sien était tumescent comme jamais. La raison en était claire dès l’instant : j’étais déjà pleine de la coïncidence de mon corps vrai et de ses multiples images volatiles.