III – Les fées et le paranormal

Le métis du Petit Peuple dans l’« Histoire du Cachet Noir » a pu hériter d’une partie des pouvoirs de la race mystérieuse. Au prix d’une transe violente, l’adolescent peut en effet exsuder une certaine substance formant un pseudopode qui lui permet de déplacer un buste. Dans son recueil de souvenirs Things Near and Far, Machen indique que l’épisode lui a été suggéré par les séances spiritualistes au cours desquelles le médium était censé rejeter une matière particulière, l’ectoplasme, lui servant de membre artificiel pour transporter des objets. Dans le même passage, l’auteur ne fait pas mystère de son scepticisme envers la plupart des « miracles » médiumniques. Pourtant, l’on aurait tort de conclure à une incrédulité absolue de Machen envers la phénoménologie paranormale(23). En 1936, l’écrivain gallois a préfacé l’ouvrage de Philip W. Sergeant, Witches and Warlocks. Il profite de l’occasion pour donner son opinion sur la sorcellerie. Machen évoque d’abord l’avis dominant, celui des auteurs considérant la grande chasse aux sorcières comme une iniquité. Le propre point de vue de notre auteur s’avère beaucoup plus nuancé. Sans chercher à réhabiliter les brûleurs de sorcières, Machen fait appel à la psychosomatie. « L’esprit a pouvoir sur le corps ». Or qu’était-ce que la sorcière, sinon celle qui disposait d’un pouvoir mental fatal sur le corps d’autrui ? Le préfacier estime que l’existence de la télépathie lui paraît établie. La réalité de ce pouvoir permettrait, selon lui, d’admettre l’efficacité de la sorcellerie, en tant que télépathie malveillante, pouvant nuire à l’esprit et au corps de la victime(24). Laissons à Machen la responsabilité de cette théorie, à la fois – à notre sens – infondée et dangereuse. En outre, il n’est pas possible de considérer que l’opinion de 1936 reflétait un point de vue préexistant quarante et un ans plus tôt. Toutefois, comme l’a souligné Marco Frenschkowski, l’un des postulats de la philosophie machenienne paraît reposer sur la puissance illimitée qu’il accorde à l’imagination, force motrice de l’action magique(25). Si nous retournons à la page du « Cachet Noir » où Jervase expulse son « tentacule onduleux et visqueux », ce sera pour remarquer qu’un autre mot servant à désigner cette substance est « idéoplasme », terme indiquant qu’un tel produit peut être modelé en réponse à des idées émises par le médium ou les assistants. Bel exemple de souveraineté de l’esprit sur la matière ! Frauduleuse ou non, l’ectoplasmie sert le message anti-matérialiste de l’écrivain gallois. Dans un passage de « Folklore et légendes nordiques », il est fait allusion à la « suggestion hypnotique nommée sorcellerie par nos ancêtres(26) ».

Le professeur Gregg joue le rôle d’un hypnotiseur, dont l’ordre mental s’impose au jeune médium. Sous la dictée de l’ethnologue, Jervase se prêtera à une démonstration de télékinèse. Pourtant, l’observateur, saisi d’horreur ne parvient pas à conserver son attitude d’expérimentateur détaché. Une terreur sacrée submerge ses facultés de raisonnement. L’on ne saurait, en effet, dans la perspective machenienne, réduire le déplacement d’objets à l’expression d’une faculté non reconnue par la science. La motricité paranormale constitue un déni des lois naturelles, un retour au chaos.

Dans « le Peuple Blanc » lorsque Ambrose veut donner un exemple de péché, il sélectionne entre autres un passage d’un conte de Maupassant (« Qui sait ? ») où les meubles marchent en procession. De même, dans un roman tardif, The Green Round (1933), Machen voulant illustrer l’emprise exercée par le Petit Peuple sur l’esprit d’un solitaire, Lawrence Hillyer, fait de lui le point focal de phénomènes de poltergeist(27). Machen doit sans doute à Andrew Lang le motif du Petit Peuple associé à la télékinésie. En effet, ce folkloriste avait tiré parti d’une longue introduction à la réédition du Secret Commonwealth (1893) du révérend Kirk, pour se livrer à une exposition de ses vues sur l’origine des fées. Selon Lang, les phénomènes de poltergeist constitueraient le point de départ de la croyance aux faunes, aux fées domestiques et aux farfadets(28).

Certaines nouvelles de Machen accentuent les données numineuses et immatérielles du Petit Peuple. Ainsi dans « Sortis de la terre » les petites créatures ne sont visibles qu’aux enfants, ou aux êtres demeurés en enfance. Il s’agit beaucoup plus de démons que de survivances préhistoriques. Machen a clairement fait état de ses définitions polysémiques dans une étude, « A Midsummer Night’s Dream » (1921), où après avoir traité des nains ethniques, l’essayiste aborde les elfes, vestiges pour lui des anciens dieux, puis les esprits élémentaires du système paracelsien(29).

C’est certainement dans cette dernière catégorie qu’il faut placer les nymphes apparues dans « Le Peuple Blanc ». L’univers mental de la nurse-sorcière de ce conte ne doit pas grand-chose au cycle des Pygmées préhistoriques. De même, les réunions d’initiés évoquées dans le cours du texte se rattachent plus aux mystères de l’Antiquité qu’au sabbat médiéval(30). Les données d’une tradition ancestrale se voient reflétées au creux du miroir déformant de l’imaginaire d’une petite fille dont les visions s’apparentent aux fantasmagories enfantines des médiums célèbres. Dans un autre ordre d’idées, Machen associe en permanence les nains ethniques aux enfants. Ainsi dans The Green Round le héros se voit suivi par un « petit garçon » au visage de vieux nain(31). Les théories anthropologiques de l’époque considéraient l’enfant comme un être atavique, reproduisant la mentalité primitive, avec sa cruauté et ses explosions instinctuelles. Dans L’Étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde (1886), de Robert Louis Stevenson, le vieux et respectable Dr Jekyll se transforme par ingestion d’un breuvage, en un être dont l’apparence morphologique évoque à la fois un enfant (la petite taille) et un homme préhistorique (la pilosité). Lors de la scène de bastonnade, Hyde, piétinant sadiquement sa victime, se livre aux excès de l’enfant et du primitif au paroxysme d’une « fureur simiesque(32) ». Donald Lawler a bien montré que pour Stevenson, Hyde représente un être atavique, susceptible de régresser jusqu’à « l’inorganique(33) ». Cet état, temporaire chez Jekyll, devient permanent dans le cas des nains de Machen, à la fois aborigènes préhistoriques et « êtres seulement partiellement matériels(34) ». Cet état instable de l’enveloppe charnelle du Petit Peuple est illustré par sa capacité de métamorphoses et aussi par la scène de sacrifice dans « La Pyramide de feu » lorsque la masse des assistants devient « liquide » et lèche les parois de la dépression.

Les pouvoirs paranormaux conférés au métis du Petit Peuple expriment également cette force d’expansion du Moi au-delà des limites de la chair.