3. L’espace replié
Diverses niches
L’exploration des chasses gardées de la périphérie parisienne ne me procurait pas seulement l’euphorie des grands espaces, elle se retournait en celle, corollaire, du jeu de cache-cache. Dans une rue assez dégagée, à deux pas de l’ambassade d’URSS, j’ai ainsi trouvé refuge à l’arrière d’une camionnette de la Ville de Paris, de toute évidence parce qu’il se trouvait dans le groupe un employé municipal. Les hommes entraient à tour de rôle. J’étais accroupie pour les sucer ou couchée et repliée sur le côté, essayant de présenter au mieux mon cul pour faciliter leur prise. Rien n’était prévu à l’arrière pour adoucir le contact avec la tôle ondulée et je souffrais assez des secousses. Mais j’aurais pu restée tapie là toute la nuit, moins ankylosée à cause de la position pénible qu’engourdie par l’atmosphère de l’improbable niche où j’étais lovée et où je sombrais, comme il semble qu’on le fasse dans certains rêves opaques, en se regardant s’enfoncer. Je n’avais pas à changer de place à intervalles. réguliers la porte arrière se soulevait, l’homme sautait dehors, une nouvelle silhouette se faufilait. Dans le petit véhicule brinquebalant, j’étais l’idole immobile qui reçoit sans ciller les hommages d’une suite de fidèles. J’étais celle que j’imaginais être dans quelques-uns de mes fantasmes, par exemple celui où je me trouvais dans une loge de concierge, le cul dépassant seul du rideau qui cache le lit, offert à une longue file d’hommes qui battent la semelle et s’apostrophent. Une 2 CV camionnette vaut bien une loge de concierge. Mais j’ai quitté mon baldaquin de tôle avant que tout le monde ne soit passé. Éric, qui faisait le guet, m’a expliqué le lendemain : d’une part, les types, très excités, commençaient à avoir un comportement imprudent ; d’autre part, la camionnette menaçait de basculer.
Les cabines de semi-remorque sont mieux adaptées, elles sont notamment munies d’une couchette. Jamais, je n’aperçois les filles qui attendent au bord de la route, leur corps fait d’un rafistolage de menus accessoires, d’un balconnet qui brille dans l’échancrure du corsage, celui-ci ne se raccordant pas à la minijupe, et de jarretelles qui s’échappent de dessous cette dernière…, sans penser au petit élan qu’elles devront prendre sur une jambe lorsqu’il leur faudra atteindre le marchepied et rejoindre le client qui aura arrêté son véhicule. J’ai connu cette impulsion à donner au corps et la brève ascension qui s’ensuit et porte ce corps jusqu’à deux costauds qui le réceptionnent plutôt avec délicatesse, habitués qu’ils sont à mesurer leurs gestes dans l’habitacle étroit. Ma chance était de ne pas avoir à annoncer de prix ni d’avoir attendu dans le froid. Je ne me mettais pas trop en frais de toilette non plus. Je n’avais sur moi qu’un manteau ou un imperméable que je laissais s’ouvrir comme un peignoir au moment de l’escalade. Il m’arriva, au creux de la couchette – c’était par hasard dans un camion d’international Art Transport, un des principaux transporteurs d’art, qui stationnait près de la porte d’Auteuil –, de recueillir des caresses élaborées. Cette fois-là, un seul des deux camionneurs s’occupa de moi, longuement, au point que je fus surprise qu’il m’embrassât sur la bouche et continuât de me caresser après avoir joui. L’autre regarda d’abord en ajustant le rétroviseur, puis il se tourna de côté, mais ne me toucha pas. On s’attarda, on parla, ce fut une relation très conviviale.
La couchette où l’on se blottit appartient par excellence à l’univers enfantin. Nous en avons partagé une, Jacques et moi, en wagon-lit de seconde classe, rentrant de Venise en période de grève, pris au piège en compagnie d’une famille nombreuse. Il avait bien fallu s’organiser. Nous nous étions portés preneurs d’une seule couchette pour deux, située tout en haut, là où il fait le plus chaud et où l’on n’accède pas sans une gesticulation périlleuse et ridicule. Les parents avaient pris les deux couchettes du bas, les enfants s’étaient répartis tant bien que mal dans les trois restantes. Nous nous sommes alors mis dans l’une de ces positions paresseuses dont l’humanité continuera longtemps de tirer la plus sûre délectation, dût-elle pour cela oublier l’encyclopédie du Kâma Sûtra, à savoir que nos deux corps étaient serrés dans un arc concave et que je réchauffais mes fesses dans le giron de Jacques. Quand toutes les veilleuses ont été éteintes, nous avons descendu les pantalons et nous avons baisé profondément. Sans un mot ni même un bref gémissement déguisé en soupir d’aise, sans autre mouvement que l’imperceptible contraction de fesses qui fait à peine basculer le bassin. Quiconque s’est trouvé contraint d’arracher son plaisir à une promiscuité non voulue (dortoir de pensionnat, logis familial exigu…) sait de quoi je parle : si le plaisir est atteint, c’est qu’il a absorbé en lui le silence absolu et la quasi-tétanisation des corps qui en étaient les conditions, et que celles-ci le rendent d’autant plus intense. On comprend que l’on puisse ensuite chercher à recréer plus ou moins artificiellement cette situation de promiscuité et que certains, pour cela, se choisissent les alcôves à la fois les plus insoupçonnables et les plus exposées.
Attentive aux respirations près de nous qui suspendaient leur rythme régulier quand le train marquait un cahot un peu plus brutal, j’ai eu peur sur cette couchette, moi à qui il aurait été indifférent, peut-être, de me retrousser sur le quai si la fantaisie eût pris Jacques de me le demander – j’ai eu peur que les enfants ne devinent ce que nous étions en train de faire. Par rapport à la cohabitation dans le lit avec ma mère, j’avais changé de rôle ; j’étais bien toujours celle qui se livrait à l’activité clandestine mais j’étais devenue l’adulte qui pouvait mépriser la réaction de l’enfant. En vérité, je n’avais pas oublié la pudeur qui était la mienne alors, pudeur d’autant plus intransigeante à cet âge qu’on la pense et qu’on se l’octroie précisément en tant qu’elle serait une supériorité de l’enfance sur l’âge adulte. En d’autres termes, si je ne craignais pas le jugement des adultes, je craignais celui des enfants. Je craignais de mettre sous leurs yeux non pas quelque chose qu’ils devaient ne pas connaître encore, mais quelque chose de sérieux, précieux, qui ne se divulgue pas étourdiment. Du fait que j’avais des relations avec des pères de famille, j’ai failli, à deux reprises, présenter à des enfants un spectacle plus abouti que la scène de baiser à la dérobée de ma mère avec son ami. La première nuit que j’ai passée avec Robert chez lui – d’ailleurs la seule –, je le vis coincer la poignée de la porte de la chambre avec un dossier de chaise. Je me dis en moi-même : « Tiens, ces trucs qu’on voit dans les vieux films d’aventure, ça marche ! » Le matin, sa fille secoua la porte, réclamant de voir son père avant de partir à l’école. Il lui cria vivement d’aller se préparer, qu’il la rejoindrait. Ce qu’il fit. En vacances, à l’heure de la sieste, le fils d’Éric appela son père de derrière le rideau de cotonnade qui isolait la chambre. Éric se détacha de ma poitrine en s’appuyant sur un coude, à la manière d’un couvercle de boîte qui pivote sur une charnière, et ce fut comme si un diable surgissait de la boîte. « Fiche le camp, tempêta-t-il dans l’affolement. Fiche le camp, laisse-moi dormir ! » Les deux fois, je me suis sentie du parti de l’enfant qu’on rabroue.
Lorsque vous doublez à moto un très gros véhicule et pour peu qu’il y ait du vent, survient l’instant précis où l’air s’empare de vous. Cet instant se situe alors que vous avez remonté jusqu’à la tête du camion, juste avant que vous ne commenciez à vous rabattre. Un appel d’air se produit et votre torse subit un double mouvement de torsion. Une épaule est projetée en avant, l’autre en arrière, et le mouvement s’inverse tout aussi brusquement. Vous êtes une voile qui claque au vent. Quelques secondes auparavant, vous fendiez l’espace qui s’ouvrait devant vous. Tout à coup, cet espace se rabat et vous secoue, vous moleste. J’aime cette sensation et je sais l’identifier en d’autres circonstances bien différentes : se sentir au cœur d’un espace qui s’ouvre et se referme, s’étend et se rétracte. Et de même qu’un élastique qu’on étire puis qu’on lâche par inadvertance revient cingler la main qui le tient, de même est-on dans cet espace, par brèves séquences, alternativement un sujet qui saisit ce qui l’environne (ne serait-ce que du regard) et un objet saisi. Ainsi, et de façon inattendue, dans un sex-shop. Cela me plaisait d’y accompagner Éric. Tandis qu’il entretenait le vendeur de ses demandes toujours extrêmement précises parce qu’il se tenait au courant des dernières parutions, surtout dans le domaine des vidéocassettes, j’allais et venais dans le magasin. La première image venue, quelle qu’elle soit (une fille écartant de ses doigts manucurés sa vulve cramoisie, la tête légèrement relevée vue en perspective, le regard flottant au-dessus du corps avec la même expression que celle d’un malade qui cherche ses pieds au bout d’une civière ; une autre assise sur les talons dans la pose traditionnelle de la pin-up et soutenant de ses paumes ouvertes le fardeau de nichons plus gros que sa tête ; le jeune homme en costume trois pièces qui empoigne sa bite en direction d’une femme d’âge mûr accroupie au bord de son bureau [elle est avocate ou chef d’entreprise] ; et même des body-builders destinés à la clientèle homosexuelle, sanglés dans des cache-sexe qui paraissent proportionnellement minuscules), n’importe quelle image, graphique, photographique, cinématographique, réaliste ou caricaturale (un mannequin posant dans les pages de caleçons d’un catalogue de vente par correspondance ; une éjaculation en grosses gouttes débordant dans les marges d’une bande dessinée), toute image, dis-je, fait que je ressens dès le premier coup d’œil l’énervement caractéristique au fin fond de l’entrecuisse. Je feuilletais les revues à disposition, retournais, circonspecte, celles sous cellophane. N’est-il pas formidable qu’on puisse s’exciter librement, au vu et au su de tous les autres clients qui font de même, chacun se comportant néanmoins comme s’il furetait dans les tourniquets d’une Maison de la presse ? N’y a-t-il pas lieu d’admirer l’apparent détachement avec lequel on considère là des photographies ou des objets qui, chez soi, font perdre contenance. Je jouais à me transplanter dans un monde mythique où tous les magasins offraient le même genre de marchandises, parmi d’autres, et où, mine de rien, on se laissait gagner par une chaude sensation, absorbé dans la contemplation d’organes dont la quadrichromie restituait parfaitement l’humidité et qu’on exposait ensuite, sans vergogne, à la vue des voisins de compartiment. « Excusez-moi, puis-je vous emprunter votre journal ? – Je vous en prie. » Etc. La tranquille évidence qui règne dans un sex-shop s’étendait à la vie sociale dans son ensemble.
