1. Le nombre
Enfant, j’ai beaucoup été préoccupée par des questions de nombre. Le souvenir que l’on garde des pensées ou des actions solitaires pendant les premières années de la vie est net : ce sont là les premières occasions données à la conscience d’apparaître à elle-même, tandis que les événements partagés avec autrui demeurait pris dans l’incertitude des sentiments (admiration, crainte, amour ou détestation) que nous inspirent les autres et que, enfant, on est encore » moins qu’à l’âge adulte, apte à départager ou même à comprendre. Je me souviens donc particulièrement des réflexions qui m’entraînaient chaque soir, avant l’endormissement, dans une scrupuleuse occupation de comptage. Peu de temps après la naissance de mon frère (j’avais alors trois ans et demi), ma famille a emménagé dans un nouvel appartement. Pendant les premières années où nous l’avons occupé, on avait installé mon lit dans la plus grande pièce, face à la porte. Je ne trouvais pas le sommeil tant que, fixant la lumière qui provenait de la cuisine où ma mère et ma grand-mère s’affairaient encore, de l’autre côté du couloir, je n’avais pas envisagé, les unes après les autres, ces questions. L’une d’entre elles portait sur le fait d’avoir plusieurs maris. Non pas sur la possibilité d’une telle situation, qui semble avoir été admise, mais bien sûr ses conditions. Une femme pouvait-elle avoir plusieurs maris en même temps ou bien seulement l’un après l’autre ? Dans ce cas, combien de temps devait-elle rester mariée avec l’un avant de pouvoir changer ? Combien pouvait-elle « raisonnablement » en avoir : quelques-uns, de l’ordre de cinq ou six, ou bien un nombre beaucoup plus important, voire illimité ? Comment m’y prendrai-je, moi, lorsque je serai grande ?
Au fil des années, s’est substitué au comptage des maris celui des enfants. Je suppose que pouvant me trouver sous l’emprise de la séduction d’un homme identifié (successivement : des acteurs de cinéma, un cousin germain, etc.) et fixant mes rêveries sur ses traits, j’étais peut-être moins livrée à l’incertitude. J’imaginais de façon plus concrète ma vie de femme mariée et donc la présence d’enfants. Se reposaient sensiblement les mêmes questions : six était-il le nombre « raisonnable » ou bien pouvait-on en avoir plus ? Quel écart d’âge pouvait-il y avoir entre chacun ? S’ajoutait la répartition entre filles et garçons.
Je ne peux me remémorer ces réflexions sans les rattacher à d’autres obsessions qui m’occupaient dans les mêmes moments. J’avais établi avec Dieu une relation qui m’obligeait chaque soir à me soucier de son alimentation, et l’énumération des plats et des verres d’eau que je lui faisais parvenir par la pensée – inquiète de la juste quantité, du rythme de la transmission, etc. – alternait donc avec ces interrogations sur le remplissage de ma vie future avec maris et enfants. J’étais très religieuse et il n’est pas impossible que la confusion dans laquelle je percevais l’identité de Dieu et de son fils ait favorisé mon inclination pour les activités de comptage. Dieu était la voix tonnante qui rappelait les hommes à l’ordre sans montrer son visage. Mais on m’avait enseigné qu’il était en même temps le baigneur en plâtre rose que je plaçais chaque année dans la crèche, le malheureux cloué sur la croix devant laquelle on prie – pourtant, l’un et l’autre étaient aussi son fils –, ainsi qu’une sorte de fantôme appelé Saint-Esprit. Enfin, je savais bien que Joseph était le mari de la Vierge et que Jésus, tout en étant Dieu et fils de Dieu, l’appelait « Père ». La Vierge elle-même était bien la mère de Jésus, mais il arrivait qu’on dise qu’elle en était la fille.
Parvenue à l’âge de fréquenter le catéchisme, j’ai un jour demandé un entretien au prêtre. Le problème qu’il fallait que je lui expose était le suivant : je voulais devenir religieuse, « épouser Dieu », et partir missionnaire dans une Afrique où pullulaient les peuplades démunies, mais je souhaitais aussi avoir maris et enfants. Le prêtre était un homme laconique qui coupa court à l’entretien, jugeant ma préoccupation prématurée.
Jusqu’à ce que naisse l’idée de ce livre, je n’ai jamais trop réfléchi sur ma sexualité. J’étais toutefois consciente d’avoir eu des rapports multiples de façon précoce, ce qui est peu coutumier, surtout pour les filles, en tout cas dans le milieu qui était le mien. J’ai cessé d’être vierge à l’âge de dix-huit ans – ce qui n’est pas spécialement tôt – mais j’ai partouzé pour la première fois dans les semaines qui ont suivi ma défloration. Je n’ai évidemment pas été celle qui, cette fois-là, prit l’initiative de la situation, mais je fus celle qui la précipita, ce qui est resté à mes propres yeux un fait inexpliqué. J’ai toujours considéré que les circonstances avaient mis sur mon chemin des hommes qui aimaient faire l’amour en groupe ou regarder leur partenaire faire l’amour avec d’autres hommes et l’unique idée que j’avais de moi-même à ce sujet était qu’étant naturellement ouverte aux expériences, n’y voyant pas d’entrave morale, je m’étais volontiers adaptée à leurs mœurs. Mais je n’en ai jamais tiré aucune théorie, et je n’ai donc jamais été une militante.
Nous étions trois garçons et deux filles et nous finissions de dîner dans un jardin, sur une colline au-dessus de Lyon. J’étais venue rendre visite à un jeune homme dont j’avais fait la connaissance peu de temps auparavant, lors d’un séjour à Londres, et j’avais profité de la voiture du petit ami d’une amie, André, lui-même lyonnais, pour descendre de Paris. Sur la route, comme j’avais demandé que l’on s’arrête pour faire pipi, André était venu me regarder et me caresser alors que j’étais accroupie. Ce n’était pas une situation désagréable mais elle me rendait néanmoins un peu honteuse, et c’est peut-être dès ce moment-là que j’ai appris à me sortir de l’embarras en plongeant le visage vers l’entrejambe et en prenant la queue dans ma bouche. Arrivée à Lyon, je suis restée avec André et nous nous sommes installés chez des amis à lui, un garçon appelé Ringo qui vivait avec une femme plus âgée à qui appartenait la maison. Cette dernière s’était absentée, et les garçons en ont profité pour faire une petite fête. Un autre garçon est venu, accompagné d’une fille, longue, avec des cheveux très courts et drus, un peu masculine.
C’était en juin ou en juillet, il faisait chaud et quelqu’un a lancé que nous devrions tous nous déshabiller et plonger ensemble dans le grand bassin. J’ai entendu la voix d’André, s’exclamant que sa copine ne serait pas la dernière à s’y mettre, un peu étouffée parce qu’en effet j’avais déjà le T-shirt par-dessus la tête. J’ai oublié à partir de quelle date et pour quelle raison j’avais cessé de porter des sous-vêtements (alors que ma mère m’avait fait porter, dès l’âge de treize ou quatorze ans, soutien-gorge à armature et gaine-culotte sous prétexte qu’une femme « devait être tenue »). Toujours est-il que je me suis retrouvée presque immédiatement nue. L’autre fille a commencé elle aussi à se dévêtir, mais finalement personne n’est entré dans l’eau. Le jardin était à découvert ; pour cette raison sans doute, les images qui me reviennent ensuite sont celles de la chambre, moi dans le creux d’un haut lit en fer forgé, ne voyant à travers les barreaux que les murs restés fortement éclairés, devinant l’autre fille allongée sur un divan dans un angle de la pièce. André m’a baisée le premier assez longuement et tranquillement comme c’était sa manière. Puis il s’est interrompu brusquement. Une ineffable inquiétude m’a gagnée, juste le temps de le voir s’éloigner, marchant lentement, les reins creusés, vers l’autre fille. Ringo est venu le remplacer sur moi, tandis que le troisième garçon, qui était plus réservé et qui parlait moins que les autres, accoudé près de nous, passait sa main libre sur le haut de mon corps. Le corps de Ringo était très différent de celui d’André et je l’aimais mieux. Il était plus grand, plus nerveux, et Ringo était de ceux qui détachent le travail du bassin du restant du corps, qui martèlent sans couvrir, le torse dressé sur les bras. Mais à mes yeux, André apparaissait comme un homme plus mûr (en effet plus âgé ; il était allé en Algérie), sa chair était un peu plus molle et ses cheveux déjà un peu moins fournis, et je trouvais agréable de m’endormir lovée contre lui, les fesses sur son ventre, lui disant que j’avais juste les bonnes proportions pour ça. Ringo s’est retiré et celui qui regardait en me caressant a pris son tour alors que je retenais depuis un certain temps une terrible envie d’uriner. Il a fallu que j’y aille. Le garçon timide est resté dépité. Quand je suis revenue, il était avec l’autre fille. Je ne sais plus qui d’André ou de Ringo a pris la précaution de me dire que lui-même était seulement allé « finir » avec elle.
Je suis restée environ deux semaines à Lyon. Mes copains travaillaient dans la journée et je passais mes après-midi avec l’étudiant rencontré à Londres. Quand ses parents étaient absents, je me couchais sur son cosy et lui se couchait sur moi et je devais être attentive à ne pas cogner ma tête contre l’étagère. Je n’avais pas encore beaucoup d’expérience mais je le regardais comme encore plus novice que moi à la manière dont il glissait furtivement son sexe encore un peu souple et moite dans mon vagin, et dont son visage bientôt s’affaissait dans mon cou. Il devait être suffisamment préoccupé par ce qu’étaient, devaient être les réactions d’une femme pour me demander très sérieusement si le sperme projeté sur les parois du vagin ne procurait pas un plaisir spécifique. J’ai été interloquée. C’est à peine si je ressentais bien la pénétration du membre, alors que je puisse distinguer quand une petite flaque visqueuse se répandait au fond de moi ! « Vraiment, c’est curieux, pas la moindre sensation en plus ? – Non, rien du tout. » Il était plus soucieux que moi.
La petite bande venait m’attendre en fin d’après-midi sur le quai où débouchait la rue. Ils étaient joyeux, et le père de l’étudiant, les apercevant un jour, avait déclaré, en mettant plutôt de la cordialité dans la remarque, que je devais être une sacrée fille pour avoir tous ces gars à ma disposition. À vrai dire, je ne comptais plus. J’avais complètement oublié mes interrogations enfantines sur le nombre autorisé de maris. Je n’étais pas une « collectionneuse », et ceux que je voyais dans les surprises-parties, garçons ou filles, flirter – c’est-à-dire peloter ou se faire peloter et s’embrasser à pleine bouche tant que la respiration peut être tenue – avec le maximum de gens pour s’en vanter le lendemain au lycée, m’offusquaient Je me contentais de découvrir que cette défaillance voluptueuse que j’éprouvais au contact de l’ineffable douceur de toutes lèvres étrangères, ou lorsqu’une main s’appliquait sur mon pubis, pouvait se renouveler à l’infini puisqu’il s’avérait que le monde était plein d’hommes disposés à cela. Le reste m’était indifférent. Je faillis être déflorée plus tôt par un flirt qui me faisait pas mal d’effet, un garçon au visage un peu mou, aux lèvres immenses, aux cheveux d’un noir total. Peut-être que, sous le pull retroussé qui m’engonçait, étirant le bord de la culotte jusqu’à me cisailler l’aine, un bras, une main n’avaient encore jamais parcouru autant de surface de mon corps. Telle fut la première fois où je me suis sentie étreinte par le plaisir. Le garçon m’a demandé si « j’en voulais plus ». Je n’avais aucune idée de ce que cela pouvait vouloir dire mais j’ai dit que non, parce que je n’imaginais pas ce que je pourrais avoir de « plus ». D’ailleurs, j’ai interrompu la séance et, bien que ce flirt ait été une relation suivie, retrouvée régulièrement au moment des vacances, je n’ai pas pensé à la renouveler. Je n’étais pas tellement préoccupée non plus par l’envie de « sortir » avec quelqu’un – ni avec quelques-uns. Par deux fois, je tombai amoureuse, chaque fois d’un homme avec lequel les relations physiques étaient d’emblée empêchées, le premier venait de se marier et, de toute façon, ne me témoignait pas d’intérêt, le second vivait au loin. Je ne tenais donc pas à m’attacher à un petit ami. L’étudiant était trop fade, André était quasiment fiancé à mon amie et Ringo vivait maritalement. Et j’avais à Paris cet ami avec qui j’avais fait l’amour pour la première fois, Claude, qui lui-même semblait amoureux d’une jeune fille bourgeoise, capable de lui dire des phrases aussi poétiques que « touche mes seins comme ils sont doux ce soir », sans lui permettre d’aller plus loin. Cet exemple m’avait confusément fait comprendre d’emblée que je n’appartenais pas à la classe des séductrices, et que par conséquent ma place dans le monde était moins parmi les autres femmes, face aux hommes, qu’aux côtés des hommes. Tout simplement, rien ne m’empêchait de renouveler l’expérience d’aspirer une salive dont le goût est toujours différent, de presser dans la main, sans le voir, un objet toujours inattendu. Claude avait une belle bite, droite, bien proportionnée, et les tout premiers accouplements m’ont laissé le souvenir d’une sorte d’engourdissement, comme si j’avais été raidie et obturée par elle. Quand André s’était débraguetté à hauteur de mon visage, j’avais été étonnée de découvrir un objet plus petit, plus malléable aussi parce que, à la différence de Claude, il n’était pas circoncis. Une bite immédiatement décalottée s’adresse au regard, elle fait naître l’excitation par son apparence de monolithe lisse, tandis qu’un prépuce qu’on peut faire aller et venir, qui découvre le gland comme une grosse bulle qui se forme à la surface d’une eau savonneuse, suscite une sensualité plus fine, sa souplesse se propageant en ondes jusqu’à l’orifice du corps partenaire. La bite de Ringo était plutôt de la famille de celle de Claude, celle du garçon timide plutôt de celle d’André, celle de l’étudiant appartenait à une catégorie que je reconnaîtrai plus tard, de celles qui, sans être particulièrement grosses mais peut-être en raison d’une enveloppe cutanée plus dense, procurent dans la main une immédiate sensation de consistance. J’apprenais que chaque sexe appelait de ma part des gestes, voire des comportements différents. Et de même qu’il me fallait chaque fois m’adapter à un autre épiderme, une autre carnation, une autre pilosité, une autre musculature (il va de soi, par exemple, que non seulement on n’agrippe pas de la même façon un torse au-dessus de soi selon qu’il est lisse comme une pierre ou alourdi de seins légèrement formés, ou qu’il brouille la vue de l’écran d’une toison, mais encore ces visions ne résonnent pas de la même façon dans l’imaginaire : ainsi, il m’apparaît rétrospectivement que j’avais tendance à être plus soumise avec des corps secs ou un peu défaits comme si je les considérais vraiment mâles, tandis que j’avais plus d’initiative avec des corps plus lourds que je féminisais quelle qu’ait été leur taille), de même la complexion propre à chaque corps semblait induire ses propres postures : je me rappelle agréablement un corps très nerveux, dont la verge effilée se fichait exclusivement dans mon cul présenté haut, par à-coups et comme à distance, sans qu’aucune autre partie de mon corps ne soit pratiquement touchée, sinon les hanches tenues par les mains ; inversement, les hommes gros, qui pourtant m’attiraient, m’indisposaient – mais sans que j’aie jamais cherché à me dégager – lorsqu’ils me couvraient trop, et que, accordant leur comportement à leur corpulence, ils avaient tendance à bécoter, à débarbouiller. Bref, je suis entrée dans la vie sexuelle adulte comme, petite fille, je m’engouffrais dans le tunnel du train fantôme, à l’aveugle, pour le plaisir d’être ballottée et saisie au hasard. Ou encore : absorbée comme une grenouille par un serpent.
Quelques jours après mon retour à Paris, André m’a envoyé une lettre pour me prévenir, avec tact, que nous avions tous attrapé une chaude-pisse. C’est ma mère qui avait décacheté l’enveloppe. On m’a envoyée chez le médecin, interdit les sorties. Mais, désormais, une pudeur devenue extrêmement intransigeante ne me permettait plus de supporter la cohabitation avec mes parents alors qu’ils pouvaient m’imaginer en train de faire l’amour. J’ai fugué, ils m’ont rattrapée ; finalement, je les ai définitivement quittés pour aller vivre avec Claude. La chaude-pisse m’avait baptisée ; par la suite, pendant des années, j’ai vécu dans la hantise de ce cisaillement qui toutefois ne m’apparaissait pas être plus qu’une sorte de marque distinctive, la fatalité partagée de ceux qui baisent beaucoup.
« Comme un noyau »
Dans les plus vastes partouzes auxquelles j’ai participé, à partir des années qui ont suivi, il pouvait se trouver jusqu’à cent cinquante personnes environ (toutes ne baisant pas, certaines venues là seulement pour voir), parmi lesquelles on peut en compter environ un quart ou un cinquième dont je prenais le sexe selon toutes les modalités : dans les mains, dans la bouche, par le con et par le cul. Il arrivait que j’échange baisers et caresses avec des femmes, mais cela restait secondaire. Dans les clubs, la proportion était beaucoup plus variable en fonction de la fréquentation bien sûr mais aussi des usages de l’endroit – j’y reviendrai. L’estimation serait encore plus difficile à faire pour les soirées passées au Bois : ne faudrait-il prendre en considération que les hommes que j’ai sucés, la tête coincée contre leur volant, ceux avec qui j’ai pris le temps de me déshabiller dans la cabine d’un camion, et négliger les corps sans tête qui se relayaient derrière la portière de la voiture, secouant d’une main folle leur queue diversement raide, tandis que l’autre main plongeait par la vitre ouverte pour malaxer énergiquement ma poitrine ? Aujourd’hui, je suis capable de comptabiliser quarante-neuf hommes dont je peux dire que leur sexe a pénétré le mien et auxquels je peux attribuer un nom ou, du moins, dans quelques cas, une identité. Mais je ne peux chiffrer ceux qui se confondent dans l’anonymat. Dans les circonstances que j’évoque ici, et même s’il y avait, dans les partouzes, des gens que je connaissais ou reconnaissais, l’enchaînement et la confusion des étreintes et des coïts étaient tels que si je distinguais les corps, ou plutôt leurs attributs, je ne distinguais pas toujours les personnes. Et même lorsque j’évoque les attributs, je dois avouer que je n’avais pas toujours accès à tous ; certains contacts sont très éphémères et, si je pouvais les yeux fermés reconnaître une femme à la douceur de ses lèvres, je ne la reconnaissais pas forcément à des attouchements qui pouvaient être énergiques. Il m’est arrivé de ne réaliser qu’après coup que j’avais échangé des caresses avec un travesti. J’étais livrée à une hydre. Cela, jusqu’à ce qu’Éric se détache du groupe pour venir m’en dégager, ainsi qu’il le dit lui-même, « comme un noyau de sa coque ».
