2. L’espace
La raison pour laquelle d’éminents historiens d’art ont porté au fil de leurs travaux de plus en plus d’attention à l’architecture (je pense à André Chastel et à Giulio Carlo Argan) ne pourrait-elle pas faire l’objet d’une étude ? Comment s’est opéré leur glissement de l’analyse des espaces représentés dans la peinture à celle de l’aménagement de l’espace réel ? En tant que critique d’art, peut-être aurais-je été plus encline à suivre leur exemple si je n’avais pas trouvé dans l’art moderne et contemporain des œuvres picturales dont on peut dire qu’elles se situent sur le seuil entre l’espace imaginaire et l’espace que nous habitons, qu’il s’agisse des immenses et péremptoires étendues colorées de Barnett Newman (Newman qui disait : « Je déclare l’espace »), du bleu irradiant d’Yves Klein qui se présentait comme « le peintre de l’espace », ou encore des surfaces et des objets topologiques d’Alain Jacquet qui donnent sur des abîmes de paradoxes. Ce qui caractérise ces œuvres, ce n’est pas qu’elles ouvrent l’espace, c’est qu’elles l’ouvrent et le referment, Newman dans le resserrement des zips, Klein dans l’écrasement des corps des anthropométries, Jacquet dans la soudure d’un anneau de Möbius. Si on s’y laisse prendre, on y est comme dans un incommensurable poumon.
Portes de Paris
Le parking de la porte de Saint-Cloud se trouve en bordure du boulevard périphérique, dont il n’est en partie séparé que par un mur à claire-voie. Je n’avais que mes chaussures aux pieds, ayant retiré avant de descendre de voiture l’imperméable dont la doublure me glaçait la peau. D’abord, comme je l’ai dit, on m’a plaquée contre un mur perpendiculaire. Éric m’a vue « clouée par les bites, comme un papillon ». Deux hommes me soutenaient par-dessous les bras et les jambes, tandis que les autres se relayaient contre le bassin auquel j’étais réduite. Dans ces conditions d’insécurité, et de nombre, les hommes baisent souvent vite et fort. Je sentais les aspérités du mur de parpaings pénétrer dans mon dos et mes reins. En dépit de l’heure tardive, il y avait encore du trafic. Le vrombissement des voitures, dont on pouvait croire qu’elles nous frôlaient, me mettait dans la torpeur où je sombre durant les attentes dans les aéroports. Le corps à la fois libéré de la pesanteur et recroquevillé, je me repliai à l’intérieur de moi-même. Par intermittence, je percevais à travers mes yeux mi-clos la lumière des phares qui venait balayer mon visage. Mes porteurs se sont écartés du mur et je me suis trouvée soulevée par deux puissants vérins en même temps. Un fantasme actif, qui alimentait depuis longtemps mes séances de masturbation, à savoir que j’étais entraînée par deux inconnus dans un hall d’immeuble obscur et que, me prenant en sandwich, ils m’empalaient ensemble, l’un par le con, l’autre par le cul, trouvait ainsi une consistance dans une ambiance opaque où les images fabriquées dans mon cerveau et la réalité s’interpénétraient mollement.
J’ai dû, si je puis dire, me réveiller quand mon corps a retrouvé un appui normal. Quelqu’un a jeté un manteau sur le capot d’une voiture et on m’y a couchée. Je connais cette place où il n’est pas aisé de se tenir ; je glissais, je n’avais rien à quoi m’agripper. Je ne m’ajustais pas toujours bien aux queues qui venaient chercher le visqueux conduit. J’étais l’invisible point de convergence d’un théâtre d’ombres, sauf lorsque des phares jetaient sur la scène leur lumière pisseuse. Là, j’entrapercevais le groupe étonnamment épars, je pouvais croire que ceux qui avaient déjà lâché leur foutre se désintéressaient de la suite des événements. Face à moi, se dessinait la silhouette d’un véhicule beaucoup plus haut que les autres, sans doute une camionnette, qu’on avait peut-être choisie en guise de paravent sommaire.
L’arrivée sur le petit stade de Vélizy-Villacoublay constitue un souvenir franchement drôle. La route avait été si longue, le conducteur de la troupe s’était montré si mystérieux sur la destination, que la découverte du lieu s’ouvrant comme une vaste clairière au milieu des bois nous fît nous esclaffer. La nuit était claire. Lorsqu’on se donne tant de mal pour trouver un lieu, c’est d’habitude pour faire le choix d’un espace moins à découvert, plus approprié à la complicité ! De plus, tout le monde s’est rendu compte que nous allions forniquer au milieu des fantômes des adolescents qui venaient jouer là au football, les mercredis après-midi. Aux questions qui n’ont pas manqué de venir, notre guide a répondu qu’en effet il connaissait l’endroit pour y être venu s’y s’entraîner souvent. Il avait l’air penaud, comme si on l’avait obligé d’avouer un vieux fantasme.
Qui n’a pas rêvé de polluer avec des parties de jambes en l’air les lieux les plus ordinairement innocents qu’il fréquente ? Le groupe a trouvé refuge sous la pente des gradins tant il est contraire à la nature humaine de copuler face à l’horizon ou à toute perspective trop lointaine. À tout prendre, on se protège moins des regards qui peuvent au besoin, et plus encore que des corps, constituer une très sûre barrière. Ceux qui baisent sur la plage, l’été au clair de lune, se mettent par la pensée dans une intimité qui les abstrait de l’immensité alentour. Notre groupe était trop nombreux et dissipé pour créer de lui-même cette intimité. J’ai pris les queues debout, accrochée à quelque montant des gradins, la robe simplement retroussée, craignant de tout quitter à cause de la fraîcheur, les fesses néanmoins bien dégagées. Ayant la taille particulièrement cambrée, je me prête bien à cette position. Il y avait ainsi, dans le périmètre autour de mon cul tendu, une agitation joyeuse, tandis que mon regard, dissocié, portait à travers l’encadrement des planches sur la pelouse vide.
Il me semble que j’ai quand même dû me retrouver nue. Il y a eu une plaisanterie à propos des vestiaires à disposition : autant en profiter. Ils se trouvaient à l’arrière d’une guérite, le devant de celle-ci étant occupé par un comptoir car elle devait aussi faire office de buvette. Je me suis allongée là, brièvement, pour le plaisir ambivalent d’être palpée et retournée comme une marchandise de choix. Je gigotais, respirais profondément l’air humide. Le toit de la guérite était prolongé d’un auvent qui surplombait le comptoir. Les murs en planches étaient réguliers, propres, sans aucune affichette collée dessus, l’ensemble d’une simplicité minimaliste, à la mode de ces décors de théâtre que les scénographes conçoivent, loin du réalisme, comme des épures. J’ai eu droit aux dernières caresses, à quelques lèchements sur la vulve placée à bonne hauteur et puis, comme décidément le trajet avait été long, les voitures n’ont pas tardé à redémarrer.
Si beaucoup de ces aventures ont lieu la nuit, c’est bien sûr parce que pendant ces heures les lieux publics où l’on peut se tenir nombreux, et qui s’offrent comme d’amusants théâtres pour un répertoire auquel ils ne sont pas destinés, sont plus accessibles, éventuellement moins surveillés, ou du moins bénéficient d’une surveillance complaisante. Une amie d’Éric gardait ainsi le souvenir de la sensation glaciale mais stimulante qu’une boucle de ceinturon avait laissée sur ses fesses, un échange de bons procédés ayant été convenu entre le couple et le groupe de motards qui faisait une ronde au Bois. On pense aussi que l’obscurité protège. Mais pour certains esprits tels que le mien, elle permet simultanément d’élargir à l’infini un espace dont les yeux ne perçoivent pas les limites. La haie d’arbres à quelques mètres cesse de faire obstacle. En fait, l’obscurité totale n’existe guère, et les gens, de toute façon, préfèrent habituellement l’imprécision de la pénombre. J’aimerais, moi, le noir total, à cause du plaisir que je trouverais à me laisser engloutir dans une nappe indifférenciée de chair. À défaut, je peux saisir l’occasion d’une lumière brutale parce que l’aveuglement qu’elle provoque et l’impossibilité dans laquelle on se trouve alors d’en situer la source immergent dans une atmosphère cotonneuse où les frontières du corps se dissolvent. Autrement dit, je ne crains pas d’être vue par surprise puisque mon corps est brassé dans la même poussière que l’air et que tous les autres corps qui s’y rattachent dans un continuum. Je ne peux donc pas concevoir qu’il y ait des regards extérieurs.