Passer dans l’arrière-boutique où se tient le peep-show, c’est comme arriver en retard au théâtre. On se trouve plongé dans l’obscurité, dans un couloir circulaire distribuant des « loges ». Il n’y a pas de pourboire à donner à une ouvreuse, on s’est au contraire muni de monnaie afin d’alimenter l’éclairage de la fenêtre-écran donnant sur le plateau au centre du dispositif, où une fille ou un couple se livre à des contorsions d’une lenteur irréelle. Il fait si noir dans la cabine que je n’ai jamais réussi à y percevoir quoi que ce soit, pas même les parois ; cela revient à être dans un vide. Du plateau toutefois émane une lumière basse, bleutée, dont un trait se pose à la base du membre que j’ai pris dans la bouche, si bien que mon espace perceptible se réduit à ce tronçon de chair fripée et piquée de poils, et que j’avale régulièrement. Il se peut qu’Éric appelle le caissier pour changer un billet contre de nouvelles pièces de dix francs. Tournée du côté de la fenêtre, je ne reconnais pas les mains qui commencent à glisser sur mes fesses découvertes, des mains et aussi bien mes fesses dont je pourrais croire qu’elles se trouvent très loin de moi, elles aussi de l’autre côté d’un écran. Juste après être entrés dans la cabine, nous nous sommes palpés en aveugles, le regard concentré sur le spectacle que nous avons commenté. Nous sommes d’accord sur le fait que la fille a une belle chatte. Le type a un peu trop un physique de minet. Éric aimerait bien nous voir nous branler toutes les deux. Je demande si nous pourrons la rejoindre après, etc. Ensuite, nous sommes pris par l’accélération de notre propre mécanique ; le couple dans la lumière bleue se désincarne ; il n’est plus que la projection lointaine, à peine consciente, des images que forgent dans leur cerveau ceux qui s’activent dans le noir. « Han ! », laisse sourdement échapper l’ombre basculée au-dessus de mon dos, en se plaquant un peu plus fermement sur mon cul.
L’échange fantasmatique entre le spectacle et l’action réelle, dans un peep-show, lorsqu’on y baise, n’a pas la fluidité de ce qui se passe lorsqu’on regarde une vidéo ou un film à la télévision, en desserrant de temps en temps sa propre étreinte pour suivre le déroulement de l’action sur l’écran et y trouver le prétexte d’un changement de position. Tandis que le grouillement des pixels brouille les frontières au point que l’espace qui s’y creuse est presque une extension de l’espace où l’on se trouve, la vitre du peep-show est une césure qui matérialise la séparation entre les deux parties symétriques, qu’on peut franchir mais qui reste sensible. Deux autres facteurs concourent à cette impression : le film pornographique a une trame qui, aussi schématique soit-elle, draine l’attention, alors que l’action dans un peep-show est peu évolutive ; enfin, si l’on peut projeter le film en boucle ou passer la nuit devant la télévision, la cabine sans fond a bien une limite, celle du temps qui y est compté, haché par les arrêts de la minuterie.
Qui n’a pas dans ses souvenirs de ces baisers voraces échangés par des langues qui, faisant valoir tout à coup leurs propriétés de muscles, dotées d’une longueur et d’une force d’adhérence monstrueuses, s’explorent l’une l’autre ainsi que le relief entier de la bouche et des lèvres du partenaire, et qui donnent tout son sens à l’expression « rouler un patin » ? Ce déploiement obscène n’a-t-il pas eu lieu sur un pas de porte, au bas d’un escalier d’immeuble ou dans l’encoignure d’un porche, là où se trouvent les interrupteurs sur lesquels on n’a justement pas appuyé ? Lorsqu’on est adolescent, disposant rarement d’un espace à soi, on est bien obligé de se livrer au déballage charnel dans ces endroits semi-publics que sont les portes cochères, les cages d’escalier et les paliers. J’ai évoqué plus haut la nécessité dans laquelle se trouve en particulier la population pubère citadine de gagner sur des espaces interdits sa propre sphère intime. L’instinct sexuel que la civilisation a mis au secret se donne d’abord et spontanément libre cours non pas derrière la porte d’une chambre à coucher, mais dans des zones de passage, celles qui appartiennent à tout le monde et où les usages de la politesse atteignent leur plus haut degré de retenue : « Bonjour. Bonsoir. Veuillez m’excuser. Après vous… » Etc. Combien de fois n’ai-je pas eu un sein pétri par une main pataude, à l’emplacement même où les voisins d’ordinaire me tenaient la porte. Même parvenue au statut d’adulte émancipée, je pouvais encore montrer assez d’impatience masochiste pour, dans un hall d’entrée carrelé, éclairé à travers un vasistas par la lumière des réverbères, me laisser secouer comme un sac, alors que je me tenais assise sur le radiateur, les genoux sous le menton, les tubes en fonte me rentrant un peu plus dans le gras des fesses à chaque bourrade. Par conséquent, ne peut-on pas se demander si le goût de la transgression qui conduit des adultes à choisir de tels lieux, et d’autres encore plus fréquentés, inconfortables ou insolites, pour accomplir l’acte sexuel, ne relève pas d’une transgression qu’on pourrait appeler « primaire », et si leur « perversité » n’est pas à mettre sur le compte d’une vénielle immaturité ?
Avant qu’il ne me soit donné de connaître les jeux de piste du bois de Boulogne ou le manège de la porte Dauphine, les virées en compagnie d’Henri et de Claude m’ont permis d’entretenir cette pratique du pelotage à la dérobée, quelquefois assez poussé, dans les parties communes d’habitations parisiennes. À l’heure des voleurs, nous nous perdons dans un ensemble d’immeubles, à la recherche de l’appartement d’une amie. Bien qu’elle soit artiste et qu’elle affiche un comportement décontracté, mutin, c’est une bourgeoise – nous sommes boulevard Exelmans –, qui plus est la petite amie d’un homme qui est notre « patron » à Henri et moi. L’objectif est enfantin. Nous allons sonner à sa porte, nous faire pardonner notre irruption par des câlineries. L’arrière-pensée est qu’un des garçons au moins réussira bien à fourrer sa pine tenace au creux du coussinet de chair moite, imprégné de la senteur du sommeil. Encore faudrait-il que nous sachions exactement dans quel bâtiment et à quel étage se trouve l’endormie. Claude, sûr de lui, entreprend d’explorer palier par palier l’un des bâtiments, nous laissant sans aucun doute délibérément nous attarder, Henri et moi, dans un autre, où la recherche se révèle infructueuse. Henri a toujours des gestes tendres, des doigts un peu gourds qui semblent davantage lui servir à désigner les choses qu’à les prendre. J’agis généralement de manière plus directe. Debout, collés l’un à l’autre, nous commençons par des effleurements de fesses. Les miennes sont nues sous la jupe. Il n’est pas d’une corpulence beaucoup plus importante que la mienne et cela me plaît de prendre en main le cul d’un homme, et aussi bien de pouvoir enlacer facilement son corps. J’ai fréquenté des hommes grands et forts mais je n’ai pas dédaigné la séduction des petits. L’équilibre entre la masse d’un homme et la mienne, la répartition que je peux croire égale, dans l’étreinte, de l’effort physique me procurent un ravissement particulier où il entre probablement un désir de féminisation de l’homme en question, voire une illusion narcissique : je connais à l’embrasser le même plaisir qu’il a lui-même à m’embrasser.