J’ai fait la connaissance d’Éric à l’âge de vingt et un ans, non sans qu’il m’ait été « annoncé » ; des amis communs m’avaient à plusieurs reprises assuré que, étant donné mes dispositions, il était en effet l’homme que je devais rencontrer. Après les vacances lyonnaises, j’avais continué, avec Claude, à avoir des relations sexuelles à plusieurs. Avec Éric, le régime s’est intensifié, non seulement parce qu’il m’emmenait dans des endroits où je pouvais, comme on vient de le voir, me livrer à un nombre incalculable de mains et de verges, mais surtout parce que les séances étaient véritablement organisées. À mes yeux, une nette différence a toujours été établie entre, d’une part, les circonstances plus ou moins improvisées qui conduisent des convives à se redistribuer sur les canapés et les lits, après un dîner, ou qui font qu’une bande animée se retrouve à tourner en voiture porte Dauphine, jusqu’à ce que le contact avec d’autres voitures prenne et que les passagers de chacune finissent par se mélanger dans un grand appartement et, d’autre part, les soirées élaborées par Éric et ses amis. Je préférais l’inflexible déroulement de ces dernières, et leur but exclusif : il n’y avait ni précipitation ni crispation ; aucun facteur étranger (alcool, comportement démonstratif…) ne grippait la mécanique des corps. Jamais leurs allées et venues ne s’écartaient de leur détermination d’insectes.
Les soirées que Victor donnait à l’occasion de ses anniversaires étaient celles qui m’impressionnaient le plus. Il y avait à l’entrée de la propriété des gardiens qui tenaient des chiens et parlaient dans des talkies-walkies, et la foule m’intimidait. Certaines femmes s’étaient habillées pour la circonstance, elles portaient des robes ou des chemisiers transparents que j’enviais, et tout le temps que les gens arrivaient et se retrouvaient en buvant du champagne, je me tenais à l’écart. Finalement, je ne me sentais à l’aise que lorsque j’avais quitté ma robe ou mon pantalon. Mon habit véritable, c’était ma nudité, qui me protégeait.
L’architecture de l’endroit m’amusait parce que cela ressemblait à la décoration d’une boutique alors très à la mode, sur le boulevard Saint-Germain, qui s’appelait « La Gaminerie ». C’était, en plus grand que la boutique, une grotte, avec ses alvéoles, en stuc blanc. On était en sous-sol et l’éclairage venait du fond d’une piscine, sur laquelle la « grotte » donnait directement. À travers une vitre qui faisait comme un immense écran de télévision, on voyait évoluer les corps qui plongeaient depuis le niveau supérieur. Je décris un lieu dans lequel je ne me suis jamais beaucoup déplacée. L’échelle des choses avait changé autour de moi, mais ma situation n’était pas très différente de ce qu’elle avait été la première fois, avec mes camarades lyonnais. Éric m’installait sur un des lits ou des canapés placés dans les alcôves, respectant un vague usage en prenant l’initiative de me déshabiller et de m’exposer, il pouvait commencer à me caresser et à m’embrasser, le relais était immédiatement pris par d’autres. Je restais presque toujours sur le dos, peut-être parce que l’autre position la plus commune, qui consiste pour la femme à enfourcher activement le bassin de l’homme, se prête moins à l’intervention de plusieurs participants et implique de toute façon une relation plus personnelle entre les deux partenaires. Couchée, je pouvais recevoir les caresses de plusieurs hommes pendant que l’un d’entre eux, dressé pour dégager l’espace, pour voir, s’activait dans mon sexe. J’étais tiraillée par petits bouts ; une main frottant d’un mouvement circulaire et appliqué la partie accessible du pubis, une autre effleurant largement tout le torse ou préférant agacer les mamelons… Plus qu’aux pénétrations, je prenais du plaisir à ces caresses et, en particulier, à celles des verges qui venaient se promener sur toute la surface de mon visage ou frotter leur gland sur mes seins. J’aimais bien en attraper une au passage, dans ma bouche, faire aller et venir mes lèvres dessus tandis qu’une autre venait réclamer de l’autre côté, dans mon cou tendu. Et tourner la tête pour prendre la nouvelle venue. Ou en avoir une dans la bouche et une dans la main. Mon corps s’ouvrait plus sous l’effet de ces attouchements, de leur relative brièveté et de leur renouvellement, que sous celui des saillies. À propos de celles-ci, je me rappelle surtout l’ankylose de mon entrecuisse après avoir été « travaillée » parfois près de quatre heures, d’autant que beaucoup d’hommes ont tendance à maintenir les cuisses de la femme très écartées, là aussi pour profiter de la vue, et pour aller frapper plus loin. Au moment où on me laissait en repos, je prenais conscience que l’engourdissement avait gagné mon vagin. Et c’était une volupté d’en sentir les parois raidies, lourdes, légèrement endolories, gardant en quelque sorte l’empreinte de tous les membres qui s’y étaient logés.
Cette place d’araignée active au milieu de sa toile me convenait. Je me suis trouvée une fois – ce n’était pas chez Victor mais dans un sauna de la place Clichy – ne pas quitter pratiquement de la soirée le fond d’un gros fauteuil, alors même qu’un lit immense occupait le centre de la pièce. La tête à hauteur des parties qui se présentaient, je pouvais sucer et pomper pendant que, les bras sur les accoudoirs, je branlais deux sexes en même temps. Mes jambes étaient très relevées et, l’un après l’autre, ceux qui avaient été suffisamment excités venaient poursuivre dans le con.
Je transpire très peu mais j’étais parfois inondée de la sueur de mes partenaires. Par ailleurs, il y a toujours des filets de sperme qui sèchent en haut des cuisses, quelquefois sur les seins ou le visage, voire dans les cheveux, et les hommes qui partouzent aiment bien décharger dans un con déjà tapissé de foutre. De temps en temps, sous prétexte d’aller aux toilettes, j’arrivais quand même à m’extirper du groupe et à me laver. La maison de Victor comprenait une salle de bains où la lumière bleutée était assez claire sans être violente. Un miroir au-dessus de la baignoire prenait tout le mur et l’image profonde et fondue qu’il reflétait adoucissait encore plus l’atmosphère. J’y voyais mon corps, étonnée de le découvrir plus menu que je ne le ressentais quelques instants auparavant. Là, avaient lieu des échanges tranquilles. Il y avait toujours quelqu’un pour me complimenter sur ma peau mate ou sur le savoir-faire dont je faisais preuve avec la bouche – ce que je ne recevais pas de la même façon que lorsque, ensevelie, j’entendais, comme s’il avait été très loin, un groupe échanger des impressions à mon sujet, comme un malade perçoit à travers son assoupissement la conversation du docteur et des internes faisant leur tournée de lit en lit.
Jet d’eau sur ma chatte ouverte et engourdie. Mais il était rare que celui qui venait là aussi pour une pause ne profite pas du moment où je m’accroupissais sur le bidet pour agiter sur mes lèvres une bite ramollie mais toujours disposée. Et à plusieurs reprises, à peine rafraîchie, debout, les mains sur le bord du lavabo, j’ai offert ma vulve à la pression de plus en plus sûre d’un sexe qui finalement réussissait à donner encore quelques coups de boutoir. Un des plaisirs que j’aime le plus retrouver est celui que procure un sexe qui se glisse ainsi entre les grandes lèvres et s’y affirme, en les décollant progressivement l’une de l’autre, avant de s’engouffrer dans un espace dont j’ai eu tout le temps de bien éprouver la béance.
Je n’ai jamais eu à souffrir d’aucun geste maladroit ou brutal et j’ai toujours plutôt bénéficié d’attention. Si j’étais fatiguée, ou si la position devenait inconfortable, il suffisait que je le fasse savoir, souvent d’ailleurs par l’intermédiaire d’Éric, jamais loin, pour qu’on me laisse me reposer ou me lever. En fait, la gentillesse sans insistance, presque indifférente, dont j’étais entourée dans les partouzes, convenait parfaitement à la très jeune femme que j’étais, gauche dans ses relations avec autrui. La population du Bois était plus mélangée – aussi socialement – et il me semble que j’ai dû avoir affaire là, parfois, à des hommes plus timides encore que moi. Je voyais peu les visages mais j’ai croisé des regards qui me considéraient dans une sorte d’expectative, certains même avec étonnement. Il y avait les habitués, qui connaissaient les lieux, organisaient brièvement le déroulement des choses, et ceux dont la présence était plus furtive, ceux aussi qui regardaient sans se mêler. Le cadre et les protagonistes avaient beau changer d’une fois sur l’autre et Éric s’employer à renouveler les situations – moi l’accompagnant toujours avec un peu d’appréhension –, mon plaisir était paradoxalement de retrouver dans ces circonstances inconnues des réflexes, des relations familières.
Il y eut un épisode contrasté. J’avais trouvé place sur un de ces bancs de béton particulièrement rugueux à cause du granulat qu’ils contiennent. Un groupe s’était formé : j’avais de part et d’autre de la tête les bas-ventres de trois ou quatre hommes qui venaient se faire prendre dans ma bouche, mais je pouvais aussi apercevoir de biais la trace claire des mains de ceux qui formaient le second cercle, qu’ils secouaient sur leur bite et qui ressemblaient à des ressorts qu’on fait vibrer. Derrière, il y avait encore quelques ombres attentives. Au moment où on commençait à retrousser mes vêtements, le fracas d’un accident de voiture s’est fait entendre. On m’a laissée. Nous étions dans un de ces bosquets aménagés le long du boulevard de l’Amiral-Bruix, près de la porte Maillot. J’ai attendu quelques instants puis suis allée rejoindre le groupe à l’entrée entre les haies. Une Mini Austin était venue emboutir une borne lumineuse au milieu de l’avenue. Quelqu’un a dit qu’il y avait une jeune femme à l’intérieur. Un petit chien affolé courait en tout sens. La borne, les phares de la voiture restaient éclairés dans un étrange mélange de lumières jaunes et blanches. On a dû assez vite entendre les sirènes des voitures de secours car j’ai regagné le banc. Comme si l’espace à l’intérieur du bosquet avait été élastique, le cercle s’est reformé et les acteurs ont repris la scène là où elle avait été interrompue. Quelques mots ont été échangés ; la vision de l’accident faisait tout à coup ressortir le lien jusqu’alors muet entre les gens, et moi je retrouvais mon éphémère petite communauté, tout entière complice dans la poursuite de son activité particulière.
J’aimais me couler dans les rares échanges de propos et les gestes ou les attitudes ordinaires qui, au Bois, tout à la fois tempèrent et mettent en relief les rencontres extraordinaires. Un soir que la porte Dauphine était quasi déserte, nous avons vu dans les phares de la voiture deux hommes extrêmement grands, noirs, qui se tenaient au bord du trottoir. Ils avaient l’air de deux personnes égarées ou qui, dans une banlieue désolée, attendent un improbable bus. Ils nous ont emmenés tout près de là, dans une chambre de bonne. La pièce et le lit étaient étroits. Ils m’ont prise l’un après l’autre. Pendant que l’un était sur moi, l’autre se tenait assis sur le coin du lit sans chercher à intervenir. Simplement, il regardait. Ils avaient des mouvements assez lents, de longues queues comme je n’en avais jamais vu, pas trop grosses, qui pénétraient loin sans que j’aie à beaucoup écarter les jambes. Ils étaient comme des jumeaux. Ce furent deux accouplements qui s’enchaînèrent dans des caresses sans précipitation. Ils me touchaient avec exactitude et c’était en retour une merveille pour moi que de profiter de cette immense surface de peau qu’ils m’offraient. Je crois bien que, cette fois-là, j’ai pris le temps de ressentir complètement le patient forage. Pendant que je me rhabillais, ils bavardaient avec Éric des habitudes du bois de Boulogne et de leur travail de cuisiniers. Puis ils m’ont remerciée quand nous les avons quittés, avec la justesse des hôtes sincères, et le souvenir que je garde d’eux est empreint d’affection.
« Chez Aimé », les rapports entre les personnes avaient moins de civilité. Chez Aimé était un club échangiste très couru. On venait de très loin, parfois de l’étranger, y prendre pension. Des années après qu’il eut fermé, je m’étonnais encore comme une midinette lorsque Éric m’énumérait le nom des personnalités, vedettes du cinéma, de la chanson ou du sport, hommes d’affaires que j’avais pu y connaître sans avoir suffisamment ouvert les yeux pour les reconnaître. Dans les années où nous le fréquentions, un film sortit qui parodiait des aspects de la libération sexuelle. Une scène se passait dans un club qui ressemblait à Chez Aimé ; on y voyait un groupe d’hommes se presser autour d’une table. Une femme y était couchée, dont on ne distinguait que les jambes haut bottées qui s’agitaient comiquement au-dessus des têtes. Comme c’était en effet la mode des bottes cavalières, que j’en portais, que j’avais l’habitude de les garder alors même que je n’avais plus rien sur le dos, parce qu’elles étaient difficiles à ôter, et que j’ai dû plus d’une fois, renversée sur une table, les exhiber de la sorte, j’avais eu la vanité de penser que c’était peut-être bien mon accoutrement minimal et mes signaux en l’air qui avaient frappé l’imagination du réalisateur.
Le plaisir de se livrer pendant les longues séances Chez Aimé, les fesses rivées au bord d’une grande table de bois, la lumière d’une suspension tombant sur mon torse comme sur un tapis de jeu, n’a d’égal que la détestation que j’avais du chemin qui y conduisait C’était loin de Paris ; il fallait traverser la noirceur sinistre du bois de Fausses-Reposes, à Ville-d’Avray, et finalement trouver la maison au fond d’un jardinet qui ressemblait à ceux de la banlieue de mon enfance. Éric ne me prévenait jamais du programme de la soirée parce qu’il trouvait l’une de ses satisfactions, je crois, dans l’élaboration de ce programme et les surprises qui y étaient ménagées ; c’était sa façon à lui de créer des conditions « romanesques ». D’ailleurs, je jouais le jeu en ne posant aucune question. Toutefois, quand je comprenais qu’on était sur la route, j’étais anxieuse à la fois à l’idée des inconnus qui m’obligeraient bientôt à me réveiller de moi-même et, par anticipation, de l’énergie qu’il allait me falloir dépenser. C’était un état proche de celui que je connais toujours avant de donner une conférence, quand je sais qu’il va falloir être tout entière concentrée sur mon propos et livrée à l’auditoire. Or, ni les hommes rencontrés dans ces circonstances ni un auditoire plongé dans le noir n’ont de visage et, comme par enchantement, entre l’anxiété préalable et la fatigue qui suit, on n’a pas conscience de sa propre exhaustion.
On entrait par le bar. Je n’ai pas le souvenir d’y avoir été prise bien que le fait d’avoir la chatte en contact avec la moleskine d’un tabouret, les fesses écrasées se prêtant bien au pelotage à la dérobée, ait appartenu au registre de mes fantasmes les plus anciens. Je ne suis pas sûre d’avoir même été très attentive à ce qui se passait autour de moi, aux quelques femmes juchées près du comptoir et dont on venait en effet dégager la motte ou le gras des fesses. Ma place était dans l’une des arrière-salles, allongée comme je l’ai dit sur une table. Les murs étaient nus, il n’y avait ni chaises ni banquettes, rien d’autre dans ces pièces que ces tables rustiques et les lampes qui pendaient du plafond. Alors je pouvais rester là deux ou trois heures. Toujours la même configuration : des mains parcouraient mon corps, moi-même j’attrapais des queues, tournais la tête à droite et à gauche pour sucer, tandis que d’autres queues se poussaient dans mon ventre. Une vingtaine pouvaient ainsi se relayer pendant la soirée. Cette position, la femme sur le dos, son pubis à hauteur de celui de l’homme bien campé sur ses jambes, est une des plus confortables et des meilleures que je connaisse. La vulve est bien ouverte, l’homme est à son aise pour planter bien horizontalement et frapper sans discontinuer le fond de la paroi. Baises vigoureuses et précises. J’avais parfois affaire à des assauts tels que je devais m’accrocher des deux mains au rebord de la table et pendant longtemps je gardais presque en permanence la trace d’une petite écorchure juste au-dessus du coccyx, là où ma colonne vertébrale avait frotté sur le bois rugueux.
Chez Aimé a fini par fermer. Nous y sommes allés une dernière fois ; l’endroit était désert, Aimé, le buste lourd derrière le comptoir, engueulait sourdement sa femme. Il était question d’une convocation à la police judiciaire. Il lui a reproché, parce que nous nous proposions de repasser plus tard, de nous faire fuir.
Ce soir-là, nous avons échoué aux Glycines, première visite en ce qui me concernait à une adresse qui nous avait fait rêver, Claude, un ami, Henri, et moi qui formions le plus amical des trios. Henri habitait un minuscule appartement rue de Chazel, en face du haut mur de jardin recouvert de crépi clair qui dissimulait l’hôtel particulier. Parce que c’était sur notre chemin, Claude et moi avions l’habitude de nous arrêter chez Henri lorsque nous rentrions de la visite dominicale chez nos parents. Nous baisions tous les trois, les deux garçons m’enfilant en même temps, l’un par la bouche, l’autre par le cul ou le con, sous les gais auspices d’un des plus jolis tableaux de Martin Barré, qu’on appelait « le Spaghetti », cadeau de son auteur à Henri, et puis nous guettions par la fenêtre les entrées aux Glycines et les sorties, Henri avait entendu dire que la boîte était fréquentée par des acteurs de cinéma et quelquefois on croyait en voir passer un. Nous étions des gamins, qui sont les meilleurs badauds, fascinés et amusés par une activité secrète que nous ne cherchions même pas à imaginer, plus excités en fait par l’apparence des choses qui nous étaient inaccessibles : les voitures chic qui s’arrêtaient devant le porche, le port bourgeois des silhouettes qui en descendaient. Quand quelques années plus tard j’en ai franchi le porche, j’ai su tout de suite que je préférais le style fruste de Chez Aimé.