Au cours d’une promenade d’après dîner, un instinct nous avait conduits, Bruno et moi, dans les abords du bois de Vincennes, sur un terre-plein, zone indécise dont le gazon, arrêté comme un trottoir par une bande en béton, est sec et clairsemé. Il y avait là un banc. Nous avons commencé à nous y serrer sans prêter attention au fait que l’endroit était éclairé par un lampadaire et que la lisière du bois était loin. Ç’aurait pu être une scène dans un film d’après-guerre, quand la caméra s’éloigne et isole les personnages au milieu d’un halo. Quand Bruno a remonté ma robe, entrepris de me branler énergiquement, les arbres étaient hors champ. Bien que nous ne nous rendions pas trop compte de notre éventuelle imprudence, nous ne parlions pas et nous cherchions quand même à rétrécir l’espace en n’ayant que des gestes courts, en nous occupant par alternance l’un de l’autre. Tant que ses doigts foraient au fond de mon entrecuisse, je me tenais recroquevillée contre lui, les jambes pliées et resserrées au maximum de ce que permettait la position de son bras. J’avais gardé la poitrine couverte. Quand c’était moi qui me penchais sur le renflement du jean, il s’immobilisait, la tête sur le dossier du banc, le corps droit comme une planche. J’ai entrepris un consciencieux pompier, évitant les changements de rythme pour ne pas susciter de réactions trop vives. Tout à coup, une seconde lumière, puissante, dirigée sur nous, s’est allumée au loin. Un court instant, nous sommes restés dans l’expectative, incapables d’identifier la nature exacte de ce rai ni à quelle distance était sa source. Un comportement familier de Bruno consistait à se laisser d’abord sucer passivement, comme à contrecœur, parfois à interrompre l’exercice, puis à susciter sa reprise sans prévenir, saisissant lui-même son sexe et me le braquant sur la bouche, presque comme s’il eût préféré y entrer par force. C’est ce qu’il fit cette fois, ramenant ma tête relevée par une pression sur la nuque. Mes lèvres et ma main reprirent leur mouvement régulier. Rien ne se produisit de ce qu’aurait pu annoncer l’illumination brutale de nos fantômes soudés. La lumière que je recevais de côté était si forte qu’elle m’éblouissait à travers mes paupières fermées. J’ai mené à bien la tranquille fellation dans le demi-silence des respirations et la danse des taches dorées et noires devant mes yeux. Puis nous sommes rentrés, partageant sans trop la commenter une perplexité amusée. Nous étions-nous trouvés dans le champ des phares d’une voiture ? Voiture de police ou de voyeur ? Un projecteur défectueux s’était-il rallumé automatiquement ? Je ne me suis jamais expliqué cette lumière si bien focalisée.
Plein air
Si j’entendais dire à mon propos « elle baise comme elle respire », j’acquiescerais d’autant plus volontiers que l’expression pourrait s’entendre au sens propre. Mes premières expériences sexuelles, et beaucoup d’autres par la suite, se sont situées dans des environnements qui conduisent à penser que l’oxygène agit sur moi comme un aphrodisiaque. Je ressens ma nudité plus complète en plein air que dans une pièce fermée. Lorsque la température ambiante, quelle qu’elle soit, est perçue par un carré de peau auquel elle n’accède pas normalement, par exemple au creux des reins, le corps cesse de faire obstacle à l’air, il est traversé par lui, donc plus ouvert, plus réceptif. Quand l’atmosphère qui embrasse le vaste monde adhère comme le feraient mille ventouses à la surface de ma peau, ma vulve elle aussi semble aspirée et se dilate délicieusement. Qu’un peu de vent se glisse sur son seuil, il amplifie la sensation : les grandes lèvres me paraissent encore plus grandes, gorgées de l’air qui les effleure. Plus loin, et avec plus de précisions, je parlerai de zones érogènes. Qu’on sache déjà que la moindre caresse capable de réveiller ce passage ignoré qui relie la petite dépression anale du triangle où se rejoignent les grandes lèvres, cette ornière méprisée entre le trou du cul et l’embrasure du con, est une de celles qui m’assujettissent le plus sûrement et que l’air rendu palpable à cet endroit m’enivre plus que la haute altitude. J’aime offrir l’écartement de mes fesses et de mes jambes à la circulation de l’air.
De façon générale, il doit bien y avoir un lien intrinsèque entre l’idée de se déplacer dans l’espace, de voyager, et l’idée de baiser, sinon cette expression très répandue, « s’envoyer en l’air », n’aurait pas été inventée. Tout cela s’additionnant, les terrasses, les bords de route, les campagnes rases, et tous ces espaces conçus uniquement pour être traversés, halls ou parkings, sont des lieux (Marc Augé qualifie les derniers de non-lieux) où il fait bon pour moi d’être, à l’instar de ce qu’ils sont, ouverte.
La première fois que j’ai ôté devant plusieurs paires d’yeux tout ce que j’avais sur le dos, j’étais au milieu d’un jardin entouré d’un simple grillage. J’ai raconté l’épisode. J’ai également fait allusion à cet autre jardin dont la situation en surplomb, face à la mer, était particulièrement intéressante. Il s’étendait devant la maison et, bien qu’on ait été dans le Midi, il était peu ombragé. Tout à fait à l’avant, une partie du sol faite de pierres plates servait de solarium. Nous n’arrêtions pas d’y baiser, y compris en pleine chaleur. Quelqu’un qui aurait survolé l’endroit se serait diverti, ainsi qu’on le fait en avion, de la juxtaposition de spectacles contrastés. Il est toujours drôle d’apercevoir les files éperdues de voitures à la périphérie de la ville qu’on quitte et déjà, d’un même coup d’œil, le désert des campagnes. Ce n’est pas seulement que le raccord entre les deux images, à la couture d’une autoroute, est abrupt, c’est qu’elles décrivent des choses qui s’opposent, s’ignorent, presque avec hostilité ; les voitures rapides, aimantées, ont l’air de mépriser le véhicule isolé qui fuit côté campagne. Au-dessus de Saint-Jean-Cap-Ferrat, on aurait pu voir un petit groupe humain agglutiné à l’écart d’une grande maison énigmatiquement abandonnée, mais tout près d’une route où se croisaient de façon ininterrompue les voitures filant vers le cap et celles qui en revenaient. On n’aurait discerné qu’avec peine la frontière qui rendait ce groupe et ces voitures si mutuellement indifférents. Le muret de pierres grises qui terminait le jardin, très bas, jetait peu d’ombre, et il aurait été difficile d’apprécier que la route se trouvait à plusieurs mètres en contrebas. Cet été-là, j’avais deux acolytes : ma copine homosexuelle et une de ces filles rencontrées au hasard d’une sortie et qui, parce que nous les trouvions sympathiques, s’intégraient au groupe pendant la durée des vacances. Sauf pour y dormir et préparer les repas, nous occupions très peu la villa, et notre assiduité aux bains de soleil avait fait de ce bout de jardin en terrasse le point de rencontre que toute maisonnée élit, et qui n’est pas forcément le salon ni même le coin le plus commode ! Chaque jour arrivaient de nouveaux visiteurs. Avec certains, pas tous bien sûr, les bains de soleil ou la sieste connaissaient des développements. C’était une sorte d’activité estivale désinvolte, comme nous serions allés faire une promenade en bateau. Judith qui préférait les femmes accueillait néanmoins quiconque des deux sexes en manifestait l’envie avec une bonne humeur égale, vaguement détachée. C’était une grosse fille, de celles qu’on trouve belles parce que, comme on dit, elles sont bien proportionnées, façonnées par un pantographe qui se serait contenté d’amplifier le modèle d’une fille mince. Ses seins n’étaient pas lourds mais en forme de chapeaux chinois, les aréoles bien centrées. L’autre fille, au contraire, avait des seins tombants, au-dessus d’une taille et d’un bassin autour desquels deux mains auraient pu se rejoindre. Moi couchée sur le dos, dégageant mon visage de l’épaule qui le couvrait, j’ai vu son buste grêle en contre-jour sur le fond du ciel, les gros goussets de ses seins agités d’un mouvement de ressac. Je pensais que le bas de son corps ne pourrait jamais contenir ce qu’elle y enfournait en chevauchant l’un de nos compagnons particulièrement bien membré. Elle aussi avait un caractère d’ange, et nous formions un trio sans problème, d’un appétit constant et sans tapage. Il arriva qu’une amie, qui nous dépassait toutes d’une bonne tête et qui baisait le corps lové comme si elle avait voulu faire plus de place à celui qui, plus petit qu’elle, la pilonnait avec zèle, fit éclater un collier de perles sous la pression de son cou congestionné. Rien jamais ne troublait la traversée de ces compacts morceaux d’après-midi, dont le rythme était encore ralenti par le ronflement des moteurs absorbé dans le grésillement des insectes et, bien que le tintement des perles sur le sol fût à peine perceptible, que l’amie pâmée ne gémît pas plus fort qu’une autre, je fus surprise d’un tel transport. Je me suis mise à penser : « Est-il possible qu’une femme connaisse un plaisir si débordant que son corps s’en trouve subir une telle transformation extérieure ? » J’avais le loisir d’observer la grimace figée sur le visage de certains hommes ou, chez d’autres, le masque fermé, absent, au moment où le corps atteint son maximum de tension, quand, dans la position classique par exemple, il s’arque depuis les reins jusqu’à la nuque, quittant le corps de leur partenaire dans le même robuste soulèvement que la proue d’une goélette au-dessus de la mer. Mais je regardais beaucoup moins les femmes et, privée du miroir qu’elles auraient pu m’offrir, je n’avais formé, moi qui ne manque pourtant pas de tendances narcissiques, aucune image de mon propre corps dans ces moments. Je savais prendre la bonne position et je connaissais les gestes ; au-delà, tout se diluait dans des sensations que je ne reliais pas à des manifestations visibles. Si j’ose dire, ces sensations ne prenaient pas corps, et moins encore dans la suavité du plein air. Dans les moments où j’apprécie de me mettre à l’écart, il arrivait que je me détache du grand myriapode qui se mouvait sur les matelas de plage, pour m’allonger, telle que j’étais, sur le muret. La lumière était trop forte pour que je fixe le ciel. Tournant la tête d’un côté, j’avais l’horizon à hauteur des yeux ; de l’autre côté, j’étais obligée de les refermer à cause de la réverbération sur le sol de pierres claires.