J’espère, dans des pages qui suivront, rendre compte comme il convient de la griserie qui me prend lorsque ma bouche est pleine d’un membre turgescent ; l’un des agents en est l’identification de mon plaisir avec celui de l’autre ; plus celui-ci se cabre, plus distincts se font gémissements, râles ou paroles d’encouragement, plus il me semble qu’il extériorise ainsi l’appel fou qui se manifeste au fond de mon propre sexe. Pour l’heure, je m’efforce de restituer la scène avec Henri, sachant que je l’ai sucé avec une ardeur, nota-t-il, qui l’étonna. Comment m’y suis-je prise ? Est-ce qu’à la suite de la pression instinctuelle des pubis l’un contre l’autre je me suis laissée tomber à ses pieds, conduite par l’anneau de mes bras qui ont glissé sans lâcher prise le long de son corps, et que, posée sur mes genoux, et selon mon habitude, j’ai d’abord promené mon visage, joues, front, menton, sur un relief qui par sa forme et sa dureté m’a toujours fait penser à un gros œuf à repriser ? La lumière s’est éteinte. Henri m’a rejointe sur le tapis ras et nous nous sommes recroquevillés au bas des marches, face à la cage d’ascenseur. J’extirpai l’objet emprisonné derrière les boutonnières tendues de la braguette et l’aidai à prendre la forme qui convient par un mouvement lent et régulier de ma main. Après cela, j’ai dû, la tête penchée entre ses jambes pliées, enchaîner par un va-et-vient similaire des lèvres. La minuterie s’est rallumée, suspendant mon action. J’ai perçu le marteau de la peur qui frappait dans ma poitrine et résonnait à mes oreilles, et son écho qui parvenait jusqu’à des zones voluptueuses du bas-ventre… La lumière n’a entraîné aucun bruit. Dans l’attente, je gardai par réflexe la main posée comme un cache sur la verge trop gonflée pour rentrer dans son logement décent. Puis, rassurés, nous nous sommes mieux calés sur les marches. Certaines règles de la baise, surtout lorsque le cadre se prête mal aux débordements, ressemblent à celles de la politesse : chacun des partenaires, en alternance, se consacre au corps de l’autre en soustrayant provisoirement le sien à la portée de l’autre, ainsi que font deux personnes qui échangent des remerciements ou des compliments décousus dans une surenchère d’attentions désintéressées. Les doigts d’Henri ont enclenché une vraie mécanique de bielle à l’intérieur de mon con, tandis que je m’adossais à l’arête de la marche et que ma bouche ne gobait plus que la lumière ambiante, et si je tenais toujours fermement son membre, ma main toutefois avait cessé son mouvement ascendant et descendant. Puis, j’estimai être momentanément comblée et c’était mon tour, refermant mes cuisses, de replonger ma tête entre les siennes. Avec nos gestes, nous n’occupions pas plus d’espace que celui de nos corps emboîtés. La minuterie s’est rallumée à deux ou trois reprises. Dans les intervalles, on eût dit que l’obscurité nous cachait dans une anfractuosité, dans la paroi du puits que formait la cage d’escalier. La pleine lumière me fouettait le front pour que je pompe plus vite. Je ne sais plus si Henri a déchargé de « jour » ou de « nuit ». Mêmes petits tapotements du plat de la main pour défroisser les vêtements et pour remettre en place les cheveux. Lorsque Claude et moi passions des soirées avec des amis, et qu’il m’arrivait, comme ce fut le cas cette fois, de baiser inopinément hors de sa vue, je ne me représentais pas devant lui sans une gêne diffuse. Je crois qu’il en allait de même pour celui qui m’avait accompagnée. Claude nous attendait en bas de l’escalier ; il fit mine d’arriver d’un autre bâtiment. Henri lui trouva l’air bizarre. Nous avions renoncé à découvrir la bonne porte.
Maladie, saleté
Toute niche où le corps connaît une plénitude inversement proportionnelle à la place dont il dispose, où il s’épanouit d’autant mieux qu’il est contraint, réveille notre nostalgie de l’état fœtal. Et nous n’en tirons jamais autant de profit que lorsque, dans le secret de cette niche, la vie organique reprend ses droits, quels qu’ils soient, et que nous pouvons nous abandonner à quelque chose qui ressemble fort à l’amorce d’une régression. Qu’on y songe : l’hygiène n’imposait pas que les lieux d’aisance deviennent des endroits où l’on s’isole, des cabinets justement, et s’ils le sont devenus, la pudeur en est le prétexte, mais la raison occulte de cette pudeur n’est ni le souci de notre dignité ni celui de ne pas gêner autrui, elle est la liberté d’éprouver sans retenue le plaisir de la défécation, d’inhaler sa propre embaumante puanteur ou encore d’examiner méticuleusement nos selles, à l’instar de Salvador Dali qui en a laissé des descriptions comparatives et imagées. Je ne m’apprête pas à raconter des histoires scatologiques, je veux seulement me souvenir ici de circonstances banales dans lesquelles les fonctions de mon corps se sont trouvées en conflit. Et comme je n’ai jamais rencontré d’amateur déclaré de mes pets ni de mes fèces, pas plus que je n’ai cherché à goûter ceux des autres, ces confrontations ont pris le tour d’un combat incertain entre plaisir et déplaisir, jouissance et douleur.
Je suis une migraineuse. Arrivée par avion à Casablanca, j’étouffe de chaleur dans l’aéroport en attendant longtemps la livraison de mon bagage. Le voyage n’est pas terminé, Basile, l’ami architecte qui m’a invitée, m’emmène en voiture jusqu’au village de vacances qu’il a construit et où il possède une petite maison. Halte dans un chemin à l’écart de la route. Il fait très beau, un feuillage clairsemé s’agite autour de nous dans une lumière claire. À quatre pattes sur la banquette arrière, je tends comme toujours si bien le cul que je pourrais me le représenter comme un ballon jaillissant hors de la voiture, prêt à se détacher du reste du corps et à s’envoler. Tandis que le ballon est transpercé d’une des pines les plus acérées que j’aie connues, j’éprouve les premiers symptômes. Des sortes de flashes me brouillent la vue et accentuent l’impression de papillonnement de la lumière. À la dernière charge, mon corps, hormis le cul, a cessé d’exister, vidé de substance comme un fruit qu’on a laissé se racornir, désagrégé dans le brasillement. Ou, plus exactement, il n’y a plus rien entre mon crâne minéralisé dans l’étau de la douleur et l’épiderme de mes fesses où s’attardent d’ultimes caresses. Je n’ai plus été capable d’articuler un mot. Arrivée à destination, je me suis couchée, raide, dans le lit haut et profond. Aux deux lourdes terminaisons auxquelles mon corps était réduit, l’une où il s’anéantissait dans la douleur, l’autre que le plaisir avait abandonnée dans une léthargie, s’était ajouté le poids de la nausée qui accompagne les très forts maux de tête. Ainsi n’étais-je plus qu’une apparence de corps, lestée en trois points des trois seuls organes qui me restaient, et autour de laquelle s’affairait silencieusement un homme inquiet. Or, lorsque la migraine me cloue ainsi au fond d’une chambre plongée dans le noir, que je n’ai même plus de geste pour décoller de ma peau le drap imprégné d’une sueur vieille parfois d’une nuit et d’un jour entiers, et que je respire le relent atténué de mon vomi comme la seule perception que je garde, qui ne provoque pas une intolérable douleur, il m’arrive d’imaginer avec mes dernières ressources mentales que, dans cet état, la cavité des orbites élargies par des disques grisâtres, l’angle interne des paupières et la racine du nez enfoncés dans un même pincement, je suis exposée à des yeux étrangers. Jacques a trop l’habitude et un médecin trop de distance clinique. Je voudrais que Jacques prenne des photographies de moi dans ces moments-là et qu’elles soient publiées, et vues, par exemple, par des lecteurs de mes articles et de mes livres. En quelque sorte, quand je suis rendue complètement impuissante par une souffrance trop intense, il y aurait comme une compensation dans le fait de parachever ma déchéance physique en l’inscrivant dans le regard des autres. La relation avec Basile a toujours été légère, enjouée et le plaisir entier. Si je devais être malade en sa présence, alors il fallait que ce soit avec la même simplicité avec laquelle je me laissais faire lorsqu’il me prenait par-derrière, cela après que nous avions fait un bon repas, et que je laissais mon ventre ballonné exprimer quelques pets. C’était un homme vif et perspicace, avec qui les conversations allaient bon train, qui un beau jour m’avait fait cette gentillesse de me complimenter sur ce grand nez qui me complexait mais dont lui estimait qu’il donnait du caractère à ma figure. Quelqu’un aussi qui jouissait principalement dans mon cul mais non sans avoir auparavant stimulé d’un index sûr le point le plus réactif de mon corps. Alors que je n’étais plus capable ni d’échanger la moindre parole avec lui ni de réagir au contact de ses mains, me restait la capacité de lui offrir ce spectacle où je me laissais aller à une complète rétraction de ma personne.
Les maux de tête ont souvent des causes extrêmement difficiles à repérer, ceux qui y sont sujets le savent bien, et ceci, d’une certaine façon, les dispense de remords lorsque la cause est évidente et qu’ils en sont responsables : abus d’alcool ou exposition au soleil. De ma vie, je n’ai pas été saoule plus de deux ou trois fois. L’une de ces fois, j’étais avec Lucien, qui s’était affalé sur moi, sur le tapis de son salon, devant ses amis, à l’insu de sa femme. Il m’avait emmenée dîner en dehors de Paris chez un jeune couple de ses relations. Sans m’en rendre compte, j’ai bu trop de champagne. Ces gens habitaient un gros pavillon où l’on pénétrait directement par la cuisine qui servait aussi de salle à manger. Au fond de la pièce, il y avait deux portes contiguës donnant chacune sur une chambre. La soirée a dû d’abord se prolonger dans leur chambre à eux. J’essaie de reconstituer : Lucien m’entraîne sur le lit avec la complicité du garçon ; ils commencent à me peloter, je concentre mon attention sur la fouille des braguettes. La jeune femme reste un peu en retrait, son ami la prend par les épaules, l’embrasse, l’encourage à venir s’allonger avec nous. Elle va dans la salle de bains, il la suit, revient en expliquant que « ce n’est pas le truc de Christine, mais qu’on peut faire ce qu’on veut, ça ne la dérange pas ». J’assiste au manège comme je suivrais involontairement une pièce radiophonique qui résonne dans la cour d’immeuble, l’été, quand les fenêtres du voisin sont ouvertes. Sans doute par respect pour Christine, qui toutefois ne reparaît pas – s’occupe-t-elle devant la glace au-dessus du lavabo ? Est-elle assise, indécise, sur le rebord de la baignoire ? –, nous passons dans la seconde chambre.