Nous avons remonté une petite allée de gravier encombrée par un groupe de Japonais, d’ailleurs éconduits à l’entrée par une jeune femme aux allures d’hôtesse de l’air. Celle-ci m’intima de présenter ma carte de Sécurité sociale, que je n’avais évidemment pas, ni sur moi ni ailleurs, n’ayant pas de travail régulier, et quand bien même aurais-je pu produire un bulletin de salaire, j’étais en faute puisque je suis toujours, encore aujourd’hui, devant une femme plus grande que moi – jamais un homme – et quel que soit son âge, une enfant maladroite. Nous sommes quand même entrés. C’était éclairé comme dans une salle à manger, il y avait du monde, nu sur des matelas à terre, et ce qui me désarçonna encore plus que la menace de « l’inspectrice du travail », c’était que les gens racontaient des blagues. Une femme à la peau blanche, sans maquillage, dont les cheveux défaits présentaient les vestiges du même chignon banane que celui de l’hôtesse, faisait pouffer l’assistance parce que son petit garçon « aurait tellement voulu l’accompagner ce soir ». Je revois Éric, toujours extrêmement pratique, longeant la plinthe du mur à la recherche d’une prise de courant, parce que nous avions réussi à amorcer un échange avec un couple et qu’il aurait été plus agréable de baisser la lumière. Mais des soubrettes naviguaient entre les corps, un plateau de flûtes de champagne à bout de bras ; l’une d’entre elles s’est pris les pieds dans le fil électrique et a rallumé. Elle a même accompagné son geste d’un « merde » appuyé. À la suite de quoi, je n’ai pas le souvenir que nous ayons pris le temps d’attendre que je soutire la moindre émission.
Sauf au Bois – et encore ! on l’a vu –, on ne se mêle pas sans s’être auparavant salué, sans avoir respecté une distance de transition où quelques mots s’échangent, où chacun maintient entre soi et les autres l’espace du verre qu’il offre ou du cendrier qu’il fait passer. J’aurais toujours voulu abolir ce suspense, mais je supportais néanmoins mieux certains rituels que d’autres. Je trouvais drôle Armand qui, alors que tout le monde en était encore aux bavardages, avait l’habitude de se mettre complètement nu, incongru par anticipation de quelques minutes, et pliait ses vêtements avec des précautions de valet de chambre. Ou bien je me prêtais à la manie que je trouvais un peu bête de ce groupe qui ne partouzait pas sans avoir auparavant dîné, chaque fois dans le même restaurant, à la manière d’un club d’anciens élèves, et dont la joie toujours intacte était de faire se déculotter ou « décollanter » une des femmes présentes pendant que le serveur tournait autour de la table. En revanche, raconter des histoires salaces dans une boîte à partouzes me semblait obscène. Était-ce que je distinguais instinctivement entre les saynètes qui sont données en prélude à la vraie comédie, pour mieux y préparer, et les simagrées qui servent plutôt à la différer ? Les actes joués dans le premier cas ne le sont pas dans le second et sont en effet « déplacés ».
Même si j’ai gardé jusqu’à aujourd’hui des réflexes de catholique pratiquante (me signer à la dérobée si je crains un incident dans la minute qui suit, me sentir observée dès que j’ai conscience d’une faute ou d’une erreur…) » je ne peux plus vraiment prétendre croire en Dieu. Il est bien possible d’ailleurs que cette croyance m’ait quittée quand j’ai commencé à avoir des rapports sexuels. Donc, sans plus de mission à accomplir, vacante, je me suis trouvée être une femme plutôt passive, n’ayant pas d’objectifs à atteindre, sinon ceux que les autres m’ont donnés. Dans la poursuite de ces objectifs, je suis mieux que constante ; si la vie n’avait pas de terme, je les poursuivrais sans fin, puisque je ne les ai pas définis moi-même. C’est dans cette disposition que je n’ai jamais dérogé à la tâche qui m’a été confiée, il y a longtemps déjà, de diriger la rédaction d’Art press. J’ai participé à la création de la revue, je me suis suffisamment consacrée à ce travail pour qu’il se soit établi une identification entre lui et moi, mais je m’y sens plus comme un conducteur qui ne doit pas sortir des rails que comme un guide qui sait où se trouve le port. J’ai baisé de la même façon. Comme j’étais parfaitement disponible, que je ne fixais pas plus en amour que dans la vie professionnelle un idéal à atteindre, on m’a désignée comme une personne sans aucun interdit, exceptionnellement dépourvue d’inhibition, et je n’avais aucune raison de ne pas tenir cette place. Mes souvenirs de partouzes, de soirées passées au Bois ou en compagnie de l’un de mes copains-amants s’articulent entre eux comme les chambres d’un palais japonais. On se croit dans une pièce close jusqu’à ce qu’une paroi coulisse, découvrant une enfilade d’autres pièces, et si l’on s’avance, d’autres parois s’ouvrent et se referment, et si les pièces sont nombreuses, les manières de passer de l’une à l’autre sont incalculables.
Mais dans ces souvenirs, les visites dans les clubs d’échangistes occupent peu de place. Chez Aimé, c’était autre chose : c’était le berceau nu de la baise. Et j’ai gardé en tête le ratage des Glycines parce qu’il a été l’exemplaire actualisation d’une rêverie qui avait été la mienne alors que je sortais à peine de l’adolescence. Peut-être est-ce dû au fait que ma mémoire est surtout visuelle et que je retiens plus, par exemple, de Cléopâtre, club qu’avaient ouvert d’anciens clients de Chez Aimé, sa localisation extravagante au cœur d’un centre commercial du XIIIe arrondissement, que son décor propre et les activités auxquelles je m’y suis livrée, somme toute banales. En revanche, d’autres lieux et d’autres faits sont prégnants que je pourrais presque classer par thèmes.
Il y aurait la vision de la file de voitures, queue vive de notre propre voiture. Ainsi, alors que nous remontons la contre-allée de l’avenue Foch, je suis prise d’une urgente envie de faire pipi. Quatre ou cinq voitures pilent derrière la nôtre. Comme je descends et traverse en courant la bande de gazon pour aller me loger contre un arbre, des portières s’ouvrent ; quelques-uns, se méprenant sur la manœuvre, s’approchent Éric se précipite pour s’interposer, le lieu est exposé et fortement éclairé. Je réintègre la voiture et le cortège redémarre. Parking à la porte de Saint-Cloud : c’est une quinzaine de voitures que le gardien voit s’engouffrer les unes derrière les autres, puis refaire surface, quasiment dans le même ordre, une heure plus tard. Pendant cette heure-là, une trentaine d’hommes m’ont prise, d’abord en me soulevant à plusieurs et en me maintenant contre le mur, puis couchée sur un capot. Quelquefois le scénario se complique de la nécessité de semer des voitures en route. Les conducteurs se mettent d’accord sur une destination, une file se forme, repérée par d’autres qui se raccordent, mais alors la file est trop longue et il est plus prudent de limiter les participants. Une nuit, nous avons roulé si longtemps que cela ressemblait à un départ en voyage. Un conducteur connaissait un endroit, puis il s’est révélé ne plus être très sûr de la route. Je voyais derrière nous les paires de phares naviguer de droite et de gauche dans la lunette arrière, disparaître et réapparaître. Il y eut plusieurs arrêts, des conciliabules, et finalement j’eus droit aux pines patientes de ceux qui ne s’étaient pas égarés, sous les gradins d’un terrain de sport, du côté de Vélizy-Villacoublay.
L’errance pourrait être un autre thème. Les voitures roulent, s’arrêtent, repartent, braquent sèchement à la façon de jouets téléguidés. Manège de la porte Dauphine : on se considère d’une voiture à l’autre et le mot de passe paraît être : « Vous avez un local ? » Alors quelques voitures quittent le cercle et une sorte de poursuite s’engage vers une adresse inconnue. Il est arrivé, une seule fois il est vrai, que 1a quête dure un peu trop longtemps et qu’on finisse par faire des bêtises. Je suis avec un groupe d’amis, peu habitués du Bois ; nous sommes serrés à six dans une Renault et nous nous apprêtons à rentrer après avoir tourné en vain. Dans l’une des allées principales, nous repérons deux ou trois voitures à l’arrêt, nous nous rangeons, et moi, brave et fanfaron petit soldat, au nom des autres qui restent à m’attendre, je vais faire une pipe au conducteur de la voiture garée derrière nous. Forcément, deux policiers se campent devant moi quand je m’extirpe. Ils demandent à l’homme qui se reboutonne malcommodément sous le volant s’il m’a payée, relèvent les identités de tout le monde.
Même lorsque ma mémoire s’organise autour de faits corporels, ce sont moins les sensations que les ambiances qui sont d’abord convoquées. Je pourrais réunir beaucoup d’anecdotes liées à l’usage que je fis pendant des années de mon anus, aussi régulièrement, sinon plus parfois, que de mon vagin. Dans un bel appartement situé derrière les Invalides, au cours d’une partouze en petit comité, dans une chambre en mezzanine dont la longue baie vitrée sans vis-à-vis et les lampes nombreuses éclairant au ras du lit évoquent à mes yeux un décor de film américain, je prends par cette ouverture le soliveau d’un géant. Est-ce à cause d’une gigantesque main ouverte en résine teintée, placée dans le salon en guise de table basse, et où une femme peut facilement s’étendre, l’endroit a en soi un caractère démesuré et irréel. Je crains le sexe du gros chat de Cheshire quand je comprends par quelle voie il cherche à pénétrer, mais il réussit sans devoir trop forcer et je suis étonnée, et presque fière, de pouvoir vérifier que la taille ne constitue pas un obstacle. Le nombre n’en est pas un non plus. Pour quelle raison – période d’ovulation ? blenno ? – m’est-il arrivé, dans une partouze où au contraire il y avait foule, de ne baiser qu’avec mon cul ? Je me revois au bas d’un escalier très étroit, rue Quincampoix, hésitante, avant de me décider à monter. Nous avons eu l’adresse, Claude et moi, presque par hasard. Nous ne connaissons personne. L’appartement est bas de plafond, extrêmement sombre. J’entends les hommes près de moi se passer le mot en chuchotant : « Elle veut qu’on l’encule », ou prévenir celui qui s’oriente mal.
« Non, elle ne se fait prendre que par-derrière. » Cette fois-là, à la fin, j’ai eu mal. Mais j’avais aussi la satisfaction toute personnelle de ne pas m’être sentie empêchée.
Rêveries
La relecture des pages qui précèdent fait surgir des images plus anciennes, des images qui, elles, furent fabriquées. Comment je les conçues, bien longtemps avant d’avoir mon premier rapport sexuel, très loin encore de quitter mon ignorance, constitue un séduisant mystère. Quels lambeaux du réel – des photographies dans Cinémonde, des allusions de ma mère, comme lorsque, quittant un café où se trouvent un groupe de jeunes gens, dont une seule fille parmi eux, elle maugrée que celle-ci doit coucher avec tout le monde, ou encore le fait que mon père rentre tard le soir, précisément après être allé au café…, – ai-je récupérés et noués entre eux, et quelle matière instinctuelle ai-je pétrie pour que les histoires que je me racontais tout en frictionnant l’une contre l’autre les lèvres de ma vulve aient si bien préfiguré mes aventures ultérieures ? J’ai même gardé le souvenir d’une affaire criminelle : l’arrestation d’une femme assez âgée, obscure (elle avait dû être quelque chose comme servante dans une ferme), accusée d’avoir tué son amant. Plus que le meurtre dont j’ai oublié les circonstances, ce qui m’avait frappée, c’était qu’on avait retrouvé chez elle des cahiers sur les pages desquels elle consignait des souvenirs et collait toutes sortes de menues reliques, photographies, lettres, mèches de cheveux, se rapportant à ses amants dont on découvrit qu’ils avaient été extraordinairement nombreux.
Moi qui avais le goût des cahiers herbiers des devoirs de vacances et des albums bien ordonnés où je conservais des photographies d’Anthony Perkins ou de Brigitte Bardot, j’ai admiré qu’elle ait pu rassembler le trésor de ces traces d’hommes dans quelques blocs de papier, et un recoin secret de ma libido fut encore plus troublé du fait que cette femme était laide, en définitive solitaire, sauvage et méprisée.
Des similitudes structurelles sont grandes entre les situations vécues et celles qui sont imaginées bien que je n’aie jamais cherché volontairement à reproduire ces dernières dans la vie, et que le détail de ce que j’ai vécu n’ait que très peu nourri mes rêveries. Peut-être dois-je seulement considérer que les fantasmes forgés dès la petite enfance m’ont rendue disponible pour une grande diversité d’expériences. N’ayant jamais eu honte de ces fantasmes, ne les ayant pas refoulés mais au contraire toujours renouvelés et enrichis, ils n’ont pas constitué une opposition au réel mais plutôt une sorte de grille à travers laquelle des circonstances de la vie que d’autres auraient trouvées extravagantes me sont apparues comme allant de soi.
On nous a peu, mon frère et moi, emmenés jouer dans les squares, mais, sur le chemin de l’école, il y en avait un qu’il était plus commode de traverser. Sur l’un de ses côtés, il était bordé d’un long mur sur lequel on avait appuyé trois jolis abris, en brique et en bois peint en vert, cernés de bosquets. L’un servait à ranger les outils de jardinage, les autres accueillaient les WC publics. Il devait y avoir des bandes de garçons qui traînaient dans ce square. Toujours est-il que la toute première histoire ayant accompagné ma pratique de la masturbation, et reprise pendant de très nombreuses années, me mettait dans la situation d’être entraînée dans l’un de ces abris par un garçon. Je le voyais m’embrasser sur la bouche et me toucher partout, tandis que nous étions rejoints par ses copains. Tous s’y mettaient. Nous restions toujours debout et je pivotais sur moi-même au milieu du groupe serré.
Presque tous les dimanches d’hiver, mon père ou ma mère, en alternance, nous conduisait à la séance en matinée du California du quartier, ceci quel qu’ait été le programme, et de très brèves séquences, à moitié comprises, dans des films d’amour, dans des bandes-annonces, ont pu impulser mon imagination. J’inventais qu’on me permettait d’aller seule au cinéma. Beaucoup de monde faisait la queue. Tout à coup, quelqu’un commençait à me presser le derrière. Là encore, tous mes voisins dans la queue suivaient l’exemple, et quand j’arrivais devant le guichet, la caissière voyait qu’on m’avait retroussé la jupe et je lui parlais pendant que quelqu’un se frottait sur mes fesses ; je n’avais pas de culotte. L’échauffement gagnait. Je me retrouvais dépoitraillée le temps de traverser le hall (car je m’étais façonné une image de moi adulte qui me dotait de beaux seins, image à laquelle je continue encore aujourd’hui d’avoir recours dans mes fantasmes, alors même que mes seins sont de taille tout à fait moyenne). Quelquefois, le directeur du cinéma, placide mais autoritaire, nous demandait d’attendre d’être dans la salle pour poursuivre nos étreintes désordonnées. Dans un premier temps, je gigotais avec un garçon, coincée contre lui sur un même fauteuil. C’était une sorte de chef de bande taciturne qui finalement, m’ayant enfiévrée au maximum, se détournait brutalement de moi pour embrasser une autre fille et m’abandonner à ses hommes avec lesquels je m’affaissais sur la moquette entre les rangées de fauteuils. Développement : des messieurs très bien pouvaient quitter leur siège à côté de leur femme soupçonneuse pour traverser la salle dans le noir et venir eux aussi se vautrer sur moi. Il arrivait que je fasse rallumer la lumière pendant ces ébats ; ou encore j’allais aux toilettes et un va-et-vient s’installait entre celles-ci et la salle. Je crois que de temps en temps je faisais intervenir la police. Variante : c’était le directeur du cinéma qui me faisait venir dans son bureau, puis faisait monter la bande de garçons. Autre version : je suivais jusque dans un terrain vague le groupe qui m’avait entreprise pendant que nous faisions la queue. Là, derrière une palissade, on me mettait complètement nue et on me pelotait. Le groupe était dense et formait un cercle autour de moi, comme une seconde palissade qui me protégeait du regard des passants. Un à un, les garçons se détachaient du cercle pour venir contre moi. Dans une autre histoire, je me trouvais plongée au fond d’une banquette dans une boîte de nuit, un homme de chaque côté de moi. Pendant que je m’affairais avec l’un, que nous nous embrassions goulûment, l’autre me caressait. Puis j’opérais un demi-tour pour embrasser ce dernier, mais le premier ne lâchait pas son étreinte ou bien laissait sa place à un nouveau venu, et ainsi de suite, je basculais sans cesse de droite et de gauche. Je ne suis pas certaine qu’à l’époque où j’ai commencé à me laisser aller à ces fabulations, j’aie déjà eu des flirts, embrassé un seul garçon sur la bouche. J’ai commencé tard. À la sortie du lycée, dans la chambre que je partageais avec mon frère, je retrouvais assez régulièrement un groupe de copains, mais c’était plutôt pour me livrer avec eux à des bagarres. À cet âge, les filles ont le corps plus développé que les garçons ; j’étais assez costaude et il m’arrivait d’avoir le dessus.
Puisque je remonte jusqu’à des constructions imaginaires de l’enfance et de l’adolescence, je dois signaler l’écart qui d’abord exista entre celles-ci et mon comportement, surtout, me semble-t-il, à la puberté. Ayant commencé à lire un roman d’Hemingway (Le soleil se lève aussi, peut-être), j’avais été suffisamment perturbée par la description de l’un des personnages féminins, en raison du fait qu’il lui était attribué plusieurs amants, pour interrompre ma lecture. Lecture que je n’ai jamais reprise. Une conversation avec ma mère provoqua un autre petit traumatisme. Je ne sais plus comment nous avions abordé le sujet, je la revois seulement mettant le couvert dans la cuisine tout en me confiant que, dans sa vie, elle avait eu sept amants. « Sept, dit-elle en me regardant, ce n’est pas tant que ça », mais il y avait dans ses yeux une timidité interrogative. Je me suis renfrognée. C’était la première fois que j’entendais exprimer de vive voix le fait qu’une femme pouvait avoir connu plusieurs hommes. Elle s’est un peu défendue. Bien longtemps après, quand j’ai repensé à ce rare tête-à-tête, j’ai regretté mon attitude. Sept, qu’était-ce, en regard d’un compte jamais soldé ?