Cambrer les reins et dégager l’accès à mon trou de devant pour le faire bien tamponner par les parties de celui qui est campé derrière moi, ceci, tandis que se déploie sous mes yeux un large panorama, voilà une situation que j’aime énormément. Comme Jacques a une prédilection pour les baises impromptues dans la campagne, je n’en suis pas privée. Dans la région où nous passons nos vacances, beaucoup de chemins se terminent en cul-de-sac dans les vignes. Parvenus à l’une d’entre elles, située en hauteur et abandonnée, nous nous approchons avec précaution, à cause des ronces, du mur de pierres sèches. Comme je crains de retirer mes tennis, j’écarte au maximum les bords de la culotte pour ne pas la salir quand j’y passe les pieds. Je porte une robe chemisier que j’ai déboutonnée et que Jacques rabat sur mon dos. Les bras tendus, la culotte roulée dans une main, je prends un appui précaire sur les pierres branlantes. Dans ces conditions, il n’y a pas toujours de préliminaires ; Jacques s’engage dans la vulve qui s’écarte peu à peu, serrant très fort dans ses poings la chair disponible sous ma taille. La tête pendante, je vois dans la chambre sombre de mon corps plié en deux mes seins qui pendent et ballottent, les ondulations régulières de l’estomac et du ventre, et puis, au fond de l’étroite galerie, là où réapparaît la lumière, juste un peu de la surface froissée de ses couilles et, par intermittence, la base de son membre. Observer le très court, très mesuré mouvement de va-et-vient fait monter mon excitation autant sinon plus que le polissage lui-même.
Je creuse encore plus le dos et relève la tête pour opposer une résistance au bassin de Jacques qui heurte plus vivement mon cul. Sur ce versant de monticule au-dessus duquel nous nous trouvons, la broussaille a remplacé la vigne. Quand mon con se trouve rendu sensible jusqu’au plus profond, je suis bien obligée de baisser les paupières et, à travers les cils, j’entrevois sur la droite le village de Latour-de-France. Je garde la faculté de me dire : « Voilà Latour-de-France » et d’apprécier une fois de plus sa situation pittoresque sur une butée au milieu de la vallée. Le paysage s’élargit. Je sais le moment où mon plaisir n’ira pas plus loin (quand j’ai eu mon compte, comme on dit, et quelle qu’en ait été l’intensité) et je laisse venir Jacques, dont les poussées sont désormais plus espacées, jusqu’aux trois ou quatre à-coups de l’orgasme, tandis que mon esprit s’abandonne à un autre épanouissant plaisir : libre, il circule et s’attache au contour de chaque colline, les distingue les unes des autres, et se laisse prendre à la magie de l’encre des montagnes en arrière-plans. J’aime tant ce paysage mouvant qui se révèle par pans tombant lourdement les uns devant les autres, et je suis heureuse, là, simultanément, d’être inondée et débordée du foutre qui sourd quelque part au fond de mon ventre.
Dans un pays qui a gardé de la sauvagerie, Céret est une ville d’allure noble. On y dîne dans de très bons restaurants. Arrivés, Jacques et moi, une fin d’après-midi, trop en avance pour nous attabler immédiatement, nous décidons de monter jusqu’à un chemin de sable, large d’au moins quatre ou cinq mètres. La pente est douce, le sol est nivelé, si bien que je n’ai pas à quitter les très hauts escarpins en vernis noir que je porte pour l’occasion. Dans le presque crépuscule, le contraste entre la blancheur du chemin et la végétation haute et sombre qui le borde s’accentue. Du côté du vide, des percées nous permettent de dominer l’imbrication des plans de tuiles rustiques qui s’oppose à la perception que l’on a de la ville lorsque, entre ses dignes façades de style dix-huitième, on marche sur des avenues dont le toit d’ombre est porté par des platanes de trente mètres. On pourrait croire que la plaine, poussée par la mer comme une immense barge, a contraint la ville à se rapetisser contre la montagne. Nous nous arrêtons pour, postés l’un devant l’autre, jouer à repérer comme sur une carte d’autres villages. Les hommes précautionneux vous enserrent d’abord les épaules et la poitrine, vous chatouille des lèvres la base du cou. Jacques, lui, commence toujours par s’emparer des fesses. Compréhension immédiate de sa part qu’il n’y a rien sous la robe bustier pied-de-poule, très couture, dont je me dépouille d’un seul élan comme d’une mue. En se glissant par l’arrière, il me palpe doucement la chatte avec sa petite tête chercheuse, sans essayer de pénétrer. Je presse mon dos contre lui. La température de l’air est idéale. Il s’établit une sorte de correspondance entre l’étendue autour de nous et le déplacement de ses mains en une ample promenade sur mon buste et mon ventre. Je me soustrais quand même à ces caresses parce que, même lorsque la queue est déjà bien raide, je ne la prends pas dans le con sans lui avoir consacré ne serait-ce qu’une brève fellation. Enfin, je représente mon cul. En équilibre sur mes talons, les jambes légèrement pliées pour être à hauteur du bel embout lubrifié, je pose mes mains, doigts écartés, sur mes cuisses contractées. Maintenir la position sans autre appui est assez fatigant. Mais comme j’ai bien été fourrée ce soir-là, l’arrière-train empoigné, foulé, pétri et le haut du corps projeté en avant, au-dessus de la plaine du Roussillon qui lentement se dissolvait ! Je me souviens clairement de m’être dit, pendant ces minutes, dans un accès de conscience qui cristallise le plaisir, qu’il me faudrait un jour trouver le moyen de fixer par écrit cette joie extrême éprouvée lorsque les corps, attachés l’un à l’autre, ont la sensation de se déplier. Pour comprendre, il suffit d’imaginer comment l’on voit, dans les films consacrés aux merveilles de la nature, et grâce à un procédé d’accélération, des pétales de roses inhaler l’oxygène et se défroisser avec méthode.