Je ne me rappelle pas du tout si notre hôte m’a pénétrée, en revanche je sais que, apathique, je me suis laissé faire par Lucien. L’édredon était un gouffre où s’enfonçait le bas de mon ventre ; mon vagin, labouré sans heurt par Lucien, qui devait se rendre compte que je n’allais pas bien, s’amollissait, fuyait, aspiré par cette profondeur, tandis qu’une puissance paralysante maintenait la tête, la nuque et les épaules et jusqu’aux bras légèrement écartés, plaqués à l’horizontale. J’ai quand même trouvé la force de me lever. Combien de fois dans la nuit ? Quatre, cinq fois ? Nue, je traversais la cuisine, j’allais dans le jardin. Il pleuvait à seaux. Debout, je vomissais sans chercher un fourré, au milieu de l’allée, directement sur le sol. Il faut savoir que chaque spasme convertit le travail de forge sous la boîte crânienne en ce qui est reçu comme une ultime déchirure dans le métal battu. Le corps entier rentre dans la masse de la tête et devient un poing qui saisirait une lame. La pluie froide apaisait momentanément la douleur. En retournant vers la chambre, au passage, je rinçais ma bouche à l’évier de la cuisine. Le lendemain matin, quand on m’eut rapporté de chez le pharmacien le médicament salvateur, quand ce fut fini, Lucien m’assura qu’il m’avait baisée plusieurs fois dans la nuit et que j’avais eu l’air d’y prendre du plaisir. C’est une des très rares circonstances où j’agis en étant inconsciente. Quelques mois plus tard, je reçus la visite de la jeune femme. Elle et son ami avaient eu un terrible accident de voiture. Lui était mort et sa famille l’avait chassée de cette maison qu’elle habitait avec lui. Elle m’inspira une réelle compassion en même temps que j’éprouvai l’étrangeté de la poursuite d’un cauchemar.
Le rapprochement de ces épisodes en amène un autre. Ce n’était pas après avoir trop bien mangé, comme avec Basile, c’était un jour où, au contraire, j’avais peut-être consommé une nourriture qui n’était pas fraîche, et j’avais les intestins dérangés. Lucien tenait absolument à me prendre par-derrière. J’eus beau me dérober, entreprendre une fervente fellation, je ne pus l’empêcher d’aller fourrer ses doigts au plus près de la partie malade et je me rendis compte, honteuse, qu’il en ramenait un peu de matière liquide. Il enfourna sa bite. Le plaisir que procure cette utilisation du rectum est évidemment de la même famille que celui qu’on éprouve dans les secondes mêmes qui précèdent l’expulsion des matières fécales, mais là la conjugaison des deux fut trop étroite pour qu’elle ne touchât pas au supplice. Je ne me suis jamais livrée, ni spontanément ni entraînée par des hommes qui en auraient eu la pratique, à des jeux scatologiques. Aussi la remarque qui me vient à propos de ces incidents est, tout au plus, qu’ils se produisirent quand j’étais en compagnie d’hommes beaucoup plus âgés que moi, l’un et l’autre pouvant être assimilés, pour des raisons d’ailleurs différentes, à des figures paternelles. Après s’être retiré, Lucien était allé se laver, sans autre commentaire que celui selon lequel j’avais été bien bête de faire des manières, puisque cela avait été si bon. Je me sentis en confiance.
Le bien-être si parfait que l’on connaît lorsque dans le plaisir on s’est pour ainsi dire défait de son corps auprès d’un autre, on peut en reconnaître certains aspects lorsqu’on se défait pareillement de ce corps, mais dans le déplaisir, l’abjection ou encore dans la douleur la plus vive. J’ai traité du thème de l’espace ouvert qu’on s’approprie, de la tentation d’accrocher des regards inconnus à sa nudité comme à une vitrine. Dans ces cas-là, d’ailleurs, la nudité est une parure, et l’exhiber relève d’une excitation comparable à celle qui se manifeste, à l’inverse, lorsqu’on apprête son corps, l’habille, le maquille pour séduire. Je dis bien excitation, montée du désir tendu vers la réponse que lui apportera le monde extérieur. Ce n’est sûrement pas d’excitation dont il s’agit lorsqu’on se replie dans le vase clos de la douleur ou de l’immédiate satisfaction des fonctions élémentaires : lorsque le corps n’a pas la force d’occuper plus de place que l’enfoncement déjà creusé dans le matelas, que le jet de vomissure éclabousse la pointe des pieds, qu’un peu de merde suinte entre les fesses. S’il s’y mêle de la volupté, ce n’est pas que le corps se sente happé par plus grand que lui, c’est qu’il paraît à lui-même ne pas avoir de fond, comme si d’extérioriser l’activité de ses entrailles signifiait qu’on pouvait y faire pénétrer tout l’entourage.
Si l’une des significations du mot « espace » est le vide, si lorsqu’il est employé sans qualificatif il évoque prioritairement un ciel pur ou un désert, l’espace exigu est presque aussi automatiquement vu comme un espace plein. Lorsqu’il me prend de retourner mon aspiration aux vastes horizons, je m’expédie volontiers, par l’imagination, dans un local à poubelles. Presque toujours celui de l’immeuble que j’habitais dans mon enfance. Le dos au mur, je m’y fais mettre, entre des poubelles en fer rainuré, par un homme qui, pour la circonstance, pose à terre un seau rempli d’ordures. Je n’ai jamais réalisé ce fantasme mais j’ai assidûment fréquenté un homme qui vivait dans un tel capharnaüm et une telle saleté que l’idéal de la poubelle devait bien tenir une place dans son inconscient. Le même était un esthète, théoricien clair et posé, et même précieux dans son expression. L’appartement comptait deux minuscules pièces aux murs entièrement couverts d’étagères encombrées de livres et de disques, jetés là en tous sens, certaines étagères ayant cédé sous le poids. L’une des pièces était aux trois quarts occupée par le lit dont je n’ai jamais connu le drap du dessus et la couverture que remontés en tas, et où l’on ne pouvait se glisser qu’après avoir repoussé livres, journaux et papiers. Dans la seconde pièce, ce n’était pas seulement le bureau qui semblait avoir subi la vengeance d’un voleur enragé de ne pas avoir trouvé son butin, c’était aussi le sol ; on marchait dans un maquis de piles de livres et de catalogues effondrées, de monceaux d’enveloppes ouvertes et de feuilles froissées, de pages en éventail dont on pouvait soupçonner qu’elles avaient encore une utilité. Cela, avec la poussière, n’aurait rien été si des verres, dont le fond gardait la pellicule marron d’une boisson asséchée, n’avaient pas servi de presse-papiers, s’ils n’avaient pas marqué de fronces circulaires et poisseuses d’autres papiers, si un T-shirt grisâtre ou une serviette-éponge durcie ne s’étaient pas emmêlés dans les draps, s’il n’avait pas fallu pour dégager un morceau de savonnette dans l’évier sonder des couches archéologiques de soucoupes et de tasses sur lesquelles des miettes avaient formé une croûte, comme la terre sur un vestige tout juste exhumé – tout ça soulevait le cœur. Dans ce taudis, j’ai passé beaucoup de nuits. Son locataire ne déparait pas. Ce fut pour moi une source jamais tarie de perplexité que de constater qu’il ne devait jamais accomplir cet acte élémentaire de confort et d’urbanité, à savoir se brosser les dents. Quand il riait, sa lèvre supérieure levait le rideau sur un emplâtre jaune piqué çà et là de noir. Comme je ne doutais pas que toute mère enseignât le geste d’hygiène à ses enfants, je me demandais à quel niveau d’amnésie de son enfance il avait bien pu parvenir. Il aimait beaucoup se faire branler le cul. Il se mettait d’entrée en levrette, présentant un cul large, plutôt blanc, et son visage prenait un air sérieux dans l’attente. Alors, je me plaçais à côté de lui d’aplomb sur mes genoux écartés, la main gauche posée légère sur son dos ou sa hanche, et la main droite humectée commençant par masser le pourtour de l’anus, puis engageant deux doigts, trois, quatre. J’aurais vite fait penser, avec mon dos voûté, le mouvement frénétique de mon bras, à une ménagère se dépêchant de rattraper une sauce, à un bricoleur polissant son ouvrage. Ses gémissements avaient la même sonorité nasale que son rire. Mesurer en les écoutant le fruit de mon effort soutenu m’amenait moi-même à une surexcitation telle que je n’abandonnais qu’à regret le mouvement devenu douloureux. Ensuite, nous enchaînions les postures avec la logique d’acrobates qui, d’une figure à l’autre, finissent par échanger leur place. Je substituais ma langue à mes doigts, puis je glissais sous lui pour former ce qu’on appelle un soixante-neuf, puis c’était mon tour de me mettre en levrette. Le niveau aigu du plaisir que j’atteignais alors fut aussi un sujet d’interrogation récurrent. Peu de personnes connaissaient l’antre, et s’y vautrer ravivait sans aucun doute la prédilection infantile pour le cloaque. Le cloaque est un lieu caché, non pas tant parce qu’il serait humiliant de s’y faire voir, que parce que, à l’instar de ces animaux qui dégagent une odeur infecte pour éloigner le prédateur, on s’en couvre comme d’une enveloppe de protection, on s’y réfugie comme dans un nid d’autant plus sûr qu’il est en partie tressé de ses propres excrétions. Toutefois, mon entourage était à même de constater que l’homme en question était plus sale qu’il n’est généralement admis pour un intellectuel souvent négligent de son aspect physique. Je ne décourageais pas les questions ni les commentaires. Il y avait du défi contrôlé dans ma réaction. « Eh bien, oui, telle que vous me voyez, douchée du matin et culottée de frais, je me frotte à cette crasse. » Au besoin : « Je m’y frotte comme je me blottis contre vous. »
Il ne faut pas être grand psychologue pour déceler dans ce comportement une inclination pour l’auto-avilissement, mélangée du dessein pervers d’y entraîner l’autre. Mais la tendance ne s’arrêtait pas là ; j’étais portée par la conviction de profiter d’une fantastique liberté. Baiser par-delà toute répugnance, ce n’était pas que se ravaler, c’était, dans le renversement de ce mouvement, s’élever au-dessus des préjugés. Il y en a qui transgressent des interdits aussi puissants que l’inceste. Je me suis contentée de ne pas avoir à choisir mes partenaires, quel que soit leur nombre (étant donné les conditions dans lesquelles je me livrais, mon père, fut-il « du nombre », je ne l’aurais pas reconnu), je peux dire quel que soit leur sexe et quelles que soient leurs qualités physiques et morales (de la même façon que je n’ai pas cherché à éviter un homme qui ne se lavait pas, j’ai en toute connaissance de cause fréquenté trois ou quatre personnages veules et imbéciles). Ceci, tout en attendant d’être un jour sous un chien dressé, ce que me promettait Éric, qui ne se réalisa jamais, sans que je sache si nous manquâmes l’occasion ou s’il jugeait que cela devait rester de l’ordre de la fabulation. En amont de ce livre, j’ai engagé ma réflexion sur le thème de l’espace. J’en viens à parler d’animal et d’immersion dans l’animalité humaine. Par quel détour résumer au mieux le contraste d’expériences où se mêlent la jouissance qui projette hors de soi et la salissure qui fait se rapetisser ? Celui-ci, peut-être : en avion, sur certains trajets, j’aime contempler longuement, à travers le hublot, un paysage désertique. Sur les longs-courriers, l’enfermement dans la cabine favorise l’avachissement de tous les passagers et, dans la promiscuité, on finit par échanger avec ses voisins le remugle des aisselles humides et des pieds échauffés. L’émerveillement qui est alors le mien, s’il m’est donné simultanément d’embrasser du regard un pan de la Sibérie ou du désert de Gobi, est d’autant plus grand que je suis entravée, moins par la ceinture attachée que par ce bain trop épais dans lequel je suis plongée.