Quand j’ai été mieux avertie de ce en quoi consistaient les actes sexuels, je les ai bien sûr intégrés dans mes rêveries, mais sans que l’accomplissement du coït exclue la possibilité de passer d’un partenaire à l’autre. L’un des récits les plus complets de ce point de vue était le suivant : j’accompagne un homme gros et vulgaire, supposé être un oncle, à un repas d’affaires qui se tient dans le salon particulier d’un restaurant. Vingt, trente hommes sont attablés, et ma première intervention consiste à en faire le tour, cachée sous la nappe, pour dégager leurs parties des pantalons et les prendre successivement dans ma bouche. J’imagine leurs visages au-dessus de moi, mollement défaits, tandis qu’ils s’absentent à tour de rôle et brièvement de la conversation. Ensuite, je monte sur la table et là on s’amuse à me faire prendre différents substituts, cigare, saucisson, quelqu’un vient manger une saucisse dans mon entrecuisse. Au fur et à mesure du déroulement du repas, je suis consciencieusement baisée, les uns m’entraînant sur un sofa, les autres m’enfilant debout, par-derrière, moi pliée sur la table, tandis que la discussion se poursuit alentour. Au passage, le maître d’hôtel et des serveurs en profitent. Si un orgasme n’a pas déjà interrompu ma masturbation, c’est, à la fin, les garçons de cuisine qui nous rejoignent Me trouver au milieu d’un groupe d’hommes qui vaquent à diverses occupations et qui ne s’interrompent que pour venir me rejoindre avec une sorte de négligence est un schéma récurrent. Un léger déplacement fait de l’oncle un beau-père et de l’assemblée d’hommes d’affaires un groupe de joueurs de cartes (ou d’amateurs de football) qui viennent à tour de rôle me baiser sur un divan tandis que les autres poursuivent la partie (ou s’excitent devant l’écran de télévision).
Toute ma vie, j’aurai repris, modifié des détails, développé avec une méthode de compositeur de fugues ces mêmes quelques récits dont ceux qui me servent aujourd’hui sont toujours de plus ou moins lointaines versions. J’ai fait allusion à des flashes cinématographiques qui ont pu déclencher certains fantasmes. Au moment de sa sortie, je n’ai pas vu La Collectionneuse d’Éric Rohmer, mais seulement un court extrait, peut-être dans une émission de télévision. Dans une maison de vacances, un homme pénètre dans une chambre et passe, indifférent, près d’un couple en train de faire l’amour sur un lit ; il échange juste un regard avec la jeune femme. De reprise en reprise, ma transposition a donné ceci : un livreur pénètre chez moi, sans que bizarrement j’aie eu à lui ouvrir la porte, et me surprend dans ma chambre (dont la lumière tamisée est la même que celle du film) en train de regarder une vidéo pornographique. Sans un mot, il vient se mettre sur moi, bientôt remplacé par un deuxième livreur, puis un troisième, qui agissent tout aussi naturellement. L’histoire a parfois une suite : un ami doit venir me chercher et je dois m’apprêter. Je continue de baiser debout, prenant garde de ne pas défaire mon maquillage et mes habits, la jupe remontée sur le dos. Il se trouve que l’ami, lui, prend la peine de sonner à la porte, et je vais lui ouvrir, marchant en canard, la bite d’un des livreurs fichée, par la poupe, dans mon con. L’ami, échauffé, se débraguette aussitôt. Etc.
Les fantasmes sexuels sont bien trop personnels pour qu’on puisse vraiment les partager. Néanmoins, j’avais la faculté d’imagination exercée et je disposais d’un fonds où puiser lorsqu’il m’est arrivé ensuite de fréquenter des parleurs. D’après mon expérience, la plupart des hommes se contentent de quelques expressions et de quelques phrases ; vous êtes leur « petite suceuse en chef », « une bonne bouffeuse de couilles », avant de passer au rang de « salope qui n’aurait pas peur de se faire mettre comme ça toute la nuit », et il est rare d’être « enfilée jusqu’à la garde » et « défoncée bien à fond » sans que l’assaut n’ait été annoncé à haute voix. Vous encouragez en avouant n’être qu’« un sac à foutre », et comme on vous assure que vous allez être bien « pinée », ou « bourrée », ou « tringlée », vous-même réclamez d’être transpercée par cette « grosse queue », cette « bite de fer » qui vous fait tellement de bien, jusqu’à ce que vous finissiez par « prendre la giclée », « avaler la purée ». Mais ce ne sont là que des accentuations, des relances entrecoupées par le chapelet des interjections, ahanements et toutes les inflexions du cri usuels. Parce qu’ils attendent paradoxalement moins de réponses que les caresses, les mots orduriers sont toujours plus stéréotypés et tiennent peut-être leur pouvoir d’appartenir précisément au plus immuable des patrimoines. Ainsi nous confondent-ils encore un peu plus dans l’espèce, jusque dans ce qui a pourtant fonction de nous y distinguer, à savoir la parole, et accélèrent-ils l’anéantissement que nous recherchons dans de tels instants.
C’est autre chose que d’échafauder tout au long de l’acte sexuel un véritable récit, à deux voix, et en contrepoint de l’échange corporel.
Un autre homme m’a fait élargir fantasmatiquement et incommensurablement la collectivité fornicatrice. Il amorçait le dialogue en prétendant qu’il m’emmenait dans une chambre d’hôtel, dont il n’était pas utile de préciser la catégorie. Des hommes faisaient la queue devant le lit et jusqu’au couloir. Combien payaient-ils pour décharger dans mon con ? J’avançais : « Cinquante francs ? » Rectification doucement glissée dans mon oreille : « C’est bien trop cher. Non, ils donneront vingt francs pour t’enfiler dans le con, trente francs pour t’enculer. Combien tu vas en prendre ? » Moi, sachant bien que je sous-estime : « Vingt ? » Coup de bite un peu sec donné comme un avertissement : « C’est tout ? – Trente ! » À nouveau le boutoir au fond de mon vagin. « Tu en prendras cent et tu ne te laveras pas. – Il y aura de très jeunes garçons qui déchargeront à peine entrés dans mon con. – Sur ton ventre et sur tes seins aussi, tu seras toute poisseuse. – Oui et il y aura des hommes très vieux et très sales, qui ne se seront pas lavés depuis si longtemps qu’ils auront des croûtes sur la peau. – Oui et combien tu prendras pour qu’ils te pissent dessus ?
— Il y en a qui me chieront dessus aussi ? – Oui, et tu leur boufferas le cul après. – Et d’abord je refuserai ? Je me débattrai ? – Oui, on te donnera des gifles. – Ça me dégoûte mais je nettoierai les plis de leur cul avec ma langue. – On arrivera le soir et tu resteras là jusqu’au lendemain midi. – Mais je serai fatiguée. – Tu pourras dormir, ils continueront à te baiser. Et on reviendra le lendemain, et le patron de l’hôtel amènera un chien et il y en a qui paieront pour te voir mise par le chien.
— Je devrai le sucer ? – Tu verras, il aura une queue très rouge et puis il te grimpera dessus comme sur une chienne et il restera collé à toi. »
D’autres fois, l’affaire s’organisait dans une baraque de chantier et c’était là des équipes entières d’ouvriers qui défilaient et qui, eux, ne payaient pas plus de cinq francs la passe. Comme je l’ai suggéré, une secousse du corps répondait parfois aux évocations, mais ce n’était pas systématique ; l’action réelle et celle qui était fantasmée se déroulaient parallèlement et ne se rejoignaient que sporadiquement. Nous parlions assez posément, avec la précision, l’attention au détail de deux témoins scrupuleux s’aidant l’un l’autre à reconstituer un événement du passé. Quand il approchait de l’orgasme, mon partenaire devenait moins bavard. J’ignore s’il se concentrait sur l’une des images de notre film imaginaire. Pour ma part, il m’arrivait de ramener silencieusement le scénario dans un cadre plus privé. La baraque de chantier devenait une loge de concierge dans un immeuble en réfection. Dans ce genre de lieu exigu, le lit est parfois dissimulé par un simple rideau. Seuls mon ventre et mes jambes en dépassaient, et les ouvriers qui continuaient d’arriver en grappes me besognaient sans me voir ni sans que je les voie, mais sous le contrôle du concierge qui ordonnait le défilé.
Communautés
Il y a deux façons d’envisager la multitude, soit comme une foule dans laquelle les individus se confondent, soit comme une chaîne où au contraire ce qui les distingue est aussi ce qui les lie, comme un allié compense les faiblesses d’un autre allié, comme un fils ressemble à son père tout en s’y opposant. Les tout premiers hommes que j’ai connus ont immédiatement fait de moi l’émissaire d’un réseau dont on ne peut connaître tous les membres, l’inconscient maillon d’une famille qui se décline sur le mode biblique.
J’ai déjà laissé entendre que, craintive dans les relations sociales, j’avais fait de l’acte sexuel un refuge où je m’engouffrais volontiers afin d’esquiver les regards qui m’embarrassaient et les échanges verbaux pour lesquels je manquais encore de pratique. Aussi n’était-il pas question que je prenne une initiative. Je n’ai jamais dragué. En revanche, j’étais en toutes circonstances, sans hésitation, sans arrière-pensée, par toutes les ouvertures de mon corps et dans toute l’étendue de ma conscience, disponible. Si, en fonction du théorème proustien, je regarde ma personnalité à travers une image dessinée par les autres, alors c’est ce trait qui est dominant. « Tu ne disais jamais non, ne refusais jamais rien. Tu ne faisais pas de manières. » « Tu étais loin d’être inerte, mais tu n’étais pas démonstrative non plus. » « Tu faisais les choses avec naturel, ni réticente ni vicelarde, juste de temps en temps un tout petit peu maso… » « Dans les partouzes, tu étais toujours la première partante, toujours à la proue… » « Je me souviens que Robert t’envoyait un taxi comme s’il y avait urgence, et tu y allais. » « On te regardait comme un phénomène ; même avec énormément de types, tu restais égale jusqu’à la fin, à leur merci. Tu ne jouais ni à la femme qui veut faire plaisir à son mec ni à la grande salope. Tu étais comme un “copain-fille”. » Et aussi cette note prise par un ami dans le journal intime qu’il tenait et que je ne recopie pas sans qu’elle flatte encore mon amour-propre : « Catherine, dont la tranquillité et la maniabilité en toutes circonstances sont dignes des plus grands éloges. »
Le premier homme que j’ai connu est celui qui m’a fait connaître le deuxième. Claude était ami avec un couple de collègues, plus âgé que nous d’une dizaine d’années. Lui n’était pas très grand mais possédait une musculature de sportif, elle avait un magnifique visage de Mongole, avec des cheveux blonds coupés court ; elle avait aussi le caractère raide avec lequel des femmes intelligentes modulent parfois leur liberté sexuelle. Il est possible que dans un premier temps Claude ait eu des rapports avec elle avant de me le faire rencontrer lui, c’est-à-dire de faire en sorte que je baise avec lui. Nous avons pratiqué une sorte d’échangisme dissocié qui a perduré même quand Claude et moi avons loué un studio voisin de leur appartement. J’allais le retrouver lui chez eux, tandis qu’elle rejoignait Claude chez nous. La cloison avait la fonction d’une télécommande : ce n’était pas le même film qui se déroulait de part et d’autre. Une seule fois, cette disjonction ne fut pas respectée. C’était en vacances, dans une maison qu’ils possédaient en Bretagne. Cet après-midi-là, une lumière douce et froide éclairait le salon jusque dans l’angle où lui se reposait sur un divan. J’étais assise au pied, elle allait et venait, Claude s’était absenté. Lui, avec le regard veule et presque soumis qu’ont certains hommes alors même qu’ils expriment une impérieuse commande, m’a attirée à lui, embrassée en maintenant mon menton, puis fait glisser la tête jusqu’à son sexe. Je préférais ça. M’employer à le faire durcir en étant recroquevillée sur moi-même, plutôt qu’avoir le corps tendu vers un long baiser. Et je l’ai bien sucé. Peut-être est-ce ce jour-là que je me suis rendu compte que j’étais douée pour cette pratique. Je m’appliquais à bien coordonner le mouvement de la main et celui des lèvres ; à des pressions de sa main sur mon crâne, je comprenais quand je devais accélérer ou ralentir le rythme. Mais c’est décidément des regards dont je garde surtout le souvenir. Lorsque par intermittence je quittais l’horizon de la fermeture Éclair pour inspirer profondément, j’entrevoyais le sien à elle, qui avait la vacuité douce des regards de statues, et le sien à lui, comme interloqué. Mon sentiment aujourd’hui est que j’ai dû alors confusément comprendre que si les relations avec les amis pouvaient s’étendre et croître sur le mode d’une plante grimpante, vriller et se nouer dans une totale et réciproque liberté, et qu’il suffisait de se laisser porter par cette sève, je n’en devais pas moins décider moi-même, résolument et solitairement, de ma conduite. J’aime cette solitude paradoxale.
Le monde de l’art est fait d’une multitude de communautés, de familles, dont les points de ralliement étaient, à l’époque où j’ai commencé à exercer le métier de critique, plus des lieux de travail, galeries, rédactions de magazines, que des cafés. Ces petits phalanstères étaient naturellement des viviers d’amoureux occasionnels. Comme j’habitais en plein Saint-Germain-des-Prés, qui était encore le quartier où étaient regroupées les galeries d’art moderne, il n’y avait que quelques mètres à faire pour aller d’une exposition à un intermède câlin. Je me revois sur le trottoir de la rue Bonaparte en compagnie d’un nouvel ami peintre, un garçon réservé qui ne relève pas vraiment la tête ni lorsqu’il étire démesurément son sourire ni lorsque à travers ses lunettes épaisses ses yeux se posent sur moi. Je ne sais plus comment il m’a fait comprendre qu’il avait envie de moi, sans doute précautionneusement (« tu sais, j’aimerais faire l’amour avec toi »), sans peut-être même me toucher. Je n’ai pas dû répondre grand-chose. Je me concentre sur ma résolution. Je le conduis jusqu’à ma chambre. Il se laisse guider, sans se rendre compte que c’est lui aussi qui me pousse en faisant peser sur moi un regard tout à la fois subjugué et incertain. Mon plaisir est dans ce moment précis, quand la décision est prise en moi, que l’autre est un peu pris de court. J’éprouve la sensation enivrante d’accomplir un destin d’héroïne. Mais pour le mettre en confiance, je n’ai pas mieux que le discours d’une gamine qui vient de se libérer du joug parental, j’explique bêtement que « je veux tout ». Il continue de me porter avec ses yeux attentifs. Quelqu’un qui a eu l’occasion de prendre le même chemin avec moi m’avoue aujourd’hui que ma chambre sous les toits lui faisait l’impression d’une chambre de passe et que le tissu un peu fruste qui servait de couvre-lit lui semblait une bâche qu’on y jetait comme pour le protéger pudiquement de ce qui allait s’y produire !
Visite en bande d’une exposition organisée par Germano Celant dans un musée de Gênes. Claude, Germano et les autres marchent devant, je m’attarde dans les salles avec William qui participe à l’exposition. Gestes courts à la dérobée, il plaque sa main sur ma chatte, j’attrape la bosse à travers le pantalon, toujours saisie que ce soit aussi dur, comme un objet inerte, pas comme le morceau d’un corps vivant. Il a un rire très particulier, qui donne l’impression qu’il a la bouche déjà pleine d’un baiser profond. Il s’amuse à m’apprendre l’anglais : « cock, pussy ». Peu de temps après, il est de passage à Paris. En sortant de la Rhumerie, il mouille mon oreille et murmure, en détachant bien les mots : « I want to make love with you. » Dans l’encoignure d’une porte de service, à l’arrière du bureau de poste qui forme l’angle de la rue de Rennes et de la rue du Four, j ‘ânonne : « I want your cock in my pussy. » Rires, même trajet jusqu’au studio de la rue Bonaparte. William, comme Henri, comme bien d’autres, y viendra plusieurs fois. On y baise à deux et à plusieurs. Le prétexte est souvent une fille qu’un des garçons a draguée et qu’il s’agit de convaincre qu’il est encore plus agréable d’être plus de deux à partager le plaisir. Ça ne marche pas toujours et je suis alors commise à la sécurisation, voire à la consolation. Les garçons vont discrètement fumer une cigarette sur le palier. Je ne parle pas, mais je cajole, j’embrasse doucement ; les filles se laissent plus facilement faire par une autre fille. Bien sûr, elles pourraient se sauver, mais aucune jamais ne l’a fait, pas même celle avec qui Claude a gardé des relations d’amitié et qui lui révèle, vingt ans plus tard, que, ce soir-là, si elle a refusé de céder et s’est mise à sangloter, c’est parce qu’elle était encore vierge. Henri se souvient d’une autre fille avec laquelle je me suis enfermée dans la cuisine qui sert aussi de cabinet de toilette ; je l’aide à se nettoyer la figure parce que les larmes ont délayé le Rimmel. Il prétend que, des cabinets communs de l’étage, à travers les lucarnes ouvertes, il nous a entendues gémir. Elle a sans doute voulu leur faire la nique, et moi, perverse, prendre son parti.
Par une curieuse inversion de la sensibilité, alors que je suis relativement aveugle aux manœuvres de séduction d’un homme – tout simplement parce que je préfère qu’on en fasse l’économie, mais je vais bientôt traiter de ce sujet –, je sais au contraire très bien quand je plais à une femme, sans pourtant n’avoir jamais attendu qu’aucune d’entre elles me procure la moindre sensation. Oh ! je n’ignore pas l’anéantissante suavité qu’il y a à effleurer une peau délicate sur une étendue sans bords, ce qu’offrent presque tous les corps de femmes et beaucoup plus rarement les corps d’hommes. Mais je ne me suis prêtée à ces étreintes, et aux gougnottages afférents, que pour ne pas contrarier la règle du jeu. De plus, un homme qui ne me proposait que ce genre de triangulation était à mes yeux un pépère dont je pouvais vite me lasser. Pourtant, je me repais de la contemplation des femmes. Je pourrais dresser l’inventaire des garde-robes, deviner le contenu des trousses de maquillage, et même dépeindre la conformation de celles avec qui je travaille mieux que l’homme qui partage leur vie. Dans la rue, je les suis et je les observe avec plus de tendresse qu’un dragueur ; je sais associer un plissement particulier des fesses avec telle coupe de culotte, tel dandinement avec une hauteur d’escarpins. Mais tout mon émoi s’arrête à la satisfaction scopique. Au-delà, je n’éprouve qu’une sympathie communautaire pour les bosseuses, pour la vaste confrérie de celles qui portent le même prénom que moi (un des plus donnés après la guerre) et pour les vaillantes de la libération sexuelle. Comme me déclara un jour l’une d’entre elles, d’ailleurs authentique et affectueuse gouine et néanmoins partouzeuse sans parti pris, si être copains, c’était partager le pain, alors nous étions bien de vraies copines.