Nous sommes soumis à des lois sociales, obligés par des rites familiaux : nous nous conformons à ce qu’on appelle désormais une « culture d’entreprise », et jusque dans l’intimité de la vie sexuelle nous installons des habitudes, établissons un code à l’usage unique de deux personnes, une « culture de couple » en quelque sorte. La copulation de plein air fait donc partie de notre « culture de couple » à Jacques et à moi. De la même façon qu’il m’est arrivé de marquer sur un planisphère, avec des épingles à tête de couleur, les villes du globe où je m’étais rendue, je pourrais cocher sur des cartes de l’IGN les ruines, les rochers, les virages d’un chemin, les bouquets d’arbres, où un observateur pointant ses jumelles aurait pu surprendre les tressautements d’une minuscule silhouette bicéphale. Tôt le matin, sur le fond de lait caillé des rochers d’une montagne escarpée, moi, le corps en équerre comme à l’accoutumée, tenant le tronc étroit d’un arbre jeune au feuillage maigre ; les shorts à peine remontés, nous sommes rejoints par un homme : est-ce que nous sommes en vacances dans la région ? Est-ce que nous cherchons notre chemin ? Lui s’étant éloigné, nous supposons qu’il est chargé, pour éviter des vols éventuels, de surveiller l’ermitage qui était en effet le but de notre escalade. Autre chapelle, en ruine celle-ci, mais avec encore de hauts murs dressés au milieu d’un plateau ras, et tout un quadrillage de murets autour, ceux d’une sacristie écroulée où l’on a envie de se promener en rêvant à ses habitants, comme dans une ruine antique. La courte nef est en plein soleil, le chœur dans l’ombre, l’autel de pierre couleur anthracite en parfait état. Je m’y couche sur le dos, trop haute pour être enfilée. Tandis que Jacques se penche pour ouvrir mon sexe de quelques lèchements ludiques, je garde les yeux grands ouverts sur le ciel découpé par la ligne de faîte des murs noirs ; je pourrais être au fond d’un puits. Nous finirons une fois de plus debout, dans un réduit qui contient tout juste nos corps, et dont nous ne comprenons pas bien qu’elle pouvait être l’attribution. Palier ? Niche d’une statue disparue ?
Autres ruines, autre terre rase, celles d’une énorme ferme fortifiée et de ses dépendances et celle du plateau qu’elle semble, au bord de la pente abrupte, défendre encore. Je dois préciser cette autre donnée de notre « culture de couple » : une fois sur deux ou trois, l’étreinte sexuelle est le point d’orgue d’une séance de photos. Cette fois, cette dernière a été longue et compliquée. Je suis venue avec divers vêtements, certains fragiles, que je crains d’accrocher dans les arbustes et les tas de pierres. Même crainte quand il s’agit de me changer entre deux poses, notamment avec une robe en mousseline de soie qui se tord dans le vent. Jacques cherche des contrastes de lumière et me fait explorer toutes les anfractuosités de la ruine. Je marche prudemment sur le sol caillouteux parce que j’ai aux pieds des escarpins à talons très fins et à bouts pointus qui me blessent un peu. Il faut aussi que j’évite les crottes de chèvre parce que, avant que nous ne fassions de cette ruine un studio de photographie, un troupeau en a fait son pacage. À plusieurs reprises, j’escalade les murs pieds nus, puis Jacques me tend les chaussures que j’enfile le temps de quelques poses. Pour chacune, il faut trouver le compromis entre les positions précises demandées par Jacques, au centimètre près de dégagement du pubis et d’écartement des cuisses, ou d’adhérence du corsage transparent, et le moindre endolorissement de mes pieds en équilibre, de mes fesses posées à proximité de touffes épineuses. Alors que mon regard parcourt les 360°du panorama, mon corps est réduit à une marge de manœuvres extrêmement étroite. Une fois placée, je n’obéis plus à mon instructeur qu’avec des gestes hésitants. À mon tour, je lui demande, avant que ne s’épuise le stock de pellicules, de prendre quelques dernières photos de moi marchant nue au milieu du large chemin qui redescend en pente douce vers la voiture laissée au milieu du plateau. J’ai besoin, après la contrainte, d’avancer dans l’air chaud comme un animal de savane.
La portière ouverte du 4 x 4 va servir d’inutile paravent ; nous avons bien vu qu’il n’y avait pas de voiture à proximité de la seule maison habitée sur le plateau, que ses habitants devaient donc être absents. Est-ce à cause des deux heures passées à portée des mille infimes agressions de la nature, ou bien plutôt du soupçon qui m’habite que Jacques aurait récemment saisi d’autres culs que le mien derrière ce même écran de tôle ? Mon sexe n’est pas prêt. Dans ces cas-là, d’une main preste, j’en décolle les lèvres en les mouillant d’un petit crachat subrepticement recueilli sur le bout des doigts. Il y aura encore un peu de résistance, mais à peine le gland aura-t-il forcé l’entrée, la mécanique sécrétoire se mettra en marche et la queue tout entière ne sera pas longue à prendre place dans un con parfaitement humide. Je crois bien avoir d’abord avancé une jambe pour l’appuyer sur le marchepied, peut-être pour mieux écarter la vulve, mais décidément, si je dois tourner le dos à mon partenaire, je n’aime rien tant que de lancer par à-coups mon cul vers lui. Je dois pour cela avoir la taille souple et il vaut mieux alors que les pieds soient joints. Plus je projette ce cul en arrière, plus je lui accorde fantasmatiquement l’autonomie qu’on attribue à sa tête parce que celle-ci est le siège de la pensée qui vit sa vie, affranchie du reste du corps ; et mon cul est alors le pendant de ma tête. Précisément, pendant que j’allais chercher le sexe de Jacques comme s’il s’agissait de l’atteler à moi, avec le corps attenant et tout l’alentour, j’ai vu mon visage dans le rétroviseur. Quand je me vois pendant l’acte, je vois des traits dépourvus d’expression. Il doit bien y avoir des moments où comme tout le monde je grimace, mais lorsque au hasard d’une vitre ou d’un miroir je rencontre mon reflet, j’ai l’air d’autre chose que ce que je crois être dans cet instant : mon regard est vague, entrant en lui-même ainsi qu’il le ferait dans un espace sans bord, mais confiant, y cherchant, mais sans insistance, quelque repère.
La pratique de la baise à ciel ouvert s’est ancrée dans l’organisation de notre vie, à Jacques et à moi, dès l’origine de notre relation. Les visites à sa grand-mère, dans une petite ville de la Beauce indifférenciée, comptaient l’étape obligatoire en bord de route. Il rangeait la 2 CV sur le bas-côté, on passait une haie, on découvrait le champ qui s’élevait très lentement jusqu’à l’horizon, on s’enfouissait dans l’herbe. Il fallait drôlement gigoter pour se débarrasser du jean étroit. J’étalais mon blouson sous ma tête par crainte des bestioles, celui de Jacques servait à me protéger les reins. N’ayant pas eu d’adolescence campagnarde, je profitais avec naïveté de ces étreintes précipitées de deux moitiés de corps seulement ; tout à coup mes jambes et mes fesses n’étaient pas à la même température que le haut de mon corps resté couvert, et Jacques devait se débrouiller, les cuisses entravées par le slip et la ceinture du pantalon, il y a une joie enfantine à faire jouir ainsi les parties dénudées comme si celles qui sont calfeutrées leur servaient d’alibis.
Le paysage méditerranéen dans lequel nous habitons désormais quelques semaines par an est très accidenté, mais ses vignes basses et sa garrigue n’offrent guère de cachette et encore moins de couche naturelle, il n’y a pas d’herbe et, faute d’arbre, j’ai dû souvent me cramponner à la portière sans vitre d’une épave de voiture ou au montant de l’ouverture d’une capitelle, l’arrière-train d’autant plus tendu vers l’extérieur que mes yeux et mon nez devaient supporter la pourriture qu’elles renfermaient.