Au bureau
Besoin de suturer la coupure entre l’intérieur et l’extérieur de mon corps, et, sans aller jusqu’à une franche analité, faculté de trouver mon aise dans la souillure : quelques traits de ma personnalité sexuelle entretiennent de menues tendances régressives. J’y rapporterai également l’habitude d’accomplir l’acte sexuel en un maximum de points de l’espace familier. Certains de ces points sont ceux qui permettent au couple de manifester l’urgence du désir et d’expérimenter par la même occasion des positions inédites, entre la sortie de l’ascenseur et l’entrée de l’appartement, dans la baignoire ou sur la table de la cuisine. Quelques-uns parmi les plus excitants appartiennent aux espaces de travail. Là s’articulent l’espace intime et l’espace public. Un ami, que je retrouvais dans son bureau donnant sur la rue de Rennes, se faisait volontiers sucer devant la paroi vitrée qui descendait jusqu’au sol, et l’agitation euphorique du quartier qui montait jusqu’à moi, agenouillée dans le contre-jour, participait certainement à mon plaisir. En ville, à défaut d’horizon lointain, cela me plaît d’avoir un point de vue depuis une fenêtre ou un balcon, tout en emprisonnant dans un logement secret une bite langoureuse. À la maison, je laisse planer un regard vague au-dessus de la cour étroite et sur les fenêtres des voisins ; depuis un bureau que j’ai occupé boulevard Saint-Germain, je considérais la massive façade du ministère des Affaires étrangères. J’ai aussi évoqué quelques-uns de ces points en parlant de la crainte exquise de s’exposer au regard d’involontaires témoins. À cette tentation exhibitionniste, j’ajouterai la pulsion à marquer son territoire, comme le ferait un animal. Semblable au lémur qui de quelques jets d’urine définit l’espace qui sera le sien, on laisse choir quelques gouttes de foutre sur une marche d’escalier ou la moquette d’un bureau, on imprègne de son effluve le cagibi où tout le monde vient ranger des affaires. En inscrivant sur ce terrain l’acte par lequel le corps excède ses propres limites, on se l’approprie, par osmose. Et on le prend sur celui d’autrui. Qu’il entre dans cette opération une part de provocation voire d’agressivité indirectes à l’égard des autres, cela ne fait pas de doute. La liberté paraît d’autant plus grande qu’on se l’octroie dans un lieu où la cohabitation professionnelle impose habituellement des règles, des limitations, quand bien même partagerait-on ce lieu avec les personnes les plus discrètes et les plus tolérantes. Sans compter qu’en annexant éventuellement à sa sphère très privée des effets leur appartenant, un pull qu’ils ont oublié là et qui va servir de cale-fesses, l’essuie-mains des lavabos de l’étage dont on va se frotter l’entrejambe, on les y embringue d’une certaine façon, à leur insu, il y a des lieux que j’ai habités de cette façon avec le sentiment que j’y étais plus chez moi que ceux qui y passaient le plus clair de leur temps actif, parce que j’avais déposé la trace humide de mes fesses là où eux étalaient leur matériel et leurs dossiers. Cela n’empêchait pas l’idée de me traverser l’esprit qu’ils avaient peut-être, eux aussi, détourné la fonction de leur espace de travail, et qu’ainsi nous baisions dans le sillage les uns des autres.
J’ai méthodiquement posé les balises d’un territoire sexuel à l’intérieur des lieux professionnels. Certains endroits sont particulièrement propices, tels le local où est installé le banc de reproduction ou les grandes pièces aveugles dans lesquelles sont généralement stockés les paquets de journaux. Le premier est fermé par un rideau occultant. Son exiguïté oblige à rester debout, et on y baigne dans une lumière de cabaret. Cette lumière veloute la peau et cette perception optique exacerbe le toucher ; il suffit que les caresses soient des effleurements. D’autant que les corps se désincarnent : la lumière rouge donne une transparence à la peau claire et fait disparaître les parties sombres, les cheveux ou le vêtement qu’on a gardé sur soi.
Dans une réserve, le plus déroutant est d’avoir à élire l’emplacement. L’espace découpé en allées parallèles par les étagères est uniforme, on n’est pas plus à l’abri d’un regard intrus dans une allée que dans une autre, et de toute façon les espaces vides entre les piles de papier laisseraient passer ce regard. Si bien qu’on se pose dans ce lieu d’accumulation aussi arbitrairement qu’on le ferait dans un espace nu, et non sans avoir d’abord tourné un peu sur soi-même. Dans ces endroits, pour moi, la fellation était préférable, comme l’acte le plus rapide à suspendre. Je pense que cela est dû à l’aspect terne de l’endroit. Dans un bois, sur un chemin désert, dans n’importe quelle enceinte publique, il y a toujours une bonne raison de choisir de se mettre derrière tel bouquet d’arbres, dans telle encoignure de porte, soit parce qu’ils offrent le plus de commodité ou de sécurité, soit qu’ils présentent un attrait ludique ou esthétique. Là, rien de cela. Alors la station qu’on y fait est forcément brève parce qu’on pourrait tout aussi bien se porter quelques mètres plus loin, et migrer ainsi de place en place. À cela s’ajoute que, si l’on veut bien envisager d’être pris en flagrant délit dans un lieu pittoresque, il y aurait presque une humiliation à l’être dans un endroit aussi moche.
J’aime beaucoup l’atmosphère des bureaux désertés, il y règne un calme qui n’est pas celui d’un arrêt mais celui d’un suspens. Le harcèlement du monde laborieux a cessé, mais il menace, à travers une sonnerie de téléphone persistante, la gueule d’un écran d’ordinateur, un dossier resté ouvert. Tous les outils, toute la matière, tout l’espace à disposition de moi seule me procurent l’illusoire mais apaisante sensation de disposer d’une force de travail illimitée. Ainsi que je l’ai déjà dit, lorsque les autres libèrent l’espace, ils libèrent le temps, et c’est comme si j’avais à ma disposition l’éternité pour apprendre à me servir de tous les appareils, analyser et résoudre tous les problèmes, et comme si la possibilité d’entrer dans un bureau sans avoir à m’annoncer ni à m’excuser rendait plus fluide ma vie saccadée. Dans ces conditions, et quand j’étais rejointe dans ma solitude par un collaborateur qui se doublait d’un partenaire sexuel, il ne m’est arrivé qu’exceptionnellement de profiter du semi-confort de la moquette. Ce sont plutôt les plans de travail qui m’ont servi de socles. On pourrait penser que c’est parce que la position, la femme assise au bord de la table, l’homme debout entre ses jambes écartées, est plus facile à modifier en cas d’irruption d’un collègue. Ce n’est pas le cas. La vérité est que les gestes s’enchaînent. Avec Vincent, qui était maquettiste, il arrivait que nous examinions des mises en pages côte à côte sans prendre la peine de nous asseoir, parce que c’était un homme pressé, et peut-être parce qu’on croit avoir une meilleure appréciation avec trente centimètres de recul supplémentaires. Une infime hésitation dans le déroulement du travail, et je me tournais. Un léger soubresaut et, les fesses à côté des maquettes, j’avais le pubis à bonne hauteur. La hauteur est importante. Régulièrement, le moment propice pour glisser de la discussion professionnelle à l’étreinte muette correspond à un relâchement de la concentration, lorsqu’il faut, par exemple, chercher un document dans un tiroir situé en bas d’un meuble. En me penchant pour l’attraper, je fais ressortir mes fesses. Elles ne demandent qu’à sentir l’emprise de deux mains fermes. Ensuite, elles cherchent un appui sur un bureau ; je suis toujours précautionneuse lorsqu’il s’agit de déblayer tout autour pour allonger mon dos. Mais tous les plans de travail ne sont pas situés à la bonne hauteur, beaucoup sont trop bas, et il y a des bureaux sur lesquels je ne me suis jamais recouchée. Un graphiste que je rencontrais à son agence avait astucieusement réglé la question en adoptant les sièges sur pied à piston qui s’ajustent au centimètre près. Je m’y asseyais devant lui, le sexe exactement face au sien. Derrière lui, on prévoyait une table pour que je puisse poser mes pieds. Ainsi pouvions-nous rester très longtemps sans fatiguer ni l’un ni l’autre, moi comme si je me fus trouvée dans un transat, lui, la taille aussi souple que s’il avait fait tourner un hoola-hop. Par intermittence, il substituait à son propre mouvement celui de l’assise du siège qu’il saisissait des deux mains et faisait souplement pivoter d’un côté et de l’autre.