Il y eut une exception, dans une partouze improvisée où une moitié des participants avait entraîné l’autre, néophyte. Je me suis trouvée un long moment isolée avec une blonde, ronde de partout, des joues, du cou, de la poitrine et des fesses bien sûr et jusqu’aux mollets, affalée sur l’épaisse moquette noire de la salle de bains. J’avais été frappée par son nom magnifique, elle s’appelait Léone. Léone s’était modérément fait prier avant de se décider à suivre le mouvement. Maintenant, elle était complètement nue, comme un bouddha doré dans son temple. J’étais un peu en dessous d’elle, parce qu’elle s’était posée sur la marche qui entourait la baignoire surélevée. Comment avions-nous échoué dans cette encoignure, alors que l’appartement était vaste et confortable ? Peut-être en raison de son indécision et du rôle que je me croyais obligée encore une fois de tenir, d’initiatrice attentionnée ? Toute ma figure barbotait dans son épaisse vulve. Je n’avais jamais gobé un ourlet aussi gonflé qui remplît en effet la bouche, ainsi que l’expriment les Méridionaux, autant qu’un gros abricot. Je me collais à ses grandes lèvres comme une sangsue, après quoi je lâchais le fruit pour étirer la langue à en déchirer le frein, profiter le plus en avant possible de la douceur de son entrée, une douceur à côté de laquelle celle du dessus des seins ou de l’arrondi des épaules n’est rien. Elle n’était pas du genre à se trémousser, elle laissait échapper de petits gémissements brefs, aussi doux que le reste de sa personne. Leur résonance était sincère et j’en retirais une terrible exaltation. Comme je m’employais bien alors à téter le petit nœud de chair en saillie, comme je me laissais aller à l’écoute de cette pâmoison ! Quand nous nous sommes tous rhabillés dans la gaieté et l’agitation d’un vestiaire de club de sport, Paul, qui disait les choses plus franchement que tous les autres, s’adressa à elle : « Alors ? Ça avait été bon, non ? Est-ce qu’elle n’avait pas eu raison de se laisser faire ! » Elle répondit, en baissant les yeux et en appuyant sur la première syllabe, qu’une personne lui avait fait de l’effet. Je pensai : « Mon Dieu, faites que ce soit moi ! »
Nous nous étions sommairement fabriqué une philosophie en lisant Bataille mais, me remémorant en compagnie d’Henri cette époque fébrile, je trouve qu’il a raison de dire que notre obsession copulatrice et notre prosélytisme relevaient plutôt d’un ludisme juvénile. Quand on s’ébattait à quatre ou cinq sur le lit qui, dans ce minuscule appartement, se trouvait placé dans une alcôve, ce qui renforçait l’impression de se blottir dans une cachette, c’était que le dîner avait tourné en partie de « touche-pipi » : les convives s’étaient chatouillé les parties sous la table à l’aide des seuls pieds déchaussés, ou encore l’un ou l’autre avait fièrement dressé un doigt trempé dans une sauce particulièrement claire et légèrement odorante. C’était un jeu pour Henri de venir accompagné d’une fille dont il avait fait la connaissance une demi-heure plus tôt en visitant une galerie, comme c’était une aventure pour notre petite équipe que d’errer à quatre heures du matin, cherchant l’habitation d’une copine dont nous étions résolus à déranger la literie soignée. Une fois sur deux, le coup ratait. La fille se laissait tripoter, dégrafer le soutien-gorge ou retirer les bas, et puis terminait la soirée vissée sur une chaise, expliquant qu’elle, elle ne pouvait pas, mais oui elle voulait bien regarder, ça allait bien comme ça pour elle, oui elle attendrait qu’on la raccompagne en voiture. J’en ai eu des occasions d’entrapercevoir des gens, hommes ou femmes d’ailleurs, réfugiés sur une chaise incongrue ou les fesses en équilibre sur l’angle d’un canapé, ne quittant pas des yeux les membres clairs qui brassent l’air à quelques centimètres d’eux, mais ces centimètres les font appartenir à un autre temps. Ils ne participent pas, on ne peut donc pas dire qu’ils sont fascinés. Ils sont dans le retard – ou l’avance – des spectateurs, appliqués et patients, d’un documentaire édifiant.
Le prosélytisme était bien sûr de surface puisque les 53 petits défis nous étaient bien plus adressés à nous-mêmes qu’à ceux que nous prétendions entraîner. Nous échouons, Henri et moi, boulevard Beaumarchais dans un de ces grands appartements bourgeois dont les intellectuels qui les habitent conservent le parquet nu qui craque et l’éclairage plafonnier insuffisant. L’ami qui nous reçoit a un rire étale et permanent qui lui fend la barbe épaisse, et il est marié à une femme moderne. Celle-ci toutefois rechigne et va se coucher. Nous, nous jouons à la transgression, et je crois me revoir frissonner et m’esclaffer entre leur jet d’urine. Mais non, rectifie Henri, il a été le seul à me pisser dessus. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que nous avions pris la précaution de nous mettre dans la grande baignoire en tôle émaillée. Ensuite, nous sommes bien allés tous les trois baisouiller sur le balcon. Une amie m’héberge pendant quelques mois. Je dors dans une toute petite chambre mansardée, sans meubles, avec quelquefois les chats pour compagnie. Lorsque son ami vient la voir, elle laisse la porte de sa chambre grande ouverte et ils ne réfrènent aucune de leurs exclamations. Ça ne me vient pas à l’idée de les rejoindre. Je ne me mêle pas des affaires des autres et, de plus, blottie dans mon lit étroit, je me pense un peu comme la fillette de la maison. Mais, avec l’entêtement que partagent les animaux et les enfants, je m’arrange pour absolument les embarquer dans mes affaires à moi. Puisque d’une certaine façon je partage sa vie, il n’y a pas de raison pour que mon hôtesse ne prenne pas entre ses belles cuisses, systématiquement, les mêmes queues que moi. Ça marche trois ou quatre fois. Elle se laisse résolument clouer les reins sur le lit, les jambes remontées en ailes de papillon. Ça me plaît que, le regard droit, la voix forte, elle déclare à Jacques, dont l’arc vibre de s’être brusquement dégagé de l’élastique du slip, qu’il a « une bite de cheval ». Jacques avec qui, à ce moment-là, je commence à organiser ma vie. C’est lui qui me rappelle aujourd’hui qu’une fois j’ai piqué une crise de nerfs et l’ai assailli de coups de pied pendant qu’il la baisait. Ça aussi, j’avais oublié. Alors que, bien sûr, je me souviens de la façon dont je chatouillais, moi, des jalousies qui n’étaient jamais avouées. J’ai l’impression de jouer dans un film racontant la vie libre et oisive de jeunes bourgeois quand je vais tôt le matin, non sans être passée chez le boulanger, réveiller Alexis qui habite un joli duplex rue des Saints-Pères. J’apprécie ma propre fraîcheur en la gâtant auprès de son pyjama, moite juste ce qu’il faut. Il a l’habitude de se moquer de ma conduite de sauteuse et déclare qu’à cette heure-ci, au moins, il est sûr d’être le premier de la journée à me pénétrer. Eh bien, non, justement ! J’ai passé la nuit chez un autre, on a baisé avant que je parte, j’ai encore le foutre au fond de la chatte. J’étouffe mon ravissement joyeux dans l’oreiller. Je me rends compte qu’il est un peu vexé.
Claude m’avait fait lire Histoire d’O et j’avais trois raisons de m’identifier à l’héroïne : j’étais toujours prête ; je n’avais certes pas le con interdit par une chaîne, mais j’étais sodomisée aussi couramment que prise par-devant ; enfin, j’aurais énormément aimé cette vie recluse, dans une maison isolée du reste du monde. Au lieu de cela, j’étais déjà très active professionnellement. Mais la convivialité du milieu artistique, la facilité avec laquelle, par-delà mes craintes, je nouais des liens et le fait que ces liens pouvaient très naturellement prendre une tournure physique me conduisaient à considérer l’espace où s’exerçait cette activité comme un monde clos, huilé, plasmagène. À plusieurs reprises déjà, j’ai employé le mot « famille ». Il est arrivé que la métaphore ne soit pas qu’une métaphore. J’ai conservé assez tard cette disposition des adolescents à s’exercer sexuellement au sein d’un cercle familial, quand un garçon ou une fille sort avec une fille, un garçon, avant de la ou le laisser tomber, pour sa sœur, son frère, sa cousine, son cousin. J’ai même eu affaire à deux frères en compagnie de leur oncle. J’étais l’amie de l’oncle, qui convoquait souvent ses neveux, à peine plus jeunes que moi. A la différence des fois où le même homme me conduisait à des amis à lui, il n’y avait ni préambule ni mise en scène. L’oncle me préparait, les deux frères me pilonnaient bien. Je me reposais en écoutant leur conversation d’hommes, à propos d’un truc de bricolage ou d’une nouveauté informatique.
Je continue d’entretenir des relations amicales avec de nombreux hommes que j’ai d’abord fréquentés sexuellement de façon régulière. Avec les autres, nous nous sommes simplement perdus de vue. Je me souviens de la plupart de ces fréquentations avec un plaisir franc. Lorsque j’ai travaillé avec certains, j’ai trouvé que l’intimité, la tendresse qui subsiste facilitaient la collaboration. (Une seule fois, je me suis fâchée pour des raisons professionnelles graves.) De plus, je ne détache personne de son réseau de relations, d’amitiés, de son champ d’activités. J’avais fait la connaissance d’Alexis au sein d’une nébuleuse de jeunes critiques et journalistes actifs dans la mise en place de différentes publications artistiques. Je baisais avec deux autres jeunes gens appartenant à ce circuit, si bien qu’Alexis m’avait demandé, agacé, si je m’étais donné comme programme de « me farcir toute la jeune critique française ». On travaillait dans une ambiance de sortie des classes, et mes deux autres collègues amants, à la différence d’Alexis, étaient mal dégrossis bien que déjà mariés. L’un et l’autre avaient la face boutonneuse et n’étaient pas toujours parfaitement soignés de leur personne. Je m’étais laissé faire par l’un parce que, attirée chez lui sous le prétexte d’une traduction à revoir (toujours ces petits appartements confinés de Saint-Germain-des-Prés), il avait geint que, puisque je couchais avec tout le monde, il serait vraiment dégoûtant de ma part de ne pas coucher aussi avec lui. L’autre avait tenté sa chance plus en confiance. Il m’avait donné rendez-vous dans la maison d’édition qui publiait ses livres, et la réceptionniste l’avait prévenu de mon arrivée en précisant, de la manière attentionnée propre aux femmes de ce métier, que la jeune fille qui l’attendait dans le hall ne portait pas de soutien-gorge sous sa blouse. La relation sexuelle avec le premier a tourné court assez rapidement, elle s’est poursuivie pendant des années avec le second. Plus tard, tous deux sont devenus des collaborateurs d’Art press et le sont restés longtemps.
J’ai suggéré que j’avais été conduite vers Éric à travers la fréquentation de ses amis, parmi lesquels Robert, et les propos qu’ils tenaient à son sujet. J’ai connu Robert à l’occasion d’un reportage sur les fonderies d’art. En fait de fonderie d’art, il m’a emmenée au Creusot, où il faisait fondre une sculpture monumentale. Pendant le retour, de nuit, Robert m’a rejointe à l’arrière de la voiture et s’est allongé sur moi. Je ne bronchai pas. La voiture était étroite, j’étais assise de biais, la tête de Robert posée sur mon abdomen, mon bassin en porte à faux par rapport à la banquette pour mieux me prêter à son tripotage. De temps à autre, je baissais la tête pour l’embrasser, lui me bécotait. Jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, le conducteur a fait valoir que je n’en menais pas large. De fait, la situation me laissait aussi interdite que j’étais abasourdie par la visite des usines et des gigantesques fours. Pendant un temps assez long, j’ai vu Robert quasi quotidiennement et il m’a fait connaître beaucoup de gens. Un instinct me faisait distinguer entre les personnes avec qui la relation pouvait prendre un tour sexuel et celles avec lesquelles elle ne le pouvait pas. Instinct que partageait Robert ; pour décourager certains, il avait inventé de les prévenir que je commençais à être un critique d’art disposant d’un petit pouvoir. C’est Robert qui m’a expliqué qui était ce mythe de la vie parisienne, Madame Claude. J’ai beaucoup fantasmé sur la prostitution de luxe tout en sachant que je n’étais ni grande et belle comme on disait qu’il fallait être ni suffisamment distinguée pour pouvoir m’y livrer. Robert se moquait de mon appétit sexuel combiné avec ma curiosité professionnelle ; il prétendait que j’étais capable d’écrire sur la plomberie si d’aventure je sortais avec un plombier. Toujours selon lui, la personne qu’il fallait que je rencontre, étant donné mon tempérament, c’était Éric. Mais, finalement, j’ai fait la connaissance de ce dernier par l’intermédiaire d’un de leurs amis communs, un garçon très nerveux, un de ceux qui vous pilonnent avec une force et une régularité mécaniques et avec qui j’avais passé des nuits exténuantes. Le matin, comme si ce n’était pas assez, il m’emmenait dans le vaste atelier qu’il partageait avec son associé, où, pleine d’une fatigue molle, je laissais venir à moi ce dernier, pour être prise encore, cette fois presque gravement et silencieusement. Un soir, cet ami m’a invitée à dîner avec Éric. Comme on le sait, Éric est la personne par laquelle j’ai connu le plus d’hommes, relations amicales et professionnelles et inconnus. J’ajoute, pour être exacte, que c’est lui qui m’a, simultanément, initiée à une méthode de travail rigoureuse sur laquelle je continue de m’appuyer.
Pour des raisons évidentes, le canevas selon lequel les souvenirs de ces liaisons s’enchaînent, et dont les détails mêmes des actes se recoupent, se superposent à des familles esthétiques. Un ami peintre, Gilbert, en compagnie de qui je remémore mes débuts, me rappelle que je m’en tenais à de pudiques fellations lorsque je venais le retrouver l’après-midi dans l’appartement qu’il occupait avec sa famille. Les pénétrations étaient réservées à ses visites chez moi. À la première de ces visites d’ailleurs, il a « mal terminé son affaire », parce qu’au dernier moment je lui ai demandé de passer dans le cul. Telle était ma méthode contraceptive primitive, étayée par une vision de mon corps comme un tout qui ne connaissait pas de hiérarchie, ni dans l’ordre de la morale ni dans celui du plaisir, et dont chaque partie pouvait, autant que faire se peut, se substituer à une autre. Or, précisément, c’est un autre peintre de la même tendance qui s’est préoccupé de m’apprendre à mieux me servir de mon con. J’avais débarqué dans son atelier, un matin de bonne heure, pour une interview, ignorant que j’allais trouver un homme beau et prévenant. Je crois bien n’être repartie que le lendemain. Comme souvent dans les ateliers d’artistes, le lit ou le canapé était placé sous une verrière ou une grande fenêtre, comme s’il était besoin de situer ce qui s’y passe dans un cadre de lumière. Je garde sur les paupières la sensation de cette lumière qui inonde ma tête renversée et m’aveugle. J’ai dû avoir le même réflexe, glisser la bite dans l’anus comme si de rien n’était. Après, il m’a parlé. Il disait avec énormément de persuasion qu’un jour je rencontrerai un homme qui saurait bien me prendre par-devant, me faire jouir par cette voie qui serait meilleure que l’autre. Gilbert tombe des nues quand je lui apprends qu’à cette époque j’avais une relation suivie avec un autre encore de ses amis peintres (le myope dont le regard me portait) dont il pensait qu’il n’avait jamais trompé sa femme ; en revanche, c’est lui qui me remet en tête un troisième avec qui j’ai participé à des parties carrées, toujours dans le petit studio de la rue Bonaparte, et que celui-ci lui racontait, en prétendant que les garçons avaient aussi des rapports entre eux. Je suis persuadée qu’il s’agit d’un fantasme.
Comme William s’est associé à un collectif d’artistes, je me suis trouvée passer une nuit avec l’un des membres du groupe, John. Je l’avais déjà rencontré à plusieurs reprises et nous avions même donné des conférences ensemble. Je le trouvais séduisant ; il tenait des discours théoriques que ma compréhension approximative de l’anglais rendait cocasses et simultanément le mouvement de ses lèvres faisait ressortir ses pommettes juvéniles. J’étais venue à New York pour rencontrer Sol LeWitt qui venait de réaliser ses papiers froissés et déchirés. En arrivant, de l’aéroport, j’avais téléphoné à William pour qu’il m’héberge. Je nous revois debout dans le loft où il venait d’emménager, nous dévorant de baisers, lui encourageant John à l’imiter. Des murs arrivant aux trois quarts de la hauteur sous plafond et disposés en angles droits formaient de petites chambres qui semblaient distribuées au hasard comme un jeu de cubes. Quatre ou cinq personnes allaient et venaient, chacune ayant l’air occupée à une tâche propre. William m’a soulevée et portée jusqu’à un matelas derrière l’un des murs. John avait des manières très tendres qui tranchaient avec la nervosité de William. Celui-ci nous a laissés, et John a fini par s’endormir. Nous étions lovés l’un dans l’autre, sa main calée sur mon pubis. Le matin tôt, j’ai dû me dégager de l’étau de son bras au prix de mouvements lents et forcés de contorsionniste et ramper hors du drap jusqu’au parquet, parce qu’en dépit du jour qui entrait déjà par toutes les verrières, il dormait, et j’ai couru dans la rue, attrapé un taxi pour l’aéroport où j’ai eu l’avion de justesse. Bien que j’aie continué à suivre le travail du groupe, je n’ai plus revu John pendant des années. Quand cela s’est produit à l’occasion d’une rétrospective, c’est à peine si nous avons échangé quelques mots à cause de ma difficulté à suivre ses paroles.