Nous avons beaucoup emprunté un chemin qui montait jusqu’à des vignes neuves plantées dans du rocher blanc concassé, chemin d’ailleurs maintenant en partie effacé depuis que nous l’avons délaissé. Ce chemin, nous y avons déterminé au fil du temps quelques emplacements favoris. À mi-hauteur, juste avant de devenir plus raide, il s’élargissait en une plate-forme dont le sable, sur tout un côté, s’écartait pour dégager un groupe de rochers bombés ; on aurait pu s’amuser à y voir des dos d’hippopotames crevant une rivière boueuse qui aurait par ailleurs charrié des bidons cabossés et quelques palettes cassées. Là, j’ai pu m’allonger sur la surface lisse des rochers, Jacques, en appui sur ses bras, comme un auvent au-dessus de moi, m’envoyant quelques coups secs de son membre. Mais il ne lui était pas facile ainsi d’aller suffisamment à fond. La solution était que je me retourne et que je me mette à quatre pattes, que je fasse la petite louve romaine sur son socle, recevant l’offrande très spéciale de son prêtre attitré.
Plus haut, le chemin formait un coude. D’un côté, il donnait sur un fossé servant de décharge dont nous constations, à chacun de nos passages, que le contenu se renouvelait mystérieusement : carcasse de machine agricole, tête de cyclope de machine à laver, etc. De l’autre côté, il était bordé sur plusieurs mètres par une roche claire, coupée à vif comme un mur. En dépit de l’intense réverbération, ce fut une de nos stations d’élection, parce que là aussi la roche lisse ménageait mes paumes et, pourquoi pas, parce que nous avions inconsciemment besoin de sentir nos corps se dégager, sur le fond de cet écran, du fouillis environnant. Comme il n’y avait pas de feuillage pour servir d’essuie-sexes, et que nous ne pensions pas toujours à nous munir de mouchoirs, je restais quelques instants tournée vers mon rocher, les jambes écartées, regardant le foutre retomber de ma chatte sur le sol en une bave paresseuse, de la même couleur blanchâtre que les cailloux. Plus haut encore, au sommet du plateau, le chemin prenait fin dans un bosquet où des résidus de pique-niques se mêlaient parfois aux touffes sèches, et qui aurait peut-être offert plus de fraîcheur. Mais nous n’y avons fait halte que rarement. Il fallait l’atteindre et, quand nous y parvenions, l’affaire souvent était faite. Jacques n’avait pas résisté au mouvement d’onde des fesses devant lui, sous le short ou la jupe, qui est la seconde respiration du corps et qui rythme la marche, tandis que moi, absorbée pendant l’escalade dans la pensée de son regard sur moi, j’avais eu tout le temps de préparer un sexe dont je ne peux comparer l’ouverture qu’à celle d’un oisillon, le bec infatigablement béant.
Donc, pour une raison indiscernable, la « culture de couple » dont je parle dévide ses histoires dans des décors principalement bucoliques. Il est vrai qu’on baise dans les chemins creux avec moins de risques que sous les porches d’immeuble. Il n’empêche que Jacques avec d’autres, moi avec d’autres, avons aussi pratiqué des lieux urbains. Mais les couloirs du métro (où un employé profite de la foule pour effleurer imperceptiblement mes fesses, tacite invitation à le rejoindre dans un cagibi encombré de seaux et de balais), les cafés de banlieue (où des hommes mornes se repassent ma personne, sur une banquette de l’arrière-salle), je ne les ai fréquentés, en compagnie de Jacques, que par l’imagination. Et encore était-ce moi qui l’y entraînais. L’habitude m’a passé, mais il fut un temps où j’aimais bien tapisser les murs de notre chambre avec ces fantasmagories, égrenant lentement les situations et positions auxquelles je me prêtais, sur un ton plutôt interrogatif, parce que j’attendais l’acquiescement de Jacques, accordé d’une voix neutre et avec la spontanéité indifférente de celui qui s’affaire à autre chose – mais sans doute n’était-ce de sa part qu’une indifférence feinte –, sa verge me limant pendant ce temps doucement et longuement. De ces notations, je tire deux conclusions.
La première est qu’au sein d’un couple chacun apporte ses désirs et ses fantasmes propres, que ceux-ci se combinent en des habitudes communes, et que, ce faisant, ils se modulent, s’ajustent les uns aux autres et, selon le degré de concrétisation attendu par chacun, traversent sans perdre de leur intensité la frontière entre le rêve et la réalité. Mon obsession du nombre a trouvé à se réaliser dans la pratique d’une sexualité de groupe avec Claude, avec Éric, parce que c’est ainsi que leurs propres désirs ont pris avec les miens. Tandis que je n’ai ressenti aucune frustration de n’avoir jamais partouzé en compagnie de Jacques (même lorsqu’il me rapporta l’avoir fait sans moi) ; ce n’était pas là, il faut croire, que s’inscrivait le partage de notre sexualité. Il suffisait que je lui raconte mes aventures et que je devine qu’elles trouvaient un écho dans sa vie fantasmatique, comme il suffisait que lui-même trouve en moi une complice docile pour ses reportages photographiques à travers les campagnes plus ou moins polluées et une exhibitionniste satisfaite de s’exposer devant son objectif – même si mon narcissisme eût préféré des environnements plus flatteurs et des portraits plus idéalisés…
La seconde conclusion est que l’espace naturel ne sert pas les mêmes fantasmes que l’espace urbain. Parce que celui-ci est par définition l’espace social, il est le terrain où s’expriment le désir de transgresser les codes et les pulsions exhibitionnistes/voyeuristes ; il suppose des présences, des regards inconnus et fortuits qui pourront pénétrer dans l’aura d’intimité qui émane d’un corps en partie dénudé ou de deux corps soudés. Les mêmes sous les nuées, avec Dieu seul pour témoin, cherchent une sensation presque inverse ; non pour faire entrer le monde dans la poche d’air où se mêlent leurs respirations rapides, mais, de par leur solitude édénique, s’épanouir à travers toute l’étendue visible. L’illusion, là, est que leur jouissance est à l’échelle de cette étendue, que leur habitacle corporel se dilate à l’infini. Peut-être que le basculement dans cet anéantissement qu’on appelle la petite mort est-il plus sensible lorsque les corps sont en contact avec la terre grouillante de vie invisible où tout s’ensevelit. Certes, la plupart de mes fantasmes masturbatoires se déroulent dans un cadre urbain (outre ceux déjà évoqués, celui-ci, souvent convoqué : un homme dans un métro bondé presse sa braguette sur mes fesses et réussit à me retrousser pour me loger sa queue ; la manœuvre n’échappe pas à d’autres qui se coulent à travers la foule pour venir le remplacer ; le wagon se divise alors entre jouisseurs et offusqués qui se disputent… : allez trouver fantasme plus parisien !), et j’ai su m’adapter aux bas-côtés des grandes artères ou aux parkings de la capitale. Toutefois, au bout du compte, je crois avoir une préférence pour la vastitude. Or, la ville, la nuit, en procure l’illusion. Au début de notre vie commune, lorsque nous rentrions tard, Claude et moi, dans notre petit appartement de banlieue, il m’arrivait de marcher devant lui et de remonter sans prévenir ma jupe au-dessus du globe nu, non pour l’inviter à me baiser là (je ne crois pas que nous l’ayons jamais fait), ni pour choquer un hypothétique passant, mais pour aspirer la rue, en accrocher la traîne fraîche à ma raie frémissante. En fait, je me demande si les hommes des bosquets et des parkings, de par leur nombre et leur statut d’ombres, ne sont pas faits de la même étoffe que l’espace, si je ne suis pas allée me frotter à des morceaux du tissu de l’air dont la trame est seulement, là, plus serrée. Plus spécifiquement : je n’ai pas mon pareil pour retrouver mon chemin sur des routes étrangères. Peut-être l’aptitude à passer, dans un groupe, d’un homme à un autre, ou à naviguer, comme ce fut le cas pendant certaines périodes de ma vie, entre plusieurs relations amoureuses, appartient-elle à la même famille de prédispositions psychologiques que le sens de l’orientation.
Des villes et des hommes
Pendant toutes les premières années de ma vie d’adulte, mes expériences sexuelles sont indissociables du besoin de prendre l’air. Il en fournit même l’origine. C’est lors de ma première fugue que je perdis ma virginité. Je m’étais disputée une fois de plus avec mes parents. Claude, que je ne connaissais pas encore, a sonné à la porte de l’appartement pour me prévenir qu’un ami avec qui j’avais rendez-vous était retenu. Il m’a proposé de sortir avec lui. En fait, sa 4 L a roulé jusqu’à Dieppe. Nous avons dressé la tente au bord de la plage.