Tabous
J’ai rarement craint d’être prise en flagrant délit de baise. Dans les pages qui précèdent, j’ai plusieurs fois fait allusion à la conscience du risque encouru lorsqu’on s’affaire à une occupation sexuelle là où il n’est pas convenu de le faire, puisque aussi bien cette conscience participe du plaisir. Ceci étant, le risque est presque toujours mesuré, limité par d’implicites conventions : un habitué du Bois saura dresser la carte des lieux interdits où la chose est néanmoins possible et ceux où elle est définitivement impossible, je n’ai guère investi les bureaux qu’en dehors des horaires de travail… D’une façon prosaïque, la conviction que la sexualité, sous quelque forme qu’elle s’exprime, est la chose la mieux partagée du monde me conforte dans l’idée qu’il n’arrivera rien de désagréable. Le témoin involontaire d’un acte sexuel, s’il n’est pas poussé à participer, sera toutefois suffisamment atteint dans la confusion de ses propres pulsions pour ne rien manifester, garder une réserve pudique. À Jacques qui s’inquiète en souriant de ce qu’aurait été la réaction du jeune randonneur qui vient de nous saluer s’il nous avait croisés deux minutes plus tôt – c’est-à-dire lorsque nous avions la ceinture du pantalon sur les chevilles et que les secousses de nos corps faisaient bruisser le feuillage au bord du chemin, exactement comme le fait un petit animal qu’on dérange –, je réponds qu’il ne se serait rien passé.
À cela j’ajouterai que je ne crains que ceux que je connais trop bien, pas les anonymes dont je me fiche, et je ne pense pas être seule dans ce cas. Dans ce domaine, le tabou est pour moi l’utilisation de l’habitation qu’on partage avec quelqu’un d’autre, celui-ci étant absent et ignorant. Un début d’après-midi, Claude rentra à l’appartement – un grand appartement bourgeois où nous venions d’emménager – et pénétra dans la chambre d’amis située près de la porte d’entrée. Il interrompit une copulation à laquelle je n’avais pas résisté. C’était la première fois qu’en dehors d’un groupe je profitais pleinement du grand corps de Paul sous qui j’étouffais agréablement. Claude ressortit sans rien dire. Je vis Paul se mettre debout, son dos occuper la largeur de la porte, ses fesses proportionnellement si petites, et, nu, suivre Claude. À travers la porte, je l’entendis dire : « Excuse-nous, mon vieux. » Je fus frappée par le peu d’emphase avec lequel il exprimait son embarras réel. En revanche, en ce qui me concerne, alors même que j’avais déjà baisé avec Paul sous les yeux de Claude, et bien que ce dernier ne me parlât jamais de l’incident, pendant très longtemps je n’y repensais pas sans éprouver une tenace culpabilité. Encore pouvais-je considérer la chambre d’amis comme un territoire relativement neutre. La chambre commune, le lit « conjugal » relèvent de l’interdit absolu. Une fois, cette déliquescence de tout mon corps et de ma volonté, dont j’ai parlé comme de ma réaction fatale aux premiers attouchements d’un homme, me conduisit sur le seuil de cette chambre, celle qui est toujours la nôtre, à Jacques et à moi. Mais voilà, je ne pus même pas m’appuyer au chambranle de la porte, ayant peur inconsciemment de déclencher la mécanique d’un piège. Alors, je me mis à sautiller à cloche-pied, à reculons, parce que l’homme à genoux devant moi, en tentant de dégager la motte sous la jupe, m’avait d’office placé une cuisse sur son épaule. Je perdis l’équilibre au pied du lit. Un regard incrédule me fixa à travers le V de mes jambes en l’air. Je mis fin à l’exercice dont je me relevai morveuse.
Telles sont les bornes fixées par une morale qui appartient plus à une superstition qu’à une intelligence claire de ce qui serait bien et de ce qui serait mal. D’abord, ces bornes n’émettent des signaux que d’un côté ; je n’ai jamais eu de scrupule, le matin dans une salle de bains qui n’était pas la mienne, à chasser la fétidité de la nuit en utilisant la savonnette parfumée d’une absente. Ensuite, j’ai pu tromper d’une manière qui, révélée au trompé, pouvait le blesser bien plus que d’apprendre qu’on s’était vautré dans ses draps. Je prête à l’autre cette adhérence à l’environnement que j’éprouve moi-même, qui fait de tout objet intime, ou ayant servi un but intime, une sorte d’extension du corps, une prothèse sensible. Qu’en l’absence de la personne, on touche un objet qui la touche, c’est la personne qui est atteinte par contiguïté. Ma langue pouvait bien, dans une partouze, nettoyer une chatte où venait de décharger quelqu’un qui s’était d’abord excité sur moi, mais la pensée de m’essuyer avec une serviette qu’une femme, venue clandestinement chez moi, aurait passée entre ses cuisses, ou que Jacques utilise la même qu’un invité dont il ignorerait la visite m’horrifie comme si nous avions à redouter une épidémie de lèpre. De plus, et avant cette peur elle-même, une hiérarchie entre en jeu selon laquelle j’accorde plus d’importance au respect de l’intégrité physique (de tout ce qui s’y attache, que j’y attache…) qu’à celui de la sérénité morale, considérant que l’atteinte à la première est plus irrémédiable que l’atteinte à la seconde. Ma tendance (que j’ai quand même appris à relativiser) est de penser qu’« on s’arrange mieux » d’une blessure invisible que d’une blessure externe. Je suis une formaliste.
Confiante
Un paradoxe en regard de ce trait de caractère est que, alors que les images ont un rôle tellement dominant dans ma vie, alors que l’œil me guide plus que tout autre organe, dans l’acte sexuel, tout au contraire, je m’aveugle. Disons que, dans ce continuum qu’est le monde sexué, je me déplace comme une cellule dans son tissu. Les sorties nocturnes et le fait d’être entourée, portée, pénétrée par des ombres m’allaient bien. Plus que ça encore, je peux suivre aveuglément celui que j’accompagne. Je m’en remets à lui, j’abandonne mon libre arbitre ; sa présence empêche qu’il puisse m’arriver quoi que ce soit de méchant. Lorsque Eric se trouvait à mes côtés, nous pouvions rouler très longtemps dans une direction pour moi inconnue, je pouvais bien me retrouver en rase campagne ou au troisième sous-sol d’un parking, je n’ai jamais posé de question. À tout prendre, c’était moins étrange que s’il ne se passait rien. J’ai un mauvais souvenir du sous-sol d’un restaurant marocain, près de la place Maubert, un quartier inhabituel pour nous. Des banquettes et des tables basses étaient disposées sous la voûte du caveau où il faisait un peu froid. Nous y avons dîné seuls, moi dépoitraillée et retroussée. Quand le serveur ou celui que je pensais être le patron apportait des plats, Éric échancrait un peu plus mon chemisier, passait sa main avec insistance par-dessous ma jupe. Je me rappelle plus le regard des deux hommes sur moi, pesant et sans bienveillance, que leurs attouchements brefs, ponctuels, à l’invitation muette de mon compagnon. C’est moi qui ai conclu l’attente en enfournant dans ma bouche le sexe d’Éric. Mon intention n’était-elle pas surtout de me détourner de l’attitude peu amène du personnel ? Nous avons quitté le restaurant sans terminer le repas. Manquait-il l’habituelle clientèle ? Éric connaissait-il bien l’endroit, n’avait-il pas surestimé l’accueil qu’on pouvait nous y réserver ? L’expectative avait été plus inquiétante que le surgissement dans quelque lieu incongru d’une troupe d’inconnus, toutes bites dehors. Avec Eric, je ne doutais pas que tout individu que nous rencontrions, en quelque circonstance que ce fut, pût, sur un imperceptible signe de lui, ouvrir mes cuisses et y glisser son membre. Je ne pensais pas qu’il puisse y avoir d’exception, comme si Éric eût été un passeur universel non pas pour me faire prendre pied sur une Terre promise mais pour que le monde pénètre, individu après individu, en moi. D’où mon trouble ce soir-là.