Avec le temps, à la timidité que j’éprouvais en société s’est substitué l’ennui. Même lorsque je me trouve avec des amis dont la compagnie m’est agréable, même si, au début, je suis la conversation et que je n’ai plus peur d’y prendre part, arrive toujours le moment où, brusquement, je m’en désintéresse. C’est une question de durée : tout à coup, c’est assez ; quels que soient les sujets abordés, il me semble que je m’ankylose comme devant ces feuilletons de télévision qui épousent de trop près la pesanteur de la vie domestique. C’est irréversible. Dans ce cas, des gestes muets et quelquefois aveugles constituent une échappée. Bien que je sois peu entreprenante, j’ai souvent improvisé une pression de la cuisse ou un croisement de chevilles avec mon voisin de table, ou de préférence ma voisine (cela porte moins à conséquence) dans le but de me sentir enfin spectatrice lointaine, affairée ailleurs, de l’assemblée qui poursuit. Dans le contexte d’une vie communautaire, en vacances par exemple, lorsqu’on se livre en bande à toutes sortes d’activités, j’ai souvent éprouvé le besoin de me soustraire à des sorties ou à des dîners de cette manière, au besoin en agissant à l’aveuglette. Il y eut des étés particulièrement agités, sillonnés de l’incessante circulation des partenaires sexuels, sporadiquement réunis dans de petites partouzes, en plein soleil, derrière le muret d’un jardin qui surplombe la mer, ou la nuit dans les allées et venues entre les chambres nombreuses d’une grande villa. Un soir, je renonce à suivre le mouvement, et Paul qui me connaît bien et se moque gentiment de mon comportement, qui quelquefois s’est amusé à me retenir prisonnière contre lui, au besoin en nous enfermant dans les toilettes, rien que pour exciter mon impatience à entrer dans la mêlée des corps, promet de m’envoyer un ami à lui que je n’ai encore jamais rencontré ; quelqu’un qui n’a rien à voir avec le milieu de la peinture, un garagiste. Il sait que je préférerai faire sa connaissance plutôt que d’aller au restaurant avec les autres, avant d’attendre, prise de lassitude, à une terrasse ou dans un recoin de boîte de nuit, que cette lassitude les gagne à leur tour. Je fais à peine attention à la proposition et je m’apprête à passer une soirée solitaire. Il y a de la suavité dans ces moments où le vide autour de soi libère non seulement l’espace mais aussi, semble-t-il, l’immensité du temps à venir. Dans une sorte d’inconsciente économie, on profite de cette chance offerte en n’occupant paresseusement qu’un creux de fauteuil comme pour laisser, précisément, toute sa place au temps. La cuisine se trouve tout au fond de la villa et je vais m’y préparer un sandwich. J’ai la bouche pleine quand l’ami de Paul apparaît dans l’encadrement d’une porte qui donne directement sur le jardin. Il est grand, brun aux yeux clairs, vaguement impressionnant dans l’obscurité. Il s’excuse avec amabilité, il voit bien que je suis en train de manger, surtout que je ne me dérange pas pour lui… J’ai honte des miettes logées à mes commissures de lèvres. Je dis que non, non, je n’ai pas vraiment faim, je jette furtivement le sandwich. Il m’emmène. Il conduit sa voiture décapotée sur la grande corniche au-dessus de Nice. Il lâche le volant d’une main pour répondre au frottement de la mienne sur la bosse rugueuse de son jean. Le gonflement entravé par le tissu raide et serré est chaque fois pour moi un stimulant efficace. Est-ce que je veux aller dîner quelque part ? Non. Je pense qu’il roule un peu plus que nécessaire, fait des détours pour arriver chez lui. Il fixe la route pendant que je desserre sa ceinture. Je reconnais le mouvement du bassin vers l’avant que le conducteur doit effectuer pour faciliter la descente de la fermeture Éclair. Ensuite, il y a le laborieux dégagement du membre trop volumineux pour trouver d’emblée l’issue de la double enveloppe de coton. Il faut soi-même avoir la main suffisamment couvrante pour d’un même geste cueillir toutes les parties. J’ai toujours peur de faire mal. Il doit m’aider. Enfin, je peux le branler consciencieusement. Je ne vais jamais trop vite au début, je préfère bien suivre toute la longueur, éprouver l’élasticité de la fine tunique de chair. J’y mets la bouche. J’essaie de rentrer mon corps au maximum pour ne pas le gêner lorsqu’il change de vitesse. Je maintiens le rythme modéré. Je ne suis que moyennement consciente du danger qu’il peut y avoir à conduire dans ces conditions, je n’ai pas, par conséquent, le goût de le provoquer. Autant que je me souvienne, la relation fut très agréable. Toutefois, je n’ai pas voulu rester la nuit chez lui et il a dû me ramener à la villa avant même le retour de la bande. Ce n’est pas que je m’interdisais de découcher, c’est que j’avais envie que le moment passé avec lui demeure, comme lorsque au milieu d’une discussion la pensée s’égare dans une rêverie, un enclos personnel auquel les autres, pour une fois, n’ont pas accès.
Le lecteur a compris que si, comme je l’ai exposé plus haut, j’assumais le libre arbitre de ce mode de vie sexuelle, et si, comme je viens de l’évoquer, je ménageais des échappées, cette latitude toutefois ne se mesurait que dans un rapport à son contraire, la fatalité des rencontres, le déterminisme d’une chaîne dont un maillon, un homme, vous relie à un autre maillon, qui vous réunit à un troisième, etc. Ma liberté n’était pas de celles qu’on rejoue au hasard des circonstances de la vie, elle était celle qui ne s’exprime qu’une fois pour toutes, dans l’acceptation d’un destin auquel on s’en remet, sans réserve – comme une religieuse qui prononce ses vœux ! Il ne m’est jamais arrivé de nouer une relation avec un inconnu qui m’aurait abordée dans un train ou un couloir de métro, alors que j’ai si souvent entendu raconter autour de moi des histoires d’enfièvrement érotique amorcées dans de tels lieux, voire dans un ascenseur ou les lavabos d’un café. J’ai toujours coupé court, et même rapidement. Je décourage, avec humour et gentillesse j’espère, mais en même temps tellement d’inattention, que cela doit passer pour de la fermeté. M’engager dans les méandres du jeu de la séduction, entretenir la badinerie qui nécessairement occupe l’intervalle entre la rencontre fortuite d’une personne et l’accomplissement de l’acte sexuel avec elle, même brièvement, serait au-dessus de mes forces. À la limite, s’il était possible que la masse palpitante d’un hall de gare ou la horde organisée du métro acceptent au milieu d’elles les accès de plaisir les plus crus comme elles acceptent la livraison de la misère la plus abjecte, je serais bien capable de m’accoupler ainsi, comme un animal. Aussi, je n’appartiens pas à la catégorie des femmes « qui recherchent l’aventure » et je n’ai été draguée avec succès que dans de très rares occasions, et encore jamais par des inconnus. En revanche, j’ai volontiers accepté des rendez-vous fixés par des voix qui, au téléphone, prétendaient m’avoir rencontrée dans telle ou telle soirée, sans que je sois capable de leur attribuer un visage. C’était facile de me trouver ; il suffisait d’appeler au journal. C’est comme ça qu’un soir je me suis retrouvée à l’Opéra, à une représentation de La Bohème… Arrivée en retard, j’ai dû attendre la fin du premier tableau avant de pouvoir aller m’asseoir dans le noir à côté de mon semi-inconnu. On s’était soi-disant rencontrés quelques jours auparavant chez un ami commun (quand la relation redevient celle d’un possible tête-à-tête, un homme prononce rarement le mot « partouze »), mais le profil que j’apercevais, la calvitie, les bajoues ne me disaient rien. Je l’ai soupçonné d’avoir bien été présent à cette soirée mais de ne pas m’y avoir approchée. Il a risqué sa main sur ma cuisse en me lorgnant de façon presque inquiète. Il ne s’est jamais départi de son air las ; il avait la manie de masser son crâne de la même façon qu’il passait ses grandes mains osseuses sur moi, machinalement, se plaignant d’affreux maux de tête. Je pensais qu’il avait une case de vide et qu’il était un peu pitoyable. Je l’ai revu plusieurs fois ; il m’emmenait à des spectacles et dans des restaurants très chers où je ne détestais pas me divertir non pas tant d’être éventuellement prise pour une pute que de tromper les ouvreuses, les serveurs et les bourgeois alentour, puisque c’était quand même avec la petite intello que le monsieur chauve à la peau molle faisait la conversation.
Encore aujourd’hui, il arrive qu’Hortense, la standardiste d’Art press, m’annonce un nom qui ne me dit rien. « La personne insiste, elle dit qu’elle vous connaît bien. » Je prends la communication. Aux paroles prudentes, prononcées sur un ton complice, je comprends immédiatement que l’inconnu, lui, s’adresse à l’image d’une certaine petite vicieuse, de celles, n’est-ce pas, qui vous laissent de sacrés bons souvenirs. (Pareillement, lorsque dans un vernissage ou un dîner on me présente un homme que j’ai l’impression de rencontrer pour la première fois, mais que celui-ci fouille dans mon regard quelques secondes de plus qu’il n’est nécessaire, en déclarant « mais nous nous sommes déjà rencontrés », j’ai tendance à penser qu’il a eu, dans une autre vie pour moi, tout loisir d’observer mon visage tandis que mon regard était peut-être rivé sur sa toison pubienne.) Je n’ai plus la curiosité de donner suite mais je suis toujours profondément admiratrice du temps suspendu dans lequel vivent les baiseurs et qui retient ma sympathie. Il peut s’être passé dix ans, que dis-je vingt ans et plus encore, depuis qu’ils ont joui avec une femme, ils vous en parlent, ou s’adressent à elle, comme si c’était hier. Leur plaisir est une fleur vivace qui ne connaît pas les saisons. Elle s’épanouit dans une serre qui isole des contingences extérieures et qui fait qu’ils voient toujours de la même façon le corps qu’ils ont tenu contre eux, celui-ci serait-il flétri ou rigidifié dans une robe de bure. Toutefois, l’expérience m’a montré qu’ils savent ne pas s’opposer au principe de réalité lorsqu’il s’impose. Comme je n’accroche pas à l’échange téléphonique, la question vient comme un sésame qui marchera, ou pas. Par exemple : « Est-ce que tu es mariée maintenant ? – Oui. – Ah, très bien. Écoute, je te fais signe quand je repasse à Paris, on trouvera peut-être un moment pour se voir. » Je sais que je n’aurai plus jamais de nouvelles.
Pour dire encore un mot de ces préliminaires que beaucoup de femmes prétendent être la phase la plus délicieuse d’une liaison, et que je me suis toujours employée à écourter, je préciserai que je n’ai su les goûter – et encore, sans les faire durer – que dans deux circonstances précises : lorsque le désir était déjà l’inconscient turion d’un amour profond, et après un temps d’abstinence relativement long : autant dire des circonstances exceptionnelles.
Dans le dernier cas, les signes furent : une inopinée et agacée séance de portraits photographiques dans mon bureau, qui ne devait rien donner puisque évidemment la lumière n’était jamais ce qu’elle aurait dû être ; un trajet en ascenseur aussi disert qu’une mise en bière ; d’impalpables baisers, puis d’inabouties morsures déposées à la sauvette dans le haut de mon bras nu lorsque je devais l’étendre au-dessus de la table de maquette… Je respirais ces émanations libidinales dans l’état d’un asthmatique qui aurait eu l’imprudence de pénétrer dans une serre chaude. Comme j’étais consciente d’avoir peu cultivé ce genre de sensations jusqu’alors, je les mis sur le compte d’une sorte d’embourgeoisement de ma vie érotique.
L’autre cas prouve que l’impression sensuelle la plus vive peut se frayer un chemin par le moins sensible de nos accès. Alors que je n’ai aucune oreille, que je ne vais à l’Opéra que pour des raisons extérieures à l’art musical, c’est par sa voix que Jacques a commencé à prendre place quelque part dans la vaste plaine de mon désir. Cette voix ne correspond pourtant pas au stéréotype de la voix sensuelle, elle n’est ni veloutée ni cassée. Quelqu’un l’avait enregistrée lisant un texte, puis m’avait fait écouter l’enregistrement au téléphone. J’en garde toujours en moi l’écho qui rayonna jusqu’à la pointe la plus innervée de mon corps. J’étais livrée à une voix qui elle-même donne l’impression de livrer totalement l’énonciateur, dans sa clarté, dans le battement paisible de ses inflexions courtes, aussi nette et assurée qu’une main qui bascule pour signifier « voilà ». À quelque temps de là, je l’ai de nouveau entendue au téléphone, cette fois en direct, qui me signalait une coquille dans un catalogue auquel Jacques avait participé et dont je m’étais occupée. Jacques s’est proposé de venir m’aider à corriger les exemplaires. Nous avons passé des heures à cette tâche, à quelques centimètres l’un de l’autre dans un minuscule bureau, moi très ennuyée par mon erreur, lui semblant penser qu’il s’agissait juste de la rattraper. Il était attentionné mais sans être chaleureux. À la suite d’une de ces fastidieuses séances, il m’a proposé de l’accompagner à un dîner chez un de ses amis proches. Comme après le repas nous étions serrés à plusieurs sur un lit faisant office de canapé, ce qui oblige à se tenir à demi allongé dans une position inconfortable, il m’a caressé le poignet du dos de son index. Ce geste était inattendu, inhabituel et délicieux et il n’a jamais cessé de m’émouvoir, y compris quand il est destiné à d’autres peaux que la mienne. J’ai suivi Jacques dans le studio qu’il habitait alors. Au matin, il m’a demandé avec qui je couchais. J’ai répondu : « Avec plein de monde. » Il a dit : « Zut, je suis en train de tomber amoureux d’une fille qui couche avec plein de monde. »
Le plaisir de raconter
Je n’ai jamais caché ni l’étendue ni l’éclectisme de ma vie sexuelle, si ce n’est à mes parents. (Enfant, alors que « la nuit de noces » n’était qu’une formule vague, le fait d’envisager que ma mère pourrait m’imaginer lorsque cette nuit adviendrait pour moi soulevait en moi un véritable tourment.) J’ai progressivement et obscurément compris ce que me procurait ce mode de vie : l’illusion d’ouvrir en moi des possibilités océaniques. Puisqu’il fallait bien accepter par ailleurs de multiples contraintes (un travail accaparant et anxiogène, un fatum marqué par le manque d’argent, et, plus entravant que tout, la pelote des conflits familiaux et relationnels), l’assurance d’avoir des relations sexuelles en toutes circonstances, avec toutes personnes le voulant bien (par principe, l’illusion ne pouvait tenir qu’à condition d’exclure de l’horizon celles qui ne le voulaient pas), était l’air du large dont on gave ses poumons quand on marche jusqu’au bout d’une étroite jetée. Et comme la réalité imposait quand même des limites à cette liberté (je ne pouvais pas faire que ça, et même l’aurais-je pu, mes cuisses n’auraient refermé la boucle que d’une infime partie de la chaîne humaine), il fallait que la parole, révocation même rapide, surtout rapide, d’épisodes de ma vie sexuelle, déploie à tout moment, dans toute son ampleur, le panorama des possibles. « Je suis là, avec toi, avec vous, mais en racontant, j’écarte le drap, j’ouvre une brèche dans le mur de la chambre, pour que s’engouffre l’armée chevauchante qui nous enrôle. » Généralement, dès le troisième ou quatrième rendez-vous, je hasardais quelques prénoms masculins en rapport avec des activités anodines mais pouvant être interprétées de façon ambiguë et, si j’étais plus assurée, des allusions à quelques circonstances pittoresques dans lesquelles j’avais eu l’occasion de faire l’amour. J’évaluais la réaction. J’ai dit que je ne faisais pas de prosélytisme, encore moins de provocation, sinon celle qui relève d’une perversion bon enfant et que l’on n’adresse qu’à des personnes déjà identifiées en tant que complices. J’étais d’une sincérité prudente, suivant une dialectique à trois termes : d’une certaine façon, je me protégeais de la relation nouvelle en ne m’avançant que raccordée à ma communauté de baiseurs ; par là je vérifiais ou non l’appartenance du nouveau venu à cette communauté ; enfin, quelle qu’ait été sa réaction, tout en me protégeant je drainais sa curiosité.
Comme il se doit, cet ami qui me faisait tant parler tandis que nous forniquions exigeait, au même titre que les visions fantasmatiques, des histoires vraies. Je devais donner des noms, décrire des lieux, dire exactement combien de fois. Si je négligeais d’être précise en évoquant une nouvelle connaissance, la question venait vite : « Est-ce que tu as couché avec lui ? » L’intérêt ne s’attachait pas exclusivement à l’inventaire obscène :
« De quelle couleur était son gland quand tu l’as décalotté ? Brun ? Rouge ? Est-ce que tu lui as branlé le cul ? Avec la langue ? Les doigts ? Combien de doigts lui as-tu enfoncés dans le cul ? » Il portait aussi sur les éléments banals de la situation et de l’environnement : « On visitait un appartement à louer rue Beaubourg, la moquette était pleine de moutons et il m’a prise à sec, sur un matelas qui traînait là. » « Il est videur dans le spectacle de Johnny Halliday ; comme ça, j’ai suivi tout le spectacle dans un coin de la scène, c’était comme si j’avais eu les baffles dans le bas du ventre. On est rentrés en moto ; la Harley n’a plus de selle arrière, le cadre me sciait la chatte ; finalement, quand on a baisé, j’étais déjà ouverte comme un pamplemousse éclaté. » Un sentimentalisme élémentaire était bienvenu : « Il est amoureux de toi ? – Hum ! – Je suis sûr qu’il est amoureux de toi. – L’autre matin, je faisais semblant de dormir et je l’entendais murmurer : “Catherine, je t’aime ; Catherine, je t’aime”, en accompagnant son souffle d’un mouvement du ventre, pas comme s’il baisait, plutôt comme un gros chat qui tressaute dans son sommeil. » Sentimentalisme où s’immisçait une sorte de jalousie par personne interposée : « Est-ce qu’il sait que tu baises avec toute la bande ? Il est jaloux, n’est-ce pas ? » L’habitude qu’avait prise un autre ami de me baiser en m’allongeant sur son plan de travail, au beau milieu d’un atelier high tech, alors qu’il me présentait sa bite comme un monstrueux pistil sortant de la corolle d’un slip de femme volanté et fendu – touche baroque dans ce décor austère –, lui plaisait particulièrement. J’ai dû en faire le récit des dizaines de fois, sans même être obligée d’apporter des variantes et alors même que je ne fréquentais plus cet autre ami. Si je pouvais venir en m’étant masturbée peu de temps auparavant, le matin au réveil, ou au bureau, dans telle position et en m’ayant fait jouir tant de fois de suite, c’était bien aussi. Je n’ai jamais inventé une aventure qui n’aurait pas eu lieu, et mes comptes rendus ne trahissaient pas plus la réalité que ne le fait automatiquement toute transposition. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le signaler, l’ordre du fantasme et celui du vécu, s’ils présentent des structures voisines, n’en sont pas moins, chez moi, indépendants l’un de l’autre, comme une peinture de paysage et le coin de nature qu’elle représente ; il y a plus de la vision intérieure de l’artiste dans le tableau que de la réalité elle-même. Que, par la suite, nous regardions cette réalité à travers l’écran du tableau n’empêche pas les arbres de pousser ni leurs feuilles de tomber. Il est fréquent que, dans les partouzes, un homme qui vient occuper une chatte déjà bien fourragée s’enquiert de l’effet produit par ses prédécesseurs. « Tu criais tout à l’heure. Raconte-moi, il a une grosse queue, n’est-ce pas ? Il devait forcer et tu aimais ça. Tu te comportais comme une femme amoureuse. Si, si, je t’ai vue. » Je dois reconnaître qu’il m’arrivait, à l’encontre de l’attente, de répondre honnêtement – non, j’aimais autant sa queue à lui –, parce que je n’avais pas à ce moment-là le réflexe de corriger ma nature scrupuleuse, aussi par lassitude d’auteur à se répéter.