Quelque temps après, je suis tombée amoureuse d’un étudiant berlinois. Je ne faisais pas l’amour avec lui (c’était un jeune homme prudent et je n’exprimais pas de demande), mais la charpente de son long corps étendu contre le mien, ses grandes mains blanches me faisaient me pâmer. Je souhaitais venir habiter Berlin-Ouest. Le large Kudam montant jusqu’à la cathédrale bleue miroitante, les parcs de cette ville pourtant enclavée me faisaient rêver. Et puis l’étudiant m’a écrit qu’il n’était pas raisonnable que nous nous engagions si jeunes. Nouvelle fuite, à nouveau avec Claude, que je continue de fréquenter, et sa 4 L. Destination Berlin, pour parler avec celui qui veut rompre. Tentative nigaude de passer clandestinement la frontière entre l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est, parce que je n’ai pas les papiers exigés. Alors l’étudiant vient jusqu’à la frontière pour l’explication, et ma première histoire sentimentale s’achève dans une cafétéria, sur un immense parking creusé au milieu d’une forêt, des files de gens et des files de voitures attendant devant des guérites en planches.
J’ai malheureusement gardé pendant des années cette propension à m’échapper sans prévenir, ce qui n’était correct ni vis-à-vis de celui avec qui je vivais en couple, ni vis-à-vis de ceux qui m’avaient emmenée, ou que j’étais allée rejoindre, et que je laissais pour rentrer à la maison. Il y avait dans cette bougeotte une part de cette attention affolée de jeune chat que nous portions, Claude, Henri, quelques autres et moi, au Nouveau Monde du sexe, et qui de temps à autre nous poussait à nous éloigner en solitaire de la fratrie. La loi tacite eût voulu qu’au retour l’éclaireur racontât son aventure. Ce qui bien sûr n’était pas toujours le cas, d’où l’émulsion d’huile et d’eau que constituaient nos désirs éparpillés d’une part et notre esprit libertaire de l’autre. Partir deux jours au loin en compagnie d’un homme que je connaissais à peine, ou bien, comme ce fut le cas pendant plusieurs années, entretenir une relation suivie avec un collègue qui habitait Milan valait autant pour le voyage et le dépaysement que pour la promesse d’être couchée, touchée et emmanchée selon des façons auxquelles je n’étais pas habituée. Si cela avait été possible, j’aurais aimé chaque matin ouvrir les yeux sur les ombres d’un plafond encore inexploré et, au sortir des draps, rester quelques secondes vacillante dans le no man’s land d’un appartement dont on a oublié depuis la veille dans quelle direction se trouve le couloir menant aux toilettes. Dans cet instant, seul l’autre corps qu’on laisse étendu derrière soi, ne le connaît-on que depuis quelques heures, mais qui vous a nourri tout ce temps de sa consistance et de son odeur, vous procure l’ineffable bien-être du contact familier. Combien de fois n’ai-je pas pensé, lorsque je fabulais mollement à propos de la vie des prostituées de luxe, que c’était là un des avantages de leur métier. Quant au voyage proprement dit, au laps de temps qu’on habite quand on n’occupe plus un lieu et pas encore un autre, il peut être la source d’un plaisir qui se mesure sur la même échelle que le plaisir érotique. Dans le taxi où brusquement retombe toute l’agitation qui précède le départ, ou bien dans la semi-inconscience où l’on sombre pendant une attente dans un aéroport, il m’arrive d’éprouver cette sensation parfaitement identifiée d’une main de géant qui, de l’intérieur de mon corps, en presse les entrailles et en extrait une volupté qui irrigue jusqu’aux plus fines terminaisons, exactement comme lorsqu’un homme pose sur moi un regard qui signifie qu’il se rapproche mentalement.
Malgré cela, je n’ai jamais mis à profit les voyages fréquents et lointains qu’occasionne mon travail pour multiplier les amants. J’ai infiniment moins baisé quand je disposais d’un emploi du temps plus flexible qu’à Paris et que j’aurais pu profiter de l’insouciance des relations sans lendemain. J’ai beau me creuser la tête, je ne compte pas plus de deux hommes rencontrés au cours d’un voyage et avec lesquels j’ai eu un rapport sexuel compris dans le temps de ce voyage. Et quand je parle d’un rapport, il s’agit bien d’un seul, entre le petit déjeuner et le premier rendez-vous de la journée avec l’un, pendant ce qu’il restait de la nuit avec l’autre.
Il y a deux explications. D’abord, au tout début de ma vie professionnelle, une consœur plus expérimentée m’avait laissée entendre que les colloques, séminaires et autres réunions en vase clos de personnes provisoirement coupées de leurs attaches étaient des aubaines pour les allées et venues furtives dans les couloirs d’hôtel. Je fréquentais des lieux de rendez-vous sexuels autrement spécialisés et à bien plus forte concentration ; néanmoins, cela m’avait choquée au même titre que les vêtements informes dont s’affublent, pour marquer qu’ils sont en vacances, des gens par ailleurs soignés de leur personne. Avec une intransigeance de jeune recrue, je considérais que baiser – c’est-à-dire baiser fréquemment, dans une bonne disponibilité psychologique, quel (s) que soi (en) t le ou les partenaires – était un mode de vie. Sinon, si la chose n’était permise que dans certaines conditions, pendant des périodes déterminées, alors c’était carnaval ! (J’ouvre une parenthèse pour relativiser ce jugement sévère. La preuve n’est plus à faire que nos tendances sexuelles peuvent se retourner à la façon d’un vieux parapluie et que l’armature qui nous protège tant que le vent souffle dans le sens du réel se rabat en sens contraire et nous laisse trempés dans la bourrasque des fantasmes. Une fois de plus dans ce livre, je rapprocherai faits et fantasmes, ici pour mettre en évidence une plaisante antinomie : en dépit de la morale que je viens d’exprimer, je me suis beaucoup excitée en m’imaginant être le sac à foutre d’une bande de congressistes énervés qui me fourraient en cachette les uns des autres, dans le recoin d’un bar d’hôtel, voire dans une cabine téléphonique, le combiné dans une main, poursuivant la conversation de principe avec leur épouse : « Oui, chérie, ça se passe très bien, il n’y a que la nourriture qui… » Etc. C’est là un de mes scénarios les plus sûrs pour m’amener à jouir d’un état d’avilissement maximum.)
Mais donc, dans l’ordre de la réalité, les aventures exotiques de la spéléologue des parkings parisiens tiennent en deux paragraphes. L’assistant, qui m’avait emphatiquement attirée contre lui au beau milieu d’un hall d’hôtel, est effectivement venu me réveiller le lendemain matin. Raisonnable, il m’avait laissée me reposer de nos déplacements répétés – c’était à travers le Canada – les jours précédents. Il poussait calmement son bassin. Je laissais faire sans trop de conviction mais je l’encourageais presque comme l’aurait fait une professionnelle, choisissant simplement mon vocabulaire dans le répertoire amoureux plutôt qu’obscène. Après, sans affectation, il dit qu’il pensait à ça depuis plusieurs jours mais qu’il avait attendu la fin de notre séjour pour ne pas perturber notre travail. Nous avons eu d’autres occasions de travailler ensemble. Plus jamais il n’eut un geste d’invite sexuelle, moi non plus. C’était la première fois qu’une relation sexuelle nouée avec quelqu’un que j’étais amenée à revoir ne se prolongeait pas, qu’elle n’imprégnait pas naturellement le terreau des relations amicales et professionnelles. Il faut dire que j’étais à cette époque de ma vie où je m’essayais plus ou moins bien, sinon à être fidèle, du moins à me réfréner. Je pensais que tels étaient peut-être les écarts véniels des gens qui n’étaient pas des libertins. C’est la seule fois de ma vie où j’ai vaguement regretté un acte sexuel.