Dans ces zones incertaines où je rencontrais une population dont les appartenances sociales diverses étaient nivelées par l’égalitarisme sexuel, je n’ai jamais eu à redouter la moindre menace ou brutalité, j’y ai même été gratifiée d’une attention que je n’ai pas toujours rencontrée dans une classique relation duelle… Quant à « la peur du gendarme », elle n’existe tout simplement pas. D’une part, j’ai une confiance enfantine dans la maîtrise des événements par l’homme qui est près de moi, dans sa capacité à assurer notre sécurité – et, de fait, il n’y eut jamais d’incident. D’autre part, alors que je me sens couverte d’opprobre face à un contrôleur qui me réclame un peu vertement un billet que j’ai momentanément égaré, je n’aurais été que contrariée si j’avais été prise en flagrant délit d’exhibitionnisme sur la voie publique. Le corps découvert par le représentant de l’ordre n’aurait pas été plus que le corps pénétré par les inconnus du Bois, moins un corps habité qu’une coque dont je me serais retirée. Insouciance, inconscience qui tiennent aussi à la détermination et à la constance dont je suis capable dans l’acte, comme dans d’autres activités d’ailleurs, et qui n’est pas sans rapport avec cette dissociation de l’être que j’évoquais à l’instant : soit que la conscience s’annihile dans cette détermination, qu’elle ne permet plus de considérer l’acte avec distance, soit, tout à l’inverse, que, le corps livré à ses automatismes, la conscience s’échappe et perd toute relation avec cet acte. Dans ces moments-là, rien ne peut venir depuis l’extérieur déranger mon corps ni celui de mon partenaire, puisque rien n’existe en dehors de l’espace qu’ils occupent. Et cet espace est étroit ! Il est rare qu’on baise dans un lieu public en prenant ses aises. On se rétracte plutôt l’un dans l’autre.
Peu d’endroits sont autant qu’un musée restreints par des zones interdites : défense d’approcher les œuvres et accès multiples mais fermés au public. Le visiteur progresse avec le sentiment vague d’un monde parallèle au sien, qui lui reste invisible mais d’où on le surveille. Henri, un copain nommé Fred et moi avions donc profité d’une porte laissée exceptionnellement entrebâillée, au bout d’une gigantesque salle du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, déserte à cet instant, pour nous glisser derrière une cloison mince qui cachait le capharnaüm d’une réserve installée là, je suppose, à titre provisoire. Nous ne nous sommes pas aventurés loin. L’espace était encombré ; surtout, nous nous sommes décidés vite, sans réfléchir. Toujours est-il que je voyais le rai de lumière sur le sol, parce que nous avions laissé la porte telle quelle, tandis que je faisais l’arc-boutant entre les deux garçons. Au bout de quelques minutes, ils ont échangé leur place. Tous deux ont joui, l’un dans le con, l’autre dans la bouche. Je ne sais plus lequel suspendait par intermittence l’activité de sa queue pour, passant son bras sur mon ventre, me branler. Cela m’encouragea à le faire moi-même et à déclencher un orgasme alors que la queue détumescente séjournait encore dans mon con et que l’autre, dont j’avais dégluti le foutre, s’était dégagé pour me libérer d’une de mes amarres et me laisser mieux aller à mon plaisir. Cela suscita une petite discussion sur ma façon de me masturber. J’expliquai, croyant révéler une chose étonnante, que dans des conditions moins précaires j’aurais pu avoir deux ou trois orgasmes en chaîne. Ils se moquèrent de moi. Rien n’était plus fréquent chez une femme, prétendirent-ils, alors que nous rentrions sans hâte les pans de chemises dans les pantalons. Quand nous sommes retournés en plein jour, le musée était toujours aussi tranquille. Nous avons poursuivi la visite de l’exposition. J’allais et venais d’un tableau à l’autre, et d’Henri à Fred pour quelques commentaires, et cette visite était d’autant plus plaisante qu’elle était étoffée de la complicité qui dès lors me liait aux deux hommes aussi bien qu’au lieu.
Dans la réserve obscure, mon corps cassé en deux entre deux autres corps, mon regard plongeant le long des jambes d’aplomb, j’étais bien encadrée. Je suis persuadée que la limitation de mon champ de vision engendre de manière assez primitive la conjuration de tout ce qui pourrait me menacer, ou seulement me déranger, voire de ce que je n’ai pas envie de prendre en compte pour une raison ou pour une autre. Le corps de celui avec qui je suis fait obstacle, et ce qui se trouve au-delà et que je ne peux voir n’a pas d’existence réelle. Ainsi, dans la même position qu’au musée, cette fois au premier étage d’un magasin d’articles sado-maso du boulevard de Clichy – à nouveau dans une pièce servant d’entrepôt –, une joue appuyée sur le ventre d’Eric qui me soutient par les épaules tandis que le patron de la boutique fait venir par mouvements brusques mon arrière-train sur sa bite. Avant de prendre la position, j’observe que l’homme est très petit et râblé, que ses bras sont courts, mais dès qu’il disparaît de ma vue, sa personne se désintègre. C’est au point que je m’adresse à Éric et non directement à lui pour demander qu’il mette une capote anglaise avant de me pénétrer. La requête le perturbe, l’oblige à fouiller dans des cartons pour trouver l’objet ; il confie à voix basse qu’il craint l’arrivée de sa femme. Bien qu’il ait un sexe large qui doive forcer l’ouverture, il restera tout le temps dans des limbes. Une jeune fille à la mine réservée d’employée, vaguement renfrognée, assiste à la scène. De temps à autre, mon regard, de biais, croise le sien, noir, vraisemblablement cerné de khôl. Je me sens comme sur une scène de théâtre, séparée par un vide indistinct d’une spectatrice morne attendant une action qui tarde à venir. D’une certaine façon, en la rejoignant, mon regard revient sur moi et c’est moi-même que je finis par me représenter, mais uniquement la tête, le cou enfoncé entre les épaules, la joue écrasée sur le blouson d’Éric et légèrement griffée par la fermeture Éclair, la bouche bée, tandis que ce qui fait suite au-delà de ma taille appartient à une sorte d’arrière-fond. Les bourrades du nabot me parviennent aussi irréelles que le tumulte qui sourd de derrière les coulisses pour faire croire à une action lointaine.
Une autre fois, dans un sauna, c’est l’affectation d’une petite masseuse qui provoqua mon dédoublement. Les banquettes en lattes de bois, disposées en escalier, m’avaient obligée à me tourner en tous sens. Je m’étais alternativement penchée et haussée pour prendre dans la bouche des queues quémandeuses. Je transpire peu. J’étais donc restée sèche suffisamment longtemps pour être agrippée par l’un et par l’autre alors que je m’étais au contraire évertuée à retenir et diriger des morceaux de corps devenus, eux, visqueux. Jusque sous la douche, on m’avait agacé le clitoris, pincé les mamelons. Enfin, je m’étais allongée, endolorie, sur la table de massage. La fille parlait à voix basse en détachant ses phrases de la même façon qu’elle marquait un temps pour talquer ses mains entre chaque série de gestes. Elle compatissait à ma fatigue. Dans ces cas-là, n’est-ce pas, rien ne remplace un bain de vapeur suivi d’un bon massage ! Elle feignait d’ignorer à quelle sorte d’épreuves je venais de soumettre mon corps, et elle s’adressait à moi, égale à l’esthéticienne qui accorde son attention à la fois professionnelle et maternelle à la femme active et moderne qui vient se livrer à elle sans pudeur. J’ai toujours aimé, surtout dans ces circonstances, me couler dans un rôle, et je donnais la réplique à la masseuse, m’alanguissant plus dans ce conformisme que sous le travail de ses doigts. Je m’amusais de la sentir malaxer des muscles qui quelques minutes plus tôt subissaient des pressions plus lubriques. Elle aussi m’apparaissait lointaine. Des mues successives m’en séparaient. Elle s’emparait d’un déguisement que notre conversation fabriquait au fur et à mesure, mais sous ce déguisement il y avait la peau où ses effleurements en recouvraient d’autres, et cette peau je la lui abandonnais également volontiers, comme une défroque. Après tout, je n’étais pas plus la petite bourgeoise débauchée pour qui elle devait me prendre que celle, bon teint, que nous inventions. À ma connaissance, ce soir-là, nous n’étions que deux femmes dans l’établissement, mais je me pensais dans l’espace actif des hommes – et, d’une certaine façon, ceux-ci continuaient de faire cercle autour de moi –, tandis que je la percevais dans un espace féminin passif, qu’elle occupait en tant qu’observatrice, et les deux étaient séparés par une brèche infranchissable.
Enfin, la sélection opérée par mon regard est redoublée par la très sûre protection du regard de l’autre, par le voile dont il me recouvre qui, bien sûr, est tout à la fois opaque et transparent. Jacques ne choisit pas spécialement les endroits les plus fréquentés pour prendre des photographies de moi nue – il ne m’exhibera jamais que dans un geste spéculaire – mais il a une prédilection pour les lieux de passage et surtout pour le caractère transitoire des objets du décor (carcasses de voitures abandonnées, matériaux meubles, ruines…), ce qui nous a conduits là où on fait usage de ces objets. Nous sommes prudents. Je porte toujours une robe facile à reboutonner. Dans la gare frontière de Port-Bou, nous attendons que le quai se vide. Il y a bien un train en partance, mais deux ou trois quais plus loin. Les voyageurs sont de toute façon trop affairés pour nous prêter attention, et nous nous assurons que les trois ou quatre douaniers continuent de discuter entre eux. Jacques est dans le contre-jour et je distingue mal les signes qu’il m’adresse. J’avance vers lui, la robe ouverte de haut en bas. L’assurance me vient en marchant. Hypnotisée par le papillotage de la silhouette qui m’attend au bout, j’ai l’impression de creuser une galerie au fur et à mesure, d’ouvrir dans l’air chargé d’âcreté un long espace pas plus large que l’écartement de mes bras ballants. Chaque déclic confirme l’impunité de ma progression. En bout de course, je m’appuie contre le mur. Jacques prendra encore quelques clichés. Nonchalance autorisée lorsque l’espace est derrière moi. Euphorie de la conquête : nous n’avons pas été plus dérangés dans le tunnel qui relie les quais entre eux, ni dans le grand hall vide et sonore, ni sur la petite terrasse envahie de chats et ornée d’une fontaine, et où débouche l’une des sorties de la gare.