Mais ordinairement, les chroniques étaient plutôt tenues en dehors de l’échange charnel. Dans ce cas, les mots se posent dans l’espace entre les interlocuteurs, château de cartes qu’ils construisent dans le jeu des questions et des réponses, et qu’ils craindraient, par une confidence d’emblée salace, une volonté de savoir trop vite indiscrète, de voir s’écrouler. Une progression est donc respectée. Tout en conduisant sa petite voiture déglinguée, un copain m’interrogeait brièvement : « A quel âge avais-je commencé à partouzer ? Quel genre de personnes rencontrait-on dans les partouzes ? Des bourgeois ? Y avait-il beaucoup de filles ? Combien d’hommes me prenaient dans une soirée ? Est-ce que je jouissais chaque fois ? » Mes réponses étaient tout aussi factuelles. Il arrivait qu’il arrête la voiture le long du trottoir, pas pour que nous nous touchions, mais pour poursuivre l’interrogatoire, le visage paisible, le regard portant bien au-delà du bout de la rue. Est-ce que j’en prenais plusieurs en même temps, dans la chatte et dans la bouche ? « C’est le rêve, et branler aussi des deux mains. » Cet ami était journaliste ; il a fini par m’interviewer pour une revue à laquelle il collaborait.
Dans mon entourage immédiat, il s’agissait d’entretenir verbalement une excitation qui permettait aux membres du club de se retrouver clandestinement n’importe où, dans une réunion de travail ou dans une party, et d’en supporter l’éventuel conformisme, par exemple à une pendaison de crémaillère où les invités sont très nombreux. Ils vont et viennent dans l’immense atelier sans pouvoir s’asseoir. « C’est avec ce type là-bas que tu dis prendre tellement ton pied ? C’est formidable ; il n’est pas terrible, mais ça ne veut rien dire. Qu’est-ce qu’il peut bien te faire ? » Je réponds d’un hochement de tête ; c’est vrai qu’il est moche cet homme et qu’en plus il jure par rapport à l’assemblée. Dans ma dérive, je fréquente des milieux différents et j’aime bien faire en sorte que les gens se croisent Je l’ai fait inviter sans qu’on le connaisse. Quelqu’un est venu me demander qui était le type qui portait cette tunique à la mode hippie, totalement ringarde. Il n’empêche. Quand je passe des nuits avec lui, dans son lit sens dessus dessous avant même qu’on s’y mette, nous nous suçons pendant des heures. Pendant un soixante-neuf, cela m’échauffe terriblement de frotter ma poitrine sur son ventre un peu caoutchouteux. « C’est vrai que tu as un penchant pour les bedonnants. – J’ai rêvé que je rencontrais Raymond Barre dans une partouze !… Et puis, je les aime pas très nets non plus… Je crois bien qu’il ne se lave jamais les dents. – Tu es dégueulasse. Il est marié, non ? – J’ai vu une photographie de sa femme. Affreuse à un point saisissant… » Ça aussi m’excite. La hauteur de ma voix est normale, mais je lâche des précisions avec parcimonie. Je me complais dans l’évocation de cette malpropreté et de cette laideur contagieuses, en même temps que je savoure le léger dégoût de mon interlocuteur. « Vous vous sucez. Et après ? – Tu ne peux pas savoir ce qu’il gémit… Quand je lui lèche le cul… Il se met en levrette, il a les fesses très blanches… Il les dandine quand j’y enfonce le nez. Après, c’est moi qui me mets à quatre pattes… Il finit, vite, par petits coups, comment dire ? Tirés ajustés. » Celui à qui je m’adresse est un baiseur mais il se trouve que je n’ai jamais couché avec lui. Il ne m’attire pas particulièrement non plus. Celui dont je parle n’est pas du genre à me poursuivre de questions, mais il m’écoute et, au bout du compte, parce que tout un chacun finit par appeler par son prénom l’ami d’un ami qu’il n’a jamais rencontré, je le considère comme intégré au cercle.
Plus j’ai acquis de sociabilité, mieux j’ai cultivé un pragmatisme inné en matière d’échanges sexuels. Après avoir testé, lors des premières rencontres, la réceptivité de l’autre aux jeux triangulaires, j’adaptais mes paroles. Un faible halo luxurieux autour de ma personne suffisait avec certains quand d’autres, comme je viens de l’évoquer, entendaient m’accompagner par la pensée dans le moindre attouchement auquel je m’étais livrée. À cela s’ajoute que le discours de vérité n’est évidemment jamais absolu, toujours indexé sur l’évolution des sentiments. Bavarde avec Jacques au début, je dus me débrouiller, plus ou moins bien et de toute façon à retardement, avec l’interdit qui frappa aventures et récits d’aventures à partir du moment où notre relation fut pensée, vécue comme une relation d’amour, ceci tout en ayant l’occasion de lire à une ou deux reprises dans ses romans la description d’une scène érotique qui ne pouvait être que le reflet d’une anecdote rapportée par moi. Parmi tous les hommes que je fréquentai durablement, seuls deux coupèrent court d’emblée à mes exposés panoramiques. Encore que, j’en suis à peu près certaine, ce qu’ils ne voulurent pas savoir, et qui fut donc occulté, n’en resta pas moins un élément constitutif de notre commerce.
Ceux qui obéissent à des principes moraux sont sans doute mieux armés pour affronter les manifestations de la jalousie que ceux que leur philosophie libertine laisse désemparés face à des explosions passionnelles. La libéralité la plus grande et la plus sincère dont un être fait preuve dans le partage du plaisir pris avec le corps de l’être qui lui est cher peut, sans qu’aucun signe ne l’ait annoncé, être traversée d’une intolérance exactement proportionnelle. La jalousie était peut-être une source qui clapotait au tréfonds de lui, dont les bulles, en crevant, irriguaient même, souterrainement et régulièrement, le champ libidinal, jusqu’à ce que, tout à coup, elles forment un fleuve et alors, là, c’est la conscience dans son entier, ainsi que cela a été décrit des millions de fois, qui est submergée. L’observation aussi bien que l’expérience me l’ont appris. Personnellement, j’ai vécu la confrontation avec ces manifestations dans une hébétude que même la mort d’êtres proches, fût-elle brutale ou agressive, n’a pas provoquée chez moi. Et il fallut que je lise Victor Hugo, oui, que j’aille chercher cette figure-là de Dieu le père, pour comprendre que cette hébétude est de même nature qu’une sorte d’enfermement propre à l’enfance. « Se rendre compte des faits n’est point de l’enfance. [L’enfant perçoit] des impressions à travers le grossissement de l’effroi mais sans les lier dans son esprit et sans conclure », ai-je lu un jour dans L’Homme qui rit, trouvant enfin l’explication de mon abrutissement. Et je certifie que l’on peut encore, alors qu’on a atteint une taille qui ne devrait plus autoriser les grossissements, subir ce que je définirais ainsi : l’incompréhension d’une injustice qui ne permet même pas d’accéder au sentiment de cette injustice. Tout au long du chemin qui va de la rue Las Cases au quartier de l’église Notre-Dame-des-Champs, j’ai été battue, piétinée dans le caniveau et, lorsque je me relevais, forcée à marcher par des bourrades sur le haut de la nuque et sur les épaules, comme on le faisait autrefois aux cancres qu’on menait au cachot. Nous sortions d’une soirée qui n’avait pris aucune tournure partouzarde, seulement agitée, à un moment donné, par une cavalcade dans laquelle j’avais été entraînée par un monsieur en vue qui avait profité du passage dans un salon sans éclairage pour me jeter sur un divan et inonder mon oreille de sa salive. L’ami qui m’a battue m’avait pourtant déjà accompagnée dans des parties autrement dissolues. Lorsque, dans la nuit, j’ai reparcouru tout notre trajet à l’envers, dans l’espoir déçu de retrouver un bijou qui s’était décroché sous les coups, c’est sur cette perte, exclusivement, que mon esprit s’est concentré. Une autre fois, un de mes récits imprudemment détaillé me valut une vengeance moins colérique bien que tout aussi violente : un coup de rasoir donné à l’épaule droite, alors que je dormais couchée sur le ventre, mais non sans que la lame ait été au préalable soigneusement désinfectée à la flamme de la cuisinière. La cicatrice que je garde, en forme de petite bouche stupide, est une bonne illustration de ce que je ressentis.
Ma propre jalousie a été épisodique. Si j’ai profité de mon itinéraire sexuel pour satisfaire ma curiosité intellectuelle et professionnelle, j’ai en revanche entretenu une grande indifférence à l’égard de la vie sentimentale, conjugale, de mes amis. Et même plus que de l’indifférence, un peu de dédain. Je n’ai connu d’accès de jalousie qu’avec les hommes dont j’ai partagé la vie et curieusement sur une base très différente dans les deux cas. J’ai souffert chaque fois que Claude était séduit par une femme que j’estimais plus jolie que moi. Je ne suis pas laide, mais à condition qu’on apprécie globalement mon physique, non par le caractère remarquable de mes attributs. J’enrageais de ne pouvoir parfaire mes performances sexuelles en principe illimitées par une apparence qui n’aurait pas admis plus de réserve. J’aurais tellement voulu que la suceuse la plus experte, la première partante de toutes les partouzeuses, ne fut pas petite, les yeux trop rapprochés d’un nez trop long, etc.
Je pourrais décrire, avec la plus grande précision, des traits physiques auxquels Claude s’attacha : le visage triangulaire et la chevelure d’une Iseult secrétaire, son thorax gracile qui par contraste mettait en valeur les épaules rondes et les seins coniques ; les yeux clairs d’une autre pourtant brune comme moi ; les tempes lisses et les joues de poupée d’une autre encore. Il va sans dire que la force de la contradiction apportée au principe de la liberté sexuelle rendait la douleur inarticulable et que j’ai alors donné en spectacle des crises de sanglots d’autant plus irréductibles, des arcs hystériques dignes des dessins de Paul Richer.
Avec Jacques, la jalousie a pris la forme d’un terrible sentiment d’éviction. Les représentations que je pouvais forger d’une femme qui en mon absence venait occulter de sa croupe la perspective au bout de son sexe à lui, dans un paysage qui nous était familier, ou dont le corps tout entier, massif, matière en expansion, habitait le moindre détail de notre environnement – le marchepied de la voiture, le dessin d’un ramage sur la housse d’un canapé, la paroi d’un évier où le ventre s’applique quand on vient rincer une tasse –, ou même dont les cheveux étaient collés dans mon casque de moto, donnaient cours à une douleur si intense qu’il me fallait en trouver fantasmatiquement l’issue la plus drastique. J’imaginais que, les ayant surpris, je quittais la maison, prenais le boulevard Diderot jusqu’à la Seine tout près, et me jetais dans l’eau. Ou bien je marchais au-delà jusqu’à l’épuisement, et l’on me recueillait dans un hôpital, muette et idiote. Une autre échappatoire moins pathétique consistait en une activité masturbatoire intense. Comme j’ai commencé à livrer le contenu des récits qui soutiennent cette activité, il est peut-être intéressant que je dise un mot des modifications qu’ils subirent à un moment donné. Les péripéties dans les terrains vagues et les personnages de livreurs, profiteurs flegmatiques, furent remplacés par un registre limité de scènes où je n’apparaissais plus, dont Jacques était l’unique figure mâle, en compagnie de l’une ou l’autre de ses amies. Les scènes étaient en partie imaginées, en partie construites de bribes récoltées par effraction dans les carnets ou la correspondance de Jacques, car celui-ci est peu disert en la matière. À l’étroit dans une Austin garée sous un pont de chemin de fer, il lui maintient le crâne sur son ventre, délicatement, des deux mains, comme on manipule un globe de verre qui couvre un objet précieux, jusqu’à ce que, son foutre ayant jailli dans le fond de la gorge, il perçoive le hoquet de la déglutition un peu réticente. Ou bien le grand cul blanc s’épanouissant au-dessus du canapé du salon comme un gigantesque champignon, je vois Jacques s’y engouffrer tout en le claquant franchement. Une autre possibilité est que la fille se tienne debout, un pied posé sur un tabouret, dans la position qu’adoptent certaines femmes pour mettre en place un tampon hygiénique ; Jacques, agrippé aux hanches, arc-bouté sur la pointe des pieds, l’enfile selon la même configuration, c’est-à-dire par l’arrière. Systématiquement, mon orgasme se déclenchait à l’instant où mon récit autorisait l’éjaculation de Jacques, où mon regard mental reconnaissait la puissante contraction asymétrique de son visage dans ces moments-là. Cette confiscation de mes vieux fantasmes finit par susciter un réflexe de défense, mais il me fallut néanmoins beaucoup de persévérance, de volontarisme pour qu’avec ma propre personne comme protagoniste ils reconquièrent cette zone de mon imagination.
Je ne peux pas clore ce chapitre du commerce, qui, comparable au cocon du ver à soie, recouvre et constitue la relation sexuelle, sans évoquer mon unique et ratée tentative de prostitution. Je pouvais toujours me laisser aller, lorsque j’entendais parler de Madame Claude, à des rêveries fantaisistes à propos de prostitution mondaine, jalouser le personnage de Catherine Deneuve dans Belle de jour, j’aurais été bien incapable de négocier le plus modeste échange de ce type. On racontait que Lydie, la seule femme que j’aie connue qui ait pris dans les partouzes des initiatives d’homme, avait séjourné plusieurs jours dans un bordel de Palerme afin d’offrir à l’un de ses amis, grâce à l’argent gagné, une fête magnifique. Pour moi, cela relevait du mythe et me laissait pantoise. J’ai suffisamment fait allusion à ma timidité, à ma nature première excessivement réservée, pour qu’on en comprenne les raisons. Pour établir une relation dans l’ordre vénal, il faut en passer par un échange de paroles ou de gestes, en tout cas une complicité qui est celle de toute conversation ordinaire et qui, pour moi, n’aurait pas été si différente des préliminaires de séduction que je fuyais. Dans l’un comme dans l’autre cas, il faut, pour tenir son rôle, savoir prendre en compte l’attitude et les répliques de son partenaire. Or, lors du premier contact, je ne savais que me focaliser sur un corps. Ce n’est qu’ensuite, lorsque, d’une certaine façon, j’y avais pris mes repères, que le grain de la peau et la pigmentation particuliers m’étaient devenus familiers, ou que j’avais appris à y ajuster mon propre corps, que mon attention remontait, si j’ose dire, jusqu’à la personne, souvent, je l’ai dit, pour une amitié sincère et durable. Mais alors il n’était plus temps de réclamer de l’argent.
Pourtant, j’en manquais. Une ancienne amie de lycée voulut me rendre service. Une relation lui avait proposé de rencontrer une femme à la recherche de très jeunes femmes. Elle n’osait pas y aller mais pensait que ça pouvait m’intéresser. Elle avait l’idée que faire ça avec une femme « portait moins à conséquence » qu’avec un homme. J’ai obtenu un rendez-vous dans un café de Montparnasse, avec un intermédiaire méfiant, un homme de trente-cinq ans environ qui ressemblait à un agent immobilier. Par précaution, un copain m’accompagnait de loin. Je n’ai aucun souvenir de la discussion, de l’arrangement envisagé ; le type prenait beaucoup de soin, me semblait-il, à parler de la femme que nous devions retrouver, pendant que moi, n’arrivant sans doute pas à m’imaginer à la place de la prostituée, j’inversais les rôles et me représentais cette femme sous les traits d’une call-girl vieillissante, les cheveux décolorés, une lingerie qui n’adhère pas à la chair, renversée sur un dessus-de-lit pelucheux, silencieusement autoritaire. En dépit de ma naïveté, j’ai tout de suite compris, quand il m’a entraînée dans un des petits hôtels de la rue Jules-Chaplain que je connaissais, que je ne verrai jamais la femme. Peut-être que d’en avoir tant parlé l’avait immédiatement et définitivement rejetée dans l’espace de l’imaginaire. La chambre était agréablement cosy ; il a allumé les deux lampes de chevet, mais sans prendre la peine d’éteindre le plafonnier, a immédiatement descendu sa fermeture Éclair en me demandant de le sucer, sur le ton de celui qui, dans le métro, s’excuse de vous avoir bousculée tout en ayant l’air de penser que c’est votre faute. Je me suis exécutée, trop contente de ne plus avoir affaire à son incivilité. Il s’est allongé sur le couvre-lit satiné, il bandait bien dur, il était facile à manier. Je l’aspirais régulièrement sans fatigue, calée sur mes genoux placés perpendiculairement à son bassin, ce qui est une des positions les plus confortables. J’étais pressée d’en finir car les pensées s’agitaient de manière confuse dans ma tête. Est-ce qu’il fallait que je l’interroge à nouveau sur la femme que nous étions censés rejoindre ? Ce serait sot. Est-ce qu’il fallait que je lui demande de l’argent pour cette fellation ? Mais est-ce que je n’aurais pas dû le faire avant ? Qu’est-ce que j’allais raconter à celui qui m’attendait ? J’ai été surprise par l’expression sincère, juvénile, d’abandon de son visage lorsqu’il a joui et qui contrastait avec son comportement ; ça a été aussi la seule fois de ma vie où j’ai vu mené au terme du plaisir un homme qui m’était antipathique. J’ai gardé une vision nette de la chambre quand nous l’avons quittée, le dessus-de-lit impeccable, les sièges auxquels nous n’avions pas touché, la netteté sans objet des tablettes de nuit sous les abat-jour. J’ai nié, mais je n’ai pas pu dissimuler à l’ami attentif que j’avais rejoint à une terrasse que je venais de me servir copieusement de ma bouche. Un pompier, surtout s’il est rondement mené, meurtrit l’intérieur des lèvres. Si on fait aller et venir celles-ci sans discontinuer, il vaut mieux protéger le membre activé en les rabattant sur les dents – j’ai en tout cas toujours procédé de cette façon. « Tu as les lèvres toutes gonflées », m’a dit le copain, qui m’a traitée d’imbécile. Le jeune homme aux airs d’agent immobilier m’avait suivie. Il nous a insultés, sous prétexte que nous aurions voulu lui jouer un mauvais tour. Je n’ai pas bien compris lequel. Il n’a pas insisté.