Une histoire brésilienne a déposé en moi un sentiment plus complexe. Je venais de débarquer pour la première fois à Rio de Janeiro et, de toute la liste de numéros de téléphone qu’on m’avait donnés, celui de cet artiste fut le seul où l’on me répondit. Le hasard voulut qu’il connaissait très bien un morceau d’histoire de la culture française qui était un peu le mien et nous avons bavardé tard sur une terrasse morne d’Ipanema. Plusieurs années ont passé, il est venu à Paris, je suis retournée une ou deux fois au Brésil. À Sao Paulo, à la sortie d’une fête donnée à l’occasion de la Biennale, nous avons pris le même taxi. Il a donné l’adresse de mon hôtel. Sans quitter des yeux la nuque du chauffeur, j’ai tapoté sa cuisse. Il a donné l’adresse de son hôtel. Le lit était placé près d’une baie vitrée et des enseignes y jetaient des découpes jaunes à la Hopper. Il ne me couvrait pas, il semait sur mon corps des morceaux du sien, s’assurant de ma présence avec ses mains, ses lèvres et son sexe, aussi bien qu’avec son front, son menton, ses épaules, ses jambes. Je me sentais bien, alors que j’avais sombré au fond d’une migraine qui l’affola. Je l’entendais murmurer à propos du temps, de tout ce temps. Avec lui non plus, il n’y eut pas de seconde fois. Plus tard, dans un autre taxi, parisien celui-ci, tout en le regardant plus que je ne l’écoutais prononcer des paroles attentionnées, je fus prise par une joie intense : je pensais à la distance géographique entre nous, aux longs intervalles de temps qui séparaient nos rencontres néanmoins régulières – il m’arriva, de passage à Rio, de me contenter de lui passer un coup de fil –, je pensais à cette fois unique où l’espace et le temps s’étaient agglutinés, et le tout formait une parfaite architecture.
L’autre explication à la ténuité de mes carnets de voyages se rapporte à des questions que j’ai abordées dans le premier chapitre. J’aimais la découverte – à condition d’avoir un guide. Cela m’allait bien qu’un homme me soit présenté par un autre homme. Je m’en remettais aux relations des uns et des autres plutôt que d’avoir à m’interroger sur mes désirs et les moyens de les assouvir. D’ailleurs, avoir des relations sexuelles et éprouver du désir étaient presque deux activités séparées ; j’ai pu désirer très fortement des hommes avec qui rien ne s’accomplit jamais et sans que j’en ressente la moindre frustration. J’étais une rêvasseuse, douée pour la fabulation : une très grande partie de ma vie érotique passait par là, aiguisée par la friction de la vulve prise entre le pouce et l’index. Copuler vraiment répondait à une nécessité plus large : se frayer une voie sans aspérité dans le monde. Comme j’ai eu l’occasion de le mettre en évidence, j’évoluais dans le confort d’une sorte de complicité familiale. Ce qui ne se trouve pas quand vous débarquez pour la première fois (et sans recommandation spéciale) dans une ville lointaine.
Pour bien des hommes, c’est leur maison souvent que je me rappelle avant tout autre chose. Cela n’autorise pas à méjuger des autres souvenirs qu’ils m’ont laissés, c’est plutôt que ceux-ci ne sont pas dissociables de leur cadre et que c’est à partir d’une reconstruction spontanée de ce dernier que me reviennent un moment d’amitié amoureuse ou des détails de la disposition des corps. Le lecteur a peut-être pu s’en rendre compte : je campe vite le décor. Là où ma fente intime a livré passage, j’ai ouvert grands les yeux. Lorsque j’étais très jeune, j’ai appris de cette façon, entre autres, à me repérer dans Paris. Un ami architecte qui me recevait dans son pied-à-terre parisien situé au dernier étage d’un immeuble neuf, suffisamment haut pour que, du lit, la vue plonge dans le ciel, me fit remarquer que de chez moi, rive droite, rue Saint-Martin, à chez lui, rive gauche, en haut de la rue Saint-Jacques, il n’y avait qu’à suivre une ligne droite. J’ai commencé à aimer les Invalides en accompagnant mon copain dentiste chez une de ses amies. Elle avait été une chanteuse de variétés à succès dans les années cinquante et avait conservé le charme fade et guindé des pochettes de disque de cette époque. Elle se laissait faire tièdement et je me distrayais en jouant pour moi-même les esthètes, méprisant les guéridons encombrés d’une collection de tortues de toutes tailles, en pierre ou en porcelaine, et allant chercher à travers les fenêtres les proportions sublimes des bâtiments de l’esplanade. Chaque habitation induit une circulation spécifique du regard. Chez Éric, le lit était le centre de dispatching d’un kaléidoscope d’objectifs de caméra, d’écrans et de miroirs ; chez Bruno, sur le modèle de l’atelier de Mondrian, un vase avec des fleurs était le seul point de focalisation d’un espace où les montants de porte, les poutres, le bâti des placards et les meubles semblaient d’un seul tenant et tous homothétiques, comme si le même volume répété avait servi diverses fonctions, que la grande table, par exemple, avait été la réplique surélevée du lit.
Je porte en moi la douce nostalgie de grands appartements situés dans de grandes villes italiennes. Quand a débuté ma collaboration avec Enzo, il habitait Rome, à ce qu’il me semble un quartier périphérique, dans un de ces immeubles de couleur ocre et que séparent des zones incertaines. Comparant ce quartier à la banlieue où j’avais passé mon enfance, j’étais étonnée qu’il y ait tant d’espaces en friche. Une sorte d’urbanisme féodal devait imposer que chaque façade projette le soir son ombre entière sur le sol À l’intérieur, les dimensions des pièces étaient bien plus grandes que celles des appartements dans des immeubles de catégorie comparable en France. La voix résonnait dans la salle de bains, et le carrelage qui couvrait tout le sol de l’appartement, par sa netteté, faisait paraître l’espace encore plus facile à appréhender, comme si quelqu’un eût juste fini de le lessiver en l’honneur de votre visite. Au bout d’un an ou deux, Enzo s’est installé à Milan. Les immeubles étaient plus anciens, les appartements encore plus spacieux, les plafonds plus hauts. Il n’y avait pas plus de mobilier. Comme il était agréable de déambuler sans rien sur soi, aussi neuve que la peinture claire sur les murs, aussi proche de sa propre essence que la chambre occupée seulement d’un lit et d’une valise ouverte ! Ôter le pull, faire glisser la jupe provoquaient un appel d’air qui m’avivait le corps.
Sur le seuil
On comprendra que j’aie à ce point associé l’amour physique à une conquête de l’espace quand on saura que je suis née dans une famille qui logeait à cinq dans un appartement de trois pièces. La première fois que j’ai fui cet endroit, j’ai donc baisé pour la première fois. Je n’étais pas partie pour ça, mais c’est ainsi que les choses se sont passées. Ceux qui ont été élevés dans des familles plus aisées, où chacun dispose d’une chambre pour soi, où l’intimité du moins est respectée, ou encore ceux qui ont pu suivre le chemin des écoliers à la campagne n’ont peut-être pas la même expérience. La découverte de leur corps n’a pas été aussi tributaire de la nécessité d’élargir l’espace où le corps se déplace. Tandis que moi, il m’a fallu parcourir des distances géographiques pour accéder à des parties de moi-même. J’ai fait Paris-Dieppe en 4 L et dormi face à la mer pour apprendre que je possédais quelque part, dans une région que je ne pouvais pas voir et que je n’avais pas encore imaginée, une ouverture, une cavité si souple et si profonde que le prolongement de chair qui faisait qu’un garçon était un garçon, et que je n’en étais pas un, pouvait y trouver place.
L’expression est tombée en désuétude, mais on disait auparavant d’un jeune garçon ou d’une jeune fille, dont on pensait qu’il ou elle ignorait le processus selon lequel se continue l’espèce humaine, et par conséquent comment s’emmêlent l’amour et la satisfaction des sens, qu’il ou elle était « innocent », « innocente ». Je suis restée quasiment « innocente » jusqu’à faire l’expérience directe du premier acte de ce processus. J’avais douze ans lorsque mes premières règles sont venues. Ma mère et ma grand-mère se sont agitées, ont convoqué le médecin, mon père a passé la tête par la porte et m’a demandé en riant si je saignais du nez. Voilà pour l’éducation sexuelle. Ce sang, je ne savais pas trop d’où il venait et je ne savais pas faire la distinction entre la voie par laquelle s’écoulait l’urine et celle par où venaient les règles. Un jour, le médecin m’expliqua avec tact que je devais me laver un peu plus profondément que je ne le faisais avec le gant de toilette, sinon, dit-il en reniflant le doigt caoutchouté qui m’avait examinée, « cela ne sent pas très bon ». J’ai fini par soupçonner quelque chose à l’occasion d’un scandale provoqué par un concert de musique rock. Ma mère et ses amies avaient commenté l’événement devant moi. Le concert avait provoqué des violences, la police était intervenue. « Il paraîtrait même que des filles déchaînées se sont emparées des bâtons de flic pour se les mettre ! » Se les mettre où ? Pourquoi précisément les bâtons ? Ces questions m’ont travaillée un long moment.