La seconde séance de poses de la journée s’est déroulée dans le cimetière marin, dans les allées qui longent les alvéoles disposés sur plusieurs étages, sur la tombe de Benjamin, et dans un jeu de cache-cache avec deux ou trois femmes à la démarche lente. Il m’apparaît évident d’être nue dans le vent de la mer et avec les morts. Mais j’éprouve une incertitude à me tenir dans un espace ambigu, à la fois ouvert et privé de profondeur, entre l’horizon et le cadre de l’objectif. Ce n’est pas la balustrade qui me retient au bord du vide, c’est le regard qui tour à tour me suit et me conduit et déroule entre lui et moi un cordon d’amarrage. Quand je fais face à la mer, que je tourne le dos à l’appareil photographique, que je ne peux plus apprécier la distance à laquelle il se trouve, alors cet objectif adhère telle une ventouse sur mes épaules et mes reins.
Après dîner, nous revenons vers la voiture garée près du cimetière, Maintenant, nous profitons du soir et d’un frotti-frotta, croupe contre braguette. Mes déshabillages répétés réclament une surenchère ; n’ayant pas cessé de déboutonner et d’ôter, je voudrais encore m’ouvrir largement. Je suis à demi couchée sur le capot et mon con se prépare à gober la verge toute prête quand des aboiements stridents agressent mes oreilles. Le halo de l’unique réverbère est traversé par l’ombre affolée d’un petit chien, suivie par un homme qui arrive en clopinant. Bref moment de confusion : je rabats la jupe de ma robe, Jacques remballe tant bien que mal ses parties rendues récalcitrantes. Tout en continuant de le caresser à travers l’épaisseur du pantalon, j’insiste pour que nous avisions en fonction de la direction que va prendre l’homme qui, comme un fait exprès, fait les cent pas et nous regarde de biais. Jacques décide qu’il est préférable de rentrer. Dans la voiture, paniquée comme je le suis lorsque la frustration est trop grande, je suis prise d’une crise de rage. Aux remarques prudentes de Jacques, je réponds que le type serait peut-être venu se joindre à nous. Le désir exaspéré est un dictateur naïf qui ne croit pas qu’on puisse ni s’opposer à lui ni même le contrarier. N’ai-je pas non plus l’impression d’être lâchée par cette attention extrême qui m’a accompagnée et protégée toute la journée et qui constituait en quelque sorte mon lien au monde ? La colère naît d’un sentiment d’impuissance. Lorsque mon envie d’être pénétrée est empêchée, je suis tiraillée entre ces deux états contradictoires : d’un côté, une incrédulité qui m’empêche de comprendre les causes – aussi raisonnables soient-elles – pour lesquelles les autres ne répondent pas à mon impérieuse attente ; de l’autre côté, une incapacité tout aussi imbécile à forcer leur résistance – aussi circonstancielle, ou formelle, ou fragile soit-elle –, c’est-à-dire à prendre l’initiative d’un geste de séduction, ou de provocation, qui les ferait changer d’avis. Je m’obstine, je m’épuise dans l’attente d’une initiative que l’autre devrait prendre et qu’il ne prendra peut-être pas. Combien de fois ne m’est-il pas arrivé d’en vouloir à Jacques lorsque cette envie me prenait au milieu d’une activité ordinaire, ménagère par exemple, que je n’en laissais rien paraître, et que d’une certaine façon je lui reprochais de ne pas lire dans les circonvolutions de mon cerveau où ma libido prend sa source ? Si l’on veut bien me pardonner un rapprochement avec un état sans commune mesure avec ces caprices, j’évoquerais celui de ces êtres privés, de naissance ou à la suite d’un accident, de l’usage de leurs membres et de celui de la parole, mais dont ni l’intelligence ni le besoin de communiquer ne sont altérés. Ils dépendent entièrement de ce que leur entourage inventera pour briser leur isolement. On dit que cet entourage peut y réussir partiellement en portant une attention extrême à d’infimes signes du malade, tel un clignement de paupière, ou encore par de patients massages qui réveilleront sa sensibilité. L’insatisfaction sexuelle me plonge dans ce que j’appellerai un autisme bénin qui me fait entièrement dépendre d’un regard désirant et des caresses dont on voudra bien me couvrir. À cette condition, l’angoisse se dissipe et je peux reprendre place dans un milieu qui cesse d’être hostile.
Sur le chemin du retour, je réclame qu’on s’arrête sur un bas-côté. Mais ma fureur ne fait qu’augmenter car nous sommes engagés sur une voie express où la chose n’est guère possible. Alors je m’abstrais de la route et de la voiture. Je concentre mon attention sur mon pubis que je pousse en avant et je m’absorbe dans la caresse lente et circulaire de l’espèce de petit animal gluant qui s’y loge. De temps à autre, les phares des autres voitures font émerger mon ventre lisse comme un vase. Dans quel mirage est-ce que je m’enfonce à ce moment-là ? Sûrement pas dans un enchaînement de faits à partir de ce qui est resté en suspens quelques minutes plus tôt. Cette affaire-là est liquidée. Non, je préfère me réfugier dans un de mes vieux et sécurisants scénarios, très loin de là où je me trouve dans la réalité. Dans un effort d’imagination intense, soutenu, je construis par le menu la scène, par exemple celle au cours de laquelle je suis mise en pièces par une quantité de mains palpeuses, dans un terrain vague ou dans les toilettes d’un cinéma malfamé – je ne me souviens plus très bien. Lorsque Jacques, sans quitter la route des yeux, étend son bras et trace de larges mouvements aveugles sur ma poitrine et mon ventre, et lorsqu’il enfonce sa main pour disputer à la mienne son jouet trempé, il perturbe le bon déroulement de ce scénario. Je me retiens de l’en empêcher.
À l’entrée de Perpignan, Jacques gare la voiture sur un parking vide et très éclairé, au pied d’un immeuble de type HLM. Pour se rapprocher de moi, et à cause de l’écartement entre les sièges, il jette son buste en avant à la manière d’une figure de gargouille. Sa tête entre dans mon champ de vision et fait éclipse. Il me branle de trois ou quatre doigts vigoureux. Cela me plaît d’entendre le clapotement des grandes lèvres inondées ; le bruit franc me réveille de mes fantasmes. Ce n’est jamais d’emblée, ni aisément, que j’étire mon corps pour l’offrir à des caresses. Avant que je me laisse aller à écarter largement les cuisses, à renverser la tête et à ouvrir les bras pour bomber la poitrine, il me faut du temps. Le temps peut-être de me dégager de la position réflexe en chien de fusil qui s’est imprimée à mon corps lorsque, petite fille, je dissimulais la masturbation, le temps d’accepter toujours et encore, et même après avoir évolué des heures devant un appareil photographique, de montrer mon corps d’un coup, dans son entier. Ce n’est pas la nudité que je crains – au contraire –, c’est l’instantané de la révélation. Et c’est encore moins que j’hésite à me livrer aux autres – bien au contraire ! –, c’est que je ne sais pas bien quitter mon regard intérieur pour me voir moi-même. Il me faut précisément en passer par le regard de l’autre. Je ne sais pas dire : « Tiens, regarde ! » J’attends plutôt qu’on me dise, non sans précaution : « Regarde comme je te regarde… » Je laisse faire Jacques. Mais comme décidément je me suis réfugiée loin au fond de moi-même, je dois, pour revenir dans la réalité, en passer par une sorte d’état fœtal. Je me recroqueville pour happer le membre durci et sentir sous mes lèvres son enveloppe tendre qui glisse sur son axe. Je peux si bien me mobiliser dans cet acte que je pourrais prétendre être totalement remplie, tout mon corps enfilé et tenu comme un gant.
Sur une série de photographies prises par un photographe américain qui en publia certaines, des années plus tard, dans la revue On Seeing, on me voit – je me vois aujourd’hui – d’abord debout comme une somnambule fragile – on dirait que je tangue –, près d’un couple en train de forniquer sur un matelas. Il fait sombre, il semble que je sois habillée tout en noir, l’éclairage ne tombe que sur les genoux de la fille et la plante des pieds du garçon. Sur d’autres clichés, je suis assise à côté du couple, pliée en deux ; on devine, sous la chevelure qui retombe, ma tête coincée entre une cuisse de la fille et le bassin du garçon. D’une main, je force un peu l’écartement de la cuisse. Je dois être en train d’essayer de lécher ce que je peux attraper de leurs sexes accolés. De quoi ai-je l’air ? D’un ouvrier appliqué – plombier, tapissier, garagiste – examinant les parties où il doit intervenir ; d’un enfant qui a laissé rouler son jouet sous le lit et qui scrute le trou noir pour le retrouver ; d’un coureur épuisé qui vient de s’asseoir et laisse choir son buste avant de reprendre haleine. À l’effort que je fournis pour rentrer mon corps dans l’intervalle entre les deux autres corps, et l’on pourrait croire que je veux le rentrer tout entier, je peux dire que correspond une extrême concentration mentale.