Ce qu’on a pu se moquer de moi sous prétexte qu’il m’était si facile de mettre mon corps à disposition et que je ne savais pas en tirer profit ! Je fréquentais des hommes relativement aisés mais je n’avais pas de disposition pour la petite comédie qu’il aurait fallu jouer si j’avais voulu obtenir d’eux des avantages matériels qu’ils devaient par ailleurs consentir à d’autres. Si je devais – à l’instar des chefs d’État supposés tenir le registre des cadeaux reçus d’ambassadeurs ou de chefs d’État étrangers –, en dresser la liste, le butin serait consternant : une paire de bas orange pailletés que je n’ai jamais portés, trois gros bracelets 1930 en bakélite, un short, sans aucun doute l’un des premiers modèles sortis du prêt-à-porter de l’hiver 1970, en maille blanc cassé, avec tunique assortie, une authentique robe de mariée berbère, une montre achetée dans un bureau de tabac, une broche en plastique à la géométrie baroque typique du début des années quatre-vingt, un collier et une bague Zolotas qui se sont malheureusement ternis très vite, un paréo aux angles perlés, un godemiché électrique de marque japonaise, ainsi que trois petites boules métalliques à loger dans le vagin et censées provoquer une excitation pendant la marche mais qui n’ont jamais été efficaces… Je dois ajouter une participation à la première robe achetée dans une boutique Yves Saint Laurent, un drap de bain, aussi de chez Saint Laurent, ainsi que des soins dentaires élaborés que je n’ai jamais eu à régler, un prêt de plusieurs milliers de francs que je n’ai jamais eu à rembourser. On m’a toujours offert le taxi, le billet d’avion. « Tu avais l’air perdue, me dit quelqu’un qui m’a connue très jeune, et on ne pouvait pas s’empêcher de te donner un billet de cent francs. » J’ai dû toute ma vie continuer de donner cette impression aux hommes, non d’une femme intéressée, loin s’en faut, mais d’une adolescente inapte à gagner de l’argent et qu’il fallait bien aider d’un peu d’argent de poche. J’exclus bien sûr de ce compte tous les cadeaux offerts par Jacques, à la mesure de notre relation qui est d’une autre nature, et je range à part les œuvres données par des artistes et dont je peux tout de même penser, comme chaque fois que mes intérêts professionnels se sont trouvés intriqués avec mes relations sexuelles, qu’elles gratifiaient autant la critique d’art que, lorsque ce fut le cas, l’amante.
Rien que des premières fois
On ne soutient pas, dans tous les moments de la vie, le même régime sexuel ! Cela peut être dû à des circonstances amoureuses – une seule personne canalise tout votre désir – mais aussi à ces moments de retour de la conscience sur elle-même où, à la faveur de changements intervenant dans des secteurs qui ne sont pas forcément ceux de la vie sentimentale – déménagement, maladie, nouvel environnement professionnel ou intellectuel… –, on sort de la piste sur laquelle on s’était engagé. Je connus deux occasions qui mirent un frein à ma dispersion sexuelle. Comme nous nous apprêtions à partager le même lieu d’habitation, Jacques et moi, celui-ci m’écrivit que nous ne devions impérativement rien nous cacher, ne pas nous mentir. Or il se trouve que je venais de nouer des relations dont je pensais qu’elles lui déplairaient. Je réussis à en éviter une ou deux, espaçais les soirées dans des partouzes et vécus le reste dans une culpabilité que je n’avais guère connue jusqu’alors et qui eut un effet inhibiteur, certes relatif mais néanmoins réel. D’autre part, une partouze, dont le déroulement fut pourtant banal, marqua pour moi un tournant. Je connaissais le couple qui nous recevait et que je regardais, parce que lui venait de prendre la direction d’un grand journal et qu’elle était chanteuse, comme des parodies des personnages de Citizen Kane. J’avais déjà baisé, sinon avec eux, du moins avec lui. L’assemblée était distinguée, répartie en deux groupes : l’un dans la chambre à coucher, l’autre sur un sofa curieusement placé au milieu d’un salon éclairé par un lustre. J’étais sur le sofa, décidément de préférence dans la partie la plus éclairée, normalement active. J’aimais assez la verge de notre hôte, trapue, selon des proportions qui en faisaient le modèle réduit de tout son corps dépourvu de taille. Un mouvement s’est produit en direction de la chambre, où une jeune femme, enfoncée dans l’édredon, les membres en l’air comme un bébé qui gigote dans son couffin, disparaissait sous les dos épais qui venaient successivement la couvrir, et poussait des hurlements qui traversaient tout l’appartement. Je regarde avec placidité ce genre d’extraversion. L’admiration qu’un des participants a exprimée, trouvant qu’« elle s’en donnait », était bête. Je suis retournée me reposer sur le sofa. J’ai pensé que cette jeune femme occupait une place centrale qui jusqu’alors était la mienne et que je devais en être jalouse, mais ma jalousie était tempérée. Pour la toute première fois, je marquais une pause dans une de ces soirées où j’avais depuis toujours opéré sans relâche. Et cette pause, je l’appréciais au même titre que lorsque je me repliais sur moi-même au cours d’un dîner ou d’une réunion entre amis. Je ne suis pas restée sans m’interroger sur ma réaction nouvelle. La réponse que j’ai trouvée était qu’en discutant toujours ouvertement de ces pratiques avec des interlocuteurs qui s’y livraient ou ne s’y livraient pas, en les commentant et en les interprétant la plupart du temps avec l’arsenal d’une psychanalyse plus ou moins sauvage – et qui avait sur moi l’effet du régiment de cavalerie déboulant dans un campement d’indiens insoumis –, enfin, ayant moi-même fini par prendre trois fois par semaine le chemin d’un divan où il n’était plus question de baiser mais d’en parler, j’avais acquis sans m’en rendre compte une place qui n’était plus seulement de membre actif mais aussi d’observatrice.
Et c’est lorsque je me suis écartée du centre de la spirale que j’ai fait une découverte : mon plaisir n’était jamais aussi vif que lors de la première fois, non pas où je faisais l’amour avec quelqu’un, mais où nous nous embrassions ; et même, le premier enlacement me suffisait. Il y eut des exceptions bien sûr. Toutefois, dans la plupart des cas, si la suite n’était pas désagréable, elle avait le goût de la gaufrette qu’on croque quand on n’a plus de boule de glace à faire fondre sur la langue, l’attraction du tableau qu’on admire mais dont on repaît son regard pour la quinzième fois. Si j’étais prise par surprise, la volupté était totale. Ce sont ces occasions qui me fournissent beaucoup de mes souvenirs les plus nets d’orgasmes. Je peux citer : la traversée, tard dans la nuit, de l’immense hall d’un Intercontinental ; l’assistant élégant et distingué qui m’accompagne depuis deux semaines dans un périple à travers le pays me rattrape par le bras alors que nous venons de nous souhaiter bonne nuit, me plaque contre lui, m’embrasse sur la bouche. Demain matin, je viendrai te voir dans la chambre. Je ressens le spasme qui monte jusqu’à l’estomac et je repars vers les lointaines petites réceptionnistes en me tordant la cheville. Une autre fois, je plonge au ras de la moquette en direction d’un maître de maison un peu saoul, vautré au milieu d’autres invités, et qui m’attire à lui en tirant sous le col de mon pull-over, m’embrasse longuement d’un de ces baisers de cinéma qui font dodeliner de la tête ; il ne s’agit pas d’une soirée destinée à tourner en partouze, sa femme discute dans la pièce à côté, un de ses amis assis par terre comme nous, le visage par inadvertance tout près des nôtres, nous regarde, égaré. Je finis de m’avachir. Encore : la visite du « Dernier Picasso » au Centre Georges-Pompidou en compagnie de Bruno avec qui les rapports sont très aléatoires. Comme il sort de mon champ de vision au moment où je m’approche d’un tableau, sa présence devient encore plus prégnante et je suis prise au dépourvu par une décharge sécrétrice, brève mais très distincte. Continuant de parcourir l’exposition, je sens mon collant poisseux contre les lèvres de mon vagin puis contre le renflement à l’intérieur des cuisses, selon l’alternance de la marche. Or, alors que pendant une première période de ma vie je restais assez indifférente au fait de retrouver ou non la même sensation dans des caresses plus abouties, ou pendant la pénétration, dans un second temps, quand j’eus pris conscience de sa limitation singulière, je commençai à espérer que ce serrement lointain dans une zone indéfinissable du bas-ventre et l’onde fameuse qui le dissipe puissent se renouveler également dans la poursuite des rapports.
À l’approche de la moitié de ma vie, j’ai enchaîné deux relations, l’une insouciante, l’autre chargée d’affect, qui ne s’en sont pas moins déroulées selon un schéma comparable : je prenais le temps d’être consciente du désir que j’éprouvais à l’égard de la personne et ce désir était d’autant plus ardent ; au bout du désir, il y avait des moments de copulation passionnés mais au cours desquels ma satisfaction n’était jamais aussi pleine que lors de l’attouchement inaugural. De longues années durant, j’ai entretenu fidèlement avec celui qui m’accompagnait à l’exposition Picasso une amitié que menaçaient par phases des accès de désir mal assumés, contrariés, agressifs, etc. Ce fut mon unique expérience chaotique. J’étais reçue quotidiennement chez lui pendant des semaines, puis un jour je sonnais à la porte, personne ne répondait ; la porte restait close pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Et ce, jusqu’à ce que mon opiniâtreté incrédule soit enfin gratifiée d’une interjection rauque au bout du fil qui m’autorisait à me présenter à nouveau devant lui. Sans doute à cause de ce climat d’incertitude, l’orgasme instantané fut avec lui très souvent reconduit. Nous parlions avec volubilité, échangions des impressions de lecture, le plus souvent debout dans un intérieur où aurait pu vivre un quaker. Le temps passait, je me rapprochais. « On a envie d’un petit câlin ? », interrogeait-il sur le ton distrait mais affectueux d’un adulte qu’un enfant vient déranger dans ses occupations. Alors sa main écartait ma culotte et deux phalanges, quatre, déclenchaient de ma part un petit cri douloureux, court, parce qu’il était autant de surprise suffocante que de plaisir. Lui aussi témoignait du plaisir de trouver le passage déjà inondé. Nous étions généreux en caresses et en baisers. Il avait des gestes larges. Si j’étais couchée, il dégageait le drap du même mouvement qui parcourait ma poitrine de part en part ; je pouvais rester droite et immobile sur le dos, pendant que sa paume me balayait d’un coup tout entière, comme si je n’avais été qu’une esquisse. Lorsque c’était à mon tour de m’occuper de lui, au contraire je l’explorais avec minutie, privilégiant les plis du corps, arrière de l’oreille, aine et aisselles, raie des fesses. J’allais même chercher les sillons des lignes dans ses mains entrouvertes. Pendant tout le temps de ces préliminaires, je pensais combien ce serait délicieux tout à l’heure, lorsqu’il se déterminerait à me retourner pour me prendre comme j’aime être prise, en levrette, qu’il attraperait mes fesses pour les plaquer par mouvements brusques et sonores contre son bassin. J’aime particulièrement que la bite entre et sorte par à-coups ; une fois sur trois ou quatre, le coup un peu plus vif provoque une surprise qui me ravit. Pourtant, je n’ai retrouvé qu’exceptionnellement une volupté aussi intense que lorsque les doigts avaient ouvert la voie. Alors je me mettais à penser que la prochaine fois le permettrait, je m’installais dans cette attente et je m’occupais au besoin à forcer la résistance de la porte close, ou de la leçon de morale.
Auparavant, j’avais eu une liaison avec l’auteur des photographies ratées prises dans mon bureau. Il me donnait des rendez-vous soit dans un hôtel du quartier des Gobelins, soit dans l’appartement inoccupé qu’on lui prêtait, près de la gare de l’Est, à des heures indues pour quiconque exerce une activité professionnelle un tant soit peu dépendante d’horaires de bureau : entre onze heures et midi, trois heures et demie et quatre heures et demie… La veille déjà, je sentais l’énervement de mon sexe soumis aux trépidations de la banquette du métro tandis que j’anticipais nos retrouvailles. La sensation pouvait être si crispante que je préférais parfois descendre quelques stations avant destination et me détendre en marchant. Cet homme léchait mon sexe indéfiniment. Sa langue agissait langoureusement, écartait soigneusement tous les replis de la vulve, sachant décrire des circonvolutions autour du clitoris puis appliquer de larges lèchements de jeune chien sur l’ouverture. Le besoin que son sexe vienne cicatriser cette ouverture devenait impératif. Quand il pénétrait enfin, avec autant de douceur et fouillant avec autant de méticulosité que la langue, mon plaisir ne parvenait pas à être à la mesure de ce qu’avait été l’ascension du désir.
Étant donné les déplacements auxquels obligeaient ces rendez-vous dans de courts laps de temps, il arrivait que nous nous manquions. Si je ne le voyais pas venir, je restais étendue sur le lit, les pieds ballants, l’envie douloureusement calée entre les cuisses comme une entretoise qui m’aurait empêchée de les refermer. Il s’ensuivait une oppression qui me paraissait insurmontable, qui m’empêcherait d’accomplir les tâches de la journée, de retourner au bureau, de téléphoner, de décider de choses importantes ou non. Comment pourrai-je, jusqu’au prochain rendez-vous, mener une vie normale, comme si de rien n’était ? Le désir béant fait de moi un pantin de bois qu’on a laissé tomber, les bras et les jambes écartés, raides, incapable de se mouvoir par lui-même. Mais par chance, cette asthénie qui me guette toujours, plus ou moins obsédante selon les circonstances, ne dure pas. La porte du bureau est toujours, sans que j’aie à le décider, un sas parfaitement étanche et je peux bien avoir l’entrejambe trempé (ou venir de vivre n’importe quel événement de quelque nature que ce soit), j’ai la bienheureuse faculté de m’abîmer avec la même facilité dans le travail.
Aurais-je jamais envisagé d’écrire ce livre, qui s’ouvre sur un chapitre intitulé « Le nombre », si je n’avais pas fait l’expérience d’être une fois le minuscule satellite tout à coup sorti de l’orbite où le maintenait un réseau de connexions qui ne le commande plus ? Le lâchage s’est fait en deux étapes. D’abord il m’arriva, de temps à autre, de rencontrer plus fréquemment l’insatisfaction et de la vivre de manière encore plus butée que celle que je viens de décrire. L’excitation pouvait monter très haut. Les signes que je prenais pour le présage certain d’un plaisir total étaient : les lèvres froides, une chair de poule (je reviendrai plus loin, et plus en détail, sur ces sensations). Si, comme c’était devenu souvent le cas, le processus tournait court, c’était à la place de la vaste issue espérée un infranchissable obstacle qui se dressait devant moi. Chaque fois, dans l’instant même où l’autre s’écartait et où je refermais les jambes, avec la même opiniâtreté que lorsque je m’attache dans un article à correctement décrire un objet, j’ai cherché à définir ce qui m’habitait et pour lequel les mots me manquaient. Comment pouvais-je nommer ce sentiment exclusif ? Telle était la question que je m’adressais. Il s’agissait d’une haine, certes, à l’égard de celui qui se trouvait à mes côtés, mais bien sûr indépendante des sentiments que j’éprouvais par ailleurs pour lui. Une haine pourtant qui, sur le moment, me remplissait aussi complètement qu’un métal fondu épouse son moule. Comme je m’obstinais à me la décrire, je me souviens de l’avoir quelquefois comparée à un autre genre de sculpture : au dé hermétique de Tony Smith. Heureusement, de même que l’oppression qui s’emparait de moi après un rendez-vous manqué ne se prolongeait pas au-delà du trajet en taxi ou en métro, cette haine foudroyante ne résistait pas au réflexe qui conduit vers le lavabo. Et je crois bien que c’est ainsi, occupée à passer une serviette de toilette sur mon sexe, que pour la première fois j’ai pensé qu’il faudrait dire la vérité de tout ça.
Pendant une période que j’estime avoir été de trois ans, peut-être quatre, et qui correspond à ce que je considère la deuxième étape, les rapports sexuels que je pouvais avoir se sont raréfiés et, lorsqu’ils avaient lieu, étaient plus ou moins de la nature dont je viens de parler. Il s’est trouvé que j’ai aussi passé, seule à Paris, des semaines d’été découpées en longues journées de travail et en nuits écourtées à la fois par la chaleur et par de classiques angoisses. C’est alors que j’ai sorti de dessous un tas de lingerie ce godemiché qu’on m’avait offert des années auparavant et dont je ne m’étais jamais servie. Il possède deux fonctions qu’on peut choisir d’activer selon deux vitesses. L’extrémité est une tête de poupée le front marqué d’une étoile et dont les cheveux forment un cran qui correspond au bourrelet du gland. Cette tête décrit des cercles plus ou moins larges tandis qu’une sorte de petit sanglier qui se détache à la moitié du cylindre fait vibrer plus ou moins vite sa langue très longue destinée à solliciter le clitoris. La première fois que je me suis servie de l’objet, j’ai joui instantanément, dans un spasme très long, parfaitement identifiable, mesurable, et sans que j’aie eu à me raconter des histoires. J’en ai été toute retournée. L’orgasme, disons même l’orgasme de la qualité la plus pure, pouvait donc être déclenché sans qu’il ait fallu perpétuellement remonter à la source du saisissement de la « première fois » en renouvelant les occasions de cette première fois, et sans même avoir eu le temps de convoquer par l’imagination livreurs et ouvriers de chantier. À de nombreuses reprises, à la suite de ces rapides séances, j’ai sangloté. Se mêlaient la violence douloureuse du plaisir et cette volupté de la solitude que j’ai déjà évoquée, à peine augmentée, là, d’une touche d’amertume. Le contraste entre ce qui correspondait si bien à ce qu’on appelle le plaisir solitaire et mon ordinaire goût de la pluralité était comique. Une fois, j’ai pensé que si je devais « dire la vérité de tout ça », le livre s’intitulerait La Vie sexuelle de Catherine M. Ça m’a fait rire toute seule.