J’étais adolescente mais restée dans l’ignorance qui était celle de mon onanisme infantile. Toute petite fille, j’avais compris que certains jeux me procuraient une sensation exquise, comparable à aucune autre. Je jouais à la poupée selon une modalité précise. Je ramassais l’entrejambe de ma culotte en une bande de tissu épaisse que je coinçais dans le sillon entre les cuisses et jusque entre les fesses, et je m’asseyais de façon que le tissu rentre un peu dans la chair. Ainsi calée, je prenais la minuscule main concave d’un baigneur en celluloïd et je la promenais sur une poupée Barbie déshabillée. Plus tard, je remplaçai l’action de la culotte comprimée par la friction des deux renflements à l’avant du sillon. Je ne jouais plus à la poupée, je me représentais moi dans une situation analogue à celle de la poupée Barbie et j’avais droit au même régime de caresses. Peut-être parce que cette activité m’apportait tellement de satisfaction, je ne cherchais pas à en savoir davantage sur la manière d’être ensemble d’un homme et d’une femme. Or, voici où je voulais en venir : tandis que, dans ma cervelle, les mains de plusieurs garçons parcouraient tout mon corps, ce corps, dans la réalité, se tenait recroquevillé, presque paralysé, si ce n’était le mouvement de va-et-vient d’à peine quelques millimètres de ma main coincée dans l’aine. Depuis plusieurs années, ma mère ne dormait plus avec mon père. Celui-ci avait gardé leur ancienne chambre commune et elle était venue dans la seconde chambre partager avec moi un grand lit, mon frère occupant un petit lit à côté. Même lorsqu’on ne vous a rien dit, vous savez d’instinct quelles activités doivent être cachées. À quelle dextérité paradoxale n’ai-je pas dû m’entraîner pour réussir à me donner du plaisir dans une quasi-immobilité, presque en apnée, afin que le corps de ma mère, qui me touchait lorsqu’elle se retournait, ne ressente pas que je vibrais ! L’obligation de m’exciter plus avec des images mentales qu’avec de franches caresses a peut-être permis que je développe mon imagination. Malgré tout, ça n’a pas manqué : il est arrivé que ma mère me secoue en me traitant de petite vicieuse. Lorsque j’ai accompagné Claude jusqu’à Dieppe, je ne couchais plus dans le même lit que ma mère, mais j’avais gardé – j’ai gardé longtemps – l’habitude de me masturber, le corps en chien de fusil. Finalement, je pourrais dire que, lorsque j’ai ouvert mon corps, j’ai appris, avant tout, à le déplier.
L’espace s’ouvre rarement d’un coup. Même au théâtre, lorsqu’il y a encore un lever de rideau, celui-ci est parfois laborieux, le lourd tissu se soulève lentement ou bien, la scène à demi dévoilée, le mécanisme grippe, une résistance occulte diffère de quelques secondes l’entrée du spectateur dans l’action à laquelle il va mentalement participer. Il est bien connu que nous accordons une valeur particulière aux moments et aux lieux de transition. La volupté que j’éprouve dans les salles d’attente d’aéroport est peut-être l’écho lointain de cet acte d’émancipation de moi-même que j’accomplis en acceptant l’invitation de Claude à le suivre, et en passant la porte sans savoir ce qui m’attendait au bout du voyage. Mais l’espace n’est jamais qu’une incommensurable baudruche percée. Agrandissez-le brutalement, il peut bien vous jouer le tour de se rétracter aussi sec.
Je devais avoir treize ou quatorze ans quand j’eus droit à une « scène primitive » tardive. En m’avançant dans le couloir, j’aperçus sur le seuil de la porte d’entrée ma mère et l’ami qu’elle recevait à la maison lorsque mon père était absent. Ils échangeaient un petit baiser de rien, mais elle avait les paupières baissées et les reins cambrés. Je l’ai mal pris. Elle a mal pris que je le prenne mal. Trois ou quatre ans plus tard, j’ai vu Claude pour la première fois dans le même encadrement de porte. Nous étions au mois de juin. Arrivés tard à Dieppe, nous avons trouvé une place sur un terrain de camping. On n’y voyait pas grand-chose pour monter la tente. À cette époque-là, il était courant que les étudiants prennent des amphétamines qui maintenaient éveillé et permettaient de travailler la nuit, les veilles d’examen. Claude avait dû en prendre pour ne pas sentir la fatigue en conduisant et m’en a proposé un comprimé. Sous la tente, nous n’avons pas dormi. Quand il m’a demandé à voix basse s’il pouvait me pénétrer, je tremblais. Je ne saurais pas trop dire si c’était à cause de ce qui était en train d’arriver ou de ce que j’avais absorbé. De toute façon, j’étais dans la plus totale incertitude concernant mon état. Quelques mois auparavant, j’avais eu un flirt un peu poussé. Le garçon avait mis son sexe sur mon ventre nu ; il avait joui là. Le lendemain, j’avais eu mes règles. Mes connaissances en physiologie étaient si confuses que j’ai pensé qu’il s’agissait peut-être du sang de la défloration. D’autant qu’ensuite j’avais attendu très longtemps de nouvelles règles (le cycle des très jeunes filles est souvent irrégulier et perturbé par des chocs émotionnels) et cru que j’étais enceinte ! J’ai dit à Claude que « oui », s’il me posait à nouveau la question en m’appelant par mon prénom. Il ne devait pas s’attendre à une telle condition et il a volontiers répété plusieurs fois : « Catherine. » Quand il s’est retiré, j’ai à peine vu une fine trace brune en haut de ma cuisse.
Le lendemain, nous ne sommes pratiquement pas sortis de dessous la tente où il y avait juste la place de nos deux corps. Nous nous couvrions l’un l’autre et nous nous retournions, séparés des gens qui se trouvaient à côté, au-dessus, seulement par la toile à travers laquelle filtrait une lumière couleur sable. Dans une tente voisine, il y avait une famille. J’ai entendu la femme qui demandait sur un ton agacé : « Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent là-dedans ? Ils ne sortent jamais ? » Et l’homme, paisible, a répondu : « Laisse ! Ils sont fatigués. Ils se reposent. » Nous nous sommes quand même extraits de notre repaire pour manger quelque chose à une petite terrasse. J’étais un peu dans les vapes. En retournant vers la tente, j’ai remarqué que la plage et le terrain de camping situé en retrait étaient entièrement barrés par une falaise perpendiculaire à la mer.
Je ne sais plus exactement comment mes parents m’ont récupérée, mais ce ne fut ni sans drame ni pour longtemps. Quelques semaines plus tard, il y eut l’épisode dans le jardin près de Lyon, raconté au début de ce livre. Quelques semaines encore, et je suis allée vivre avec Claude. L’échappée vers Dieppe m’avait fait « devenir une femme » et j’avais conquis le droit afférent d’aller et venir à ma guise. Néanmoins, considérés avec le recul, les ébats sous la tente ressemblent à un jeu d’enfants. Ils me rappellent comment je me dérobais à la vue des adultes en rabattant le drap par-dessus ma tête et en créant l’espace étriqué mais vital d’une petite maison à moi. S’adonner à une activité interdite dans un lieu régi par la loi commune, mal protégé par un écran trop mince ou imparfait, par un feuillage, voire par une haie humaine complice, relève, en partie du moins, d’un même ludisme. C’est un mécanisme de transgression tout à fait élémentaire qui, paradoxalement, appartient moins à l’extraversion qu’à l’introversion ; on ne s’exhibe pas, on se replie sur son plaisir intime en feignant d’ignorer qu’il puisse accidentellement faire irruption devant des spectateurs qui n’y sont pas préparés ou qui pourraient même l’empêcher.